Le Crucifié de Keraliès/Texte entier

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Plon (p. C-184).

LE CRUCIFIÉ DE KERALIÈS


PAR CHARLES LE GOFFIC



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VOLUMES PARUS AU 1er SEPTEMBRE 1927


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1. Paul Bourget. Un Divorce.

2. A. Lichtenberger. Petite Madame.

3. H. Bordeaux. La Neige sur les pas.

4. Gal Bon de Marbot. Mémoires* (Gênes-Austerlitz.)

5. J.-H. Rosny aîné. La Guerre du feu. Roman des âges farouches.

6. Frédéric Mistral. Mes Origines. Mémoires et récits.

7. Paul Bourget. Monique.

8. M. Maindron. Le Tournoi de Vauplassans. (Ouvrage couronné par l’Académie française)

9. Paul Margueritte. L’Autre Lumière.

10. Henry Gréville. Les Épreuves de Raïssa.

11. Gabriel Hanotaux. Jeanne d’Arc.

12. Paul Arène. La Chèvre d’or.

13. Th. Dostoïevsky. L’Éternel Mari.

14 Edmond Jaloux. Les Sangsues.

15. Paul Bourget. Un Cœur de femme.

16. F. du Boisgobey. Le Chalet des Pervenches.

17. Albert Sorel. La Grande Falaise.

18. A. Lichtenberger. Le Petit Roi.

19. Henri Ardel. La Faute d’autrui.

20. Valéry Larbaud. Fermina Marquez.

21. Paul Bourget. L’Échéance.

22 et 23. Louis Madelin. Le Chemin de la Victoire (I et II).

24. Avesnes. La Vocation (Prix du Roman, Ac. 1916).

25 et 26. Élémir Bourges. Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent (I et II).

27. Paul Bourget. Un Crime d’amour.

28. Ernest Daudet. Les Victimes de Paris.

29 Gal Bon de Marbot. Mémoires** (Eylau-Madrid-Essling).

30. E. Fromentin. Dominique.

31. Paul Margueritte. Nous, les mères…

32. Émile Moselly. Jean des Brebis ou le livre de la misère.

33. Paul Bourget. Pastels.

34. Charles Géniaux. La Passion d’Armelle Louanais (Prix du Roman, Ac. 1917).

35. Louis Bertrand. L’Invasion.

36 Maurice Paléologue. Le Cilice.

37. Edmond Jaloux (Grand prix de Littérature, Académie 1920). L’École des mariages.

38. Marion Crawford. Le Cœur de Rome.

39. Paul Bourget. Le Disciple.

40. Du Cause de Nazelle. Aventures de guerre et d’amour. Mémoires du temps de Louis XIV.

41. Charles Nodier. Thérèse Aubert.

42. J.-H. Rosny aîné. Le Docteur Harambur.

43. Henry Bordeaux. La Croisée des chemins.

44. Catulle Mendès. Les Mères ennemies.

45. Paul Bourget. Nouveaux pastels.

46. Daniel Lesueur. Flaviana princesse.

47. Daniel Lesueur. Chacune son rêve.

48. J. des Gachons. Comme une terre sans eau.

49. Paul Acker. *Les Exilés.

50. A. Lichtenberger. L’Automne.

51. Paul Bourget. L’Émigré.

52. Ernest Pérochon. Nêne (Prix Goncourt 1920.)

53. Louis Dumur. Un Coco de génie.

54. Émile Baumann. L’Immolé.

55. Léon Daudet. Le Voyage de Shakespeare.

56. Léon Tolstoï. La Sonate à Kreutzer.

57. Paul Bourget. Les Détours du cœur.

58. Ch. de Bernard. La Femme de quarante ans.

59. J. et J. Tharaud. La Maîtresse servante.

60. Gal Bon de Marbot. Mémoires*** (Wagram-Torrès-Védras-Poiotsk.)

61. Henri de Régnier. Romaine Mirmault.

62. Jean Rameau. Le Fuseau d’or.

63. Paul Bourget. Cruelle Énigme.

64. Alphonse Daudet. La Petite Paroisse.

65. Henry Bordeaux. Les Roquevillard.

66. Jean Aicard. Diamant noir.

67. Gaston Chérau. Champi-Tortu.

68. Jean Nesmy. Le Roman de la forêt.

69. Vte E.-M. de Vogué Les Morts qui parlent.

70. Martial-Piéchaud. Le Retour dans la nuit.

71. Paul Bourget. Les Deux Sœurs.

72. Brada. Madame d’Épone.

73. Ivan Tourgueneff. Les Eaux printanières.

74. Gal Bon de Marbot. Mémoires**** (La Bérésina-Leipzig-Waterloo.)

75. Gaston Chérau. La prison de verre.

76. Elissa Rhaïs. Le Café-Chantant.

77. Paul Bourget. André Cornélis.

78. Albert Sorel. Le Docteur Êgra.

79. Jean Aicard. Benjamine.

80. Reynes-Monlaur. Âmes celtes.

81. E.-M. de Vogué. Le Maître de la mer.

82. Élémir Bourges. Le Crépuscule des dieux.

83. Paul Bourget. La Duchesse bleue.

84. Alfred Machard. Poucette.

85. E. Phillpotts La Ferme de la Dague.

86. A. Lichtenberger. Biche.

87. Henri Ardel. La Nuit tombe.

88. Théodore Chèze. Myriam de Magdala.

89. Paul Bourget. L’Irréparable.

90. Jules Pravieux. Un vieux célibataire.

91. Henry Bordeaux. La Robe de laine.

92. Pierre Lhande. Mirentchu.

93. Pérochon. Les Creux-de-Maisons.

94. J.-H. Rosny aîné. Le Félin géant.

95 Paul Bourget. Lazarine.

96. Jean Rameau. Les Mains blanches.

97. Elissa Rhaïs. Les Juifs.

98. Edith Wharton. Sous la neige.

99. Conan Doyle. Rodney Stone

100. Paul Bourget. L’Eau profonde.

101. Gaston Chérau. L’Oiseau de proie.

102. Gaston Chérau. Le Remous

103. Ferdinand Fabre. Le Chevrier.

104. Paul Bourget. L’Étape. I.

105. Paul Bourget. L’Étape. II.

106 Paul Arène. Jean-des-Figues.

107. Tourgueneff. Roudine

108. Daniel Lesueur. Nietzschéenne.

109. Paul Bourget. Le Fantôme.

110. Émile Henriot. Le Diable à l’hôtel.

111. Charles Le Goffic. Morgane.

112. Henry Bordeaux. La Petite Mademoiselle.

113. Paul Bourget. Recommencements.

114. Louis Bertrand. Mademoiselle de Jessincourt.

115. Paul Margueritte. La Faiblesse humaine

116. Marcel Boulenger. Le Pavé du Roi.

117. Paul Bourget. Cosmopolis. I.

118. Paul Bourget. Cosmopolis. II.

119. Rachilde. Le Meneur de louves.

120. Jean de La Brète. Mon Oncle et mon curé.

121. Dostoïevsky. Le Joueur.

122. Paul Bourget. L’Écuyère.

123. Pierre Villetard. Le Château sous les roses.

124. Lechartier La Confession d’une femme du monde.

125. F. Fabre. Xavière.

126. Paul Bourget. L’Envers du décor.

127. J.-H. Rosny aîné. Vamirek

128. J. et J. Tahraud. Un royaume de Dieu

129. Ernest Pérochon. Le Chemin de plaine.

130. Paul Bourget. Mensonges. I.

131. Paul Bourget. Mensonges. II.

132. Rémy de Gourmont. Merlette.

133. Henry Bordeaux. Les Yeux qui s’ouvrent. I.

134. Henry Bordeaux. Les Yeux qui s’ouvrent. II.

135. Florence Barclay. La Châtelaine de Shenstone.

136. Gaston Chérau. La Maison de Patrice Perrier.

137. Paul Bourget. Le Sens de la mort

138. Henry Gréville. L’Expiation de Savéli.

139. Jacques des Gachons. Le Chemin de sable.

140. Daniel Lesueur. Le Droit à la force.

141. Paul Bourget. Némésis.

142. Florence Barclay. En suivant l’étoile.

143. Isabelle Sandy. Andorra.

144. J.-H. Rosny aîné. Les Rafales.

145. Paul Bourget. Idylle tragique. I.

146. Paul Bourget. Idylle tragique. II.

147. Booth Tarkington. Le Tourbillon.

148. Henri Bordeaux L’Écran brisé.


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LE CRUCIFIÉ DE KERALIÈS





OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :
(Prix d’ensemble Alfred Née. Académie française 1908.)


POÉSIE


Poésies complètes. Amour breton ; le Bois dormant ; le Pardon de la reine Anne ; Impressions et souvenirs). Nouvelle édition revue et augmentée. (Librairie Plon.)


ROMANS


Madame Ruguellou. (Librairie Plon.)
L’Abbesse de Guérande. (Librairie Plon.)
L’Illustre Bobinet. (Librairie Plon.)
Morgane. (Un volume de la Bibliothèque Plon.)
La Double Confession. Passions celtes.
La Payse. Ventôse.
Croc d’Argent. L’Odyssée de Jean Chevanton.


CRITIQUE ET ÉTUDES DIVERSES


Les Romanciers d’aujourd’hui (Épuisé.)
Nouveau Traité de versification française.
Sur la côte. (Ouvrage couronné par l’Académie française.)
Les Métiers pittoresques.
L’Âme bretonne (Quatre séries.)
Racine, 2 volumes de la Bibliothèque française (Librairie Plon).
La Littérature française aux XIXe et XXe siècles, tableau général 1800-1914 (2 volumes )


OUVRAGES SUR LA GUERRE


Dixmude, un chapitre de l’histoire des fusiliers marins (Librairie Plon) (Grand prix Lasserre).
Steenstraete, suite de l’histoire des fusiliers marins (Librairie Plon).
Saint-Georges et Nieuport, fin de l’histoire des fusiliers marins (Librairie Plon).
Les Marais de Saint-Gond, histoire de l’armée de Foch à la bataille de la Marne (Librairie Plon).
Bourguignottes et pompons rouges.
La Guerre qui passe.
Les Trois Maréchaux.
La Marne en feu.

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1927.

CHARLES LE GOFFIC

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LE CRUCIFIÉ

DE KERALIÈS


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(Ouvrage couronné par l’Académie française)


PARIS
LIBRAIRIE PLON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS - ÉDITEURS — 8, RUE GARANCIÈRE, 6e


Tous droits réservés


MA CHÈRE FEMME,


Il faut bien que tu portes un peu la responsabilité de ce livre que je n’aurais point écrit sans toi, sans tes douces objurgations. Mais de te le dédier seulement pour alléger ma conscience, il y aurait matière à suspecter mes autres sentiments : c’est mon affection surtout qui te l’offre.


CH. L. G.



I


La mer montait ; les premières barques embouquaient la passe de Morvic. Elles se touchaient presque et les pêcheurs s’interpellaient d’un bord à l’autre.

— Tiens, dit un mousse, Coupaïa !

Et levant son bonnet dans la direction de Morvic :

— Hé ! Coupaïa ! Coupaïa !…

— Laisse-la donc, dit un pêcheur. Tu ne vois pas qu’elle fait sa « guette »…

— Elle a le temps d’espérer, répliqua le mousse. Yves-Marie n’est pas encore rentré, s’il a trouvé quelqu’un pour lui payer la goutte… Hé ! Coupaïa ! Coupaïa !…

Soit que le vent ne portât pas jusqu’à elle, soit que son attention fût occupée autre part, la guetteuse ne se détourna point. Elle se tenait droite sur le pas de sa porte, la main en abat-jour devant les yeux, et regardait tantôt vers la côte, tantôt vers la grève. Il était environ dix heures du matin. La mer gagnait vite ; quelques minutes encore et elle franchirait la chaussée de galets qui, aux basses eaux, rattache Morvic au continent.

— Ah ! Va Doué[1] ! murmura la femme, il sera resté à boire…

Mais tout à coup ses mains tremblèrent ; elle s’adossa contre la porte. Elle haletait et dans sa face sèche et noire ses petits yeux gris luisaient comme des tisons.

— Ah ! Va Doué ! Va Doué ! Si son frère avait pu lui refuser du pain !…

Une vague plus haute couvrit la chaussée ; la côte demeurait vide et la femme rentra.

Entre la rade de Perros-Guirec et l’embouchure du Guer, la côte bretonne, basse et rocheuse, décrit dans le sable une manière d’arc de cercle, dont la ligne de clochers qui jalonnent la lisière du plateau intérieur (Perros, La Clarté, Trégastel, Pleumeur-Bodou, Trébeurden) figure assez bien la corde. Du point médian de cette corde, qu’on peut placer approximativement au calvaire de Trégastel, l’œil embrasse d’ensemble toute la presqu’île. C’est d’abord, et en prenant de l’est à l’ouest, la plage blanche de Trestraou, qu’une longue articulation granitique sépare des verdoyants Traoiero ; puis la ménagerie de Ploumanac’h et ses monstres de pierre au pacage dans les landes ; la double chaussée rectiligne des moulins à mer ; Golgon, perdu dans les ormes ; Sainte-Anne, couchée sur son lit de tangue et où s’amorce la route vicinale qui mène aux villas du Coz-Porz ; plus loin Poul-Fich, Rûn-Rouz, Kergûnteuil, Bringuiller, Roscané, Landrellec, Keraliès, Kervégan, Penvern, vingt hameaux épars sur les hauteurs ou dans les coulées du littoral ; et enfin, tout à l’ouest, passé l’Île-Grande, la jolie anse de Trozouls et le chenal de Milio qui communique avec l’embouchure du Guer.

Morvic est justement par là, en face de l’Île-Grande, dans le prolongement des grèves de Landrellec. On s’y rend à pied aux mers basses, car c’est moins une île qu’une dépendance de la terre. La végétation y est la même aussi que sur les dunes côtières : un peu d’herbe, çà et là quelques touffes de giroflée ou de mauve, puis des houx bleus, des prunelliers et du jonc. Mais on voit toujours le sable sous ce réseau de plantes à demi mortes, un sable blanc, fin comme une cendre et qui s’enlève au moindre vent. Il a roulé sur Morvic comme une trombe ; il a tout recouvert de ses couches épaisses, et c’est seulement du côté de Landrellec qu’apparaissent les assises granitiques du plateau. Les quelques roches que n’a point entamées le pic des carriers ont pris des teintes sombres et hâlées ; mais là où les roches ont été fendues, le grain en est si blanc qu’elles ressemblent à du marbre.

