Le Crime de lord Arthur Savile (recueil)/Contes/La Fameuse Fusée

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La Fameuse Fusée
Traduction par Albert Savine.
Stock (Le Crime de lord Arthur Savilep. 126-153).

LA FAMEUSE FUSÉE



Le fils du roi était sur le point de se marier. Aussi les réjouissances étaient-elles générales.

Il avait attendu, une année entière, sa fiancée et, à la fin, elle était arrivée.

C’était une princesse russe et elle avait fait route depuis la Finlande dans un traîneau attelé de six rennes.

Le traîneau avait la forme d’un grand cygne d’or et la petite princesse y était couchée entre les ailes du cygne.

Son long manteau d’hermine retombait droit sur ses pieds.

Sur sa tête, elle avait un petit bonnet tissé d’argent, et elle était pâle comme le palais de neige, dans lequel elle avait toujours vécu.

Elle était si pâle que, quand elle passait par les rues, les gens s’en étonnaient.

— Elle ressemble à une rose blanche, criait-on.

Et, des balcons, on jetait des fleurs sur elle.

À la porte du château, le prince l’attendait pour la recevoir. Il avait des yeux violets et rêveurs et ses cheveux étaient comme de l’or fin.

Quand il la vit, il fléchit le genou et baisa sa main.

— Votre portrait était beau, murmura-t-il, mais vous êtes plus belle que votre portrait.

Et la petite princesse rougit.

— Elle ressemblait tout à l’heure à une rose blanche, dit un jeune page à son voisin, mais maintenant elle ressemble à une rose rouge.

Et toute la cour fut dans le ravissement.

Les trois jours qui suivirent, tout le monde se disait :

— Rose blanche, rose rouge ; rose rouge, rose blanche !

Et le roi donna des ordres pour que la solde du page fût doublée.

Comme il ne recevait aucune solde, sa position n’en fut pas bien améliorée, mais on considéra cela comme un grand honneur et le décret royal fut dûment publié dans la Gazette de la Cour.

Les trois jours écoulés, le mariage fut célébré.

Ce fut une superbe cérémonie.

Le marié et la mariée se promenèrent, la main dans la main, sous un dais de velours pourpre, brodé de petites perles.

Puis, il y eut un banquet officiel qui dura cinq heures.

Le prince et la princesse étaient assis au bout du grand hall et burent dans une coupe de pur cristal. Seuls, les vrais amoureux peuvent boire dans cette coupe, car si des lèvres menteuses y touchaient, le cristal se ternirait et deviendrait gris et nuageux.

— Il est visible qu’ils s’aiment l’un et l’autre, dit le petit page. C’est clair comme le cristal.

Et le roi doubla de nouveau sa solde.

— Quel honneur ! s’exclamèrent tous les courtisans.

Après le banquet, il y eut un bal.

Le marié et la mariée devaient danser ensemble la danse des roses et le roi jouer de la flûte.

Il jouait très mal, mais jamais personne n’avait osé le lui dire, parce qu’il était roi. Néanmoins, il ne savait que deux airs et n’était jamais bien sûr lequel il jouait, mais peu importait, car quoi qu’il fît, tout le monde criait :

— C’est charmant ! c’est charmant !

Le dernier article du programme était un grand déploiement de feux d’artifice qui devait terminer exactement à minuit.

La petite princesse n’avait jamais vu un feu d’artifice de sa vie. Aussi le roi avait-il enjoint au pyrotechnicien royal de mettre en jeu toutes les ressources de son art, le jour du mariage de la princesse.

— À quoi ressemblent les feux d’artifice ? avait-elle demandé au prince, un matin, comme elle se promenait sur la terrasse.

— Ils ressemblent à l’aurore boréale, dit le roi qui répondait toujours aux questions qu’on adressait aux autres. Seulement ils sont plus nature. Moi, je les préfère aux étoiles, car on sait toujours quand ils vont commencer à briller et ils sont aussi agréables que ma musique de flûte. Vous les verrez certainement.

