Le Citoyen/Chapitre X

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 232-257).

CHAPITRE X

Comparaison des trois sortes de gouvernements et des incommodités qui se rencontrent en chaque espèce.



SOMMAIRE

I. Comparaison de l’état de nature avec l’état politique, ou de société civile. Il. Que le souverain et les sujets sont exposes aux mêmes commodités et incom­modités. III. Éloge de la royauté. IV. Que le gouvernement monarchique n’est pas moins équitable, en ce qu’un seul a plus de puissance que tous les autres. V. Réfutation de l’opinion de ceux qui disent que le maître avec ses serviteurs ne peut pas former une espèce de société civile. VI. Que les exactions sont plus grandes et plus rudes en l’État popu­laire, que sous un roi. VII. Que les gens de bien ont moins à craindre sous la domination royale, que dans un État populaire. VIII. Que chaque particulier ne jouit pas de moins de liberté sous un roi, que dans une république. IX. Qu’il n’y a rien d’incommode pour les particuliers de n’assister pas tous aux délibérations publiques. X.. Que les délibérations sur des choses importantes à l’État, passent mal aisément par les avis des grandes assemblées, à cause de l’impertinence de la plupart de ceux qui y peuvent assister. XI. Et à cause de l’éloquence. XII. Et à cause des factions. XIII. Et à cause de l’instabilité des lois. XIV. Et à cause que le secret y manque. XV. Que ces inconvénients se rencontrent en l’État populaire, à cause que les hommes se plaisent naturellement à faire gloire de leur esprit. XVI. Des incommodités qui se rencontrent dans le gouvernement d’un roi mineur. XVII. Que la puissance des généraux d’armée est une marque de l’excellence de la domination royale. XVIII. Que la meilleure forme de gouvernement est celle où les sujets sont le patrimoine du souverain. XIX. Que l’aristocratie est d’autant meilleure, qu’elle approche davantage de la monarchie, et d’autant pire que plus elle s’en éloigne.


I. Les discours précédents font assez voir ce que c’est qu’État populaire, aristo­cratie et royauté. Il faut main tenant que je tâche de découvrir, par la comparaison que j’en puis faire, quel de ces trois est le plus propre au dessein d’entretenir la paix parmi les hommes qui entrent en société, et de quel c’est qu’ils tirent plus d’avantages, de douceur et de commodités dans le cours de la vie civile. Et d’abord, faisons réflexion, je vous prie, sur les avantages et sur les incommodités qui se trouvent généralement en toute sorte de république, de peur que quelqu’un ne pense que le plus expédient serait de vivre chacun à sa fantaisie, sans se soumettre à aucune forme de police. Il est vrai que hors de la société civile chacun jouit d’une liberté très entière, mais qui est infructueuse, parce que comme elle donne le privilège de faire tout ce que bon nous semble, aussi elle laisse aux autres la puissance de nous faire souffrir tout ce qu’il leur plait. Mais dans le gouvernement d’un État bien établi, chaque particulier ne se réserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre commodément, et en une parfaite tranquillité, comme on n’en ôte aux autres que ce dont ils seraient à craindre. Hors de la société, chacun a tellement droit sur toutes choses, qu’il ne s’en peut préva­loir et n’a la possession d’aucune ; mais dans la république, chacun jouit paisiblement de son droit particulier. Hors de la société civile, ce n’est qu’un continuel brigandage et on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais dans l’État, cette puissance n’appartient qu’à un seul. Hors du commerce des hommes, nous n’avons que nos propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens. Hors de la société, l’adresse et l’industrie sont de nul fruit : mais dans un État, rien ne manque à ceux qui s’évertuent. Enfin, hors de la société civile, les passions règnent, la guerre est éter­nelle, la pauvreté est insurmontable, la crainte ne nous abandonne jamais, les horreurs de la solitude nous persécutent, la misère nous accable, la barbarie, l’ignorance et la brutalité nous ôtent toutes les douceurs de la vie ; mais dans l’ordre du gouvernement, la raison exerce son empire, la paix revient au monde, la sûreté publique est rétablie, les richesses abondent, on goûte les charmes de la conversation, on voit ressusciter les arts, fleurir les sciences, la bienséance est rendue à toutes nos actions et nous ne vivons plus ignorants des lois de l’amitié.


