Contes d’Andersen/Le Compagnon de voyage

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Traduction par David Soldi.
Contes d’AndersenLibrairie Hachette et Cie (p. 125-156).


LE COMPAGNON DE VOYAGE.


Le pauvre Jean était bien affligé : son père était malade et ne pouvait plus vivre. Il n’y avait qu’eux deux dans la petite chambre ; la lampe se mourait sur la table, et la nuit avançait.

« Tu as été un bon fils, Jean, dit le père malade ; le bon Dieu t’aidera à faire ton chemin dans le monde. »

Il le regarda de ses yeux graves, mais doux, respira profondément et mourut ; il avait l’air de dormir. Jean pleurait : il n’avait plus personne au monde, ni père ni mère, ni frère ni sœur. Pauvre Jean ! Agenouillé devant le lit, il baisa la main de son père mort et versa des larmes amères ; mais ses yeux se fermèrent enfin, et il s’endormit, la tête appuyée contre le bois dur du lit.

Alors il eut un rêve bizarre. Il vit le soleil et la lune s’incliner devant lui ; il vit son père en parfaite santé, qui riait comme autrefois dans les jours de bonne humeur. Une charmante fillette, avec une couronne d’or sur sa longue et belle chevelure, tendit la main à Jean, et son père lui dit : « Regarde ta fiancée, c’est la plus belle du monde. »

Puis Jean se réveilla, la belle vision s’était évanouie. Son père était étendu froid et mort dans le lit ; personne auprès d’eux. Pauvre Jean !

Le lendemain, on enterra le mort. Jean marcha derrière le cercueil ; il ne devait plus voir ce bon père qu’il avait tant aimé ! Il entendit tomber la terre sur le cercueil ; il contempla le bout qui paraissait encore, mais la terre tombait toujours, et bientôt le cercueil fut tout à fait couvert. Alors il sentit son cœur se briser : son affliction était si grande ! Tout autour du tombeau, on chantait un psaume dont l’harmonie arracha des larmes à Jean ; ces larmes lui firent du bien. Le soleil éclairait gracieusement les arbres verts, comme s’il voulait dire : « Console-toi, Jean, regarde comme le ciel est bel et bleu ! Là-haut est ton père, et il prie le bon Dieu pour que tu sois toujours heureux.

— Je serai toujours bon, dit Jean, car je veux rejoindre mon père dans le ciel, et là nous aurons une grande joie de nous revoir ! Que j’aurai de choses à lui raconter ! et lui, il me montrera et m’expliquera les merveilles du ciel, comme il m’instruisait autrefois sur la terre. Oh ! quelle joie pour nous ! »

Jean se figurait si clairement tout cela, qu’il souriait à travers ses larmes. Là-haut, dans les marronniers, les petits oiseaux gazouillaient gaiement : « Quivit, quivit ! » Et pourtant eux aussi avaient été de l’enterrement : ils savaient que le mort était dans le ciel, qu’il avait des ailes plus grandes et plus belles que les leurs, qu’il était à jamais heureux, car il avait fait le bien sur la terre ; et voilà ce qui les rendait si contents.

Jean vit comme ils s’envolaient des grands arbres dans le monde, et l’envie le prit de voyager avec eux. Mais il coupa d’abord une grande croix de bois qu’il voulait mettre sur la tombe de son père, et le soir, quand il l’y porta, la tombe était ornée de sable et de fleurs. C’était l’œuvre de quelques braves gens qui avaient aimé ce bon père.

Le lendemain, de bonne heure, Jean fit son petit paquet, serra dans sa ceinture sa part d’héritage (il y avait cinquante écus et quelques petites pièces d’argent), et se prépara à parcourir le monde. Mais avant, il se rendit au cimetière, à la tombe de son père, où il dit le Pater noster, et s’écria : « Adieu, bon père ! Moi aussi je tâcherai d’être toujours bon, pour que tu pries le bon Dieu pour moi. »

Dans les champs où Jean marchait, toutes les fleurs étaient si fraîches, si gracieuses sous la chaleur du soleil ! Elles s’inclinaient au vent et semblaient dire : « Sois le bienvenu dans la verdure ; n’est-ce pas qu’elle est belle ? »

Mais Jean se retourna une dernière fois pour regarder la vieille église où tout petit on l’avait baptisé, où tous les dimanches il avait été avec son vieux père pour adorer le Tout-Puissant ; il aperçut dans un trou, tout au haut de la tour, le petit génie de l’église avec son bonnet rouge et pointu, qui cachait derrière son bras sa figure au soleil. Jean lui fit un signe d’adieu, et le petit génie agita son bonnet rouge, mit la main sur son cœur, et lui envoya des baisers au bout de ses doigts, pour lui montrer tout le bien qu’il lui voulait et lui souhaiter bon voyage. Jean pensait maintenant à toutes les belles choses qu’il allait voir dans l’immensité du monde ; il alla loin, bien loin, plus loin qu’il n’avait jamais été. Il ne connaissait ni les villes qu’il traversait ni les hommes qu’il rencontrait. Tout était nouveau pour lui.