Donc, au fond du jardin royal un stand avait été préparé et aussitôt que le pyrotechnicien royal eut tout rangé en place, les feux d’artifice se mirent à causer entre eux.

— Le monde est à coup sûr très beau, dit un petit pétard. Regardez plutôt ces tulipes jaunes. Ma foi ! ce serait de vrais marrons qu’elles ne seraient pas plus jolies. Je suis bien heureux d’avoir voyagé. Les voyages développent étonnamment l’esprit et jettent bas tous les préjugés qu’on a pu concevoir.

— Le jardin du roi n’est pas le monde, jeune fou, dit une grosse chandelle romaine. Le monde est un énorme espace, et il vous faudrait trois jours pour le parcourir tout entier.

— Tout endroit que vous aimez est pour vous le monde, dit un soleil attaché jadis à une vieille boîte de sapin et très orgueilleux de son cœur brisé, mais l’amour n’est pas à la mode ; les poètes l’ont tué. Ils ont tant écrit là-dessus que personne ne les croit plus, et je n’en suis pas surpris. Le véritable amour souffre et se tait… Je me souviens que moi-même une fois… mais il ne s’agit pas de cela ici. Le roman est une chose du passé.

— Stupidité ! s’écria la chandelle romaine, le roman ne meurt jamais. Il ressemble à la lune ! Il vit toujours ; certes, le marié et la mariée s’aiment tendrement. J’ai tout appris sur eux ce matin d’une cartouche de papier brun qui s’est trouvée dans le même tiroir que moi et qui connaît les dernières nouvelles de la cour.

Mais le soleil secoua sa tête.

— Le roman est mort ! Le roman est mort ! Le roman est mort ! murmura-t-il.

Il était de ces gens qui pensent que si vous répétez un certain nombre de fois la même chose, elle finit par devenir vraie.

Soudain, on entendit une toux sèche et perçante, et tous regardèrent autour d’eux.

C’était une petite fusée au regard hautain qui était attachée au bout d’un bâton. Elle toussait toujours avant de faire une observation comme pour attirer l’attention.

— Hum ! Hum ! fit-elle.

Et tout le monde l’écouta, sauf le pauvre soleil qui secouait toujours sa tête et murmurait :

— Le roman est mort !

— À l’ordre ! À l’ordre ! cria un marron.

Il avait quelque chose d’un politicien.

Il avait toujours pris une part importante dans les élections locales. Aussi connaissait-il toutes les expressions qu’on emploie au Parlement.

— Tout à fait mort ! soupira le soleil.

Et il se rendormit.

Aussitôt que le silence fut parfait, la fusée toussa une troisième fois et commença.

Elle parlait d’une voix distincte et très lente, comme si elle dictait ses mémoires et regardait toujours par dessus l’épaule de la personne à laquelle elle parlait.

En fait, elle avait des manières très distinguées.

— Comme le fils du roi est heureux ! remarqua-t-elle, de se marier le jour même où je dois être lancée. Vraiment, si cela a été combiné de longue main, cela ne pouvait tourner mieux pour lui, mais les princes ont toujours de la chance.

— Ah ! bah ! dit le petit pétard, je pensais que c’était tout juste le contraire et que vous étiez lancée en l’honneur du prince.

— C’est peut-être là votre cas, répliqua la fusée, et même je n’en doute pas, mais pour moi c’est différent. Je suis une fusée de qualité et je suis issue de parents de qualité. Ma mère était la plus célèbre girandole de son temps. Elle était réputée pour la grâce de sa danse. Quand elle fit sa grande apparition publique, elle tourna dix-neuf fois avant de s’éteindre et, à chaque tour, elle jetait en l’air sept étoiles rouges. Elle avait trois pieds et demi de diamètre et était composée de la meilleure poudre. Mon père était fusée comme moi et d’extraction française. Il volait si haut que l’on craignait de ne pas le voir redescendre. Il redescendait, cependant, parce qu’il était d’une excellente constitution et il fit une très brillante chute en une pluie d’étincelles d’or. Les journaux s’exprimèrent à son sujet en termes très flatteurs et même la Gazette de la cour dit de lui qu’il marquait le triomphe de l’art pylotechnique.

