Le Corset : étude physiologique et pratique/A5

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LE CORSET[1]


Mon étude sur le corset, très commentée par les lectrices du Touring-Club, m’a valu une foule de lettres et de questions au sujet de certains passages, qui ont paru insuffisamment clairs. Il est certain que ma tentative doit apporter un tel changement dans les habitudes des femmes, que, pour leur faire admettre ce que je propose, je leur dois des explications très documentées. J’ai demandé la transformation du corset, il est de mon devoir de prouver que cette transformation est possible, bien plus, qu’elle est favorable au double point de vue de la beauté aussi bien que de l’hygiène. Au point de vue médical les résultats de cette réforme seront l’objet d’une étude spéciale ; plus tard, lorsque le nombre des observations sera suffisant, je les publierai pour bien démontrer le rôle important que joue le corset dans la prophylaxie de certaines affections.

Pour le moment, je ne veux envisager que le côté pratique, et, à l’aide de figures explicatives, renseigner mes lectrices d’une façon complète.

Plusieurs questions m’ont été posées sur la forme que j’indique et que je propose de donner au corset. On me demande également pourquoi j’enlève à ce vêtement le rôle qu’on lui a fait remplir jusqu’à ce jour, celui de soutenir les seins ; pourquoi, enfin, je juge utile de le faire descendre au bas du ventre.

Je vais reprendre ces chapitres et répondre brièvement à ces questions. Pour que mon texte soit plus clair, des renvois se rapportant aux figures suivantes compléteront mes explications.

La figure 1 représente une coupe antéro-postérieure d’un corps de femme, prise dans un de nos livres classiques d’anatomie.

La figure 2 montre le même sujet emprisonné dans le corset porté habituellement.

La figure 3, enfin, indique sur la même coupe le système de corset que je préconise.

L’objection qui m’a été posée par le plus grand nombre de mes correspondantes concerne le soutien des seins. On a vu que dans ma précédente étude je n’attachais à ce fait qu’une importance secondaire, les femmes s’en sont émues. Pourquoi, me disent-elles, le corset ne peut-il pas soutenir les seins ?… Il est inadmissible que dans certains cas ces organes soient abandonnés à leur propre poids.

Fig. 1

Coupe antéro-postérieure d’un buste normal, pris dans un atlas d’anatomie.

1 Côtes.
2 Fausses-côtes.
3 Sternum.
4 Estomac.
5 Foie.
6 Intestin.
7 Os iliaque.
8 Fémur.
sans cadre
sans cadre

La raison, est cependant bien simple : le corset ne peut pas soutenir les seins parce que ceux-ci sont placés trop loin du point d’appui que ce vêtement doit prendre sur le corps. J’ai dit, et je le répète en y insistant, qu’il n’est pas possible de continuer à appliquer le corset sur les parois thoraciques ni sur l’épigastre. Le point d’appui doit être pris sur les os du bassin qui sont plats, larges, incompressibles, et qui sont destinés à soutenir le vêtement. Pour atteindre les seins, le corset emprisonnerait le buste tout entier ; c’est précisément ce que je veux éviter à tout prix.

Admettons, en nous reportant à la figure 1, que la face antérieure du corps est représentée par deux plans : l’un légèrement incliné en avant, comprenant la partie supérieure de la cage thoracique, depuis la pointe du sternum jusqu’à la première côte ; l’autre, comprenant l’épigastre et la paroi abdominale, et légèrement incliné en arrière. Les seins sont sur la limite, au sommet de l’angle obtus formé par la rencontre de ces deux plans. Si le corset atteignait ce niveau, il devrait recouvrir le plan inférieur tout entier, y compris la pointe du sternum. Or, dans cette région, sont situées toutes les fausses côtes, et nous savons qu’elles doivent être libres ; en outre, leur extrémité antérieure, en s’éloignant de plus en plus de la ligne médiane, laisse en avant un espace en Λ qui contient l’estomac à l’état normal. La nature a si bien prévu les besoins d’expansion de celui-ci, qu’elle l’a placé dans un espace recouvert seulement de parties molles, pendant que sur les côtés, il est entouré d’os mobiles.

sans cadre
sans cadre
Fig. 2.

Coupe antéro-postérieure d’un buste
de femme, déformé par le corset.

1 Côtes.
2 Fausses côtes.
3 Sternum.
4 Estomac déplacé.
5 Foie.
6 Intestin également déplacé.
7 Os iliaque.
8 Fémur.
A bord supérieur du corset.
B bord inférieur.

Normalement l’estomac se trouve donc placé immédiatement au-dessous du sternum entre la pointe de cet os et ce qu’on est habituellement convenu d’appeler la taille. Il varie de dimensions selon son état de réplétion ou de vacuité ; si vous faites monter le corset jusqu’au-dessus de ce viscère, vous l’emprisonnez dans un moule rigide et inextensible, et, à moins d’avoir un corset que vous devrez quitter au moment de chaque repas lorsque l’estomac se distend, vous forcez cet organe à chercher ailleurs la place qui lui est nécessaire. Cette place, il ne la trouve qu’au-dessous du bord inférieur du corset, dans le ventre (fig. 2), et c’est là qu’il se distend pendant le repas. Ce déplacement est illogique et anormal, aussi cela ne se passe pas sans accidents, sans troubles divers. En changeant la position de l’estomac, vous paralysez son activité musculaire, ce qui en amène la dilatation, et en modifiant la direction des vaisseaux, vous déterminez leur tiraillement et leur compression. Il en résulte des troubles de la circulation démontrés par la congestion de la face et les étouffements qui suivent l’ingestion alimentaire. Il faut donc, pour laisser l’estomac et les poumons libres, que le corset ne monte pas trop haut. Il doit exister entre son bord supérieur et la pointe du sternum un espace où l’estomac puisse se distendre (fig. 3). Cette place lui appartient d’ailleurs et il le prouve en digérant beaucoup plus facilement lorsqu’on le laisse où il doit être.