La première nuit, il fut obligé de coucher dans les champs, sur un tas de foin ; il n’avait pas d’autre lit. Mais cela lui parut charmant ; le roi ne pouvait être mieux. Le champ tout entier, avec l’étang, avec le foin, ayant le ciel bleu pour plafond formait une chambre à coucher vraiment délicieuse. L’herbe verte avec ses petites fleurs rouges et blanches, en était le tapis ; les buissons de tilleuls et les haies de roses sauvages l’ornaient de bouquets ; avec son eau limpide et fraîche, l’étang servait de fontaine ; les roseaux, en s’inclinant, y disaient bonjour et bonne nuit ; la lune était comme une grande lampe suspendue au plafond bleu, et cette lampe ne risquait pas d’incendier les rideaux. Jean pouvait dormir tout à son aise, et c’est ce qu’il fit. Il ne se réveilla qu’après le lever du soleil, quand les petits oiseaux chantèrent autour de lui :

« Bonjour, bonjour ! Tu n’es donc pas encore levé ? »

Les cloches appelaient à l’église, c’était un dimanche ; le peuple s’y portait pour entendre le sermon. Jean suivit la foule, chanta un psaume, et entendit la parole de Dieu, comme s’il eût été dans la même église où tout petit on l’avait baptisé, où si souvent avec son père il avait célébré le Tout-Puissant.

Il y avait beaucoup de tombeaux dans le cimetière et sur plusieurs poussaient de grandes herbes. Jean pensa qu’il en était peut-être ainsi du tombeau de son père, privé des soins qu’il ne pouvait plus lui donner. Il s’assit sur la terre, arracha l’herbe, releva les croix tombées, et remit à leur place les couronnes que le vent avait enlevées des tombeaux. Il se disait :

« Peut-être en ce moment quelqu’un a le même soin du tombeau de mon père ; moi, je ne le puis. »

À la porte du cimetière était un vieux mendiant appuyé sur sa béquille ; Jean lui donna ses petites pièces d’argent, et content poursuivit son chemin dans le monde.

Vers le soir, le temps devint affreux ; Jean se

Vignette de Bertall
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hâtait pour trouver un abri, mais bientôt survint la nuit noire. Enfin il arriva à une petite église solitaire sur le haut d’une colline ; la porte était ouverte, il entra pour attendre que l’orage fût passé.

« Je vais m’asseoir ici dans un coin, dit-il ; je suis fatigué, j’ai besoin de repos. »

Il s’assit donc, joignit les mains, fit sa prière du soir, et s’endormit sans y penser. Tandis que grondait le tonnerre et brillaient les éclairs, il rêvait paisiblement.

Il ne se réveilla qu’au milieu de la nuit ; le mauvais temps était passé, et à travers la fenêtre la lune jetait sa lueur jusqu’à lui. Au milieu de l’église était un cercueil ouvert avec un homme mort qu’on n’avait pas encore pu enterrer. Jean n’eut pas peur, car il avait une bonne conscience, et il savait que les morts ne peuvent rien faire ; il n’y a que les hommes vivants et méchants qui font du mal. Près du mort étaient debout deux de ces méchants vivants ; ils voulaient l’enlever du cercueil et le jeter à la porte.

« Pourquoi voulez-vous faire cela ? demanda Jean ; c’est vilain et méchant. Laissez-le dormir, au nom de Jésus.

— Quelle bêtise ! répondirent les deux mauvais hommes. Il nous a trompés, il nous doit de l’argent, et il s’est dépêché de mourir pour ne pas nous payer ; aussi nous allons nous venger et le jeter à la porte, comme un chien.

— Je ne possède que cinquante écus, dit Jean ; c’est tout mon héritage ; mais je vous les donnerai volontiers si vous voulez me promettre de laisser le pauvre mort tranquille. J’espère que je ferai mon chemin sans cet argent ; je suis fort et bien portant, et le bon Dieu m’aidera.

— Oui, répondirent les vilains hommes ; si tu veux payer sa dette, nous ne lui ferons rien, tu peux compter là-dessus. »

Et ils prirent l’argent que Jean leur donnait, rirent tout haut de sa bonté, et s’en allèrent. Jean arrangea le cadavre dans le cercueil, lui joignit les mains et, lui disant adieu, se dirigea vers la grande forêt.

Partout où la lune perçait le feuillage, il vit les gracieux petits génies de la forêt qui jouaient gaiement. Ceux-ci ne se dérangèrent pas, car ils savaient l’innocence de Jean, et il n’y a que les méchants auxquels ils restent invisibles. Quelques-uns d’entre eux n’étaient pas plus grands qu’un doigt ; leurs longs cheveux blonds étaient relevés avec un peigne d’or. Deux par deux ils se balançaient sur les grosses gouttes que forme la rosée sur les feuilles et sur les herbes. Quelquefois la goutte roulait en bas ; alors ils tombaient entre les longues pailles, et c’étaient parmi les autres petits êtres de grands éclats de rire. Que tout cela était amusant ! Ils chantèrent, et Jean reconnut distinctement toutes les chansons qu’il avait apprises étant petit garçon. De grandes araignées bigarrées, avec des couronnes d’argent sur la tête, filaient d’une haie à l’autre des ponts suspendus et des palais qui, couverts de rosée, illuminés par la lune, semblaient être de verre. Cela dura jusqu’au lever du soleil ; alors les petits génies entrèrent dans les boutons des fleurs, et le vent dispersa leurs ponts et leurs châteaux.