Aussi, en 18.., quand on commença de construire le phare des Héaux, une équipe de carriers vint-elle s’établir à Morvic, vierge jusqu’alors d’habitants. L’espoir d’un gain facile, régulier, décida un aubergiste de Landrellec à y monter une cantine dont il ne reste plus que les pignons et une partie du mur de face. Cet aubergiste se nommait Yves-Marie Salaûn et avait épousé, quelques années auparavant, une femme de Pleumeur, Coupaïa (Pompée) Kergoat. Leurs affaires marchèrent d’abord assez bien ; mais l’homme était buveur ; une gabare qu’ils achetèrent sur leurs bénéfices et dont ils négligèrent de renouveler la police d’assurance se perdit au large du Havre avec son chargement de bordures de pierre ; enfin les travaux de l’exploitation cessèrent au bout de la cinquième année, et le débit ne fut plus fréquenté que de loin en loin, par des Lannionnais qui venaient pêcher la crevette à Morvic, aux marées d’équinoxe. Les Salaün essayèrent d’une autre industrie. L’homme avait un demi-frère, Louis ou Loïz Thomassin, douanier à Landrellec, qui possédait trois mauvais champs, près de la mer, à Trégastel, et qui leur en accorda la jouissance gracieuse. Le produit de ces champs et des tourtes de soude qu’ils fabriquaient à Morvic aurait pu leur permettre de vivoter. Mais l’homme ne se corrigea point ; tout son gain passait en eau-de-vie ; les fournisseurs, qui n’étaient point payés, se plaignirent, arrêtèrent leur crédit, menacèrent de l’huissier : un soir, le pain manqua.

Ce soir-là, Salaün était rentré ivre à Morvic. Il ne vit point que le feu était éteint et que la résine n’était pas allumée ; il s’assit à sa place d’habitude, et, la tête couchée sur les bras, il attendit en somnolant que la ménagère lui servît son écuellée de soupe. Coupaïa était accroupie dans un coin. Une bise aigre soufflait par les fissures de la porte. Serrée dans son vêtement de misère, immobile, elle se taisait et regardait le foyer. L’ivrogne s’étira, chercha sa soupe. L’ombre s’était épaissie ; mais un reste de clarté coulait encore par les vitres, et il s’aperçut que Coupaïa n’avait pas bougé.

Il bredouilla quelques phrases indistinctes où il s’agissait de soupe et de résine.

— La résine est toute brûlée, répondit Coupaïa.

— Et… et la soupe ? dit l’ivrogne, la voix coupée de hoquets.

— Il n’y a pas de soupe.

— Pa… as de soupe ? Ah !…

Il n’insista pas et se recoucha sur la table. Tant de sérénité finit par indigner Coupaïa. Elle se jeta sur lui, le secoua, lui cria dans la face, comme pour exorciser l’ivresse, et quand elle le tint de ses deux bras, lié à elle, ses yeux dans ses yeux lourds :

— Sais-tu pourquoi il n’y a pas de soupe, maudit que tu es ? C’est parce qu’il n’y a plus de pain pour nous chez le boulanger.

— Plus…us de pain, balbutia l’homme. Et Lo…oïz, as-tu vu Lo…oïz ?

L’ivrogne n’avait pas dû réfléchir à la portée de sa question. Il sommeillait aux trois quarts. Mais son inconscience n’était point telle encore qu’il ne pût remarquer l’éclair tragique qui, au nom de « Loïz », traversa les yeux de Coupaïa. Il sentit son imprudence, voulut s’expliquer. Coupaïa ne lui en laissa pas le temps.

— Va te coucher ! Va te coucher ! lui cria-t-elle. Tu n’es bon qu’à boire et à dormir.

Elle l’enleva du banc, le jeta sur le lit-clos, où il ronfla tout de suite. Il s’était rencogné machinalement dans la ruelle pour laisser une place à sa femme ; mais Coupaïa n’était point d’humeur à se coucher et, au coin des cendres, elle veilla la nuit entière, roulant ses pensées. À l’aube, Salaün sauta du lit. Sa tête gonflée et confuse n’avait gardé aucun souvenir de la scène précédente. Il avait faim, et il alla sans penser à la huche. Et là, tout à coup, devant le coffre vide, la mémoire lui revint et il se tourna vers sa femme.

— Alors c’est vrai ? dit-il.

Et Coupaïa, sans lever les yeux, répondit seulement :

— Oui, tout bu, tout mangé.

Elle avait repris sa passivité habituelle. Pourquoi s’être révoltée la veille ? Ne connaissait-elle pas son mari jusqu’au tréfonds ? N’avait-elle pas exploré tous les coins et recoins de cette pauvre tête d’homme, si faible à sa passion qu’il y succombait toujours ? Les premiers temps, elle l’avait prié, supplié, puis injurié, battu, traîné par les cheveux sur la grève, où elle le consignait des nuits entières. Et sachant vains les efforts, inutiles les récriminations et les coups, elle le laissait aller maintenant et se taisait, résignée.

L’homme reprit, plus bas :

— Tu n’as pas été chez Louis ?

Elle fut saisie du même frisson que la veille, au nom du douanier. Elle regarda son mari avec la même flamme dans les yeux ; puis, comme si elle abandonnait définitivement toute résistance, elle baissa la tête et répondit d’une voix presque douce :

— Non, tu sais bien que je n’aime pas à me trouver avec ton frère.

— Veux-tu que j’aille lui parler ? dit l’homme.

Elle ne répondit point sur l’instant. Dans cette âme sombre et desséchée, il n’y avait plus de vivant que la haine, une haine âpre comme elle, qu’elle nourrissait et dont elle se repaissait et qui ne s’arracherait d’elle qu’avec le souffle. À l’époque où elle épousa Salaün, elle ne connaissait pas Thomassin, qui naviguait sur les flottes de l’État. Dès qu’elle le vit, elle en fut jalouse, pour sa belle mine, sa tournure, cette gaillardise de gestes et de paroles qu’il avait héritée de son père, un Normand de pure race, et à mesure qu’elle le comprenait plus différent de son mari, qu’elle lui découvrait plus de sens et de volonté, sa jalousie s’exaspérait. Quand il fallut recourir à lui une première fois, ce fut un déchirement. L’idée qu’elle deviendrait son obligée lui paraissait insupportable ; elle souhaitait qu’il leur refusât ses services et, comme il leur vint en aide aussitôt, sans un reproche, sans même demander d’explication, elle sentit avec tristesse qu’elle l’en détestait davantage. Elle ne se reconnaissait plus ; quelqu’un avait pris possession d’elle qui parlait et agissait à sa place. Cependant elle ne céda point tout de suite à ce démon intérieur. C’était une âme extrêmement pieuse et sa conscience ne lui pardonnait point de payer un bienfait en ingratitude. Elle se tendit pour résister au malin ; elle communia, fit des neuvaines à la Vierge, mais ses efforts demeurèrent stériles et elle ne put divorcer d’avec son péché. Sa tristesse naturelle s’en accrut encore ; elle ne comprenait décidément rien à cette haine irraisonnée et contradictoire ; elle y rêvait pendant des heures sans y voir plus clair. Elle finit par croire que c’était la volonté du ciel qu’elle haït Thomassin.

Cette idée, qu’elle repoussa d’abord comme injurieuse à Dieu, mais qui trouvait chez elle un terrain trop bien préparé, s’implanta peu à peu dans son esprit à la faveur des circonstances : elle observa que Thomassin fréquentait rarement la sainte table, qu’il ne suivait pas les processions, qu’il ne se signait pas devant les calvaires, et cette âme rigoriste, à qui la religion se présentait moins comme un dogme que comme un assemblage de formules et de rites, s’indigna de cette indifférence comme d’un sacrilège.

Un jour, il se gaussa d’elle, parce qu’elle était allée à Saint-Samson, au coup sonnant de minuit, frotter sa jambe malade contre la pierre bénite du clos ; une autre fois, elle l’avait vu, sur la lande de Roscané, qui s’entretenait avec une vieille pastoure, la Le Mauff, vendeuse de simples, rebouteuse et tireuse d’horoscopes. Et confirmée par ce double indice dans l’idée qu’il avait acheté sa chance du démon, à partir de ce jour elle abandonna toute contrainte et se mit à le haïr librement, âprement, et comme on lui avait dit qu’il fallait haïr les ennemis de Dieu.

— Ah ! Va Doué ! murmura-t-elle après un silence, fais comme tu voudras. Adresse-toi à ton frère, quoiqu’il ne serait pas plus dangereux d’emprunter à Mômon[2] en personne… Dis-lui que, s’il ne paye pas pour toi chez le boulanger, tu ne mangeras pas de longtemps.

Et, comme l’homme s’apprêtait à partir, elle lui recommanda de se hâter, de ne pas s’attarder à l’auberge, surtout de revenir avant que la mer n’eût recouvert la chaussée.

Il fallait environ une heure pour que la commission fût faite. Le jour était à peine levé. Salaün s’en alla ; à dix heures il n’était pas encore de retour.



II


Louis Thomassin achevait sa garde quand Salaün, qui l’avait été chercher d’abord à Landrellec, le rencontra.

Les deux frères étaient tout contraste : Salaün, petit, trapu, les épaules larges, la tête énorme, le cuir rêche et noir ; Thomassin, grand, bien pris, avec une jolie tête d’un rose à peine hâlé, des yeux clairs et une barbe blonde qui frisait. De même souche maternelle, il semblait qu’ils fussent étrangers l’un à l’autre. Leur mère, à qui, suivant l’usage breton, on continuait de donner son nom de fille, Anne-Yvonne Barzic, avait épousé, à dix-sept ans, un cultivateur de l’Île-Grande, Évariste Salaün, un plein Breton comme elle, noueux, carré de corps et d’esprit, qui mourut trois mois juste après les noces, la laissant enceinte.

Elle se remaria, deux années plus tard, à un entrepreneur de bordures de pierre, Louis Thomassin. C’était un homme solidement charpenté, très blond, et tel que le rappelait son fils, qui en était la vivante image. Il n’était pas du pays ; il était né à Sanvic, près du Havre, et s’était tout récemment établi à l’Île-Grande, pour surveiller la taille et le transbordement des granits. Il mourut dans une épidémie de variole noire, qui emporta la moitié du canton ; mais cette fois, comme l’aîné de ses fils avait dix ans et le cadet sept, Anne-Yvonne ne songea point à se remarier, encore que son aisance eût tenté plus d’un prétendant.

Elle touchait alors à la trentaine ; elle était maigre, ridée, plus vieille que son âge. Pourtant ç’avait été une assez jolie fille ; mais la maternité l’avait usée et déformée. Et puis les filles de la côte bretonne sont souvent jolies, il est rare qu’elles le demeurent longtemps. Si la maternité ne les a pas prises avant la vingt-cinquième année, leur beauté dépérit d’elle-même au moment où on la croirait proche de sa plénitude, leurs traits se tirent et on ne les reconnaît plus quelquefois à un an d’intervalle.

Anne-Yvonne dirigea seule l’exploitation des deux fermes qu’elle avait conservées à l’Île-Grande, réalisa le petit bien que possédait son second mari, à Sanvic, et en plaça les fonds, qui se montaient à trois mille francs, sur bonnes hypothèques. De son premier mari elle n’avait hérité que quelques arpents de broussailles. Elle les défricha, mais ne put vaincre l’ingratitude d’un sol maigre et rocheux. À sa mort, Salaün, à qui ils revenaient, n’en tira que huit cents francs. La part de Thomassin, accrue des trois mille francs paternels, fut ainsi quelque peu supérieure à celle de son frère aîné.

C’est à cette époque que Salaün se maria. Thomassin avait pris du service l’année précédente, comme matelot. Où était-il ? À Toulon, en Chine, à Madagascar ? Salaün n’en savait rien. Du reste, il n’avait aucune instruction : pour correspondre avec son frère, il lui eût fallu recourir à l’intermédiaire du curé ou de l’instituteur. Thomassin ne connut le mariage de Salaün qu’après coup. Peut-être, s’il eût été au pays, ne l’eût-il point approuvé. Mais, plus encore que leurs tempéraments, l’extrême différence des caractères les avait rendus de bonne heure presque étrangers l’un à l’autre : Salaün, en son enfance, morne, passif, préférant à tout les longues siestes dans les fossés, plus tard s’acagnardant aux auberges, s’hébétant d’eau-de-vie ; l’autre – Loïz-ar-béo, – Louis-le-vif, comme on l’appelait, toujours au plein air, remuant, tapageur, la tête près du bonnet, qui courait les filles, chantait la gloire et l’emportait de haute lutte, dans les pardons, aux jeux de la perche et du crapaud.

Ils grandirent ainsi sans se toucher. Il est remarquable, du reste, qu’ils ne se haïssaient ni ne se jalousaient, encore bien que l’affection de la mère allât davantage au gallot. Mais Salaün ne s’en apercevait pas ; il vivait déjà dans une demi-hébétude qui le laissait indifférent aux bons et aux mauvais soins ; et pour Thomassin, loin qu’il se fît une arme des secrètes préférences maternelles, il se sentait plutôt une sorte de pitié supérieure, une compassion d’homme libre et bien portant pour cet être gourd, encroûté et qui semblait avoir subi, dans la solitude, un commencement de pétrification.

Ces pratiques d’isolement dont Salaün ne se départit point avec l’âge firent qu’on s’habitua chez les siens à le considérer comme voué par nature et par goût au célibat. Quel amour aurait-il eu ? Il se rendait seul aux assemblées et, quand les autres restaient à deviser, autour des tombes, avec les filles de la paroisse, lui, ses dévotions faites, la procession rentrée, il ne quittait plus l’auberge et revenait seul à l’île.

Pourtant on finit par lui découvrir une préférence. Il y avait, à Pleumeur, une auberge entre toutes misérable et triste. La maison, basse, en pisé, coiffée de chaume pourri, s’affaissait sur le chemin, branlait comme une infirme entre ses quatre murs. Un gui servait d’enseigne. Le logis était noir, mal éclairé, de jour, par une petite fenêtre à barreaux, et plus mal encore, de nuit, par le bout de résine qui crépitait au foyer, fiché dans une branche fendue. L’hôtesse était une sexagénaire aux yeux morts, toute pliée sur elle-même, qui marmonnait d’interminables pater sur un banc du foyer et que suppléait dans le service une petite nièce à elle, orpheline, Coupaïa Kergoat.

