Le Citoyen/Chapitre V

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 143-155).

Section II : L’empire

CHAPITRE V

Des causes et comment se sont formées les sociétés civiles.



SOMMAIRE

I. Que les lois naturelles ne sont suffisantes pour l’entretien de la paix. II. Que les lois naturelles se taisent en l’état de nature. III. Que l’assurance qu’on a de vivre suivant les lois de nature, dépend de la concorde de plusieurs personnes. IV. Que cette concorde de plusieurs personnes n’est pas assez ferme pour établir une longue paix. V. Pourquoi c’est que la concorde suffit seule à entretenir un bon ordre parmi quelques animaux irraisonnables, et pourquoi elle n’a pas le même pouvoir parmi les hommes. VI. Qu’il ne suffit pas pour entretenir la paix parmi les hommes d’un simple consentement : mais qu’il leur faut une plus forte union. VII. Ce que c’est que l’union que je désire. VIII. En l’union, le droit commun se donne à un seul. IX. Ce que c’est qu’une société civile. X. Ce que j’entends par une personne civile. XI. Ce que c’est d’avoir la puissance suprême et être sujet. XII. Deux sortes de sociétés civiles : la naturelle et celle que les hommes ont établie.


I. C’est une chose évidente de soi-même, que toutes les actions que les hommes font, en tant qu’hommes, viennent de leur volonté et que cette volonté est gouvernée par l’espérance et par la crainte ; de sorte qu’ils se portent aisément à enfreindre les lois, toutes fois et quantes que, de cette enfreinte, ils peuvent espérer qu’il leur en réussira un plus grand bien, ou qu’il leur en arrivera un moindre mal. Par ainsi, toute l’espérance que quelqu’un a d’être en sûreté, et de bien établir sa conservation propre, est fondée en la force et en l’adresse, par lesquelles il espère d’éluder ou de prévenir les desseins de son prochain, ce qui prouve que les lois de nature n’obligent pas une personne à les observer incontinent qu’elles lui sont connues, comme si elles lui promettaient toute sorte de sûreté : mais que tandis que nous n’avons point d’autre précaution contre l’invasion d’autrui, nous devons nous tenir sur nos gardes, et jouir de ce premier droit que la nature nous donne sur toutes choses, et qui nous laisse dans l’état de guerre : car il suffit à quelqu’un pour accomplir la loi de nature, qu’il ait une disposition intérieure à la paix, lorsqu’ il ne tiendra point aux autres qu’elle ne soit entretenue.


II. C’est un dire commun, que les lois se taisent là où les armes parlent, et qui n’est pas moins vrai de la loi de nature, que des lois civiles, si l’on regarde aux actions d’une personne ; plutôt que dans le fonds de son âme, (comme il appert de l’article XXVII du chapitre III), et si l’on considère les hommes en cet état de guerre, où ils sont tous armés naturellement les uns contre les autres. A la vérité, aux guerres qui se font de nation contre nation, il y a quelque réserve à faire ; et on a vu jadis en cette forme de vie, qui n’était que piraterie et brigandage, quelque espèce d’économie qui y était observée. Ces fameux voleurs pratiquaient cela, qu’enlevant tout ce qu’ils rencontraient, ils épargnaient la vie des personnes, et leur laissaient leurs bœufs et leurs instruments d’agriculture. L’état des choses humaines les tirait du blâme d’enf­reindre la loi de nature, et ce n’était pas sans quelque gloire qu’ils exerçaient leurs rapines, pourvu qu’ils s’abstinssent des cruautés de la guerre. Toutefois, je n’avance pas cette clause comme si j’estimais qu’en l’état de nature les hommes soient obligés à aucunes lois de douceur et d’humanité ; mais parce que la cruauté étant un effet de la crainte, ceux qui l’exercent effacent toute la gloire de leurs plus belles actions.