Jean sortait de la forêt, lorsqu’une forte voix d’homme cria derrière lui : « Holà ! camarade, où allons-nous ?

— À travers le monde, répondit Jean. Je n’ai ni père ni mère, je suis un pauvre garçon, mais le bon Dieu m’aidera.

— Moi aussi je vais à travers le monde, reprit l’étranger ; si tu veux, nous ferons route ensemble.

— Je le veux bien. »

Et ils continuèrent ensemble.

Bientôt ils commencèrent à s’aimer, car ils étaient bons tous les deux. Mais Jean remarqua que l’étranger était bien plus savant que lui ; il avait déjà beaucoup voyagé, et savait parler sur tout.

Le soleil était déjà haut dans le ciel, quand ils s’assirent sous un grand arbre pour déjeuner. Une vieille femme vint à passer. Elle était si vieille qu’elle marchait toute courbée, s’appuyant sur une béquille, et elle portait sur son dos un fagot qu’elle avait ramassé dans le bois. Son tablier était relevé, et Jean vit trois verges d’osier qui en sortaient. Arrivée auprès d’eux, son pied glissa ; elle tomba en jetant de hauts cris, car elle s’était cassé la jambe, la pauvre femme ! Jean voulut tout de suite la porter chez elle ; mais l’étranger

Vignette de Bertall
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ouvrit sa valise, y prit un petit pot, et dit qu’il avait un baume qui remettrait immédiatement sa jambe ; elle pourrait alors s’en aller toute seule, comme si cette jambe n’avait jamais été cassée. Seulement il exigea en retour les trois verges qu’elle portait dans son tablier.

« C’est bien payé, » dit la vieille. Et elle fit un signe bizarre de la tête. On voyait qu’elle ne renonçait pas volontiers à ses verges ; mais, d’un autre côté, il était bien désagréable de rester ainsi étendue, la jambe cassée. Elle les lui donna donc, et, dès qu’il eut frotté la jambe avec son baume, la vieille mère se leva et marcha mieux qu’auparavant. Quel baume ! mais aussi on ne pouvait en acheter chez le pharmacien.

« Que veux-tu faire des trois verges ? demanda Jean à son compagnon de voyage.

— Ce sont trois gentils petits balais ; il me plaît de les avoir ; je suis un garçon si drôle ! »

Ils firent encore un bon bout de chemin.

« Regarde l’orage qui se prépare, dit Jean ; que ces nuages sont noirs et terribles !

— Non, observa le compagnon de voyage ; ce ne sont pas des nuages, ce sont des montagnes. On arrive par ces montagnes au-dessus des nuages, au sein des airs. Crois-moi, c’est magnifique ; demain nous serons déjà loin dans le monde. »

Mais il fallait marcher toute la journée pour arriver à ces montagnes dont les sombres forêts touchaient au ciel, et où il y avait des pierres aussi grosses qu’une ville entière. Quelle marche pour traverser tout cela ! C’est pourquoi Jean et son compagnon de voyage entrèrent dans une auberge : il fallait se reposer et recueillir des forces pour le lendemain.

Dans la grande salle de l’auberge se trouvait une foule de monde : on regardait un homme qui faisait jouer des marionnettes. Il venait précisément de dresser son petit théâtre ; on s’était rangé en cercle autour de lui, et la meilleure place, au premier rang, était occupée par un vieux gros

Vignette de Bertall
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boucher qui avait avec lui son bouledogue. Ouf ! l’animal féroce ! il regardait comme tout le monde avec ses grands yeux.

La comédie commença. C’était une belle pièce : un roi et une reine étaient assis sur un trône superbe avec des couronnes d’or et de longues robes à queue : leurs moyens leur permettaient ce luxe ; de gentilles marionnettes avec des yeux de verre et de grandes moustaches étaient debout à toutes les portes, qu’elles ouvraient et fermaient continuellement pour rafraîchir l’air dans la salle. Oui, c’était une bien belle pièce, et pas triste du tout. Mais tout à coup la reine se leva et fit quelques pas. Dieu sait ce que pensait le gros bouledogue : profitant de ce que le boucher ne le retenait pas, il fit un bond jusque sur le théâtre, et saisit la reine par sa mince taille. Cnic, cnac ! C’était horrible à voir.

Le pauvre homme qui faisait voir la comédie fut pris d’angoisse et d’affliction à cause de sa reine, la plus belle de ses poupées, à qui le bouledogue avait mangé la tête.