D’un sang pauvre, sans grâce, sans jeunesse, seule depuis la mort de sa mère avec cette vieille femme taciturne, Coupaïa avait grandi dans les prières et les macérations, communiant tous les dimanches, jeûnant tout le carême, exagérant à plaisir les pratiques d’une dévotion superstitieuse. Que quelqu’un voulût jamais d’elle pour femme, elle n’y songeait point. Elle se savait laide et sans dot, sacrifiée d’avance. Les hommes qui fréquentaient l’auberge de sa tante, si elle ne les regardait pas, ne la regardaient pas non plus, cognaient sur la table pour appeler, chantaient, criaient, payaient et partaient ivres, et elle reprenait son chapelet qu’elle égrenait machinalement, en face de sa tante, au coin du foyer.

Mais elle fit attention à Salaün, dès le premier dimanche qu’il entra chez elle.

Celui-là ne chantait point et ne braillait point avec les autres. Devant sa chopine d’eau-de-vie il demeurait quelque temps, l’œil mort, puis, d’un coup brusque, il l’avalait toute, couchait sa tête sur ses bras et attendait de recommencer. Quand l’ivresse le possédait complètement, il tombait, et le lendemain, souvent, on le retrouvait dans un fossé de la route où il avait passé la nuit.

Elle se prit d’intérêt pour cet ivrogne si dissemblable des autres ; au lieu de le jeter à la porte, comme c’est l’usage dans les auberges bretonnes après le couvre-feu, elle le soutenait de ses bras, l’emmenait au grand air, l’asseyait une heure ou deux près d’elle, pour dissiper l’ivresse, et revenait seulement quand il pouvait marcher.

Il s’habitua peu à peu à cette protection enveloppante et douce ; dans l’ivresse, il la reconnaissait bien, lui parlait comme à une amie, et si, par hasard, il s’était attardé dans une auberge étrangère, à ne plus l’avoir là pour le remettre en chemin, lui chasser les bouffées chaudes de l’eau-de-vie, il s’agitait, grognait et murmurait son nom avec des hoquets plaintifs : « Coupaïa… Coupaïa… » C’est ainsi qu’il fut amené à la prendre pour femme.

Dans cette triste Bretagne, l’ivrognerie, à force d’être le vice de tous, n’est plus un vice pour aucun ; si elle ne ruine pas le ménage, qu’elle ne soit pas quotidienne, la femme s’en accommode d’avance chez son mari. Salaün ne buvait pas encore sur la semaine ; sa mère n’était point morte, et il travaillait aux champs avec elle. C’est pour cela aussi que l’idée de prendre Coupaïa pour femme ne lui vint pas tout de suite. D’abord, sa mère morte, ses champs vendus, il délibéra de s’établir à Pleumeur pour être plus près d’elle. Mais il arriva qu’au même moment la vieille tante de Coupaïa mourut. Restée seule avec les quelques sous de l’héritage, Coupaïa parla de se placer à Lannion ; Salaün fut effrayé ; il lui offrit d’entrer à son service. Mais elle sentait bien que, si laide, elle avait fini par éveiller en lui une tendresse bizarre, confuse encore, qui ferait qu’un jour ou l’autre elle ne serait plus en sûreté dans ses mains ; et pour ne point pécher elle refusa. Son paquet était fait quand Salaün lui proposa de l’épouser. Elle ne répondit pas sur l’instant : elle voulut d’abord communier pour les âmes du purgatoire ; puis elle alluma un petit cierge devant l’autel de la Vierge. Le cierge brûla doucement, s’éteignit doucement, et elle en tira l’augure d’une vie heureuse et bien vue du ciel. Le jour même elle répondit oui et ils se marièrent un mois après.

Les premiers temps, Salaün garda une certaine réserve. Ils s’étaient fixés à Landrellec où ils montèrent une auberge. On sait qu’ils la vendirent pour installer une cantine à Morvic. Ce fut la perte de Salaün.

Dans la fréquentation de ces carriers âpres et sensuels, qui travaillaient un jour sur quatre et buvaient d’autant le reste, il s’acheva. Leurs lourdes saouleries le troublaient à jeun ; de les voir, la face rouge, et tout ce liquide qui flambait dans leurs verres, ses bonnes résolutions tombaient aussitôt et il s’attablait avec eux.

Coupaïa n’y pouvait rien. Si elle le chassait, il allait boire aux auberges de Landrellec et revenait saoul. Elle ne lui donna plus d’argent : il but à crédit. Elle menaça les aubergistes de ne point payer : il hypothéqua son patrimoine. Et, pendant que leur ruine se consommait ainsi, elle avait vu Thomassin rentrer du service, passer douanier, grossir ses revenus intacts du produit de sa solde, toute cette chance imméritée, quand ses prières à elle, ses jeûnes, ses longs pèlerinages nu-pieds, dans les nuits glacées de décembre, n’aboutissaient qu’à un surcroît de misère !

— C’est toi, Yves-Marie ? dit le timbre clair de Thomassin. Je suis justement de relève. Descendons à Landrellec, si tu veux.

— Nous sommes bien ici, dit Salaün.

Il avait l’œil bas, la parole sourde, une mine fouettée qui faisait peine. Le douanier s’en aperçut.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a… dit l’homme.

Il hésitait, soupirait et ne trouvait pas ses mots.

— Mais parle donc ! dit Thomassin.

— Ah ! Va Doué ! C’est vrai, autant que tu saches tout de suite… Il y a… il y a que nous n’avons plus de pain et que le boulanger ne veut plus nous faire crédit.

Le douanier posa son fusil contre l’échauguette et regarda Salaün.

— Asseyons-nous, Yves-Marie, dit-il. Mes collègues sont à parer le canot ; personne ne nous entendra.

Sur les varechs, dans la petite cour du corps de garde, ils croisèrent leurs jambes à la façon des tailleurs. La grève, toute nue, toute blanche, dormait dans la lumière montante.

— Écoute, Yves-Marie, dit Thomassin, je ne t’ai jamais fait de reproches. Ta vie, tu l’as menée comme tu l’entendais. Les affaires de chacun sont ses affaires et il n’y faut point mettre le nez. Tout de même, peut-être qu’avec toi un bon conseil, de temps à autre, ne serait pas de trop…

Salaün ne répondit pas. Thomassin reprit plus gravement :

— Au train dont tu vas, il n’y a pas de fortune qui durerait. Tu as bu toute ta part d’héritage ou presque, car, pour la maison qui te reste à Morvic, elle ne paierait seulement pas tes dettes d’auberge. Tu ne dessaoules plus. Encore si ta femme s’occupait ! Mais elle passe les trois quarts de la journée devant ses Images à moudre des oremus. Possible que ça t’arrange. Ce qui est sûr…

Salaün hocha la tête.

— Ne te moque pas de Coupaïa, ni des saints, dit-il.

— Pardié ! je ne m’en moque pas, répliqua Thomassin. Mais si c’est votre salut qui vous tracasse, je prétends que vous le feriez bien mieux ici-bas, toi en buvant moins, elle en priant moins, et tous les deux en trimant davantage au goémon. Voilà.

Thomassin avait prononcé ces dernières paroles d’une voix un peu rude et qui ne lui était point habituelle. Salaün s’y méprit et crut qu’il cherchait une défaite pour ne point leur venir en aide. Il ne réfléchit pas plus avant. Une rancune sourde commençait à le travailler. Pour la première fois il sentait combien la vie avait été partiale et quelle distance elle avait mise entre son frère et lui. Et le sentiment de cette infériorité, l’humiliation qu’il en éprouvait, mêlée à la déception de se voir refuser un service dont il se croyait sûr, achevèrent de l’exaspérer contre son cadet.

— Alors, tu refuses, dit-il, tu refuses ?

— Tu l’aurais bien mérité, répondit Thomassin.

— Tu refuses !…

L’âpreté avec laquelle il avait appuyé sur le mot aurait dû mettre en garde son interlocuteur. Salaün s’était dressé, la face congestionnée, les yeux rouges. Thomassin ne l’avait jamais vu ainsi. Il ne comprit rien à cette flambée violente ; il éclata de rire, comme devant un phénomène.

— Eh ! mon pauvre Yves-Marie, bien sûr qu’on t’a changé depuis hier ou que j’ai la berlue… Mais ce n’est plus toi ! Comment ! tu t’emportes, tu te mets en colère. Ah ! Ah !

Salaün serra les poings, à bout de patience.

— Alors, c’est sérieux, dit Thomassin. Fallait donc le confesser tout de suite, Yan-Diot[3]!

Et tout riant, sans presque un effort, d’une détente brusque et aisée, il saisit entre ses poings souples ces gros poings déjà levés sur sa tête, les tordit et agenouilla l’homme dans le varech.

— Ça, c’est pour t’apprendre à ne pas t’y frotter.

L’homme avait des pleurs de rage sur les joues.

— Et maintenant, continua le douanier, en le relevant et les mains posées sur ses épaules, qui t’a dit que je refusais de vous payer du pain ?

Salaün ne répondit pas, humilié, perdu déjà au fond d’une haine de vaincu.

— Viens ! dit Thomassin.

Ils se mirent en route par les dunes et les landes, Salaün derrière. Arrivés près de Landrellec :

— Combien dois-tu au boulanger ?

— Je ne sais pas.

— À l’épicier ?

— Je ne sais pas.

— À l’aubergiste ?

— Oh !…

Thomassin éclata de rire

— Oui, la voilà, la grosse dette, hein, l’aîné ? Eh bien, dettes d’épicier, de boulanger, d’aubergiste, je règle tout, entends-tu. Seulement…

Il s’arrêta pour bien regarder en face Salaün.

— Seulement, j’y mets une condition, c’est que tu vas me quitter cette figure d’enterrement et m’embrasser comme je t’embrasse, là, sur les deux joues, sans rancune, vieux frère…

Ils s’embrassèrent, mais Salaün tremblait encore et ne s’abandonna pas.

Comme ils allaient entrer dans le village, des creux d’un rocher voisin une voix chevrotante héla Loïz-ar-béo. Salaün l’entendit le premier et se retourna.

— On t’appelle par là, dit-il à son frère,

— Où ça ?

Ils marchèrent vers la roche.

— Mais c’est Môn-ar-Mauff, dit Thomassin. Salaün recula instinctivement.

— Je te laisse…

Et il se signa et récita un pater, pendant que Thomassin, tout bas, causait avec la vieille.

— Tu as vu Francésa ?

— Oui, répondit la vieille. Et je n’ai rien de bon à t’annoncer, filleul. Son père refuse.

— N’importe. Peux-tu te rendre cet après-midi à Keraliès ?

— La route est à tout le monde. Mais que ferai-je à Keraliès ?

— Tu diras à Francésa qu’il y a du nouveau et qu’il ne faut point encore désespérer.

— C’est toute la commission ?

— Non, non, Môn, ne t’en va pas si vite… Ah ! comme tu connais les cœurs, bonne vieille !… Fais en sorte que je puisse la voir demain soir, au crépuscule, près de la ty-lia[4] de Kergûnteuil.

— Où seras-tu, cette nuit, pour te donner sa réponse ?

— Je suis de garde à la pointe. Tu feras ton sifflet de pluvier, j’irai te rejoindre derrière la dune… Adieu, mâm-goz[5]. Je suis pressé, tu vois.

Thomassin rejoignit son frère.

Celui-ci songeait. Il se souvenait des paroles de Coupaïa, le soir où, rentrant de la lande de Roscané, elle lui dit qu’elle avait vu ensemble Thomassin et la rebouteuse : « Ton frère est damné, damné ! Il a acheté sa chance du démon ! »

Ils entrèrent chez le fournier. Thomassin fit mettre à son nom la créance de Salaün, lui paya un pain de dix livres et une « moche » de beurre.

— Va-t’en avec cela, dit-il. Je verrai demain si vous avez besoin d’autre chose… J’irai à Morvic ; il faut que je m’arrange avec Coupaïa au sujet des champs de Trégastel.



III


La nuit était tombée ; la marée descendait. Coupaïa, lasse d’attendre, franchit la chaussée et courut à Landrellec. On y avait bien vu Salaün dans la matinée, mais on ne savait pas ce qu’il était devenu. Une petite fille lui assura qu’il avait pris vers Roscané, qui est un hameau voisin ; elle demanda s’il portait un pain et, comme l’enfant répondit oui, elle fronça les sourcils et soupira.

Elle s’était complu à l’idée que Thomassin ne les secourrait pas, peut-être rudoierait Salaün, le chasserait comme un mendiant. Ah ! s’il avait pu les traiter ainsi ! Sa haine, cette haine sourde et ténébreuse où elle s’abîmait des journées entières, c’est en elle et d’elle qu’elle vivait. Du pain, on en trouve toujours. Pain de la pitié, plus amer à sa bouche que le chiendent, s’il avait fallu qu’elle le quêtât, elle eût été, suppliante, pieds nus, la parole basse, de porte en porte, et les morceaux lui en eussent paru doux venant d’autres que de son beau-frère. Elle ne se pardonnait pas d’avoir poussé Salaün à cette démarche ; elle avançait sur Roscané, dans la nuit, avec des mots brefs, d’âpres interjections, de subits élancements à Dieu et aux saints, qu’elle appelait à son aide : « Ôtez-moi ma haine, Samson, Yves Hélory, Coupaïa, saints et saintes, si ma haine est mauvaise… » Et presque aussitôt : « Si elle est bonne, saints et saintes, ah ! Dieu, si elle est bonne et juste, si c’est la haine de l’impie et que j’en reçoive quelque marque, conservez-la-moi, grandissez-la-moi, donnez-moi de la satisfaire pour votre plus grande gloire ! »

À Roscané, dans l’auberge où elle entra d’abord, on lui dit que Salaün était venu vers midi, qu’il avait troqué une moche de beurre frais contre un litre d’eau-de-vie blanche et qu’il était parti avec la bouteille. Alors elle le chercha par les grèves, dans les landes voisines, où elle supposait qu’il avait dû se coucher pour boire et, après boire, ronfler.