III. Puis donc qu’il est nécessaire pour l’entretien de la paix, de mettre en usage les lois de nature, et que cette pratique demande préalablement des assurances certaines, il faut voir d’où c’est que nous pourrons avoir cette garantie. Il ne se peut rien imaginer pour cet effet, que de donner à chacun de telles précautions, et de laisser prémunir d’un tel secours, que l’invasion du bien d’autrui soit rendue si dangereuse à celui qui la voudrait entreprendre, que chacun aime mieux se tenir dans l’ordre des lois, que de les enfreindre. Mais il est évident que le consentement de deux ou de trois personnes ne peut pas causer des assurances bien fermes, et telles que nous demandons, à cause que contre une si petite ligue il s’en trouverait aisément une plus forte ennemie, qui oserait tout entreprendre, sur l’espérance qu’elle aurait d’une vic­toire infaillible. C’est pourquoi il est nécessaire, afin de prendre de meilleures assu­ran­ces, que le nombre de ceux qui forment une ligue défensive soit si grand, qu’un petit surcroît qui surviendra aux ennemis ne soit pas considérable, et ne leur rende pas la victoire infaillible.


IV. Mais quelque grand que soit le nombre de ceux qui s’unissent pour leur défen­se commune, ils n’avanceront guère, s’ils ne sont pas d’accord des moyens les plus propres, et si chacun veut employer ses forces à sa fantaisie. Les avis différents qu’ils apporteront aux délibérations leur serviront d’obstacle. Et bien que quelquefois l’espérance de la victoire, du butin ou de la vengeance, les fasse concourir en la résolution de quelque dessein ; toutefois quand il faudra ensuite en venir à l’exécution, les conseils ne seront pas moins divers que les esprits, l’émulation et l’envie, si ordinaires parmi les hommes, se mettront à la traverse et feront en sorte qu’ils ne se prêteront aucune assistance mutuelle, et qu’à peine ils voudront demeurer en paix entre eux-mêmes, si la crainte de quelque ennemi commun ne fait suspendre l’effet de leur mésintelligence. D’où je tire cette conséquence, que le consentement de plusieurs têtes (que je fais consister en cela seulement, qu’ils dirigent toutes leurs actions à une même fin et à un bien commun) qu’une ligue simplement défensive, ne donne pas aux confédérés une pleine assurance d’observer entre eux les lois de nature ci-dessus rapportées ; mais qu’il est de besoin qu’il survienne quelque chose de plus pressant, afin que ceux qui auront une fois prêté leur consentement à la paix, et à un secours réciproque pour le bien public, n’entrent après cela derechef en dissension, lorsque leur intérêt particulier et celui du public se trouveront contraires. Il faut, dis-je, qu’il y ait quelque crainte qui les empêche de tomber dans ce désordre.


V. Aristote range parmi les animaux politiques et sociables, les hommes, les fourmis, les abeilles, et plusieurs autres qui, bien que privés de l’usage de la raison, par lequel ils se puissent soumettre à la police, et faire des contrats, ne laissent pas en prêtant leur consentement quand il s’agit de fuir ou de poursuivre quelque chose, de diriger leurs actions à une fin commune et de maintenir leur troupe en une si grande tranquillité, qu’on n’y voit jamais arriver de sédition, ni de tumulte. Leurs assemblées pourtant ne méritent point le nom de sociétés civiles, et ils ne sont rien moins qu’animaux politiques ; car la forme de leur gouvernement n’est que le consentement ou le concours de plusieurs volontés vers un même objet ; et non pas (comme il est nécessaire en une véritable société civile) une seule volonté. Il est vrai qu’en ces créatures-là dénuées de raison, et qui ne se conduisent que par les sens et les appétits, ce consentement est si ferme, qu’elles n’ont pas besoin d’autre ciment pour maintenir entre elles la concorde et rendre leur bonne intelligence éternelle. Mais il n’en est pas de même des hommes ; car, premièrement, il y a entre eux une certaine dispute d’honneur et de dignité, qui ne se rencontre point parmi les bêtes. Et comme de cette contestation naît la haine et l’envie, aussi de ces deux noires passions viennent les troubles et les guerres qui arment les hommes les uns contre les autres. Les bêtes n’ont rien à craindre de ce côté-là. Secondement, les appétits naturels des fourmis, des abeilles, et de tels autres animaux, sont tous conformes, et se portent à un bien commun, qui ne diffère en rien de leur bien particulier : mais les hommes ont presque tous ce mauvais génie, qu’à peine estiment-ils qu’une chose soit bonne, si celui qui la possède n’en jouit de quelque prérogative par-dessus ses compagnons, et n’en acquiert quelque degré d’excellence particulière. En troisième lieu, les animaux privés de raison ne voient ou ne s’imaginent pas de voir quelque défaut en leurs polices : mais en une république, pour si petite qu’elle soit, il se trouve toujours diverses personnes qui croient savoir plus que les autres, qui abondent en leur sens, et qui, par leurs innovations, font naître les guerres civiles. En quatrième lieu, quoique les bêtes aient quelque petit usage de la voix pour exprimer leur passions entre elles ; si est-ce qu’il leur manque cet art du discours, si nécessaire pour exciter dans l’âme les troubles et les tempêtes.