Fig. 3.

Coupe antéro-postérieure d’un buste
de femme avec le corset rationnel.
1 Côte
2 Fausses côtes.
3 Sternum.
4 Estomac.
5 Foie.
6 Intestins.
7 Os iliaque.
8 Fémur.
A bord supérieur du corset.
B bord inférieur.

Si donc le corset ne peut pas atteindre la pointe du sternum, il est impossible qu’il soutienne les seins. Mais ne peut-on pas les soutenir à l’aide d’une brassière ?… Je crois que ce moyen sera toujours préférable à ceux employés jusqu’alors. Le fait d’emprisonner les seins dans un tissu imperméable favorise le flétrissement et l’atrophie de la glande. Mettez donc des brassières si cela est nécessaire, mais neuf fois sur dix, il n’en sera pas besoin.

Je pense que ma plaidoirie en faveur du raccourcissement du corset au niveau du buste, aura convaincu mes lectrices et je passe à la seconde question.

Pourquoi, me demande-t-on, voulez-vous changer la forme du corset ?… Tout simplement parce que cette forme est incompatible avec la forme du corps. Il est aisé de s’en rendre compte en comparant la figure 1 et la figure 2. Le corset, par le fait qu’il est rétréci au niveau de l’épigastre, expulse les organes qu’il devrait seulement recouvrir. Les poumons sont comprimés et refoulés vers le haut, l’estomac est repoussé vers le bas et obligé de se loger dans le ventre, et cela que la femme se serre ou ne se serre pas. Ce résultat est dû à la forme du corset. Il en est de même en arrière. Pour effacer la saillie des omoplates on fait monter le corset très haut, sans se douter qu’en amoindrissant la vitalité des muscles dorsaux, on favorise la saillie de ces os. Ce fait est également inconnu du public, que la force et le redressement de la colonne vertébrale sont dus à l’action de la masse musculaire ; il faut donc que les muscles du dos soient forts, pour que le squelette conserve sa direction. Bien entendu je ne parle que des cas normaux.

Voilà les raisons qui m’ont engagée à protester contre la forme actuelle du corset. Ces raisons sont indiscutables, toutes les femmes doivent en convenir dans leur for intérieur.

Enfin, la dernière question est la suivante : Pourquoi le corset doit-il descendre aussi bas ? Ici les figures seront plus éloquentes que mon plaidoyer.

La figure 1 représente une femme sans corset, mais nous voyons qu’aussitôt qu’elle se serre (fig. 2) les viscères abdominaux sont refoulés vers le bas. Or, comme la femme se serrera toujours, il faut l’empêcher de se faire mal en modifiant et déplaçant la ligne de constriction du corset. Il faut de plus fournir un point d’appui résistant à ses organes pour s’opposer à leur déplacement, puisque la paroi abdominale n’y suffit pas. En maintenant les parties molles sur toute leur étendue, et en évitant de creuser le corset à l’épigastre, il est facile de forcer les viscères à conserver leur place respective, d’autant plus que la ligne sur laquelle portera le rétrécissement sera oblique au lieu d’être horizontale, car elle suivra le bord supérieur des crêtes iliaques, par conséquent passera au-dessous de l’estomac. Ici on peut serrer légèrement, mais c’est sur les côtés et non en avant, car il existe au-dessus de la hanche une dépression naturelle de laquelle nous avons le droit de profiter.

La figure 3 représente bien de quelle façon je comprends l’application du corset. Il est incontestable que si la femme se soumet aux indications que j’ai formulées, toutes les misères qu’occasionne ce vêtement disparaîtront.

J’espère que l’exercice de la bicyclette qui exige le fonctionnement normal de l’estomac et des poumons sera pour les femmes l’occasion de cette réforme. Déjà elles révolutionnent la mode au mépris de toutes les critiques, je les en félicite, et je souhaite que la transformation du corset en soit la conséquence naturelle. Je pourrais dire qu’il eût fallu commencer par là, car si le corset est mauvais, la marche à bicyclette devient impossible. Or, les femmes accepteront la modification ; elles supprimeraient plutôt complètement le corset que de se priver de leur sport favori. D’ailleurs, appliqué comme je l’indique, il n’altère pas les formes, au contraire, je dirai même que, s’il est un moyen de faire accepter la culotte, vêtement si peu fait pour la femme mais que nous acceptons faute de mieux, c’est de porter un corset abdominal qui supprimera la saillie du ventre et obligera les femmes à se tenir droit ; je crois que je me réconcilierais, jusqu’à un certain point, avec le pantalon que je déteste, si le port de ce vêtement nous débarrassait à jamais de cette cuirasse contre laquelle je plaide depuis si longtemps.

  1. Revue mensuelle du Touring-Club de France, septembre 1895.