II. Aristote, au septième livre de ses politiques, cha­pitre XIV, dit qu’il y a deux sortes de gouvernements, dont l’un regarde l’avantage du souverain et l’autre celui des sujets. Comme s’il y avait deux espèces de républiques, l’une en laquelle les peuples sont maltraités et l’autre en laquelle ils respirent un air plus libre et une douceur plus grande : mais il se faut bien donner garde de lui accorder cette prétendue distinction. Car les commodités et les incommodités qui naissent du bon ou du mauvais gouver­ne­ment, sont communs au souverain et aux sujets. Les inconvénients qui arrivent à quelque particulier par son infortune, par sa sottise, par sa négligence, par sa paresse, ou par ses débauches, peuvent bien être séparées des incommodités de celui qui gouverne l’État, et ce ne sont pas les défauts du gouvernement public, puisqu’ils peuvent arriver partout également. Mais, s’ils se rencontrent dès la première fondation de l’État, quoique ce soient des fautes dans le gouvernement, ils seront communs au public et ne seront pourtant pas affectés aux particuliers, comme aussi les avantages s’y partagent entre les sujets et le souverain. Or, le premier et le plus grand avantage qui se recueille de la société civile, est la paix et la défense qui protège également tous les membres de l’État : car, les grands et les petits, ceux qui commandent et ceux qui obéissent, sont pour la défense de leur vie sous la protection de leurs concitoyens, qui ont promis de se prêter un secours réciproque ; ils sont tous exposés au plus grand des malheurs et au pire de tous les inconvénients qui accueillent un État, à savoir à l’anarchie, car le prince ne se trouve pas moins que le plus simple bourgeois enve­loppé dans les désordres d’un tumulte et d’une confusion populaire. D’ailleurs, si le souverain exige de ses sujets de telles sommes d’argent, qu’il ne leur en reste pas assez pour l’entretien de leurs familles, cette incommodité ne touche pas moins le prince qu’eux-mêmes ; à cause qu’il ne peut pas conserver sans eux ses finances ni sa propre personne. Mais, si les impositions que le prince est obligé de faire sur son peu­ple ne passent pas ce qui est nécessaire pour l’administration des affaires publi­ques, c’est de l’intérêt commun qu’on les supporte, car il y va de la paix et de la défense commune. Et je ne puis pas concevoir comment c’est qu’en remplissant les cof­fres de l’épargne, les personnes privées en souffrent de l’incommodité, pourvu qu’on n’épuise pas entièrement leurs bourses et que leurs facultés ne soient pas telle­ment affaiblies, que leur industrie ne puisse plus fournir à l’entretenement de leur corps parmi quelque satisfaction d’esprit qui adoucisse les amertumes de la vie. Car cette sorte d’incom­modité n’épargnerait pas celui qui gouverne, et ne viendrait pas de la mauvaise insti­tution ou de quelque défaut fondamental en l’État (vu qu’en tout gouvernement les peuples peuvent être opprimés), mais de la mauvaise adminis­tration d’une république bien ordonnée.


III. Or, que la royauté soit la meilleure des trois sortes de gouvernements, on ne le peut mieux démontrer qu’en faisant un parallèle des avantages et des incommo­dités qui se trouvent en l’État populaire, en l’aristocratique et au monarchique. je laisse à part que l’univers est régi par la majesté divine comme par un souverain monarque ; que les anciens préférant cette sorte de gouvernement, ont établi leur Jupiter le roi des dieux ; qu’au commencement des peuples et des nations (comme parle Justin) la volonté des princes servait de loi ; que l’empire paternel institué de Dieu, en la créa­tion du monde, était un gouvernement monarchique ; que les autres formes de républi­ques en sont dérivées et se sont faites du débris de la royauté par l’artifice * de quelques personnes adroites qui se sont prévalues des désordres et de la sédition ; que le peuple de Dieu, sous le Vieil Testament, a été gouverné par des rois. Car, bien que toutes ces considérations nous doivent faire grandement estimer la royauté, si est-ce que ce ne sont pas des raisons convain­cantes ; et je ne dois pas agir par témoignages et par exemples dans un ouvrage où je ne veux employer que la force du raisonnement.