Elles ne savent pas représenter le bien et le mal plus grands qu’ils ne sont en effet. Mais l’homme a une langue, qui est, à dire le vrai, une trompette de sédition et une allumette de la guerre ; ce qui a fait dire à quelqu’un, en parlant de Périclès, qu’il tonnait, qu’il foudroyait et qu’il mettait toute la Grèce en combustion par ses haran­gues. En cinquième lieu, les bêtes ne font point de distinction entre les injures et les dommages, c’est pourquoi elles laissent leurs compagnons en repos, pourvu qu’ils ne fassent rien qui les incommode. Mais parmi les hommes, les plus grands perturba­teurs de la tranquillité publique, sont ceux qui vivent dans un plus profond loisir : car on ne s’amuse guère à contester du point d’honneur, qu’on n’ait vaincu la faim, la soif et les autres incommodités de la vie. Enfin je dirais que le consentement ou la con­cor­de que nous voyons parmi les bêtes est naturelle ; là où celle des hommes est con­tractée, et par conséquent artificielle. Ce n’est donc pas de merveille s’ils ont besoin de quelque chose de plus pour vivre en paix. D’où je conclus, que le consen­te­ment prêté, ou la société contractée, sans une puissance supérieure et générale qui tienne les particuliers dans la crainte de la peine, ne suffit point pour donner aux hommes les assurances et les précautions qu’ils doivent avoir avant de venir à l’exer­cice de la justice naturelle, c’est-à-dire des lois de nature que nous avons établies.


VI. Puis donc que la conspiration de plusieurs volontés tendantes à une même fin ne suffit pas pour l’entretenement de la paix, et pour jouir d’une défense assurée ; qu’il faut qu’il y ait une seule volonté de tous, qui donne ordre aux choses nécessaires pour la manutention de cette paix et de cette commune défense. Or cela ne se peut faire, si chaque particulier ne soumet sa volonté propre à celle d’un certain autre, ou d’une certaine assemblée, dont l’avis sur les choses qui concernent la paix générale soit abso­lument suivi et tenu pour celui de tous ceux qui composent le corps de la répu­blique. Je définis ce conseil, une assemblée de plusieurs personnes qui délibèrent de ce qu’il faut faire, ou ne pas faire, pour le bien commun de tous les concitoyens.


VII. Cette soumission de la volonté de tous les particuliers à celle d’un homme seul, ou d’une assemblée, arrive lorsque chacun témoigne qu’il s’oblige à ne pas résister à la volonté de cet homme ou de cette cour, à laquelle il s’est soumis ; et cela en promettant qu’il ne lui refusera point son secours, ni l’usage de ses moyens contre quelque autre que ce soit (car on ne peut pas se dessaisir du droit naturel de se défendre, ni prêter la main contre soi-même), ce qui se nomme proprement union. Or, on entend que ce qui est l’avis de la plus grande partie du conseil, soit l’avis de toute l’assemblée.


VIII. Mais bien que la volonté ne puisse pas être dite volontaire et qu’elle soit tant seulement le principe des actions auxquelles on donne ce titre (car on ne veut pas vouloir et on ne veut que ce qu’il faut faire) ; et que par conséquent on ne puisse point faire d’accord, ni entrer en délibération des actes de la volonté ; si est-ce que celui qui soumet sa volonté à celle d’un autre, lui fait transport du droit qu’il a sur ses forces et sur ses facultés propres, de sorte que tous les autres faisant la même transaction, celui auquel on se soumet en acquiert de si grandes forces, qu’elles peuvent faire trembler tous ceux qui se voudraient désunir et rompre les liens de la concorde ; ce qui les retient dans le devoir et l’obéissance.


