Le Cid (Barbey d’Aurevilly)

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Le Cid (1854)
PoussièresAlphonse Lemerre (p. 9-11).

LE CID


À Georges Landry


 
Un soir, dans la Sierra, passait Campéador.
Sur sa cuirasse d’or le soleil mirait l’or
Des derniers flamboiements d’une soirée ardente,
Et doublait du héros la splendeur flamboyante !
Il n’était qu’or partout, du cimier aux talons.
L’or des cuissards froissait l’or des caparaçons.
Des rubis grenadins faisaient feu sur son casque,
Mais ses yeux en faisaient plus encor sous son masque…
Superbe et de loisir il allait, sans pareil,
Et n’ayant rien à battre, il battait le Soleil !

Et les pâtres penchés aux rampes des montagnes
Se le montraient flambant, au loin, dans les campagnes,
Comme une tour de feu, ce grand cavalier d’or,
Et disaient : « C’est saint Jacque ou bien Campéador ! »

Confondant tous les deux dans une même gloire,
L’un pour mieux l’admirer, l’autre pour mieux y croire !

Or, comme il passait là, magnifique et puissant,
Et calme, et grave et lent, le radieux passant
Entendit dans le creux d’un ravin solitaire
Une voix qui semblait, triste, sortir de terre :
Et c’était, étendu sur le sol, un lépreux,
Une immondice humaine, un monstre, un être affreux,
Dont l’aspect fit lever tout droit dans la poussière
Les deux pieds du cheval se dressant en arrière,
Comme s’il eût compris que les fers de ses pieds
S’ils touchaient à cet être en resteraient souillés,
Et qu’il ne pourrait plus en essuyer la fange !

Cependant le héros, dans sa splendeur d’Archange,
Inclinant son panache éclatant, aperçut
Ce hideux malandrin, sale et vil, le rebut
Du monde ; — il lui tendit noblement son aumône
Du haut de son cheval cabré, comme d’un trône,
À ce lépreux impur, contagieux maudit,
Qui la lui demandait au nom de Jésus-Christ.
C’est alors qu’on put voir une chose touchante :
Allongeant vers le Cid sa main pulvérulente,

Le lépreux accroupi se mit sur ses genoux,
Surpris — le repoussé ! — de voir un homme doux
Ne pas montrer l’horreur qu’inspirait sa présence
Et ne pas l’écarter du bois dur de sa lance ;
Et touché dans le cœur de voir cette pitié,
Il osa, lui le vil, l’affreux, l’humilié,
Dans un de ces élans plus forts que la nature,
Au gantelet d’acier coller sa bouche impure.

Le malheureux savait qu’il pouvait appuyer,
Sans lui donner son mal, sur le brillant acier,
Le mouiller de sa lèvre, y traîner son haleine.
Lui, qui n’avait jamais baisé de main humaine,
Et qui donnait la mort d’un seul attouchement,
Vautra son front dartreux sur l’acier de ce gant.
Et le Cid le laissa très tranquillement faire,
Sans dédain, sans dégoût, sans haine, sans colère.
Immobile il restait, le grand Campéador !
Que pouvait-il penser sous le grillage d’or
De son casque en rubis, quand il vit cette audace ?
Quel sentiment passa sous l’or de sa cuirasse ?
Mais il fixa longtemps le lépreux, — puis soudain
Il arracha son gant et lui donna sa main.