Remarque :

  • [Par l’artifice, etc.] « Il semble que c’est à cela que les anciens ont regar­dé en la fable qu’ils ont forgée de Prométhée. Ils racontent que Prométhée, ayant dérobé un rayon du soleil, forma un homme de boue ; à cause de quoi Jupi­ter le condamna à souffrir qu’un vautour lui déchirât éternellement les en­trail­les. N’est-ce point-là une image de l’esprit humain que ce brouillon de Promé­thée nous représente, et qui ayant pris à tâche d’imiter les lois et la justice de l’État monarchique, déroba comme un feu sacré, qu’il divertit de sa céleste origine, et lequel il communiqua çà bas à la multitude, à la lie du peuple, qui en fut animée ; car ce rayon de majesté forma de cette masse confuse une per­sonne civile, à laquel­le on donna ensuite les noms d’aristocratie ou d’État popu­laire, suivant la façon dont elle est gouvernée. Cepen­dant les auteurs et les fau­teurs de cette entre­prise, au lieu qu’ils eussent pu vivre en repos et en sûreté sous la domination naturelle de leurs rois, ont encouru ce supplice légiti­mement dû à leur inquié­tude et à Leurs innovations, qu’ils se sont vus exposés, com­me en spec­tacle,. sur un lieu élevé, à mille cuisants soucis, à des défiances conti­nuelles, à des remords de conscience, ou à des agitations d’esprit insur­montables. »


IV. Il y en a à qui le gouvernement d’un seul déplaît pour cette seule raison, que toute l’autorité est renfermée dans une personne : comme si c’était une chose fort injuste de voir que, parmi un grand peuple, il se trouve un homme élevé à un tel degré de puissance, qu’il ait droit lui seul de disposer de tous les autres, comme bon lui semble. Ces gens voudraient bien, s’ils pouvaient, se soustraire à l’empire de Dieu, dont le gouvernement est monarchique. Mais il n’est pas mal aisé de remarquer, que c’est l’envie qui les fait parler de la sorte, et le désir que chacun d’eux aurait de posséder ce qui n’est qu’à un seul. Ils ne trouveraient pas moins inique le gouver­nement de peu de personnes, s’ils n’espéraient pas d’en être : car, s’il est injuste que l’autorité ne soit pas également partagée à tous, le gouvernement des nobles ou des principaux de l’État, donne sujet à la même plainte. Mais pour ce que j’ai fait voir dès l’entrée, que l’égalité est un état de guerre irréconciliable et que l’inégalité a été sagement introduite du consentement universel, elle n’a plus rien d’injuste, et celui qui a davantage que les autres, n’a que ce qu’on lui a donné libéralement. Les incommo­dités donc qui se rencontrent au gouvernement d’un seul, ne viennent pas de l’unité, mais du particulier défaut de celui en qui toute la puissance de l’État est réunie. Mais recherchons plus exactement lequel de ces deux gouvernements, d’un seul homme, ou de plusieurs, travaille davantage les peuples ?


V. Toutefois, il me faut auparavant rejeter l’opinion de ceux qui nient absolument qu’il se forme aucune espèce de société civile des serviteurs soumis à un même maître, quelque grande que puisse être sa famille. Au cinquième chapitre, article IX, je définis la ville une personne composée d’un certain nombre d’hommes, et dont la volonté est tenue, suivant les conventions qu’ils ont faites, pour la volonté de tous en général, de sorte que cette personne publique peut employer les moyens et se servir des forces de chaque particulier pour le bien de la paix et de la défense commune. J’établis et je fais résulter une seule personne en ce même endroit, de ce que la volonté de plusieurs est contenue éminemment en celle d’une seule tête. Or, est-il que la volonté de l’esclave est contenue dans la volonté de son maître, (comme je l’ai fait voir au huitième chapitre, article V) de sorte qu’il peut se servir, comme bon lui semble, de ses forces et de ses facultés. Il s’ensuit donc qu’il se forme d’un maître et de ses serviteurs une espèce de république. Et on ne peut point alléguer de raison à l’encontre, qui ne renverse pareillement la société composée d’un père et de ses enfants : car, les esclaves tiennent lieu d’enfants au maître qui n’en a point, ils font comme eux sa gloire et son appui et ils ne sont pas moins sujets à leur maître que les enfants à leur père. Ce que j’ai déduit assez clairement au lieu allégué.