IX. L’union qui se fait de cette sorte, forme le corps d’un État, d’une Société, et pour le dire ainsi, d’une personne civile ; car les volontés de tous les membres de la république n’en formant qu’une seule, l’État peut être considéré comme si ce n’était qu’une seule tête ; aussi a-t-on coutume de lui donner un nom propre, et de séparer ses intérêts de ceux des particuliers. De sorte que ni un seul citoyen, ni tous ensemble (si vous en ôtez celui duquel la volonté représente celle de tous les autres) ne doive pas être pris pour le corps d’une ville. je dirais donc, pour définir l’état d’une ville (ce qui servira pour toutes les autres formes de gouvernements et de sociétés civiles) que c’est une personne dont la volonté doit être tenue, suivant l’accord qui en a été fait, pour la volonté de tous les particuliers, et qui peut se servir de leurs forces et de leurs moyens, pour le bien de la paix, et pour la défense commune.


X. Mais encore que toute sorte d’État soit une personne civile ; il n’est pas vrai, réciproquement, que toute sorte de personne civile mérite le nom d’État : car il peut se faire que plusieurs concitoyens forment, avec la permission de leur ville, une société, qui fera, selon mon sens, une nouvelle personne civile, eu égard à certaines affaires dont elle prendra la direction ; comme nous en voyons des exemples aux compagnies des marchands, aux corps des métiers et aux confréries ; mais ce ne seront pourtant Pas de nouvelles républiques qui se formeront dans le corps de l’État, à cause que ces compagnies-là ne se sont pas soumises absolument et en toutes choses à la volonté de leur assemblée, mais en quelques-unes seulement que la ville a déterminées ; en sorte que chaque particulier s’est réservé la liberté de tirer sa compagnie en justice devant d’autres juges ; ce qui ne serait pas permis à un sujet de faire contre l’État, ni à un citoyen de pratiquer contre toute sa ville.


XI. Or en une ville et en toute sorte de république (car ce que je dis d’une ville, je l’entends de toutes les sociétés en général ; mais je me sers de l’exemple d’une ville, par ce qu’elles se sont formées les premières lorsque les hommes ont quitté l’état de nature) cet homme ou cette assemblée, à la volonté de laquelle tous les autres ont sou­mis la leur, a la puissance souveraine, exerce l’empire, et la suprême domination. Cette puissance de commander et ce droit d’empire consiste en ce que chaque parti­culier a cédé toute sa force et toute sa puissance à cet homme, ou à cette cour, qui tient les rênes du gouvernement. Ce qui ne peut point être arrivé d’autre façon, qu’en renonçant au droit de résister ; car personne ne peut naturellement communiquer sa force à un autre. Cela étant, je nomme sujets de celui qui exerce la souveraineté tous les citoyens d’une même ville, et même les compagnies qui composent une personne civile sous ordonnée.


XII. J’ai montré assez clairement, par ce que je viens de dire, comment et par quels degrés c’est, que plusieurs personnes sont passées de l’état de nature en la société civile, et ont formé un corps de république pour leur conservation commune, et cela par une crainte mutuelle qu’ils ont eue les uns des autres. Au reste ceux que la crainte fait soumettre, ou ils se rangent sous la puissance de celui qu’ils craignent, ou sous celle de quelque autre duquel ils espèrent la protection. La première façon se pratique par ceux qui sont vaincus en guerre, qui se rendent à leurs ennemis, afin de sauver leur vie ; et l’autre par ceux qui ne sont pas encore vaincus, mais qui craignent de l’être. En la première sorte, l’origine de la société est purement naturelle, comme ce sont les forces naturelles qui réduisent les plus faibles aux termes de l’obéissance. Mais en l’autre, la société se contracte par un dessein formé par la prévoyance et du consentement des parties. D’où naissent deux différentes espèces de domination, l’une naturelle, comme la paternelle et despotique (selon les termes de l’École), et l’autre instituée et politique. En celle-là, le souverain s’acquiert des sujets tels qu’il lui plaît. En celle-ci, les sujets établissent un souverain à leur fantaisie, tantôt un homme seul, tantôt un conseil de plusieurs têtes, qui dispose de toutes choses avec une puissance suprême. Je traiterai en premier lieu de l’État qui est d’institution particulière et puis je viendrai à celui qui est établi par l’ordre de la nature.