— Pyrotechnique, c’est pyrotechnique que vous voulez dire, intervint le feu de bengale. Je sais que c’est pyrotechnique, parce que j’ai vu le mot écrit sur ma boîte de fer-blanc.

— Ma foi, je dis pylotechnique, répliqua la fusée sur un ton de voix sévère.

Et le feu de bengale en fut si anéanti qu’il commença aussitôt à malmener les petits pétards pour montrer qu’il était, lui aussi, une personne de quelque importance.

— Je disais… continua la fusée… — Je disais… Qu’est-ce que je disais ?

— Vous parliez de vous, reprit la chandelle romaine.

— Naturellement. Je sais que je discourais sur quelque intéressant sujet quand j’ai été si grossièrement interrompue. Je déteste la grossièreté et les mauvaises manières de toute espèce, car je suis extrêmement sensible. Nul au monde n’est aussi sensible que moi, j’en suis certaine.

— Qu’est-ce qu’une personne sensible ? dit le marron à la chandelle romaine.

— Une personne qui, parce qu’elle a des cors, marche toujours sur les orteils des autres, répondit la chandelle dans un faible murmure.

Et le marron éclata presque de rire.

— Pardon ! De quoi riez-vous ? demanda la fusée. Je ne ris pas.

— Je ris parce que je suis heureux, répliqua le marron.

— C’est là un motif bien égoïste, dit la fusée avec colère. Quel droit avez-vous d’être heureux ? Vous devriez penser aux autres. En fait, vous devriez penser à moi. Je pense toujours à moi et j’estime que tout le monde devrait faire de même. C’est là ce qu’on appelle la sympathie. C’est une belle vertu et je la possède à un haut degré. Supposez, par exemple, qu’il m’arrive quelque accident ce soir. Quel malheur ce serait pour vous tous ! Le prince et la princesse ne pourraient plus être heureux : ça en serait fait de leur vie de ménage. Et quant au roi, je crois qu’il ne pourrait supporter cela. Vraiment quand je commence à réfléchir à l’importance de mon rôle, je suis presque émue aux larmes.

— Si vous désirez plaire aux autres, s’écria la chandelle romaine, vous feriez mieux de vous tenir au sec.

— Certainement ! s’exclama le feu de bengale qui n’était pas de très bonne humeur, c’est simplement là du sens commun.

— Du sens commun vraiment ? repartit la fusée indignée. Vous oubliez que je n’ai rien de commun et que je suis très distinguée. Ma foi, tout le monde peut avoir du sens commun, pourvu qu’on n’ait pas d’imagination. Mais j’ai de l’imagination, car je ne vois jamais les choses comme elles sont. Je les vois toujours très différentes de ce qu’elles sont. Quant à me tenir au sec, c’est qu’il n’y a évidemment ici personne qui sache apprécier à fond une nature délicate. Heureusement pour moi peu m’importe. La seule chose qui soutient quelqu’un dans la vie, c’est la conscience de l’immense infériorité de ses semblables et c’est là un sentiment que j’ai toujours entretenu en moi. Mais aucun de vous n’a de cœur. Vous criez et vous vous réjouissez comme si le prince et la princesse n’étaient pas en train de se marier.

— Eh ! s’exclama un petit globe à feu. Pourquoi pas ? C’est une joyeuse occasion et quand je rugirai dans l’air, je me propose d’en faire part à toutes les étoiles. Vous les verrez briller quand je leur parlerai de la jolie mariée.