Elle mit trois longues heures à cette recherche inutile. Elle avait poussé à quelques mètres du corps de garde, qu’elle entrevoyait dans l’ombre, au bout de la dune, et elle allait retourner à Morvic quand un bruit de voix l’arrêta.

Le vent venait de la terre et lui portait ces voix, encore que basses, assez distinctes pour qu’elle reconnût dans l’une la voix de Thomassin. Elle tressaillit. L’autre voix, c’était une voix grêle et cassée de vieille femme.

À cet endroit, la dune formait de grandes tranchées parallèles, semblables aux sillons des vagues dans la haute mer, d’où pointaient des griffes de chardons bleus, secs et cassants, qu’elle prit garde de ne point frôler. Elle se glissa le long d’une de ces tranchées dans la direction des voix. Quand elle fut à portée, elle s’arrêta, leva un peu la tête au-dessus des chardons et, dans la nuit, reconnut le douanier et la rebouteuse.

Sa joie fut telle qu’elle ne songea point à s’effrayer du voisinage. Les saints, les saintes, le ciel l’avaient donc exaucée ! Cette preuve, ce miracle qu’elle leur demandait, ils le lui accordaient à l’heure même ; elle l’avait là, sous ses yeux, ou plutôt ils le renouvelaient devant elle, comme au soir de Roscané, pour qu’elle fût plus sûre de la malignité de son ennemi.

Thomassin et la rebouteuse ne l’avaient point entendue venir et continuaient de causer. Que complotaient-ils dans les ténèbres, sous ce croissant pâle que rayait la fuite des nuées ? Coupaïa tendait l’oreille, mais les phrases ne lui arrivaient que hachées ; elle entendit pourtant le nom de Francésa. Le nom fut répété deux ou trois fois encore. D’instinct, et quoique commun à plusieurs filles de la paroisse, sa pensée alla droit à Francésa Prigent ; elle la connaissait, elle l’avait vue à Pleumeur l’an d’avant, à la procession, qui portait, avec trois autres jeunes filles, sur une petite claie de velours blanc, la statue de Notre-Dame. Elle l’avait vue aussi à Keraliès, travaillant au manoir, chez son père Prigent. Francésa était fille unique, jolie, riche, et les anciens la disaient de famille. Que venait faire son nom sur ces bouches démoniaques ? Elle vit la vieille qui ouvrait la main et perçut un bruit d’argent. Au loin, un chien égaré hurlait à la lune. La rebouteuse et le douanier se levèrent. N’avaient-ils plus rien à se communiquer ? Quelque bruit était-il arrivé jusqu’à eux ? Sur la dune, Môn se dressa, huma le vent, et, à voix haute : « Les chardons sont traîtres… La dune a des oreilles… Veille à toi et aux tiens, Loïz-ar-béo ! » Coupaïa, le sang tourné, se colla contre terre ; elle ne s’en alla que quand tout bruit eut cessé…

Sur la chaussée de Morvic, étendu de son long, le pain à côté de lui, la bouteille cassée, elle trouva Salaün et le ramassa. Elle pria toute la nuit, rayonnante de haine.




IV


Le hameau de Keraliès n’est qu’à une demi-lieue de Landrellec. Il compte à peine une douzaine de feux. Les maisons, petites, misérables, chiches de lumière, s’entassent l’une sur l’autre, le long de la montée. Des fumiers pourrissent devant les portes. Au loin s’étend la lande, âpre, noire, crevée par place de grands trous pour l’extraction des granits.

La seule habitation de quelque importance s’abrite au bas de la montée, en face d’un vieux calvaire, dans un recoin où la végétation est moins rare, le vent moins dur. C’est une gentilhommière du seizième siècle, demeurée telle ou à peu près qu’elle fut bâtie. Si lourde, si triste, flanquée d’une énorme tourelle à poivrière, qui l’alourdit encore, elle ouvre sur la route le cintre étroit de ses fenêtres. Elle est toute mangée par les mousses. Le corps principal a deux étages ; ce sont de gros blocs rectangulaires, mal cimentés, posés l’un sur l’autre par un maçon sans technique et qui n’ont aucun ornement que l’écusson de la porte d’entrée. Le style de l’édifice retarde sensiblement sur l’époque où il fut élevé ; mais on peut étendre l’observation à la plupart des gentilhommières du Trégor et du Goëlo, la Renaissance n’ayant pénétré qu’assez tard en Bretagne et pour toucher presque uniquement aux constructions religieuses.

Bâtie en 1579 par Geoffroy Prigent de Kerhu-Lanascol, seigneur dudit lieu, cette gentilhommière n’était jamais sortie de sa descendance.

Les Kerhu-Lanascol étaient de vieille extraction : Marie, dame de Lanascol, héritière de la branche aînée, porta, vers 1400, par mariage, la terre de son nom dans la maison des Prigent de Kerhu, en stipulant que l’aîné de ses enfants mâles s’appellerait Kerhu-Lanascol. D’anciennes chartes témoignent qu’à ce moment les terres de Lanascol et de Kerhu réunies ne couvraient pas moins des deux tiers de la paroisse. En 1480, sous François II, Nicolas de Kerhu-Lanascol fut fait chevalier de l’Hermine. La même famille fournit deux abbés de Bon-Repos en 1508 et 1546. Pendant la Ligue, Geoffroy, capitaine du roi, contribua avec Sourdéac à la prise de Cesson. Ce fut, dit-on, ce Geoffroy qui, vieilli, infirme, fit jeter bas l’ancien donjon des Kerhu-Lanascol et le remplaça par le manoir moderne, mieux approprié.

Dès lors, il n’est plus fait mention de cette famille qu’au dix-huitième siècle, où nous voyons une dame Prigent de Kerhu-Lanascol, signant comme témoin, prendre dans un contrat de mariage le titre étrange de Domina du bourg et de domo dirac en groas. Cette signature farcie veut dire proprement : « Dame du bourg et de la maison qui est devant la croix. » Les Kerhu-Lanascol possédaient donc encore, à cette époque, des droits seigneuriaux fort étendus, le bourg dont il s’agit ne pouvant être que Pleumeur. Ils émigrèrent à la Révolution. Leur chapelle fut brûlée, le colombier démoli, le manoir et les terres vendues ; mais, en sous-main, un vieux tenancier de la famille, Guillaume Bozec, racheta le manoir et le rendit, franc de dégâts, à Jean Prigent de Kerhu-Lanascol, lequel revint au pays sous l’Empire et mourut presque aussitôt. Il laissait une veuve et un enfant mâle.

Mme de Kerhu-Lanascol était de complexion trop délicate pour s’occuper de son fils : elle ne bougeait pas de sa chaise longue. L’enfant, qui avait six ans à la mort du père et qui n’avait reçu dans l’exil aucune instruction, fut confié à Guillaume Bozec. Mais Guillaume, bon cultivateur, savait tout juste déchiffrer l’almanach. D’autre part, on ne pouvait songer à prendre de précepteur, les besoins de la famille excédant déjà ses ressources. L’instruction du petit Jean fut ainsi limitée par force à celle du vieux fermier. Mme de Kerhu-Lanascol s’éteignit en 1823 ; son fils entrait alors dans sa seizième année.

C’était un gars solide, bâti à chaux et à sable, les traits gros, et qui n’avait conservé de son origine patricienne que la finesse des extrémités. À vivre avec Guillaume il était devenu un pauvre clerc en écritures assurément, mais, pour la terre, nul ne savait comme lui le temps et l’engrais qu’il faut à l’ameublir, quelles semences lui profitent davantage, le nombre exact de mesures de fumier que donne par an une paire de bœufs et comment, au choix des chevaux de labour, il faut fixer les têtes petites, les oreilles droites, les garrots longs et maigres…

Paysan il était devenu, paysan il resta. Il se prit à son tour à cet amour de la terre, si fort qu’il tue tous les autres, et, réduit par la ruine des siens au verger paternel, il ne songea plus qu’à épargner pour l’arrondir. Demeuré seul à la mort de Guillaume Bozec, il épousa, quelques années plus tard, par mésalliance, la fille d’un cultivateur de Trégastel, Anne-Marie Corftir, qui lui apporta une dot de trois mille écus, grosse somme pour l’endroit et dont il acquit les prairies, l’étang et les landes avoisinantes. De ces landes il avait laissé les plus dures sous friche ; les plus légères, à fonds tourbeux, il les assécha soigneusement et, quand la terre fut bien égouttée, il la leva par grosses mottes, y jeta de la chaux et la rendit propre aux sarrasins et aux seigles. Ses revenus en furent doublés.

Il avait quarante ans quand il se maria. Il était constamment vêtu en paysan. Le dimanche même, à l’église, on ne le voyait qu’avec les braies flottantes, le chupen[6] et les houseaux de drap noir. Il portait les cheveux longs, mais sans la cadenette. Une génération nouvelle avait poussé sur l’ancienne. Les parents l’appelaient encore M. de Kerhu-Lanascol ; les enfants l’appelèrent Jean Prigent tout court, le traitèrent en égal. Son mariage acheva de le déclasser ; il fut un paysan comme les autres et il ne s’en offensa point, prisant peu ces satisfactions de tête. C’était un proverbe qu’on lui entendait souvent citer :

Gwell éo merer prinvidick
Eghed dijentil paourik.

« Mieux vaut riche paysan que gentilhomme sans le sou. »

Au reste, dur homme, et qui, dans les choses domestiques, faisait sentir ses volontés. Travailleur sans pareil, il entendait qu’on travaillât comme lui… On se couchait quand il se couchait ; on se levait quand il se levait. Il voyait aux autres sa santé et jusqu’à sa vigueur.

De ces natures toutes primitives, beaucoup ne sont point si dures par calcul, mais par simplicité d’esprit et pour ne savoir point se détacher d’elles-mêmes. C’est avec les meilleures intentions du monde que Jean Prigent faisait faire à sa femme la besogne de deux valets. Encore cette petite personne chétive, qui avait gardé dans la vieillesse des yeux timides d’enfant, tremblait-elle sans cesse, levée à l’aube, à la besogne jusqu’au soir, crainte d’avoir failli d’un détail et sachant le maître inexorable aux autres comme à lui. Elle s’y usa tôt et trépassa sans qu’on y prît garde.

Il avait eu d’elle, assez tard, une fille. Elle venait d’avoir dix-huit ans, et, comme sa mère, elle portait le costume des paysannes du Trégor, la jupe de futaine toute droite, le fichu en pointe et cette jolie coiffe appelée jubilé et pareille à une conque marine bâillant sur la mousse des cheveux blonds ou bruns. On la nommait tantôt Francésa, tantôt Soize, Soizic, qui sont les diminutifs bretons de Françoise ; mais pas plus qu’à son père monsieur, on ne lui disait mademoiselle. Son éducation aussi avait été d’une paysanne. Quand elle eut six ans, on l’envoya avec les autres petites de Keraliès à Pleumeur, à l’école des Sœurs blanches. Toutes ensemble, le matin, elles partaient, en chantant des cantiques, un panier sous le bras, qui contenait leurs provisions de la journée, et elles ne revenaient qu’avec les étoiles. Et quand elle eut ses douze ans, comme elle était forte et pouvait rendre des services, son père la retira de l’école. Elle savait lire, écrire et compter : c’est tout ce qu’on demandait aux filles de bonne maison en ces temps-là.

Dès lors, elle vécut toute de la vie rurale, doubla sa mère dans les travaux d’intérieur, filant au rouet, tillant le chanvre, ourlant les draps, trayant les vaches et les menant à l’abreuvoir. Elle ne chômait que le dimanche avec toute la maisonnée. On entendait la grand’messe à Pleumeur ; au retour on mangeait la soupe fraîche, un peu de lard, du kiksaezon[7] et du pain blanc (les autres jours étant repas de bouillie, de pommes de terre, de pain bis ou de soupe aux crêpes). Si c’était l’été et qu’il y eût pardon au voisinage, on y suivait les vêpres et la procession. Puis le père entrait à l’auberge ; la mère revenait au manoir, et Francésa et la servante s’asseyaient, avec leurs compagnes, sur le muretin du cimetière, où les galants, debout, timidement, les entretenaient d’amour. Et si c’était l’automne ou l’hiver, on s’enfermait au logis ; on veillait jusqu’à neuf heures, devant des feux de chènevottes et d’ajoncs, autour de la grande cheminée à chambranles, le père à droite dans son fauteuil carré de vieux chêne, la mère en face sur une escabelle, puis Francésa, les valets, la servante, des voisins, quelquefois un pauvre ou une pauvresse ou bien un chanteur ambulant de passage au manoir et qui avait son canapsa en peau de veau bourré de sônes et de cantiques. À défaut de chanteur, Francésa prenait dans l’armoire la Vie de Louis Eunius ou le Mystère de Sainte-Tryphine, de vieux manuscrits jaunes et poudreux, copiés d’une écriture tremblée par quelque ancien du village, et, pendant qu’elle déclamait la descente d’Eunius aux enfers, la fuite de Tryphine ou l’entrevue de Kervoura et de la sorcière, sa voix était si grave et entrait si avant dans les âmes que les rouets s’arrêtaient parfois de tourner et que les hommes, regardant devant eux, laissaient leur pipe s’éteindre. Neuf heures tintaient à l’horloge. Le père se levait et disait les prières. Francésa et la servante ramassaient hâtivement les chopines de « flip », étouffaient le feu, tiraient le verrou et montaient se coucher à l’étage dans le même lit-clos.

Le lendemain, le travail reprenait. Francésa rangeait avec méthode ses habits de dimanche, la petite croix et le jaseran d’or, épaves de la fortune ancestrale, et descendait en sabots et en jupon de gros drap.

Mais elle restait toujours jolie. Elle avait des cheveux blonds qui crêpaient aux tempes, des yeux pers, les yeux changeants et tristes de sa mère, une bouche très douce, avec un front volontaire et un menton net et dur qu’elle tenait du vieux Prigent. Elle était de taille moyenne, mais bien prise, droite et la poitrine faite. Ses attaches délicates étonnaient quand on ne savait point sa race, comme aussi sa peau blanche et fine qu’on lui voyait quand elle travaillait à l’air, le cou nu et les manches relevées au-dessus de ses mains un peu rouges.