VI. Entre les incommodités qu’il y a à souffrir du gouvernement d’un seul, celle-ci n’est pas mise des dernières, que le roi, outre l’argent qu’il exige nécessairement de ses sujets pour les dépenses publiques, comme pour les gages des officiers de l’État, pour le bâtiment des forteresses, pour le paiement des garnisons, pour subvenir aux frais de la guerre, pour entretenir avec splendeur la maison royale, peut, si bon lui semble exiger d’autres sommes inconsidérément, dont il enrichit ses enfants, ses plus proches parents, ses favoris, et même ses flatteurs. Il faut avouer que c’est là une chose bien fâcheuse ; mais qui se rencontre en toute sorte de gouvernement et qui me semble plus supportable dans un royaume que dans un État populaire. Car, comme le roi est unique, le nombre de ceux qu’il veut enrichir ne peut pas être bien grand. Là où dans un État populaire, autant qu’il y a de personnes puissantes, c’est-à-dire autant qu’ il y a de harangueurs qui savent cajoler le peuple (or, le nombre n’en est jamais petit et il s’en élève tous les jours qui s’exercent à ce métier) il y en a autant qui tâchent d’avancer et d’enrichir leurs enfants, leurs alliés, leurs amis et leurs flatteurs ; en effet, chacun d’eux désire, non seulement de bien établir sa famille en la rendant illustre et opulente, mais de se faire des créatures. Le roi peut contenter la plupart du temps ceux qu’il affectionne et ceux qui le servent, qui sont peu en nombre, par divers moyens qui ne s’exercent point aux dépens du peuple, comme en leur donnant des charges militaires ou des offices de judicature ; mais en la démocratie, où il faut rassasier quantité de nouveaux affamés qui naissent tous les jours, il est bien difficile qu’on s’en acquitte sans l’oppression du peuple. Le roi, bien qu’il puisse avancer quel­quefois des personnes indignes, si est-ce que le plus souvent il ne veut pas le faire ; mais, en un État populaire, ces harangueurs et nouveaux tribuns du peuple prennent à tâche d’avancer des personnes de néant ; car, c’est leur intérêt d’empêcher que les charges ne se perpétuent dans les familles anciennes et d’abaisser le crédit des bonnes maisons, formidable à la république, aussi bien qu’à leur autorité particulière.


VII. La royauté a ceci d’incommode en l’opinion de diverses personnes, que la crainte de la mort y est continuelle, parce que chacun peut s’imaginer qu’il est toujours à deux doigts de sa ruine, lorsqu’il pense que le souverain, non seulement peut ordonner les punitions que bon lui semble, à quelques fautes que ce soit, mais que même il peut maltraiter ses sujets innocents, poussé d’un mouvement de colère, ou de quelque autre passion déréglée. Certainement, c’est là un fâcheux inconvénient, lorsqu’il arrive en quelque sorte de gouvernement que ce soit. Je dis lorsqu’il arrive, car il ne suffit pas qu’il puisse arriver, s’il ne se fait sentir effectivement. Mais, c’est encore un défaut de celui qui gouverne, plutôt que du gouvernement et on ne doit pas imputer les actions d’un Néron comme essentielles à la monarchie. Toutefois, j’ose bien dire qu’il y a beaucoup moins de personnes innocentes condamnées par un homme seul, que par tout un peuple. D’autant que les rois ne font du mal et n’exercent de cruauté que contre ceux qui les inquiètent par des conseils hors de saison, qui usent contre eux de paroles injurieuses, ou qui s’opposent directement à leur volonté. Et ils n’en viennent guère à cette rigueur que pour se mieux assurer de la puissance absolue qu’ils veulent avoir incontestablement sur leurs sujets. De sorte que sous le règne d’un Néron ou d’un Caligula, il n’y a que ceux de sa connaissance, que les courtisans, ou que quelques personnes en charge éminente, qui puissent être injus­tement persécutés ; et même, il faut qu’ ils concourent à ses désirs, ou que leur fortune donne par hasard quelque obstacle à ses desseins ; car s’ils le choquent à leur escient et le provoquent par quelque offense préméditée, je ne trouve rien d’injuste en la peine qui leur est imposée. Ainsi en l’État monarchique celui qui veut se tenir caché est hors de danger, quel que soit celui qui règne, car il n’y a que les ambitieux qui en pâtissent. Mais, sous la domination populaire, il y peut avoir autant de Nérons, qu’il se trouve d’orateurs qui savent flatter le peuple, chacun d’eux ayant autant de puissance que toute la multitude laquelle il persuade. En effet, nous voyons que cette sorte de gens se prête l’épaule tour à tour, qu’aujourd’hui on soustrait à la justice un assassin, afin que le lendemain on sauve quelque autre criminel et que le peuple souffre bien davantage de ces cruelles charités, que d’une punition un peu trop sévère. D’ailleurs, comme la puissance des particuliers doit être retenue dans quelques bornes, si elle passe au-delà, elle devient suspecte et dangereuse à l’État, c’est pourquoi les souve­rains sont obligés quelquefois de la circonscrire et d’empêcher que le public n’en reçoive du dommage. Suivant laquelle maxime, tantôt ils retranchent des trop grandes richesses de leurs sujets, tantôt ils diminuent leur autorité et il s’en est vu à qui ils ont fait le procès, et à qui ils ont fait perdre la tête, parce que leur grandeur leur était suspecte. Mais cela n’arrive pas moins dans les États populaires, que dans la monar­chie. Témoin l’ostracisme, duquel on bannissait pour cinq ans à Athènes les princi­paux de la république, sans autre prétexte que celui de leur trop grande puissance ; et témoin encore cette plus grande sévérité des Romains, qui condamnaient à la mort leurs plus fidèles citoyens, nonobstant tous les services rendus, dès qu’ils voyaient que par quelque largesse ils affectaient de gagner les bonnes grâces du peuple, comme s’ils avaient prétendu à la souveraineté. Certes, la démocratie et la royauté ne sont pas moins coupables l’une que l’autre, et cependant elles ne sont pas dans la même réputation ; parce que c’est le peuple qui dispense la louange et le blâme sans beaucoup de considération du mérite, et en approuvant ce qu’il voit faire au plus grand nombre. D’où vient qu’en deux occurrences toutes semblables il accuse le roi d’envie, et loue la politique de l’État ; il croit que l’un voit de mauvais œil la vertu des grands, et que l’autre s’oppose judicieusement à leur trop grande puissance : c’est la même action, ce sont les mêmes maximes, et toutefois le vulgaire n’en tire pas les mêmes conséquences, et ne les rapporte pas à mêmes causes.