— Oh ! quelle idée banale de la vie ! dit la fusée, mais je n’attendais pas autre chose. Il n’y a rien en vous. Vous êtes creux et vide. Bah ! peut-être le prince et la princesse iront-ils vivre dans un pays où il y a une profonde rivière, peut-être auront-ils un seul fils, un petit garçon bouclé, avec des yeux violets, comme ceux du prince. Peut-être quelque jour ira-t-il se promener avec sa nourrice. Peut-être la nourrice s’endormira-t-elle sous un grand sureau. Peut-être l’enfant tombera-t-il dans la rivière et se noiera-t-il. Quel terrible malheur ! Les pauvres gens perdre leur fils unique ! c’est vraiment terrible. Je ne pourrais jamais supporter cela.

— Mais ils n’ont pas perdu leur fils unique, dit la chandelle romaine. Il ne leur est arrivé aucun malheur.

— Je n’ai pas dit qu’il soit arrivé, reprit la fusée. J’ai dit qu’il pouvait arriver. S’ils avaient perdu leur fils unique, il serait inutile de dire quoi que ce soit à ce sujet. Je déteste les gens qui pleurent sur leur pot au lait renversé. Mais quand je pense qu’ils ont perdu leur fils unique, certes j’en suis très attristée.

— À coup sûr, s’exclama le feu de bengale. En fait, vous êtes la personne la plus affectée que j’ai jamais vue.

— Vous êtes la personne la plus mal élevée que j’ai rencontrée, dit la fusée, et vous ne pouvez comprendre mon affection pour le prince.

— Bah, vous ne le connaissez même pas, craqua la chandelle romaine.

— Je n’ai jamais dit que je le connaissais, répondit la fusée. J’ose dire que si je le connaissais, je ne serais nullement son amie. C’est une chose dangereuse que de connaître ses propres amis.

— Vous feriez mieux de vous tenir au sec, dit le globe à feu. C’est une chose importante.

— Très importante pour vous sans doute, répondit la fusée, mais je pleurerai si cela me chante.

Et la fusée éclata en larmes qui coulèrent sur son bâton en gouttes de pluie et noyèrent presque deux petits scarabées qui songeaient justement à fonder une famille et cherchaient un joli endroit sec pour s’y installer.

— Elle doit avoir une nature vraiment romantique, car elle pleure quand il n’y a nulle raison de pleurer, dit le soleil.

Et il poussa un profond soupir et pensa à la boîte de sapin.

Mais la chandelle romaine et le feu de bengale étaient indignés. De toute leur voix, ils criaient.

— Grimaces ! Grimaces !

Ils étaient extrêmement pratiques et toutes les fois qu’ils faisaient opposition à quelque chose ils l’appelaient Grimaces.

Alors la lune se leva comme un superbe bouclier d’argent et les étoiles se mirent à briller et le son d’une musique arriva du palais.

Le prince et la princesse conduisaient la danse. Ils dansaient si bien que les petits lis blancs jetaient un coup d’œil à la fenêtre et les regardaient et que les grands pavots rouges balançaient leur tête et battaient la mesure.

Alors dix heures sonnèrent, puis onze, puis douze et au dernier coup de minuit, tout le monde parut sur la terrasse, et le roi fit appeler le pyrotechnicien royal.

— Commencez le feu d’artifice, dit le roi.

Et le pyrotechnicien royal fit un profond salut et se rendit au bout du jardin.

Il avait six aides avec lui. Chacun d’eux portait une torche allumée emmanchée à une longue perche.

C’était, certes, un superbe déploiement de lumière.

— Whizz ! Whizz ! fit le soleil qui se mit à tourner.

— Boum ! Boum ! répliqua la chandelle romaine.

Alors les pétards entrèrent en danse et les feux de bengale colorèrent tout en rouge.

— Adieu ! cria le globe de feu, comme il prenait son essor faisant pleuvoir de menues étincelles bleues.

— Bang ! Bang ! répondirent les marrons qui s’amusaient beaucoup.