Elle s’était rencontrée, à la noce d’une cousine germaine à elle, avec Thomassin qu’elle eut pour cavalier, et, tout de suite, ce grand garçon hardi, bruyant, qui prenait les filles à l’hameçon de son verbe, devint avec elle d’une timidité d’enfant. Il n’osait la regarder ; il lui parlait difficilement et comme en rêve ; il tremblait en lui donnant le petit doigt, quand ils dansèrent ensemble, le soir, sur le rythme lent des pavanes bretonnes.

Et tout le temps de cette noce, où il se promettait des joies, il demeura gêné, contraint et triste. Francésa aussi revint songeuse. Sans doute, ce fut de ce soir-là qu’ils s’aimèrent.

Ils se revirent au pardon de La Clarté. Thomassin et Francésa dansèrent encore, mais c’est à peine s’il osa lui demander de l’accompagner un bout de chemin, au retour, comme c’est la mode des jeunes gens de Bretagne. Elle baissa les yeux et ils revinrent presque sans causer.

Des semaines passèrent. Un jour que de ses prunelles vagues il regardait la lande, Thomassin entendit qu’on l’appelait.

— Loïz-ar-béo, Louis-le-vif, disait la voix, tu mens à ton nom, ce n’est plus toi Loïz-ar-béo !…

Alors, derrière les ajoncs, il vit une tête de vieille et deux yeux jaunes, luisants, qui l’observaient. C’était la rebouteuse de Bringuillier. Il tressaillit malgré lui, puis s’avança. La vieille était assise sur une roche de la lande, immobile, ses cheveux plats qui pendaient des deux côtés de sa coiffe, et les mains croisées sur un bâton blanc.

— C’est toi qui me parlais ? dit Thomassin.

Elle garda sa pose tranquille et répondit :

— C’est ton cœur qui te parlait, Loïz-ar-béo.

— Bon, et que disait mon cœur ?

— Il se plaignait que tu le fisses souffrir…

— Mon cœur radotait, vraiment, s’il disait cela.

— Tu es vain ; tu veux te cacher de moi, Loïz-ar-béo. Puisqu’il en est ainsi, va ton chemin.

Le douanier devint pâle.

— Ah ! tu sais quelque chose. Par grâce, parle, je te donnerai ce que tu voudras.

— Je ne sais rien, Loïz-ar-béo.

— Si, mâm-goz, je vois cela à ton air. Mais toi, tu dois voir aussi combien je souffre…

— Ton cœur n’est pas le seul à souffrir…

— Tu parles par sentences… comment pourrais-je t’entendre ? Explique-toi…

— À Keraliès, dans le manoir, cherche bien, il y a un autre cœur qui languit…

— Francésa ?

La vieille ne répondit pas. Le douanier, les yeux à terre, gonflé d’émotion, attendait. Il releva les yeux ; la vieille n’était plus là. Mais au même endroit, le lendemain, il la revit. Entre les tiges sèches des ajoncs, courbée en deux, elle cherchait de petites salicaires à fleurs jaunes qu’elle étêtait à mesure, n’en conservant que la tige et les racines. Thomassin courut à elle :

— Ah ! mâm-goz, par pitié, dis-moi ce que tu sais !

Et elle répondit :

— Tu souffres donc bien, Loïz-ar-béo ?

— Je ne vis plus.

— C’est comme l’autre, dit-elle tout bas. Ils s’aiment et ils se taisent.

Sur la lande, un vent d’ouest courait, très doux, et dont frissonnaient longuement les ajoncs. Elle tendit l’oreille.

— Le vent vient du manoir, filleul. Il a passé sous les châtaigniers de Keraliès et il a cueilli, en passant, des mots qui ne devaient pas venir jusqu’à toi…

Elle se tut. Thomassin ne comprenait pas grand’chose à ce parlage symbolique, plein de détours et de sous-entendus, où se complaisent les vieux fatuaires de Bretagne ; mais il avait peur de blesser Môn en la contraignant à une explication immédiate, et il demanda :

— Que dit le vent, mâm-goz, car moi je ne sais pas sa langue ?

— Viens, dit-elle.

Par la grève, sans prononcer un mot, elle le mena vers Keraliès. Il la suivait machinalement. Quand ils prirent la grande route :

— Baisse-toi le long de la levée de terre, pour qu’on ne te voie pas.

Il obéit et ils rampèrent ainsi un bout de chemin encore. À Poulpry, près du manoir, la vieille se redressa et regarda par-dessus la levée. Elle vit ce qu’elle cherchait, car tout de suite elle se tourna vers Thomassin, et, très bas :

— Tiens-toi là, sans bouger.

Puis elle sauta dans le champ et disparut.

Quelques minutes s’écoulèrent. Thomassin, aux aguets, n’entendait que le bruit du vent dans les châtaigniers et le bruit de la mer sur la grève. Mais, insensiblement, un murmure confus de voix monta dans le soir. Les voix se rapprochèrent, et il distingua celle de Môn-ar-Mauff…

— Francésa, disait la voix, j’ai préparé ces racines pour celle de tes vaches qu’a frappée le mauvais œil. Je l’ai vue ce matin qui dépérissait. Tu les enfermeras, avec une gousse d’ail et deux feuilles de trèfle, dans un petit sachet de toile que tu lui attacheras au cou, et tu diras ensuite trois pater et trois ave pour les âmes du purgatoire.

Francésa répondit :

— Je ferai ce que tu commandes, Môn.

Et elle soupira. La voix de Môn reprit :

— S’il plaît à Dieu, ta vache guérira. J’ai éprouvé sur plus d’une l’efficacité de ces herbes. Leur langueur cessait bientôt et elles devenaient aussi nourries qu’avant…

— Merci donc, mâm-goz, dit Francésa. Je ne t’oublierai point quand tu passeras au manoir.

— Je sais, ma fille…

Et, après un silence, où elle l’avait regardée longuement, Môn ajouta :

— Comme tu es triste !

Francésa ne répondit point.

— L’amour !…

Cette fois elle rougit et détourna les yeux.

— Oh ! dit-elle, qui a pu faire croire ?…

— Rien, ma fille. Rassure-toi. Tu es restée close à tous ; mais moi, tu sais que je vois sous les visages.

— Mâm-goz, mâm-goz, dit l’enfant, qu’est-ce donc que l’amour ?

Et la vieille répondit lentement :

— La plus douce des choses, ma fille, et la plus amère…

— La plus amère ! dit Francésa.

Elle s’était tournée vers la grève, et ses yeux, qu’on voyait fuir, s’en allaient par delà jusqu’à une dune lointaine.

— Va, ma fille, dit la rebouteuse, va où tes yeux te portent. Cherche-le bien sur la dune, celui que tu aimes d’amour.

Elle rougit encore.

— Tu sais aussi…, dit-elle.

— Comment ne t’aimerait-il point ? dit la vieille.

— Il m’aime, Louis ?…

Elle avait poussé ce cri, crié ce nom, comme le douanier avait crié le sien sur la lande. Et, tout de suite honteuse, elle voulut fuir, se cacher, quand un autre cri partit de derrière la haie.

— Ah ! dit Môn, viens vite ! Il est capable d’en passer.

Elles sortirent du champ, et Francésa vit Thomassin qui s’appuyait contre un arbre pour ne pas défaillir.

— Francésa ! dit doucement Thomassin.

— Louis ! dit Francêsa.

Ils allèrent l’un à l’autre tout tremblants, et ils pleurèrent. Môn avait disparu. Ce fut leur première entrevue d’amour ; elle fut chaste et brève. Des pas sonnaient sur la route et ils se séparèrent presque aussitôt.

Môn, dès lors, pendant les longs jours où, Francésa et Thomassin ne pouvaient se voir, leur servit de lien, fut leur truchement d’amour. Ils se cachaient des autres personnes ; ils avaient peur qu’on ne les trahît. Avant tout, Francésa voulait éprouver son père. Le vieil homme, toujours droit sous ses soixante-quinze ans, avait des volontés sans réplique. On s’y butait sans rien obtenir. Francésa le savait. Il avait fait entendre à mainte reprise qu’il ne donnerait sa fille qu’à un cultivateur et sous des conditions qu’il se réservait de dicter. Thomassin était douanier ; il avait, à la vérité, quelque aisance ; mais on ne pouvait assurer qu’il agréerait au père, et c’était pour ne rien hasarder que Francésa voulait prendre du champ. Elle l’interrogea en dessous ; elle lui tendit de petits pièges innocents où il ne manqua pas de tomber. Mais elle se convainquit bientôt, et quelque habileté qu’elle eût mise à son jeu, que la cause était perdue d’avance et que son père ne voudrait pas de Thomassin.

Il exigeait un gendre cultivateur, riche (comme on est riche là-bas, à douze ou quinze cents livres de revenu), et qui s’associerait avec lui pour l’exploitation des terres de Lanascol. Il lui montrait quelquefois la longue étendue des landes qui court au-dessus de Keraliès. Il embrassait d’un grand geste circulaire les trois quarts de l’horizon, puis il expliquait que toute cette terre-là, inculte, mais bonne au fond entre des mains savantes et laborieuses, s’achèterait sur le moment pour rien et, dix ans plus tard, vaudrait de l’or. « Seulement, voilà, il faut que ton prétendu nous apporte de quoi l’acheter. » Et il lui citait des noms de cultivateurs, qui lui avaient fait des ouvertures à son sujet et qu’il agréerait volontiers pour gendres, si, dans le nombre, elle en trouvait un de son goût. « Au reste, rien qui presse, concluait-il. Une fille de dix-sept ans a l’éternité devant elle. »

Francésa protestait de son mieux. Qu’avait-elle besoin de tant de richesses ? Un mari simple, honnête, travailleur, fût-il pauvre, pourvu qu’il l’aimât et qu’elle l’aimât, n’était-ce point préférable à tout ?

Lui hochait la tête en homme qui ne répond pas à des niaiseries, sifflait son chien, un vieux roquet à poil fauve, toujours en boule sur le foyer, Loul, Loulic, et la quittait. Elle ne se révoltait pas autrement ; le péril ne pressait point ; elle se bornait à se cacher de son père dans ses entrevues avec Thomassin.

Et des semaines encore, des mois passèrent, elle eut dix-huit ans. Son père lui disait de temps à autre : « As-tu fait ton choix, Francésa ? » Elle répondait non. Mais un jour il lui dit gravement :

— Roland Le Coulz, de Trégastel, te demande en mariage. Il a quinze cents livres de revenu. Il a trente ans, c’est un homme solide et dur à la besogne. C’est le meilleur parti de tout le canton pour une fille comme toi. Réfléchis.

Au ton de son père, elle comprit que l’affaire était nouée. Elle en parla le soir même à Louis. Que résoudre ?… Tout compté, Thomassin possédait à peine cinq cents francs de revenu net. Il y fallait joindre sa solde de douanier, qui se montait à neuf cents francs ; mais, comme il n’y avait pas apparence que le bonhomme permît à son gendre de rester dans la douane, on ne pouvait faire fond que sur les rentes.

Francésa résolut pourtant de lui tout avouer. Au matin, comme il l’embrassait, elle lui dit d’abordée :

— Tad[8], j’ai réfléchi.

Le bonhomme la regarda avec un sourire de malice.

— Ça te tente donc enfin, le mariage, kézic[9] ?

— Oui, dit-elle. Et raffermissant sa voix qui tremblait un peu : Seulement, tad, tu seras peut-être surpris de mon choix, c’est Louis Thomassin que je voudrais épouser.

Le bonhomme faillit suffoquer.

— Tu dis Louis Thomassin, le maltôtier ?…

— Oh ! répliqua vivement Francésa, il donnera sa démission ; il a déjà travaillé la terre à l’Ile-Grande, chez sa mère, et puis, tad, il a cinq cents livres de revenu…

— Mais Le Coulz en a quinze cents !

— Le Coulz ne me plaît pas, dit Francésa.

— Et c’est le maltôtier qui te plaît peut-être ? Ah ! misère de sort ! Il ne manquait plus que cela, maintenant… Un maltôtier ! Un gabelou !… Le gredin t’a ensorcelée, ce n’est pas possible. Mais, foi de Prigent, comme Dieu est Dieu et saint Jean son cousin, tant qu’il n’aura que ses quatre sous et sa bonne mine à t’offrir, tu ne l’épouseras pas ou j’y crèverai…

Et, lui tournant le dos, il siffla Loul et sortit.




V


Ce soir même, Francésa, toute triste, mais résolue à lutter de volonté avec son père, fit part à la vieille Môn de l’insuccès de sa tentative et lui confia le douloureux message dont celle-ci avait entretenu Thomassin, pendant qu’il revenait avec Salaün du corps de garde. – Peut-être que rien n’est encore perdu ! – avait semblé dire Thomassin.

Môn rapporta cette parole à la jeune fille, mais elle ne fut point convaincue et pensa que son ami cherchait seulement à la consoler. Elle accepta pourtant le rendez-vous qu’il lui fixait, mais elle ne voulut point promettre qu’elle y serait sûrement, car son père était devenu soupçonneux et il lui fallait jouer d’adresse pour le dépister.

Le soir tombait. Près de la ty-lia de Kergûnteuil barrant le ciel de son énorme pierre plate, Thomassin attendait Francésa. La lande, à cet endroit, était plus serrée, et, comme le terrain surplombait, il était facile, en levant la tête, de surveiller tout le pays sans être vu. C’était un soir d’automne, brumeux et triste. Le vent soufflait de la mer. Des bruits d’ailes claquaient par instant au fond du ciel et Thomassin reconnaissait à leur vol allongé ces troupes de bernaches et d’outardes que l’approche du froid chasse périodiquement du septentrion.

Francésa tardait au rendez-vous. L’affaire dont il avait à l’entretenir était cependant très sérieuse et pouvait modifier du tout au tout l’attitude du vieux Prigent, si tant est qu’il fût moins sensible au gendre qu’à la fortune.

Enfin, Francésa parut. Elle avait jeté un petit châle de laine sur ses épaules, et, chaussée de grosses galoches, peignée à la diable, si jolie encore, elle se hâtait vers lui. Il la pressa dans ses bras et baisa ses cheveux frais.

— Dépêchons-nous, dit-elle. Je n’ai qu’une seconde.

Mais il ne se lassait pas de la caresser, et il fallut qu’elle se dégageât et fît la moue pour qu’il redevînt sage.