VIII. Il y en a qui estiment la royauté plus incom­mode que le gouvernement populaire, à cause qu’en celle-là, il se trouve moins de liberté qu’en celui-ci. Mais, si par ce mot de liberté, ils entendent parler d’une exemption de la sujétion qui est due aux lois, c’est-à-dire aux ordonnances publiques, il n’y a aucune sorte d’État, non pas même la démocratie, où elle se rencontre. Et si l’on met la liberté au petit nombre des lois, ou en ce que peu de choses sont défendues, lesquelles il importait absolument d’être prohibées pour la conservation de la paix ; je soutiens que l’État populaire ne jouit point de plus de franchise que la monarchie, et que l’une ne s’accorde pas moins que l’autre avec cette sorte de liberté, Car, bien qu’on grave sur les tours et sur les portes des villes en gros caractères le nom de liber-té, elle ne regarde pourtant pas les particuliers, mais le corps de la cité ; et n’appartient pas davantage à une ville républi­caine, qu’à telle autre qui est dans le cœur du royaume. Mais d’ordinaire, quand les particuliers ou les sujets demandent la liberté, ils entendent par ce mot la domination ou la souveraine puissance, à quoi pourtant leur ignorance fait qu’ils ne prennent pas garde. Car, si chacun laissait aux autres, ainsi que les lois de nature l’exigent, la liberté qu’il désire pour soi-même, on reviendrait en l’état de nature, où toutes choses sont permises à tous et duquel, si l’on connaissait la misère, on l’éviterait, comme un état de liberté pire que la plus dure des sujétions politiques. Que si l’on souhaite d’être libre pendant que tous les autres sont asservis, qu’est-ce autre chose que prétendre à la domination ? Vu que celui qui est libre devient aisément le maître de tous ceux qui sont liés. Donc la liberté des particuliers n’est pas plus grande en l’État populaire que dans le monarchique. Ce qui impose au vulgaire est, que tous participent également aux charges publiques et à l’autorité du commandement ; car, là où le peuple gou­verne, chaque particulier participe au droit de l’empire, en tant qu’il est membre de l’État ; et les charges publiques sont également participées, en tant que chacun a voix délibérative en l’élection des magistrats et des autres officiers de la république. Et c’est ce qu’Aristote même a voulu dire, nommant la liberté au lieu de l’empire, au sixième livre de ses politiques, chap. II. En l’État populaire, dit-il, on suppose qu’on y jouit de liberté. Ce qu’on tient communément, comme s’il n’y avait personne de libre hors de cet État. Ce qui montre en passant, que les sujets qui se plaignent de la perte de leur liberté, sous la domination d’un monarque légitime, n’ont point d’autre véritable cause de leur indignation, que le désir qu’ils auraient d’être employés au gouvernement de l’État.