Chacun eut un grand succès, sauf la fusée.

Elle était si humide d’avoir pleuré qu’elle ne put partir. Ce qu’il y avait de meilleur en elle, c’était la poudre et elle était si trempée de larmes qu’elle était hors d’usage. Toute sa parenté pauvre, à laquelle elle ne daignait pas parler, sauf avec un ricanement de dédain, fit grand fracas par le ciel comme de superbes fleurs d’or fleurissant en flammes.

— Hourra ! Hourra ! criait la cour.

Et la petite princesse riait de plaisir.

— Je suppose qu’on me réserve pour quelque grande occasion, dit la fusée. Sans nul doute c’est cela que ça signifie.

Et elle regardait d’un air plus orgueilleux que jamais.

Le lendemain, les ouvriers vinrent tout remettre en place.

— Évidemment c’est une députation, se dit la fusée. Je les recevrai avec une sage dignité.

Aussi mit-elle son nez à l’air et commença-t-elle à froncer les sourcils comme si elle réfléchissait à quelque chose de très important. Mais les ouvriers ne firent pas attention à elle jusqu’à ce qu’ils la dépassèrent.

Alors, l’un d’eux l’aperçut.

— Ah ! cria-t-il. Quelle mauvaise fusée !

Et il la jeta dans le fossé par dessus la muraille.

— Mauvaise fusée ! Mauvaise fusée ! fit-elle, comme elle tournoyait en l’air. Impossible ! Fameuse fusée, voilà ce que l’on a voulu dire. Mauvaise, fameuse, cela sonne presque de même, et souvent les deux choses sont identiques.

Et elle tomba dans la vase.

— Ce n’est pas confortable ici, remarqua-t-elle, mais sans doute c’est quelque station thermale à la mode où l’on m’a envoyée pour rétablir ma santé. Mes nerfs sont certainement très ébranlés et j’ai besoin de repos.

Alors, une petite grenouille, avec de petits yeux brillants et un habit vert pommelé, nagea vers elle.

— Une nouvelle venue, je vois, dit la grenouille. Bon ! Après tout il n’y a rien comme la boue. Donnez-moi une saison pluvieuse et un fossé et je suis tout à fait heureuse… Pensez-vous que l’après-midi sera chaude ? Certes, je l’espère, mais le ciel est tout bleu et sans nuage. Quel malheur !

— Hum ! Hum ! fit la fusée qui se mit à tousser.

— Quelle délicieuse voix vous avez ! cria la grenouille. On dirait un croassement et croasser est le cri le plus musical du monde. Ce soir, vous entendrez nos choristes. Nous nous mettons dans la vieille mare aux canards près de la maison du fermier et, sitôt que la lune paraît, nous commençons. Le concert est si ravissant que tout le monde vient nous écouter. Pas plus tard qu’hier j’ai entendu la femme du fermier dire à sa mère qu’elle n’avait pu dormir une seconde de la nuit à cause de nous. Il est bien doux de se voir si populaire.

— Hum ! Hum ! fit la fusée.

Elle était très ennuyée de ne pouvoir souffler mot.

— Une voix délicieuse certes ! continua la grenouille. J’espère que vous viendrez à la mare aux canards. Il faut que je donne un coup d’œil à mes filles. J’ai six filles superbes et je suis si inquiète que le brochet ne les rencontre. C’est un vrai monstre, et il n’aurait pas le moindre scrupule à en faire son déjeuner. Donc adieu ! Je goûte beaucoup votre conversation, je vous assure.

— Vous appelez cela une conversation, fit la fusée. Vous avez jasé tout le temps. Ce n’est pas une conversation.

— Il faut toujours que quelqu’un écoute, répliqua la grenouille, et j’aime à faire tous les frais de la conversation. Cela économise le temps et épargne les querelles.

— Mais j’aime la discussion, fit la fusée.