— Je ne te comprends pas, lui dit-elle. Mon père ne veut pas consentir à notre mariage et tu es aussi gai que si cette mauvaise nouvelle ne t’avait point touché. Tu dois combiner quelque ruse, Loïz-ar-béo, car il ne se peut point que tu sois si gai sans une raison.

— Aussi en ai-je une, kézic.

— Alors ne me la cache point plus longtemps. De te voir avec ces yeux rieurs, cela me rassure un peu déjà ; mais je ne cesserai point d’être inquiète que tu ne te sois ouvert à moi tout entier.

— Francésa, cœur de mon cœur, c’est qu’en te faisant languir après mon secret, je gagne de te garder avec moi quelques instants de plus ; si je te le disais tout de suite, tu ne l’aurais pas plus tôt connu que tu t’envolerais…

— Non ! non ! c’est le jeu d’un méchant, ce jeu-là. Ah ! Loïz-ar-béo, c’est certain, tu sais des choses. Qu’as-tu appris ? Confie-le-moi pour que je sois rassurée.

— Eh bien, dit Thomassin, je parlerai donc. C’est vrai, j’ai trouvé un moyen qui pourra tout arranger. Mais j’aurai besoin d’un mois, de deux mois peut-être… Et d’ici là, si nous voulons réussir, il est bon qu’on ne puisse nous deviner. On ne devra plus nous rencontrer ensemble, nous aurons l’air de nous fuir, comme si nous étions fâchés, et même (voici le plus dur de tout, Francésa), quand on te recausera chez toi de Roland Le Coulz, il faudra que tu fasses semblant de ne pas trop protester…

— Ah ! dit l’enfant, combien cette contenance me sera pénible à prendre ! Mais es-tu sûr au moins que dans un mois, dans deux…

— Écoute… Tu m’as dit et bien dit, n’est-ce pas, que ton père voulait à son futur gendre quinze cents livres de revenu ?…

— C’est l’avoir de Roland Le Coulz.

— Bon ! dit Thomassin, mais avec tous ses pécots je lui ferai la nique dans deux mois…

— Comment cela ?…

— Je prouverai que je suis plus riche que lui, pardié !

— Plus riche que Le Coulz ? Toi ? Oh ! tu te moques ou bien tu as trouvé un trésor.

— Un trésor, non pas, chérie, deux, trois, quatre trésors.

— C’est impossible… Quatre trésors ! Et dans quel endroit, Seigneur ?

Elle écarquillait si naïvement les yeux que Thomassin ne put s’empêcher de rire.

— Ah ! l’innocente ! Elle regarde déjà s’il n’y a pas un korrigan dans quelque coin de la caverne ! Elle croit fermement que je suis sorcier ! Il s’agit bien de cela… Si tu te rappelles, je possède trois champs et une lande à Trégastel, au bord de la grève du Coz-Porz ?…

— Oui, dit Francésa, les champs que tu as prêtés à ton frère Yves-Marie.

— Justement. La terre n’en est point de première qualité, ni même de seconde, et si je les vendais au prix qu’ils ont coûté à mes parents, je n’en tirerai pas deux cents écus.

— C’est à peine.

— À peine, tu as raison… Ce qui n’empêche qu’à l’heure qui sonne, Francésa, ces trois champs et cette lande-là, je ne les donnerais pas pour toutes les propriétés de ton père Prigent.

— Tu es fou, Loïz-ar-béo !

— Non, dit Thomassin, je crois raisonner très sensément. Suis-moi bien… Il y a cinq ou six ans, combien comptais-tu de maisons de plaisance sur la grève de Trégastel ?

— Une seule, dit Francésa.

— Une, reprit Thomassin, et ni bien grande, ni bien belle. Son propriétaire habitait Lannion et l’avait fait bâtir pour ses rendez-vous de chasse. Mais un peu plus tard, des étrangers visitèrent la grève. Ce qui les séduisit là, on ne m’a point dit, les rochers peut-être, la mer qui y est bleue et jolie plus que partout où j’ai navigué, peut-être aussi le désir de faire à bon compte les gentilshommes. Ce qu’il y a de sûr, c’est que cinq ou six semaines après cette visite, un gros industriel de Saint-Brieuc acheta la bande de terrain qui est en face du Dé, près des grottes de M. Bouget, le défunt curé du bourg, et fit bâtir le château qu’on y voit maintenant. Alors, tu n’as qu’à te rappeler, ç’a été comme une épidémie. D’autres étrangers sont venus, des richards de Rennes, de Laval, du Mans, des gens de Paris même, tant et tant qu’en quelque six mois toute la baie, au levant, a été bordée de maisons neuves. Ah ! il y en a eu pour tous les goûts, de carrées, de rondes, de blanches, de rouges, de pointues. J’ai déjà vu ça à Dinard, dans le temps. Ça ne traîne point, ces histoires-là, quand la vogue s’en mêle… Et puis la terre était pour rien ; les paysans la cédaient au premier qui se présentait ; c’était réglé en un tour de main. D’abord, je n’y faisais pas plus grande attention que toi. Mes champs sont sur le versant ouest de la baie, et la spéculation n’avait point l’air de se diriger par là. Tout de même, vendredi dernier, comme j’étais allé au Coz-Porz, je ne fus pas autrement surpris de trouver sur ma lande trois messieurs qui prenaient des mesures et qui étaient si occupés qu’ils ne répondirent pas à mon salut. Je ne fus point si sot de m’en formaliser et les laissai arpenter ma lande tant qu’ils voulurent ; mais, à Sainte-Anne, je m’informai et je sus d’un aubergiste, chez qui ils avaient déjeuné, que l’un des trois messieurs était un entrepreneur de Rennes, et les deux autres ses employés. J’étais libre, de toute l’après-midi. J’avais invité l’aubergiste à trinquer avec moi, et, près du feu, sur le coffre, nous bavardions depuis une bonne demi-heure, quand les étrangers rentrèrent. Ne me connaissant pas, ils n’avaient aucune raison de se méfier ; ils s’assirent dans la même pièce que nous, et, sans façon, en vidant une bolée, ils continuèrent leur conversation. Ah ! Francésa, Francésa, la nouvelle que j’appris ! Figure-toi que la communauté des Sœurs de Saint-Joseph, qui a déjà bâti deux hôtels pour baigneurs au Portrieux et au Val-André, veut encore fonder une maison à Trégastel. Et quand je dis maison, il faut s’entendre. Je l’ai vue, moi, leur maison du Val-André. Un vrai palais avec des perrons, des galeries, des tours, des arches, des niches, des statues, et grand et large à pouvoir loger tout le bourg de Pleumeur, rien que sous les combles.

— Jésus ! dit Francésa en joignant les mains.

— Et ce n’est pas tout, reprit Thomassin. À des palais comme ceux-là il faut du terrain à l’avenant, cours, parcs, jardins, vergers, est-ce que je sais ? Mais ce terrain, Francésa, où les Sœurs le prendront-elles ? De Pen-ar-Vir à l’île Renot, tout est adjugé. Reste l’autre versant de la baie qui m’appartient pour les deux tiers. Conséquemment, si les Sœurs veulent bâtir à Trégastel, c’est chez moi qu’elles bâtiront, et voilà pourquoi les entrepreneurs étaient chargés d’examiner d’abord mon terrain… Commences-tu à comprendre ?

— Oui, dit Francésa. Mais si tes champs et ta lande ne valent, l’un dans l’autre, que deux cents écus ?…

— Pour des croquants, pas pour des Parisiens. Le tout est de jouer serré. Jusqu’ici ces messieurs n’ont eu affaire qu’à des innocents. D’une lande de cinquante écus ils offraient le double, et, d’emblée, le paysan acceptait. Ils en sont venus à ne plus se préoccuper que de la bâtisse, le fonds se livrant de soi. Sois sûre que ceux-ci vont m’écrire ou m’expédier un de leurs agents, qui aura le traité tout prêt en poche, pour me proposer trois mille francs, quatre mille francs peut-être de mon terrain…

— Et tu n’accepteras pas ?

— Je refuserai.

— Quelle folie ! Et combien crois-tu qu’ils finiront par te donner ?

— Le prix que j’en veux : vingt sous du mètre carré, dix mille francs de l’hectare, trente-cinq mille francs de tout le lot… Penses-tu que ce soit suffisant pour t’épouser ?…

— Dieu t’écoute ! dit la jeune fille en se levant. Tu sais mieux que moi ce qu’il convient de faire…

La nuit était proche : une lune jaune, très ronde, montait au bord de l’horizon ; l’angélus agonisait au clocher de Pleumeur. Un petit pâtre, sur la route, entonna la complainte de Lozaïc Kerembrun…

Lozaïc Kerembrun s’en allait le long du rivage et elle ramassait des palourdes. – Elle ramassait des palourdes dans son panier – en chantant comme une alouette. – Holà ! filles de Locquémeau, – n’allez pas ramasser des palourdes !

Et des voix de pâtres et de pastoures, au loin, sur la lande, comme un écho reprirent le refrain : Holà ! filles de Locquémeau, – n’allez pas ramasser des palourdes !

— C’est Alanic Dagorn qui rentre ses vaches. Je suis en retard, dit Francésa.

Louis l’avait reprise dans ses bras, et tous deux, serrés l’un contre l’autre, ils avaient peine à se détacher et ils étaient redevenus tristes déjà en pensant à l’absence.

— N’oublie pas mes recommandations, dit enfin Thomassin ; tâche d’obtenir de ton père un répit de quelques semaines… Cache-toi bien surtout, qu’on ne puisse savoir que j’ai besoin d’argent pour t’épouser…

Le Normand se retrouvait dans ces prescriptions méticuleuses et cette application à bien combiner toutes ses mesures. Francésa sourit :

— Môn te donnera ma réponse, dit-elle.

Ils se quittèrent. Sur la lande, au détour du sentier, ils se retournèrent une fois encore pour s’envoyer l’adieu d’amour.

— Je t’aime, Francésa.

— Prudence ! Prudence ! Je t’aime, Loïz-ar-béo…

Thomassin regagna Landrellec par la grève ; Francésa se hâtait vers Keraliès. À l’extrémité du plateau, et comme elle venait à peine de quitter la lande pour la grande route, une voix l’appela, d’un timbre étrange et qu’elle ne reconnut point : « Francésa ! Francésa !… »

— Qui m’appelle ? dit la jeune fille, frissonnant malgré elle.

— Francésa, reprit la voix, méfie-toi de Loïz-ar-béo et de la rebouteuse : ils sont vendus au diable !…

— Oh ! dit l’enfant, saisie. Qui dit cela ? Qui dit cela ?

Il n’y avait personne sur la route. La nuit s’épaississait. La voix semblait venir de derrière les ajoncs. Était-ce un intersigne ? Elle descendit d’une traite la côte de Keraliès, affolée, les dents claquantes. Elle ne se remit qu’arrivée au manoir. Loul accourait en jappant. Le vieux Prigent n’était pas rentré ; mais, dans la cour, elle aperçut Alanic Dagorn, le petit pâtre, qui préparait la litière du bétail.

— Tu n’as rencontré personne en revenant ? dit-elle.

— Personne, Francésa.

— Cherche bien.

— Attends donc… Ah ! si, tout à l’heure, sur la lande, Coupaïa, la soudière de Morvic… Je lui ai même donné le bonsoir ; mais elle ne m’a pas entendu, ou bien elle voulait se cacher, car tout de suite elle a disparu…



VI


Il était près de six heures quand Thomassin, le lendemain de cette entrevue, se dirigea vers Morvic. Le poste venait d’être relevé ; la mer baissait, la nuit n’était pas encore toute en allée, mais, à l’orient, de petits nuages roses ourlaient la robe du ciel et il faisait doux comme en été.

Tout en marchant, Thomassin songeait à la lettre qu’il avait trouvée la veille, à son retour, glissée sous l’huis. Elle émanait de l’entrepreneur rennais. Le mandataire des Sœurs lui offrait deux mille cinq cents francs des trois pièces de terre et de la lande à lui appartenant et inscrites au cadastre sous les noms de Parc-ar-Boscreis, Parc-ar-Bos-braz, Parc-Nénézen et Lan-ar-Gac. Il l’invitait, en terminant, à lui faire tenir sa réponse dans la semaine.

— Oui-da ! Va ton chemin, mon bonhomme ! pensait le douanier. Tu l’auras, ma réponse, et plus tôt que tu ne t’y serais attendu.

De fait, dès la veille même, il avait écrit à l’entrepreneur qu’il refusait de céder sa terre à moins de trente-cinq mille francs. Il insistait sur le chiffre et marquait sa volonté expresse de n’en rien rabattre. « À bon entendeur, salut ! »

La grève découvrait peu à peu et il put franchir à pied la chaussée de Morvic. La maison des Salaün dormait encore. Sa misère perçait dès l’extérieur, d’où le plâtre de l’enseigne était tombé par endroits et qu’une porte branlante et tout artisonnée ne défendait plus contre le vent. Il souleva le loquet et entra.

L’intérieur était divisé en deux pièces, l’une pour les clients, meublée à l’aventure de tables et de barriques ; l’autre, plus petite, plus sombre, qui servait de cuisine et de dortoir. Point de plancher. Le long du mur, une vieille huche de noyer, un lit-clos, dont les rideaux s’effilochaient par les intervalles du balustre, quelques escabeaux, une table, des bancs, un rouet, et, près de la fenêtre, la caisse d’une horloge. Triste intérieur rendu plus triste encore par la sordidité de ses hôtes. La vie y allait à l’abandon. Des bouteilles cassées gisaient dans les coins pêle-mêle avec des ustensiles de ménage ; le linge, rare et troué, s’égouttait sur des cordes ; les meubles étaient si noirs de poussière et de fumée qu’on ne distinguait plus les ferrures.

Mais ce qui frappait surtout, dans cette misérable demeure, c’était la profusion d’images, de statuettes, de croix, de bénitiers, d’objets de piété de toute sorte qui tapissaient les murs. La sordidité des hôtes n’avait d’égale que leur extrême dévotion. Pas un endroit où elle ne se marquât par quelque témoignage. Thomassin les en avait plaisantés, à ses premières visites. Alors, le regard de Coupaïa luisait, sombre et haineux ; Salaün hochait la tête et grognait.

— Bien ! bien ! disait le douanier. J’entends. C’est moi qui ai tort. Chacun ses affaires, après tout !

Mais, malgré lui et sous cet air de gausserie, il était toujours un peu gêné en entrant chez les Salaün.