IX. Mais peut-être que quelqu’un dira, que l’État populaire est de beaucoup préférable au monarchique pour cette considération, qu’en celui-là, où tous se mêlent des affaires publiques, on donne à chacun le moyen de faire paraître sa prudence, son adresse et son éloquence dans les plus difficiles et importantes délibérations ; ce qui chatouille bien fort tous ceux qui possèdent, ou qui croient de posséder en quelque degré éminent ces belles qualités ; à cause que les hommes sont naturellement dési­reux de la gloire, et se piquent de celle de l’esprit plus que de toutes les autres. Mais sous une monarchie, ce chemin à la gloire et aux dignités est fermé à la plupart des personnes privées. Or, n’est-ce pas-là, je vous prie, une très grande incommodité de cette sorte de gouvernement ? je vous dirai ce que j’en pense. Voir préférer l’opinion de tel, que nous méprisons, à la nôtre ; souffrir qu’on se moque, en notre présence, de notre sagesse ; sur le hasard d’une vaine gloire, faire des inimitiés certai­nes (car cela est infaillible, soit qu’on nous surmonte, ou que nous l’emportions) ; haïr et être haï à cause de la dissemblance des opinions ; découvrir à chacun, sans qu’il en soit de besoin et sans fruit, ce que nous avons dans l’âme ; négliger nos affaires domes­tiques : c’est ce que j’estime de véritables incommodités. Mais de n’être pas dans une conti­nuelle dispute d’esprit et de suffisance, bien que ceux qui ont la langue bien pendue s’y plaisent, ce n’est pas un grand inconvénient ; si ce n’est qu’on veuille dire, que parmi les gens d’épée, c’est une fâcheuse mortification aux vaillants que de les empêcher de se battre tous les jours, parce qu’ils trouvent du divertissement aux querelles.


X. D’ailleurs, il y a diverses raisons qui me font estimer que les délibérations que l’on prend en de grandes assemblées, valent moins que celles où l’on ne recueille les sentiments que d’un petit nombre de personnes choisies. L’une de mes raisons est que, pour bien délibérer de tout ce qui est de l’intérêt public, il faut connaître non seulement les affaires du dedans, mais aussi celles du dehors. Et pour ce qui regarde le dedans de l’État, il faut savoir, par exemple, d’où c’est qu’il tire les moyens de sa subsistance et de sa défense, quels sont les lieux propres à recevoir de garnison ; où se doivent faire les levées des soldats et où ils se peuvent entretenir ; comment sont portés les sujets envers leur prince, envers l’État, ou envers ceux qui gouvernent et mille choses semblables. Pour ce qui est des affaires étrangères, il ne faut pas ignorer quelle est et en quoi consiste la force des États voisins ; quels avantages, ou quels désavantages nous en retirons ; de quelle affection ils sont portés pour nous et com­ment ils vivent entre eux, et quels desseins ils font. Or, d’autant que cela vient à la connaissance de fort peu de personnes, dans une grande foule de peuple, à quoi peut servir tout ce nombre d’ignorants et d’incapables de bon conseil, qu’à donner par leurs sots avis des empêchements aux mûres délibérations ?

XI. Une autre raison pourquoi une grande assemblée est moins propre aux délibérations est, que chacun de ceux qui opinent est obligé d’user d’un long discours pour expliquer sa pensée, et de l’orner le plus qu’il pourra par son bien dire, afin de la rendre plus agréable à ceux qui l’écoutent et de conserver sa réputation. Or, est-il que c’est le métier de l’éloquence de faire paraître le bien et le mal, l’utile et le domma­geable, l’honnête et le déshonnête, plus grands qu’ils ne sont en effet, et de faire passer pour juste ce qui ne l’est point, toutes fois et quantes que l’orateur estime que cela sert à son intention. Et c’est ce qu’on nomme persuader, et d’où l’on prise les personnes éloquentes. En effet, bien que l’orateur fasse semblant de vouloir raisonner, il ne s’en acquitte qu’à demi, et la plupart de ses raisonnements peu solides sont établis sur de faux principes, qui n’ont que quelque apparence, et sur des opinions vulgaires, qui sont presque toutes fausses ; aussi il ne se propose pas de pénétrer dans la nature des choses, mais d’accommoder son discours aux passions de ceux qu’il veut émouvoir. D’où il arrive que les jugements ne se forment guère sur les maximes du bon sens et de la droite raison ; mais sortent en désordre, poussés d’un aveugle mouve­ment de l’âme. En quoi il faut que j’excuse l’orateur et que j’avoue que ce défaut est de l’éloquence plutôt que de lui en particulier. Car les rhétoriciens nous apprennent que l’éloquence ne regarde pas à la vérité comme à son but (si ce n’est par accident), mais à la victoire ; et que sa profession n’est pas d’enseigner les hommes, mais de les persuader.