— J’espère que non, répliqua la grenouille d’un air de pitié. Les discussions sont extrêmement vulgaires, car dans la bonne société tout le monde professe exactement les mêmes opinions. Adieu derechef. Je vois mes filles là-bas.

Et la petite grenouille se remit à nager.

— Vous êtes une personne bien agaçante, dit la fusée, et bien mal élevée. Je déteste les gens qui parlent d’eux-mêmes comme vous, quand on a besoin de parler de soi, comme c’est mon cas. C’est ce qu’on appelle de l’égoïsme et l’égoïsme est une chose détestable, surtout pour quelqu’un de mon caractère, car je suis bien connue pour ma nature sympathique. Vous devriez prendre exemple sur moi. Vous ne pouvez avoir un meilleur modèle. Maintenant que vous avez cette chance, hâtez-vous d’en profiter, car je vais presque tout de suite aller à la cour. Je suis très estimée à la cour. Hier, le prince et la princesse se sont mariés en mon honneur. Sans doute vous ne savez rien de tout cela, car vous êtes provinciale.

— Ce n’est pas la peine de lui parler, dit une libellule perchée au haut d’un grand jonc noir. Elle est partie.

— Eh bien ! c’est elle qui y perd et pas moi ! Je ne vais pas m’arrêter de lui parler, uniquement parce qu’elle ne m’écoute pas. J’aime à m’entendre parler. C’est un de mes plus grands plaisirs. J’ai souvent de longues conversations avec moi-même et je suis si profonde, que parfois je ne comprends pas un mot de ce que je dis.

— Alors vous devez être certainement graduée en philosophie, fit la libellule.

Et elle déploya ses jolies ailes de gaze et prit son essor vers le ciel.

— Comme c’est niais de sa part de ne pas rester ici, dit la fusée. Je suis sûre qu’elle n’a pas souvent eu la chance de se meubler l’esprit ; néanmoins, ça m’est égal. Un génie comme le mien sera sûrement apprécié un jour.

Et elle s’enfonça un peu plus profondément dans la boue.

Un peu après, une grande cane blanche nagea vers elle. Elle avait les jambes jaunes et des pattes palmées et on la considérait comme une grande beauté en raison de son dandinement.

— Couac ! Couac ! Couac ! dit-elle. Quelle curieuse tournure vous avez ? Puis-je vous demander si vous êtes née ainsi ou si c’est le résultat de quelque accident.

— Il est évident que vous avez toujours vécu à la campagne. Autrement vous sauriez qui je suis. Néanmoins, j’excuse votre ignorance. Il serait déraisonnable de s’attendre à trouver les autres aussi remarquables que soi-même. Sans nul doute, vous serez étonnée d’apprendre que je vole dans les cieux et que je retombe en pluie d’étincelles d’or.

— Je n’ai pas cela en haute estime, dit la cane, car je ne vois pas en quoi cela est utile à qui que ce soit. Ah ! si vous labouriez les champs comme un bœuf, si vous traîniez une charrette comme un cheval, si vous gardiez un troupeau comme un chien de berger, ce serait quelque chose.

— Ma brave créature, dit la fusée d’un ton très hautain, je vois que vous appartenez à la basse classe. Les gens de mon rang ne sont jamais utiles. Nous avons un certain éclat et cela est plus que suffisant. Je n’ai, moi-même, nul goût pour aucune sorte d’industrie, surtout pour le genre d’industrie que vous recommandez. J’ai de plus toujours estimé que le gros travail est simplement le refuge de gens qui n’ont rien d’autre à faire dans la vie.

— Bien ! Bien ! fit la cane qui était d’humeur très pacifique et ne se querellait jamais avec personne. Chacun a des goûts différents. Je souhaite, quoi qu’il en soit, que vous veniez établir ici votre résidence.