Ce demi-Normand, esprit net et positif, étranger à tout mysticisme, poli encore par ses années de vagabondage dans les grandes cités marchandes, avait l’obscure intuition de pénétrer là dans un monde fermé, où rien ne lui parlait et où rien de lui non plus ne parlait aux autres. Ses gausseries n’étaient souvent qu’une attitude. Tant de dévotion, chez ces êtres tristes et minés de paresse, lui faisait plutôt pitié. Il les en plaignait secrètement comme d’une maladie. « Pour sûr, nous ne croyons pas au même Dieu », disait-il quelquefois, et il y avait un grand sens dans cette parole, car rien n’était plus éloigné de la religion simple et claire qu’il pratiquait. Au reste, cette dévotion outrée, mystérieuse, pleine de formules, si mal dégagée encore du sombre paganisme ancestral, se rencontre, un peu atténuée, chez la plupart des paysans bretons. Chez les Salaün, chez Coupaïa surtout, le rêve, l’isolement, la misère l’avaient portée au paroxysme.

Thomassin trouva Coupaïa qui récitait ses prières devant un grand crucifix de cuivre émaillé, posé sur la tablette de la croisée et qui avait toute l’apparence d’un crucifix byzantin. Pour cabossé fût-il et mordu dans les creux d’un vert-de-gris tenace, sa richesse de travail n’eût pas manqué de frapper un connaisseur. Mais Thomassin, qui l’avait toujours vu chez les Salaün, n’y prêtait pas plus d’attention qu’à un crucifix ordinaire. Il ne s’inquiétait même pas de connaître à quelle particularité mystérieuse pouvait se rapporter la présence d’une pièce d’orfèvrerie de cette valeur entre les mains de Coupaïa. Il s’excusa d’abord de la déranger dans ses oraisons et s’informa de sa santé et de celle de Salaün.

— Yves-Marie est allé faire une commission, répondit sèchement Coupaïa.

— Peu m’en chaut, dit Thomassin, c’est toi surtout que je venais voir.

Il lui exposa l’objet de sa visite, et, sans plus d’explications, lui dit qu’il était obligé de reprendre les champs de Trégastel. Au reste, le rapport qu’ils en tiraient, même en y ajoutant le produit de la soude, de mai à septembre, était bien trop médiocre pour leur permettre de vivre ; Salaün n’y travaillait que rarement et la terre y perdait.

— Tu es le maître, répondit Coupaïa. Les champs t’appartiennent.

Elle s’était contenue pour lui répondre sur ce ton posé ; mais depuis que Thomassin avait pris la parole elle bouillonnait de joie. Il les chassait donc ! Le pain qu’il leur donnait d’une main, de l’autre il l’arrachait. Il s’était démasqué enfin, l’hypocrite !

— Tu ne me comprends pas, reprit le douanier. Yves-Marie n’est pas propre à travailler seul ; il cède trop vite à la tentation. Tu vois, vous n’avez plus de pain, vous êtes mangés de dettes ; vous ne pouvez plus rester à Morvic. Il faut chercher autre chose, si vous voulez vivre…

— Autre chose ? dit Coupaïa inquiète.

— Voilà, dit Thomassin. Vous quitterez Morvic. Ici à la mer, tu ne peux pas avoir l’œil sur Yves-Marie. À Landrellec…

— Mais, à Landrellec, nous ne trouverons pas de maison.

— Vous logerez chez moi.

— Chez toi !

Toute sa répulsion parut dans le regard dont elle enveloppa le douanier.

— Chez toi ! répéta-t-elle les dents serrées. Va Doué !

— Eh bien ! dit le douanier, quoi donc ?

— Rien ! Rien ! s’empressa-t-elle de répondre, craignant d’avoir laissé échapper son secret. Tu m’as troublée, je ne m’attendais pas à ta proposition…

— C’est pourtant tout simple, dit le douanier. J’ai une pièce de trop… Je vous la cède ; elle n’est pas très spacieuse, mais, pour économiser la place, nous pourrons prendre nos repas ensemble dans la pièce du milieu. J’ai trouvé à Yves-Marie un emploi de journalier, pas loin, à Roscané, chez les Piriou. Toi, tu garderas la cambuse et tu feras la tambouille.

— Et ici ? À Morvic ?

— On mettra la baraque en location. Si peu que cela donne, ce sera autant pour m’aider à payer vos dettes.

— C’est juste, dit Coupaïa. Quand veux-tu que nous déménagions ?

— Le plus tôt sera le mieux. La Saint-Michel va venir : profitons-en.

— Alors nous déménagerons demain, dit Coupaïa.

— Va pour demain. Je suis de garde dans l’après-midi. Je ne pourrai pas vous donner la main, mais je vous enverrai Piriou avec sa charrette…

Le douanier partit et Coupaïa retomba dans ses rêves. Que méditait-il donc encore contre eux ? Pourquoi leur retirait-il ses champs ? S’il voulait vraiment les aider, pourquoi ne payait-il pas leurs dettes sans les obliger à louer Morvic et à venir habiter chez lui ?

Chez lui ? Sa répulsion, qu’elle avait eu tant de peine à refouler pendant qu’il lui parlait, elle éclata, terrible, dans le silence de la triste demeure. Démon ! Démon ! Ah ! pour sûr, il avait son plan. Ce n’était pas Dieu possible qu’il leur voulût du bien, et il se couvrait d’une apparence de service pour les pousser à leur perdition… Qui sait ? Peut-être que, sans le vouloir, il courait à la sienne. Les saints aveuglent d’abord ceux qu’ils veulent perdre. Et ses saints à elle, Yves Hélory, Samson, Coupaïa, ne lui avaient-ils point donné déjà une preuve évidente de bonne assistance ? N’est-ce pas eux qui l’avaient menée, dans l’ombre, jusqu’à la dune où Thomassin et Môn-ar-Mauff faisaient leurs incantations ? N’est-ce pas eux qui, sur le vent ailé, lui avaient apporté le nom de Francésa Prigent, et si elle avait pu, par-dessus la lande de Keraliès, jeter à la jeune fille l’avertissement du malheur, n’est-ce pas eux encore qui avaient protégé sa démarche et répandu la nuit sur sa tête pour que nul ne l’aperçût ?

— Ah ! grands saints en qui j’ai mis ma foi, grands saints, cria-t-elle, c’est vous mon abri, ma protection. Je vous servirai humblement, grands saints, si vous faites que je vive assez pour voir le châtiment de l’impie.



VII


Le lendemain, les Salaün emménagèrent chez Thomassin. La pièce qui leur était réservée était en effet un peu étroite, et ils eurent quelque peine à y loger leur mobilier. Un crépi de chaux fraîche couvrait les murs ; l’air venait à grande nappe de la fenêtre, et, jusque dans cette chambre, tantôt vide, on sentait la propreté méticuleuse de l’ancien matelot.

Ce fut une première gêne pour Coupaïa. Elle se trouvait mal à l’aise, comme effarouchée, les paupières battantes, dans cette grande clarté où tout ressortait. D’instinct elle cherchait l’ombre. La cheminée n’avait pas de manteau et s’ouvrait si peu qu’on n’y pouvait s’asseoir. Là-bas, à Morvic, sur la dalle du foyer, près des cendres chaudes, dans la nuit continuelle du logis, elle abritait jalousement ses rêves ; elle demeurait des heures sans bouger ; ses yeux ne quittaient pas le point où ils fixaient d’abord, nul ne venait et elle se laissait aller à une hypnose bienheureuse de tout son être…

Les meubles entassés, un peu l’un sur l’autre, elle ne trouva plus qu’une petite place pour ses saintetés. Ce lui fut une peine plus sensible encore. Tant bien que mal elle en attacha la plupart au mur de refend ; les autres, elle les cloua un peu partout, au châlit, à la huche, à la caisse de l’horloge qui disparurent presque sous les bénitiers, les images, les sachets et les rosaires. Mais il lui en restait encore qu’elle ne savait plus où caser et, comme elle eût tenu pour sacrilège, si vieilles les images, si pourris les rosaires, de les brûler ou de les jeter au rebut dans un tiroir, elle prit le parti d’en décorer la pièce du milieu.

Quand Thomassin rentra, à la relevée, il ne vit point d’abord ces changements. Au reste, on n’avait point touché à sa chambre ; il défit son ceinturon, changea de costume et prit un peu d’huile et un chiffon pour astiquer son fusil. Il pensait que Coupaïa préparait la soupe, et, en attendant de se mettre à table, il entra dans la pièce commune pour causer avec Yves-Marie. La nuit s’y était déjà faufilée.

— Il n’y a donc pas de suif ici ? dit-il. Ou nous prend-on pour des chats ?

Coupaïa alluma une chandelle et la posa sur la table. Salaün s’assit en face du douanier.

— Eh bien ! reprit celui-ci, ça avance-t-il, l’installation ?

— C’est fini, répondit Salaün.

— Bon, je verrai ça quand j’aurai astiqué mon fusil.

Il était tout gai, le visage allumé par une brume froide de septembre qui s’était abattu au serein sur la lande, diaprant de gouttelettes l’acier du chassepot. L’opération terminée, il se leva :

— Voyons l’installation, maintenant.

Ils entrèrent tous les deux dans la petite chambre du fond où Coupaïa avait allumé un feu maigre.

— Eh ! dit le douanier, pas besoin de ménager la bourre, Coupaïa. J’en ai trois grands tas sur l’aire.

Il poussa du pied une jonchée d’ajoncs ; mais une des branches s’accrocha au châlit et fit tomber la grosse médaille de cuivre qui y était pendue.

— Diable d’idée, dit le douanier, d’aller fourrer là des médailles !… Eh ! mais, reprit-il, en regardant plus attentivement autour de lui, il y en a partout. Oh ! par exemple, vous auriez pu vous soulager de toutes ces vieilleries en quittant Morvic. Ça va me faire de jolis murs, vos saintetés !

Coupaïa étouffa l’insulte qui grondait sur ses lèvres.

— Laisse-nous comme nous voulons être, Louis, dit Salaün.

— Eh ! vous êtes libres, c’est entendu. Mais comment voulez-vous que la chambre soit propre avec tout ce bric-à-brac ?

C’était ce qui le choquait le plus, cette prise de possession de la malpropreté chez lui. Au reste, il ne réclama pas davantage et revint avec Salaün à la pièce commune.

— Surtout, presse la soupe, Coupaïa, dit-il en sortant. Je ne sais pas si tu es comme moi, Yves-Marie, mais la brume m’a donné une faim de loup.

— C’est soif que j’ai, dit naïvement Salaün.

— Seigneur, lança d’un ton bon enfant Thomassin, qu’elle est terrible, la pente que vous avez faite au gosier de certains Bretons !

Brusquement, en levant la chandelle, il découvrit sur les murs les colliers de verroterie contre les migraines, les sachets de poussière bénite et autres amulettes crasseuses dont Coupaïa les avait festonnées.

— Ah ! tonnerre de Brest, même ici, s’écria-t-il dans un coup de voix qui la fit accourir, fichez-moi tout ça chez vous, tu m’entends, Coupaïa… Je veux que cette pièce-ci reste propre.

Et, sans plus attendre, il portait les mains pour les arracher, quand Coupaïa bondit.

— N’y touche pas ! N’y touche pas, sur ta vie, Loïz-ar-béo !

Il la regarda à son tour, le sang aux yeux. Mais ses colères ne tenaient jamais, et l’apostrophe de Coupaïa, sa face tragique, toute cette menace qui l’enveloppait et qui lui paraissait grotesque, comme d’un nabot qui s’attaquerait à lui, le firent éclater de rire presque immédiatement.

— Ne dirait-on pas que je les profanerais, tes gris-gris, rien que d’y toucher ! Allons ! Allons ! Décroche-les toi-même et file à la soupe…

Il se tourna toujours riant vers Salaün. Mais il eut une sorte de recul à voir comme celui-ci, tapi sur lui-même, avait l’air encore de le guetter par derrière pour s’élancer.

Le repas fut triste. Salaün mangeait et buvait sans rien dire. Coupaïa, prétextant qu’elle n’avait pas faim, resta sur le foyer dans l’autre pièce ; elle ne se décida à prendre un peu de soupe que quand Thomassin fut rentré chez lui.

Et de ce début dans la vie commune elle garda l’impression amère et redoutable d’un premier contact avec l’enfer.




VIII


La Saint-Michel était passée et Morvic n’avait pas été loué, comme l’espérait Thomassin, jaloux d’en étoffer son maigre revenu.

Il y avait longtemps qu’il ne voyait plus Francésa. C’était une nécessité de leur nouveau rôle ; mais la rebouteuse, toujours aux champs ou sur la grève, ne cessait point de les entretenir l’un de l’autre, et leur séparation s’en adoucissait. La voix que Francésa avait entendue derrière elle, le soir de son rendez-vous avec Thomassin, ne l’avait troublée qu’un moment. Elle aimait trop son promis pour le soupçonner d’une mauvaise action ; elle ne voulait point croire non plus, malgré les apparences, que Coupaïa ne fît qu’une avec sa mystérieuse interlocutrice de la lande. Elle ne gardait un peu d’inquiétude que sur l’issue des négociations commerciales de Thomassin. Pourtant elle lui avait obéi avec fidélité. Elle s’était composé un autre visage et, comme le vieux Prigent ne lui parlait plus depuis son éclat, elle était allée à lui avec une feinte contrition :

— Tad, j’avais tort. Il ne convient pas que j’épouse moins riche que moi. Ah ! si Louis Thomassin avait eu quinze cents livres de rente, tu l’as dit toi-même et je le retiens dans mon cœur, rien ne m’eût empêchée de l’épouser. Mais il n’a que sa solde et cinq cents livres, ce n’est pas suffisant…

Le vieux Prigent fut tout ragaillardi de cette déclaration.

— Alors, tu veux bien de Roland Le Coulz ? demanda-t-il.

Francésa hocha la tête :

— Je ne sais pas, dit-elle, donne-moi un peu de temps pour m’habituer…

À quelques jours de là, le bruit du mariage de Francésa avec Roland Le Coulz courut dans le pays. Le vieux Prigent croyait tenir sa fille et avait laissé entendre qu’elle se marierait bientôt avec le riche cultivateur. Rien n’était moins sûr ; mais les langues trottèrent si preste de Trégastel à Keraliès, de Keraliès à Landrellec, qu’il n’y eut bientôt plus personne en Pleumeur à ignorer ce beau projet.