XII. La troisième raison pour laquelle j’estime qu’il soit moins utile de délibérer en une grande assemblée est que, de là, se forment des factions dans l’État, et des factions, naissent les séditions et les guerres civiles. Car, lorsque deux orateurs, d’égale réputation, se rencontrent à soutenir des opinions diverses, celui qui succom­be prend en haine celui qui emporte le dessus, et en même temps tous ceux qui se laissaient toucher aux raisons de son adversaire, comme s’ils avaient méprisé les siennes. Ensuite de quoi il tâche de faire mal réussir les délibérations et ne se soucie point qu’elles tournent en dommage de la république ; parce qu’il lui semble que par ce moyen il recouvre en quelque sorte son honneur, et diminue la gloire de son antagoniste. D’ailleurs, lorsque les suffrages n’ont pas été tellement inégaux, qu’il ne reste encore quelque espérance aux vaincus de pouvoir faire qu’en une autre assem­blée, revoyant l’affaire, si l’on gagne quelques personnes, on prendra une nouvelle délibération ; alors, dis-je, les principaux du parti s’assemblent et consultent en parti­culier, comment c’est qu’ils pourront faire changer la résolution précédente ; ils font dessein de se trouver tous des premiers en la prochaine assemblée ; disposent de l’ordre dont on traitera les matières, afin qu’on remette sur le tapis les conclusions passées et qu’on les révoque, comme cela n’est pas mal aisé, en l’absence de quelques-uns de ceux qui les avaient données. Or, cette industrie et cette diligence qu’ils apportent à former un corps qui représente de nouveau tout le peuple, c’est ce qu’on doit nommer faction. Mais quand la faction qui a eu moins de suffrages est la plus forte, ou à peu près égale, ce qu’on n’a pu obtenir par adresse et par les charmes de l’éloquence, on tâche de le recouvrer par les armes, et l’on en vient à une guerre civile. Vous me direz que cela n’arrive pas nécessairement ni fort souvent ; mais pourquoi ne dites-vous aussi avec la même probabilité que les grands orateurs ne sont pas nécessairement désireux de la gloire et que leurs opinions ne sont pas bien souvent différentes en de grandes affaires ?


XIII. De ces inconvénients que je viens d’alléguer, il s’ensuit que les lois sont fort incertaines, parce que leur promulgation étant accordée aux assemblées populaires, elles peuvent changer, non seulement quand les affaires changent de face, et quand les esprits prennent de nouvelles impressions, mais aussi suivant qu’il se rencontre à la cour plus ou moins ’de personnes qui grossissent tantôt une faction, et tantôt l’autre : de sorte que les lois sont flottantes en ces assemblées-là, et agitées comme sur une mer au gré des ondes.


XIV. En quatrième lieu, les délibérations des grandes assemblées ont ceci d’in­com­mode, que les desseins de la république auxquels le secret est le plus souvent très nécessaire, sont éventés et portés aux ennemis avant qu’on les puisse exécuter ; si bien que les étrangers ne sont pas moins informés que le peuple qui gouverne, de ce qu’il peut et de ce qu’il ne peut point, ou de ce qu’il veut, et de ce qu’il désapprouve.


XV. Ces incommodités qui se rencontrent aux délibérations des grandes assem­blées font voir que la monarchie vaut mieux que le gouvernement populaire, en ce que, dans la démocratie, les affaires importantes sont plus souvent commises à cette sorte d’assemblées, que dans un royaume et que cette pratique peut mal aisément être changée. Car, au reste, il n’y a aucune raison pourquoi on n’aimerait mieux s’occuper à ses affaires domestiques que se rompre la tête après celles du public ; si ce n’était qu’au maniement de ces dernières, on a plus de sujet d’exercer sa dextérité et son éloquence, et de s’acquérir une haute réputation de sagesse et de prudence, de quoi les ambitieux remportent une merveilleuse satisfaction, surtout lorsque, de retour chez eux, ils peuvent se vanter auprès de leurs amis, de leurs parents et de leurs femmes, des heureux succès de leurs entreprises ; comme nous lisons de Marcus Coriolanus, qui n’avait point de plus solide plaisir, après ses grands exploits en la conduite des armées, que de voir sa mère ravie d’entendre ses louanges. Mais, si sous une démo­cratie, le peuple voulait laisser les délibérations touchant la guerre et la paix et la promulgation des lois, à un seul homme, ou à un conseil de fort peu de personnes, se contentant de la nomination des magistrats et des autres officiers, c’est-à-dire, ne se réservant que l’autorité sans se mêler du ministère, il faudrait avouer qu’en ce cas-là, la démocratie et la monarchie seraient en ce point égales.