Mais quand le monde fut parti, l’étranger qui était venu avec Jean dit qu’il allait la remettre en bon état. Il prit son petit pot et frotta la poupée avec le baume qui avait déjà guéri la pauvre vieille. Aussitôt la poupée se trouva reconstruite elle savait même remuer tous ses membres sans qu’on eût besoin de tirer la ficelle : il ne lui manquait que la parole. Son maître était enchanté de la voir danser toute seule ; nulle autre de ses poupées ne pouvait en faire autant.

Dans la nuit, quand les gens de l’auberge étaient déjà couchés, quelqu’un soupira si profondément et à tant de reprises, que tous se relevèrent pour voir ce que c’était. L’homme des marionnettes courut à son théâtre ; car c’était là qu’on avait soupiré. Toutes les poupées étaient couchées pêle-mêle, le roi au milieu de ses gardes du corps. C’étaient eux qui soupiraient si lamentablement, car ils mouraient d’envie d’être frottés comme la reine, afin de pouvoir se remuer tout seuls. La reine s’agenouilla et présenta sa petite couronne d’or en disant : « Prenez-la, mais frottez mon époux et les gens de ma cour. »

Alors le pauvre directeur ne put s’empêcher de pleurer, et il promit au compagnon de voyage tout l’argent qu’il avait gagné avec sa comédie, si celui-ci voulait seulement frotter quatre ou cinq de ses plus belles poupées. Mais le compagnon répondit qu’il ne voulait que le grand sabre que le directeur portait au côté. L’autre y consentit avec plaisir, et six marionnettes furent aussitôt frottées. Elles se mirent à danser, et si gentiment que toutes les filles, les filles vivantes qui les regardaient, se mirent à danser aussi. Le cocher dansait avec la cuisinière, le domestique avec la femme de chambre ; tout ce qui était là dansait, même la pelle et les pincettes, mais elles tombèrent à terre en essayant le premier saut. Quelle nuit joyeuse !

Le lendemain, Jean partit avec son compagnon de voyage, et ils arrivèrent aux hautes montagnes, aux grandes forêts de sapins. Ils montèrent si haut que les tours des églises paraissaient au-dessous d’eux comme de petits fruits rouges au milieu de la verdure, et ils avaient devant eux une immense perspective. Jean n’avait jamais vu une si grande partie du monde ; la lueur du soleil descendait d’un ciel frais et bleu ; les chasseurs donnaient du cor dans les montagnes ; tout était si beau et si béni qu’il lui vint des larmes de joie, et il ne put s’empêcher de dire ; « Bon Dieu, je voudrais pouvoir t’embrasser, tu es si bon envers nous tous ! Et cette magnificence, c’est à toi que nous la devons. »

Le compagnon de voyage était debout et joignait aussi les mains à la lueur du soleil. Il promenait ses regards sur les forêts et sur les villes. Tout à coup un son bizarre se fit entendre au-dessus d’eux ; ils levèrent la tête : un grand cygne blanc fendait l’air ; il était merveilleux, et chantait comme jamais ils n’avaient entendu chanter d’oiseau. Mais sa voix s’affaiblissait de plus en plus, il inclina sa tête et tomba lentement à leurs pieds. Il était mort.

« Ces deux ailes si blanches, si grandes, valent de l’argent, dit le compagnon de voyage, je vais les emporter. Tu vois que j’ai bien fait de demander le sabre. »

D’un coup il coupa les ailes du cygne mort, et les emporta.

Vignette de Bertall
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Les voyageurs firent bien des lieues au-dessus des nuages, jusqu’au moment où ils aperçurent une grande ville avec cent tours qui brillaient au soleil comme de l’argent. Au milieu de la ville s’élevait un château de marbre, couvert d’or rouge ; là demeurait le roi.

Jean et son compagnon de voyage ne voulurent pas entrer immédiatement dans la ville ; ils s’arrêtèrent dans une auberge pour faire leur toilette, car ils voulaient être beaux pour passer dans les rues. L’hôte leur raconta que le roi était un brave homme, n’ayant jamais fait à personne ni bien ni mal, mais sa fille.... « Dieu nous en garde ! C’est une bien méchante princesse. Elle a de la beauté, on ne peut plus ; mais à quoi cela sert-il ? C’est une affreuse sorcière qui a causé la mort d’une foule de beaux princes. »

Cette princesse avait permis à tous de demander sa main, au prince comme au mendiant, n’importe ; mais il fallait deviner trois énigmes qu’elle proposait. Celui qui pourrait deviner, épousait la princesse et, après la mort de son père, montait sur le trône. Quant à ceux qui ne devinaient pas, elle les faisait pendre ou décapiter : tant la belle princesse était méchante ! Son père, le vieux roi, en était bien affligé ; mais il ne put le lui défendre, car il avait déclaré une fois pour toutes qu’il ne se mêlerait pas du choix d’un gendre : sa fille était tout à fait libre à cet égard. Chaque fois qu’un prince avait essayé de deviner les énigmes pour épouser la princesse, il n’avait pu en venir à bout, et il avait été pendu ou décapité. Du reste on l’avait prévenu, pourquoi s’était-il entêté ? Le vieux roi était tellement affecté de cette conduite, que lui et ses soldats passaient tous les ans une journée à genoux, faisant des prières pour que la princesse devînt bonne. Mais rien n’y faisait. Les vieilles femmes qui buvaient de l’eau-de-vie teignirent en noir leur breuvage pour manifester leur chagrin. Que pouvaient-elles faire de plus ?