— Que non pas ! s’écria la fusée. Je ne suis qu’une visiteuse, une visiteuse de distinction. Le fait est que je trouve cet endroit bien ennuyeux. Il n’y a ici ni société ni solitude. C’est tout à fait faubourg… J’irai sans doute à la Cour, car je suis destinée à faire sensation dans le monde.

— J’ai aussi pensé à entrer dans la vie publique, remarqua la cane. Il y a tant de choses où le besoin de réforme se fait sentir. J’ai donc présidé, il n’y a pas longtemps, un meeting ou nous votâmes des résolutions blâmant tout ce qui nous déplaît. Néanmoins, cela ne paraît pas avoir produit grand effet. Maintenant je m’occupe des choses domestiques et je veille sur ma famille.

— Je suis faite pour la vie publique et c’est là qu’est toute ma parenté, même la plus humble. Partout où nous paraissons nous excitons une grande attention. Cette fois, je n’ai pas figuré en personne, mais quand je le fais, c’est un spectacle magnifique. Quant aux choses domestiques, elles font vieillir vite et elles distraient l’esprit des choses plus hautes.

— Oh ! les hautes choses de la vie comme elles sont belles ! dit la cane, et cela me rappelle combien j’ai faim !

Et la cane nagea sur la rivière en reprenant ses couac… couac… couac…

— Revenez, revenez, criait la fusée. J’ai beaucoup de choses à vous dire.

Mais la cane ne faisait pas attention à elle.

— Je suis heureuse qu’elle soit partie. C’est vraiment un esprit médiocre.

Et elle s’enfonça un peu plus dans la boue et se mettait à réfléchir à la beauté du génie, quand soudain deux petits garçons en blouse blanche accoururent au bord du fossé avec un chaudron et quelques fagots.

— Ce doit être la députation, pensa la fusée et elle prit un air digne.

— Oh ! cria un des gamins, regarde ce vieux bâton. Je m’étonne qu’il soit arrivé ici.

Et il retira la fusée du fossé.

— Vieux bâton ! gronda la fusée. Impossible ! Il a voulu dire précieux bâton. Précieux bâton est un compliment. Il me prend pour un dignitaire de la cour.

— Mettons-le au feu, dit l’autre gamin. Cela aidera à faire bouillir la marmite.

Ils entassèrent les fagots, mirent la fusée sur le tas et voilà le feu pris.

— C’est magnifique ! cria la fusée. Ils me mettent en pleine lumière. De la sorte chacun me verra.

— Maintenant nous allons dormir, dirent les enfants, et, quand nous nous réveillerons, la marmite sera en ébullition.

Et ils se couchèrent sur le gazon et fermèrent les yeux.

La fusée était très humide. Il se passa bien du temps avant qu’elle ne brûlât. À la fin, cependant, le feu y prit.

— Maintenant je vais partir, criait-elle.

Et elle se redressait, et elle se raidissait.

— Je sais que je vais monter plus haut que les étoiles, plus haut que la lune, plus haut que le soleil. J’irais si haut que…

— Fizz, Fizz, Fizz !

Elle s’éleva dans les airs.

— Délicieux ! criait-elle. Je monterai comme cela à jamais. Quel succès j’ai !

Mais personne ne la voyait.

Alors elle commença à sentir une curieuse impression de fourmillement.

— Je vais exploser ! criait-elle. Je mettrai le monde entier en feu et je ferai un tel bruit que l’on ne parlera que de cela d’ici un an.

Et, en effet, elle explosa.

— Bang ! Bang ! Bang ! fit la poudre.

La poudre ne pouvait pas faire autrement.

Mais nul ne l’entendit, même les deux garçons qui dormaient à poings fermés.

De la fusée il ne resta que le bâton qui tomba sur le dos d’une oie qui faisait son tour de promenade autour du fossé.

— Ciel ! s’écria-t-elle. Voici qu’il pleut des bâtons.

Et elle se jeta à l’eau.

— Je crois que j’ai fait une grande sensation ! haleta la fusée.

Et elle expira.