XVI. Les avantages et les incommodités qui se rencontrent en une sorte de gou­ver­nement plus qu’en l’autre ne viennent pas de ce qu’il vaut mieux commettre l’empi­re ou l’administration des affaires publiques à un seul plutôt qu’à plusieurs, ou à plusieurs plutôt qu’à un seul. Car, l’empire consiste en la puissance et l’administration en l’acte du gouvernement ; or, la puissance est égale en quelque sorte d’État que ce soit ; et il n’y a de différent que les actes, c’est-à-dire que les mouvements et les actions de la république, suivant qu’elles procèdent des délibérations de plusieurs ou de peu de personnes, des sages ou des impertinents. D’où l’on peut concevoir que les avantages ou les désavantages du gouvernement ne doivent pas être attribués à celui qui tient dans l’État la souveraine puissance, mais à ceux qui en sont les ministres ; de sorte que rien n’empêche qu’une monarchie ne soit bien gouvernée, quoiqu’une fem­me ou qu’un enfant soient assis sur le trône, pourvu que ceux du ministère, desquels ils se servent, soient bien capables des affaires. Et ce que l’on dit communément : Malheur au royaume dont le roi est un enfant, ne signifie point que la condition d’une monarchie soit pire que celle d’un État populaire ; mais, au contraire, que les incom­modités d’un royaume ne sont que par accident ; d’autant que sous le règne d’un enfant, il arrive quelquefois que plusieurs poussés par l’ambition, se fourrent à toute force dans les conseils publics, ce qui cause dans l’État une espèce d’administration démocratique, d’où naissent tous les malheurs et toutes les calamités qui, la plupart du temps, accompagnent le gouvernement populaire.


XVII. Or, entre les preuves que la plus absolue monarchie est la meilleure de toutes les sortes de gouvernement, c’en est ici une très évidente, que non seulement les rois, mais aussi les républiques populaires et aristocratiques, donnent des géné­raux à leurs armées lorsque quelque guerre survient, et laissent leur puissance aussi absolue qu’elle le peut être (sur quoi il faut remarquer en passant, qu’un roi ne peut point donner à un général plus de puissance sur son armée, qu’il n’en exerce lui-même sur ses sujets). Donc, en un camp, la monarchie est la plus excellente de toutes les sortes de gouvernements. Mais, que sont autre chose plusieurs républiques, qu’autant de grandes armées, qui demeurent campées dans un pays, enfermées d’une large circonvallation et fortifiées sur la frontière par des garnisons et des places, où l’on est toujours en arme contre ses voisins ? Or, comme ces républiques voisines demeurant en cette posture ennemie, ne sont point soumises à une commune puissance ; la paix dont elles jouissent quelquefois n’est qu’une espèce de trêve, et leur état doit être tenu pour le vrai état de nature, qui est celui de guerre perpétuelle.


XVIII. Après tout, puisqu’il était nécessaire pour notre conservation d’être soumis à un prince ou à un État, il est certain que notre condition est beaucoup meilleure quand nous sommes sujets d’une personne à qui il importe de nous bien conserver. Or, cela arrive quand les sujets sont du patrimoine et de l’héritage du souverain car, chacun est assez porté naturellement à bien garder ce dont il hérite. Et de vrai, les richesses d’un prince ne consistent pas tant à l’étendue de ses terres et en l’argent de ses coffres, qu’au nombre et en la valeur de ses sujets ; ce qu’on peut remarquer en ce qu’on achète bien plus chèrement la seigneurie d’une petite ville fort marchande et fort peuplée, que celle d’ un pays désert, ou de toute une province déshabitée ; aussi on amasse plutôt de l’argent avec des personnes industrieuses et de courage, qu’on ne recouvre avec tout l’or du monde des hommes de mérite. Et à peine trouvera-t-on un exemple d’un prince qui ait privé un sien sujet de ses biens ou de sa vie par un simple abus de son autorité et sans qu’il lui en eût donné occasion.


XIX. jusqu’ici je n’ai fait comparaison qu’entre la monarchie et l’État populaire, et je me suis tu de l’aristocratie. Mais de tout ce que j’ai dit des deux précédentes sortes de gouvernements, il semble que l’on peut conclure, touchant cette troisième, que celle qui est héréditaire dans certaines familles, que celle qui se contente de l’élection de ses magistrats et qui laisse les délibérations à un petit nombre de personnes capa­bles, en un mot, que celle qui approche davantage de la royauté et qui s’éloigne le plus du gouvernement populaire, est la meilleure de toutes, la plus commode aux particuliers, la plus avantageuse au public, la plus noble et la plus fermement établie.