« La vilaine princesse ! dit Jean, elle mériterait d’être fouettée, cela lui ferait du bien. Si j’étais le vieux roi, comme je lui en ferais voir ! »

Au même instant les deux compagnons entendirent le peuple crier hourra ! C’était la princesse qui passait ; elle était en effet si belle que tout le monde, en la voyant, oubliait sa méchanceté. C’est pourquoi l’on criait hourra ! Douze jolies demoiselles en robes de soie blanche, une tulipe d’or à la main, montées sur des chevaux noirs comme du charbon, lui servaient de cortège. La princesse elle-même avait un cheval blanc comme la neige, orné de diamants et de rubis ; elle portait un costume d’or pur, et le fouet qu’elle tenait à la main ressemblait à un rayon de soleil. La couronne d’or de sa tête paraissait composée des étoiles du ciel, et sa robe était fabriquée des ailes admirables de mille papillons. Cependant elle était plus belle encore que ses habits.

Lorsque Jean l’aperçut, il devint rouge comme du sang et ne put proférer un mot. La princesse ressemblait exactement à la vision qu’il avait eue auprès du lit de son père mort. Il la trouva bien belle et ne put s’empêcher de l’aimer. « Il est impossible, se dit-il, qu’elle soit une méchante sorcière qui fait pendre et décapiter ceux qui ne devinent pas ses énigmes. Chacun est libre de demander sa main, même le dernier des mendiants ; j’irai donc au château, il le faut, je le veux. »

Tout le monde lui dit qu’il avait tort, qu’il subirait le sort des autres. Son compagnon de voyage aussi l’en détourna tant qu’il le put ; mais Jean pensa que tout irait bien. Il brossa son habit et ses souliers avec soin, se lava minutieusement les mains et la figure, arrangea ses beaux cheveux blonds, et entra seul dans la ville pour se rendre au château.

« Entrez, » dit le vieux roi lorsque Jean frappa à la porte. Jean entra, et le vieux roi, en robe de chambre, en pantoufles brodées, vint au-devant de lui. Il avait la couronne d’or sur sa tête, le sceptre dans une main et la pomme d’or dans l’autre. « Attendez, » dit-il en mettant la pomme sous son bras pour offrir sa main à Jean ; mais, dès qu’il apprit que c’était un prétendant, il se mit à pleurer si fort que le sceptre et la pomme tombèrent à terre, et il fut obligé de s’essuyer les yeux avec sa robe de chambre. Pauvre vieux roi ! « N’y songe pas ! s’écria-t-il ; tu finiras mal, comme les autres ; viens voir. »

Il conduisit Jean dans le jardin de la princesse. Quelle horreur ! au sommet de chaque arbre étaient pendus trois ou quatre fils de rois qui avaient demandé la main de la princesse et qui n’avaient pu deviner ses énigmes. Le vent, chaque fois qu’il soufflait, faisait résonner leurs squelettes, et les petits oiseaux s’enfuyaient pour ne plus revenir. Toutes les plantes s’attachaient à des ossements, et il y avait des têtes de morts qui riaient dans les pots de fleurs et qui grinçaient des dents. Quel jardin pour une princesse !

« Tu vois, dit le vieux roi ; tu n’auras pas un meilleur sort que ceux qui sont ici. Renonce plutôt à ton entreprise, tu me rendrais malheureux : je souffre tant de ces horreurs ! »

Jean baisa la main du bon vieux roi, et dit que tout irait bien, tant il aimait la princesse.

En ce moment, elle entrait avec ses dames dans la cour du château, et ils allèrent tous les deux lui souhaiter le bonjour. Avec une grâce infinie, elle tendit sa main à Jean, qui l’aima plus que jamais, et prétendit qu’on était dans l’erreur en l’accusant d’être une mauvaise sorcière. Ensuite, ils montèrent dans le grand salon, où de petits pages leur présentèrent de la confiture et des macarons ; mais le vieux roi était si affligé qu’il ne put rien manger : d’ailleurs les macarons étaient trop durs pour lui. Il fut décidé que Jean reviendrait le lendemain au château, et qu’en présence des juges et de tout le conseil, il essayerait de deviner la première énigme. S’il s’en acquittait bien, il reviendrait encore deux fois. Mais, jusqu’à ce jour, personne n’avait deviné même la première énigme ; tous avaient dû mourir.

Jean n’était pas le moins du monde inquiet de son sort ; au contraire, il se réjouissait et ne pensait qu’à la belle princesse. Il était fermement convaincu que le bon Dieu l’aiderait ; mais comment ? Il l’ignorait et ne voulait pas trop y réfléchir. En retournant à l’auberge, où son compagnon l’attendait, il dansa le long de la grande route.

Jean ne put assez raconter combien la princesse avait été aimable avec lui, et combien elle était belle. Il brûlait d’être au lendemain pour entrer au château et pour tenter la chance. Mais le compagnon de voyage secouait la tête d’un air triste. « Je t’aime bien, dit-il, nous aurions pu rester longtemps encore ensemble ; faut-il que je te perde déjà ! Pauvre Jean ! j’ai envie de pleurer, mais je ne veux pas troubler ta joie, le dernier soir peut-être que nous passerons ensemble. Allons, soyons gais, bien gais ; je pleurerai demain, quand tu seras parti. »

Dans la ville, tout le monde savait qu’un nouveau prétendant s’était offert ; aussi l’affliction était générale. Les théâtres étaient fermés, les marchands de gâteaux avaient enveloppé de crêpes leurs porcs de sucre, le roi et les prêtres étaient à genoux dans l’église, et grande était la douleur : Jean réussirait-il mieux que les autres ?

Dans la soirée, le compagnon de voyage prépara un grand bol de punch, et dit à Jean qu’ils allaient s’amuser, qu’ils allaient boire à la santé de la princesse. Mais, lorsque Jean eut bu deux verres, sa tête s’alourdit malgré lui, ses yeux se fermèrent, il s’endormit. Le compagnon de voyage le souleva doucement de sa chaise et le porta dans son lit. Puis, quand la nuit se fut épaissie, il prit les grandes ailes du cygne et se les attacha aux épaules. Il mit dans sa poche la plus grande des verges que la vieille femme lui avait données, ouvrit la fenêtre, et s’envola, par-dessus la ville, jusqu’au château de marbre. Là, il s’assit dans un coin, sous la fenêtre de la chambre à coucher de la princesse.

Un profond silence régnait sur la ville. À minuit moins un quart, la fenêtre s’ouvrit, et la princesse, avec de longues ailes noires, enveloppée d’un large manteau blanc, s’envola par-dessus la ville jusqu’à une grande montagne. Le compagnon de voyage se rendit invisible, et suivit la princesse en la frappant de sa verge jusqu’au sang. Ouf ! quel voyage à travers les airs ! Le vent saisit son manteau et le déploya comme une voile de navire : la lune brillait au travers. « Comme il grêle, comme il grêle ! » disait la princesse à chaque coup de verge.

Ces coups de verge, elle les avait bien gagnés. Enfin, elle arriva à la montagne et frappa. Un bruit semblable à un tonnerre se fit entendre ; la montagne s’ouvrit, et la princesse entra suivie du compagnon de voyage qui toujours restait invisible.

Ils traversèrent une longue allée dont les murs étincelaient d’une façon bizarre : c’étaient mille araignées enflammées qui montaient et descendaient rapidement. Ils arrivèrent ensuite dans une grande salle construite d’or et d’argent ; des fleurs larges comme des soleils, rouges et bleues, luisaient sur les murs ; mais personne ne pouvait les cueillir, car leurs tiges n’étaient que de vilains serpents venimeux, et les fleurs elles-mêmes n’étaient que le feu exhalé de leurs gueules. Tout le plafond était parsemé de vers luisants, et des chauves-souris couleur bleu de ciel y battaient des ailes. Que tout cela était étrange ! Au milieu du plancher s’élevait un trône porté par quatre squelettes de chevaux dont les harnais se composaient de ces araignées étincelantes. Le trône lui-même était de verre blanc comme du lait, et les coussins n’étaient que de petites souris noires qui se mordaient la queue. Au-dessus était un toit formé d’une toile d’araignée rouge, garnie de charmantes petites mouches vertes qui brillaient comme des diamants. Au milieu du trône était assis un vieux sorcier avec une couronne sur sa vilaine tête et un sceptre à la main. Il baisa la princesse au front, l’invita à s’asseoir à côté de lui sur le précieux trône, et la musique commença. De grandes sauterelles noires jouaient.... et le hibou, faute de tambour, se battait le ventre. En vérité, c’était un bizarre concert. De petits fantômes noirs, avec un feu follet sur leur bonnet, dansaient en rond dans la salle. Personne ne put voir le compagnon de voyage ; il s’était placé derrière le trône, d’où il écoutait et voyait tout ce qui se passait. Bientôt entrèrent les courtisans ; ils étaient richement vêtus et prenaient de grands airs ; mais qui aurait vu tant soit peu clair les eût vite appréciés à leur juste valeur. Ce n’étaient que des manches à balais, avec des têtes de choux au bout, auxquels le sorcier avait insufflé la vie et donné des habits brodés. Il n’en fallait pas plus pour parader comme ils faisaient.

Les danses terminées, la princesse raconta au sorcier qu’il s’était présenté un nouveau prétendant, et elle lui demanda conseil sur la première énigme à proposer.

« Si tu veux suivre mon avis, dit le sorcier, pense à quelque chose de si simple qu’il ne puisse même s’en douter. Pense à un de tes souliers : certes, il ne devinera pas. Fais alors couper sa tête ; mais surtout n’oublie pas en revenant demain dans la nuit de m’apporter ses yeux, que je croquerai avec plaisir. »

La princesse fit une inclination profonde et promit d’apporter les yeux. Puis le sorcier ouvrit la montagne, et elle s’envola, toujours suivie du compagnon de voyage qui la frappait toujours, et si fort, si fort, qu’elle se plaignait amèrement de la grêle. Lorsqu’elle fut entrée par la fenêtre dans sa chambre à coucher, le compagnon de voyage s’envola vers l’auberge où Jean dormait encore ; détacha ses ailes, et se mit lui-même au lit : il y avait assurément de quoi être fatigué.

Jean se réveilla de bonne heure le lendemain matin ; le compagnon aussi se leva et raconta qu’il avait fait la nuit un rêve très-bizarre d’une princesse et de son soulier. Aussi conseilla-t-il à Jean de demander à la princesse si elle n’avait pas pensé à son soulier.

« J’aime autant demander cela qu’autre chose, dit Jean ; peut-être as-tu rêvé juste, car je suis toujours convaincu que le bon Dieu m’aidera. Cependant je vais te faire mes adieux ; car, si je me trompe, je ne te reverrai plus. »

Là-dessus, ils s’embrassèrent ; Jean retourna dans la ville et se rendit au château. La grande salle était remplie de monde ; les juges siégeaient sur leurs fauteuils, avec des édredons sous la tête, car ils avaient beaucoup à méditer. Le vieux roi se leva et s’essuya les yeux avec un mouchoir blanc. Enfin la princesse entra plus belle que la veille, salua d’un air gracieux, et donnant sa main à Jean : « Bonjour, mon cher, » lui dit-elle.

Jean devait donc deviner à quelle chose elle avait pensé. Elle le regardait amicalement, mais au mot de soulier, son visage devint blanc comme la craie, et tout son corps trembla. N’importe ; il avait deviné juste.

Pour le coup, qui fut content ? ce fut le vieux roi ! Il fit une culbute de première force, et tout le monde battit des mains, pour lui comme pour Jean.

Le compagnon de voyage fut bien heureux aussi, quand il apprit ce premier succès. Jean joignit les mains et remercia le bon Dieu, qui certainement l’aiderait encore aux deux autres épreuves. Le lendemain, il devait deviner la seconde énigme.

Ce soir-là se passa comme celui de la veille. Lorsque Jean se fut endormi, le compagnon de voyage suivit la princesse dans la montagne et la battit plus fort encore que la veille, car il avait pris deux verges. Personne ne le vit, et lui entendit tout : la princesse devait penser à son gant ; il raconta cela à Jean comme s’il l’avait rêvé. Rien n’était donc plus facile à Jean que de deviner juste une seconde fois, et ce fut au château une indicible joie. Toute la cour fit des culbutes à l’imitation de son roi ; mais la princesse s’étendit sur un sofa et ne voulut pas proférer une seule parole.

Tout dépendait maintenant de la troisième épreuve. Encore ce succès, Jean épousait la princesse, et à la mort du roi il héritait du trône. Dans le cas contraire, il perdait la vie, et le sorcier mangeait ses beaux yeux bleus.

La veille au soir, Jean se coucha de bonne heure, fit sa prière et s’endormit tranquillement. Mais son compagnon reprit les ailes du cygne, s’attacha le sabre au côté, et s’envola vers le château, emportant les trois verges.

La nuit était terrible, la tempête arrachait les ardoises des toits, et les arbres du jardin, où pendaient les squelettes, pliaient comme des roseaux à chaque coup de vent. Les éclairs se succédaient sans relâche, et pendant toute la nuit ce ne fut qu’un coup de tonnerre. La fenêtre s’ouvrit, et la princesse s’envola. Elle était pâle comme la mort, mais elle se riait du mauvais temps, qu’elle trouvait encore trop doux. Son manteau blanc, pareil à une voile de navire, tourbillonnait dans l’air. Le compagnon de voyage la frappait si rudement de ses trois verges, que des gouttes de sang tombaient à terre, et qu’à la fin elle put à peine continuer son vol. Cependant elle arriva à la montagne.

« Il grêle, et le vent est furieux, dit-elle ; jamais je ne suis sortie par un temps comme celui-là.

— Quelquefois on se fatigue même du bien, » répondit le sorcier.

Elle lui raconta que Jean avait deviné juste la seconde fois. S’il réussissait encore le lendemain, c’en était fait ; elle ne pourrait plus retourner à la montagne ni pratiquer ses sortiléges. Elle en était bien affligée.

« Cette fois, il ne devinera pas, dit le sorcier, ou il faudrait qu’il fût plus grand sorcier que moi. En attendant, amusons-nous. »

Il prit la princesse par les deux mains, et ils dansèrent en rond avec les deux fantômes et les feux follets qui étaient dans la salle. Les araignées rouges sautaient joyeusement sur le mur, les fleurs de feu étincelaient ; le hibou battait du tambour, le cri-cri chantait, les sauterelles noires jouaient de la guimbarde. En vérité, le bal était fort animé !

Lorsqu’ils eurent assez dansé, la princesse dut s’en retourner, pour qu’on ne s’aperçût pas de son absence au château. Le sorcier offrit de l’accompagner.

Ils s’envolèrent par le mauvais temps, et le compagnon de voyage usa ses trois verges sur leurs épines dorsales. Jamais le sorcier ne s’était promené sous une grêle semblable. Près du château, il fit ses adieux à la princesse, en lui disant tout bas : « Pense à ma tête. »

Mais le compagnon de voyage l’avait entendu. Au moment même où la princesse se glissa par sa fenêtre dans sa chambre à coucher, il saisit le sorcier par sa longue barbe noire, et lui coupa sa vilaine tête au ras des épaules. Cela fut sitôt fait, que vraiment le sorcier ne put se reconnaître. Le corps fut jeté aux poissons du lac ; quant à la tête, après l’avoir plongée dans l’eau, le compagnon l’enveloppa dans son foulard, l’emporta dans le cabaret, et regagna son lit.

Le lendemain, il donna le foulard à Jean, et lui recommanda de ne pas le dénouer jusqu’au moment où la princesse lui adresserait sa troisième question.

Il y avait tant de monde dans la grande salle du château, que la foule était serrée comme une botte de radis. Le conseil siégeait avec ses édredons, le vieux roi s’était fait habiller de neuf ; la couronne d’or et le sceptre avaient été polis ; mais la princesse était d’une extrême pâleur. Elle portait une robe noire, comme si elle se fût apprêtée à suivre un enterrement.

« À quoi ai-je pensé ? » demanda-t-elle à Jean.

Celui-ci dénoua le foulard, et resta stupéfait lui-même à l’effroyable aspect de la tête du sorcier. Il y eut un frisson général ; quant à la princesse, elle avait l’air d’une statue. Enfin elle se leva, tendit la main à Jean, car il avait bien deviné, et, sans regarder personne, elle soupira profondément.

« Maintenant, tu es mon seigneur ; ce soir, nous célébrerons la noce.

— À la bonne heure ! à la bonne heure ! » exclama le vieux roi.

Tout le monde cria hourra ! la musique militaire retentit dans les rues, les cloches sonnèrent, les marchands de gâteaux ôtèrent le crêpe noir à leurs porcs de sucre ; tout était joie ! Trois bœufs rôtis tout entiers, farcis de canards et de poulets, furent servis au milieu du marché, et chacun eut le droit d’en couper un morceau. Les vins les plus délicieux jaillirent des fontaines ; quiconque achetait un pain d’un sou au boulanger reçut six grosses brioches en sus. Et quelles brioches !

Le soir, toute la ville était illuminée ; les soldats tiraient le canon, les gamins lançaient des pétards. Dans le château, on mangeait, on buvait, on trinquait, on sautait ; tous les seigneurs et toutes les belles demoiselles se mêlaient à la danse. De loin on les entendait chanter :

Tant de belles demoiselles
Dansent au son du tambour !
Jeune fille, c’est ton tour,
Ton tour d’user tes semelles.

Cependant la princesse était toujours sorcière ; elle n’aimait pas Jean. Le compagnon de voyage ne l’avait pas oublié : c’est pourquoi il donna à Jean trois plumes des ailes du cygne et une petite fiole contenant quelques gouttes. Il lui conseilla de mettre auprès du lit nuptial un grand baquet rempli d’eau, d’y jeter les plumes et les gouttes, et d’y plonger trois fois la princesse. C’était le moyen de la désenchanter et de lui faire aimer Jean.

Jean suivit toutes les prescriptions de son compagnon. La princesse poussa de grands cris lorsqu’il la plongea dans l’eau ; elle se débattit entre ses mains, et prit la forme d’un cygne noir avec des yeux étincelants. À la seconde immersion, le cygne devint blanc, sauf un anneau noir qui lui restait autour du cou. Jean fît une prière au bon Dieu, et, quand l’oiseau revint pour la troisième fois sur l’eau, c’était une princesse admirablement belle. Plus que jamais elle était adorable, et, les larmes aux yeux, elle remercia Jean d’avoir mis fin à son enchantement.

Le lendemain, le vieux roi vint la voir accompagné de toute sa cour : la journée se passa en félicitations. Le compagnon de voyage arriva le dernier, le bâton à la main et le sac sur le dos. Jean l’embrassa bien des fois : il ne voulait pas laisser partir l’auteur de son bonheur ; mais le compagnon de voyage secoua la tête, et dit avec un air doux et amical : « Non, mon temps est fini ; je n’ai fait que payer ma dette. Te rappelles-tu le mort auquel deux méchants hommes voulaient faire du mal ? Tu donnas tout ce que tu avais pour lui assurer la paix de la tombe. C’est moi qui suis ce mort. »

Au même instant, il avait disparu.

La noce dura tout un mois. Jean et la princesse s’aimèrent tendrement ; le vieux roi passa encore bien d’heureuses journées en faisant monter ses petits-enfants à cheval sur ses genoux, leur abandonnant son sceptre pour joujou.

Après sa mort, Jean lui succéda sur le trône.

Vignette de Bertall
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