Coupaïa en ressentit une joie profonde. Son avertissement avait donc porté et Francésa, en son cœur, l’avait entendu… Elle guetta Thomassin. Mais le douanier avait toujours sa jeune tête riante. À table, elle parla du mariage projeté, prête à dévorer sur la face de son beau-frère la déception et la honte qu’une telle nouvelle lui causerait infailliblement. Thomassin ne pâlit ni ne rougit.

— Bah ! dit-il seulement, des bruits. Qui vivra verra. Francésa Prigent n’est pas encore à Le Coulz.

Pourtant, lui-même commençait à craindre. Non qu’il doutât de son amie ; mais la réponse de l’entrepreneur se faisait attendre ; les Sœurs avaient peut-être changé d’avis ; peut-être s’étaient-elles décidées pour une autre grève. Son inquiétude augmentait chaque jour. Il allait partir aux informations quand il reçut enfin la lettre tant désirée. Le mandataire des Sœurs lui offrait dix mille francs de son terrain. « C’est notre dernier prix, ajoutait la lettre. Avisez-nous sans retard de votre réponse. »

Un moment il faillit accepter. Peut-être le vieux Prigent se contenterait-il de cette somme. Môn interrogea Francésa.

— Non, dit-elle, il faut aller jusqu’au bout. Le Coulz est encore plus avancé dans ses affaires que nous ne croyions. Il est venu au manoir, et l’assurance avec laquelle il m’a parlé devant mon père m’a effrayée… Dis à Louis qu’il n’accepte pas.

Ce ferme langage de la jeune fille remit Thomassin d’aplomb. Il répondit au mandataire des Sœurs que sa décision était irrévocable et qu’il ne céderait pas son terrain à moins de vingt sous le mètre carré. On lui dépêcha un homme d’affaires qui y perdit ses ruses et son temps ; le compère revint sans avoir obtenu un centime de rabais. Trois jours après, Thomassin recevait l’acceptation de l’entrepreneur. On le priait de se rendre immédiatement à Lannion, où Me Le Louarn de Porzamprat, notaire, lui verserait contre cession des trois champs et de la lande les trente-cinq mille francs qu’il en demandait.

Si Coupaïa, qui portait son linge au douet voisin, avait pu voir son beau-frère au moment où il reçut cette lettre, elle en eût séché de male rage, tant la joie du pauvre garçon fut enfantine et bruyante. Il ne se possédait plus, sautait comme un poulain, riait, dansait, chantait et pleurait dans la même minute. Il ne se calma qu’à la réflexion, et par un retour de prudence toute normande. Ne souffler mot à personne, avertir seulement la rebouteuse de se trouver chez lui à sept heures, courir à Lannion, signer le contrat, empocher l’argent, et alors… Alors, ah ! béni Dieu ! pouvoir aimer Francésa et être aimé d’elle devant tous, l’épouser !…

Il s’habilla à la hâte, demanda une permission au brigadier et gagna la grande route. Il était si pressé qu’il n’avait point songé à prévenir Môn. Il dut revenir sur ses pas. Heureusement la rebouteuse était sur la lande.

— L’entrepreneur accepte, lui dit-il tout bas. Mais ne parle pas encore à Francésa. Attends que je sois revenu de Lannion… Je pense être ici vers sept heures… Viens me trouver chez moi pour être plus sûre.

Il partit à grandes jambées. Le ciel menaçait, des rafales couraient sur la lande ; il ne sentait rien. Il passa devant le douet et ne remarqua même pas Coupaïa qui s’était arrêtée de battre son linge, le battoir en l’air, stupéfaite de lui voir ses habits neufs et cette joie étrange plein les yeux.





IX


À sept heures, quand le vent lui eut apporté de Pleumeur les sons voilés de l’angélus, Môn-ar-Mauff quitta la petite hutte de bauge qu’elle habitait, l’hiver, au pied du cairn de Bringuiller, et se dirigea vers Landrellec.

Ne voyant point de lumière dans la chambre de Thomassin, elle frappa à la vitre d’à côté, qu’éclairait une grosse flambée d’ajoncs, et attendit, pensant que le douanier était chez son beau-frère. Ce fut Coupaïa qui lui ouvrit. Dans l’obscurité, sous son capuchon de laine fauve, on ne distinguait point les traits de la vieille, et Coupaïa, qui crut à une chercheuse de pain, la fit entrer sans mot dire. Mais tout à coup, à la flamme du foyer, elle reconnut la rebouteuse et poussa une clameur aiguë :

— La sorcière ! la sorcière !

C’était ce même cri que les enfants lançaient parfois après Môn, mêlé à des pierres. Elle n’était pas du pays. Elle avait surgi un soir d’automne, sur la lande. D’où venait-elle ? De la Satiété ou de la Désespérance, ces pourvoyeuses ordinaires des solitudes ? Certains y retournent à la vie animale ; d’autres y retrouvent sous les étoiles les grands secrets perdus. Le vulgaire les enveloppe dans la même réprobation et les dévoue indistinctement à l’Enfer.

— Loïz-ar-béo n’est pas rentré ? demanda Môn sans relever la sotte invective.

Mais Coupaïa n’avait pas la tête à une réponse. Elle s’était reculée jusqu’à l’angle de la cheminée, près du châlit, d’où elle avait tiré une branche de buis consacré, et, l’agitant devant Môn, l’en exorcisait avec d’atroces menaces.

— Va-t’en, fille de Mômon ! Va-t’en !… Yves-Marie, chasse-la. Broie-la, si elle ne veut pas s’en aller… Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit !…

La vieille, comme indifférente, d’une voix plus forte, répéta seulement sa question.

— Ah ! Va Doué ! mais c’est qu’elle reste ! cria Coupaïa. Va-t’en, sorcière, mais va-t’en donc !…

Et, de rage, à voir que son mari, exsangue, au lieu de répondre, se rencognait peureusement, elle courut sur la rebouteuse en brandissant le buis saint. Môn n’eut qu’à faire un certain signe avec son index et son médius : le poing de Coupaïa fut soudain de glace et retomba. Au même instant, Thomassin parut. Il embrassa la scène d’un coup d’œil : Môn, gagnant à reculons la sortie sous la protection de son signe, – Coupaïa, défaillante, les yeux chavirés, qui murmurait des formules et continuait à secouer convulsivement le buis saint – et, dans un angle, collé à la cloison, sans un souffle, Salaün.

— Môn, cria-t-il, qu’est-ce qu’on t’a fait ?

La vieille se retourna.

— C’est ta belle-sœur, dit-elle. Je croyais que tu étais rentré. Elle ne m’a pas reconnue et m’a ouvert la porte. Puis elle a voulu me chasser quand elle a vu que c’était moi.

— Et elle t’a frappée ? dit le douanier.

— Non, répondit gravement la rebouteuse. Les bras qu’on lève sur ma tête sèchent avant d’avoir frappé.

— Sorcière ! Sorcière ! glapit de nouveau Coupaïa.

— Tu entends, filleul ?… Elle ne sait plus d’autre chanson.

— Les brutes ! dit Thomassin. Rien ne les guérira donc ?

Et s’adressant à Coupaïa :

— Assez de simagrées, toi ! Si la présence de Môn vous gêne, vous n’avez qu’à dériver sortir tous les deux.

— Viens ! dit sourdement Coupaïa à Salaün. Nous nous damnerions ici…

Dans la nuit, sur le labour qui bordait la maison du douanier, des feux d’écobue achevaient de brûler. Le vent soufflait du large et couchait la fumée à ras de terre. Ils s’accroupirent près d’un de ces feux, Salaün la tête dans ses mains. Coupaïa s’épandant en paroles sauvages :

— Ah ! maison de l’infamie ! C’est comme cela qu’il traite les siens… Il nous chasse de chez lui, parce que nous ne voulons pas perdre notre âme avec cette sorcière. Il la préfère à nous, à moi, à toi… Et c’est ton frère, celui-là, Yves-Marie ?… Ah ! Va Doué ! Je savais bien qu’il complotait quelque chose contre notre salut ! Il nous avait fait quitter Morvic pour nous mieux tenir en sa possession…

Elle s’était levée et elle tournait farouchement autour du feu comme une chienne.

— Ses bienfaits, les voilà ! Il nous enlève les champs de Trégastel ; il m’oblige à travailler chez lui ; toi, il t’envoie travailler chez les Piriou. C’est lui qui profite de nous. Il nous a avilis dans notre corps… Ça ne lui suffit pas, il veut la perdition de nos âmes ; il les a promises à sa sorcière, je te dis !…

Et, se plantant, avec ses yeux de vertige, les bras croisés, devant Salaün :

— Sais-tu, toi, ce qu’on faisait aux sorciers, dans le vieux temps ? Ma tante m’a conté ça. Il n’y avait plus là de frère, ni de sœur, ni de parent que ce soit. On les brûlait, et c’était bien fait, et la bénédiction de Dieu était sur les brûleurs, encore… Ah ! cria-t-elle, tragique, la bénédiction de Dieu soit sur nous ! Qu’ils brûlent donc à leur tour, ceux-ci !…

Et, avant que Salaün eût pu l’arrêter, elle avait saisi dans les cendres une racine de fougère à demi consumée et l’avait lancée de toutes ses forces dans la grange de Thomassin. La paille crépita, s’embrasa presque tout de suite ; des langues de feu léchèrent les murs ; une colonne de fumée grise monta dans le ciel. En quelques minutes, l’incendie avait envahi l’appentis tout entier ; le corps de logis s’embrasa à son tour par le chaume du toit. Salaün, immobile de stupeur, regardait…

— Viens ! Viens vite donc, lui souffla Coupaïa. Si l’on nous voit ici, nous sommes perdus.

Elle avait repris conscience devant le fait accompli et irréparable. D’une poussée de sabot elle rapprocha de la grange les restes fumants de l’écobue, préparant ainsi une explication toute trouvée, presque naturelle, à l’incendie.

Ils sautèrent l’échalier et gagnèrent au large. Ils n’avaient pas fait cent pas qu’une sourde commotion ébranla l’air. Le, ciel s’illumina d’un coup. Ils se retournèrent. Une joie féroce, aiguë dans son paroxysme comme une douleur, étreignit Coupaïa. Le toit de Thomassin venait de s’abattre. Les murs, noirs, vus d’angle, pareils à deux bras levés, montaient seuls dans le ciel, moins pour l’attester du crime que de la justice du châtiment. D’un bond l’énergumène se dressa sur le talus.

— Ils brûlent ! Ils brûlent ! Ah ! grands saints !… Viens voir, Yves-Marie.

Elle jouissait par tous les pores de la double agonie qu’elle imaginait sous cet embrasement… Soudain elle chancela ; une anxiété mortelle détendit ses traits et elle glissa de son long dans le fossé ; elle venait de voir sur la lande, sauvés, vivants, la rebouteuse et Thomassin…




X


Tout d’abord, les soupçons du douanier se portèrent sur les Salaün ; mais il les chassa presque aussitôt, ne pouvant croire à tant de haine et que rien ne motivait. Au reste, de l’enquête que dirigea le lendemain un agent d’assurances, il résulta que le feu avait dû se communiquer à la grange par des étincelles d’écobue. On se rappela que ce soir-là le vent soufflait du large ; un des brasiers, celui même que Coupaïa avait rapproché de la grange, paraissait avoir causé l’incendie.

Seule, la vieille Môn n’admit point cette explication. Elle hocha la tête, grogna quelques mots sourds en regardant les Salaün, puis se tut. Mais rien ne témoignait contre eux.

On les avait vus au feu des premiers. Ils avaient fait un détour par les champs qui leur permit de déboucher sur la route du côté opposé à l’incendie. Des paysans accouraient de Landrellec, de Roscané, de Keraliès. Dans le saisissement de la première heure, ils ne remarquèrent point la contenance embarrassée d’Yves-Marie, qui put ainsi se reprendre. Et pour Coupaïa, ses cris, ses mains jointes qu’elle tordait sur sa tête, la fièvre qu’elle mit à essayer de sauver du feu son crucifix de cuivre, ses bénitiers et ses sachets, l’affaissement qui succéda, ses yeux secs, sa bouche convulsée et jusqu’aux lambeaux de prières qui en sortaient, lui firent un jeu de circonstance si naturel que personne n’y prit garde que pour s’apitoyer sur son sort.

Tout n’était point affecté d’ailleurs dans cette attitude. Au premier coup elle n’avait vu que sa vengeance ; elle n’avait point réfléchi qu’en brûlant Thomassin et la rebouteuse elle allait brûler aussi son reliquaire. L’idée qu’il n’en resterait rien, que c’était fini de ces choses sacrées, joie de son âme, lumière de ses tristes yeux, l’affola soudainement au point qu’elle n’hésita pas à se jeter dans les flammes pour en sauver quelque parcelle.

Thomassin, après une telle manifestation d’héroïsme, ne pouvait plus douter de l’innocence des Salaün. Il n’était pas possible que Coupaïa se fût résolue à sacrifier ainsi ses saintetés, à les brûler elle-même, sans raison, pour un mot, elle qu’il avait vue prête à les défendre de sa vie contre un attouchement profane, qui la risquait encore pour les sauver du feu. La vieille Môn se trompait ; sa rancune contre les Salaün lui faisait voir ce qui n’était pas.

En l’absence d’autre logement, Thomassin décida qu’on reprendrait la vie commune à Morvic, qui, par bonheur, n’avait pas été loué. Sa maison de Landrellec était assurée ; il emprunta quelques meubles à des voisins et dès le lendemain soir Morvic fut habitable.

De son côté, Môn avait pu voir Francésa et, après l’avoir rassurée sur l’incendie, elle lui avait annoncé que Thomassin avait obtenu de l’entrepreneur les trente-cinq mille francs qu’il demandait. Francésa se montra moins forte dans le bonheur que dans la peine : elle pleura et il fallut que la vieille Môn la reconduisît jusqu’au manoir pour qu’elle ne défaillît point.

— Tout n’est pas fini, lui dit Môn en la quittant. Ton père n’a pas encore donné son consentement à ton mariage. Ranime-toi. Tu pleureras après, si c’est ton gré. C’est maintenant, ma fille, qu’il te faut toute ta présence d’esprit pour le décider à dire oui…

Francésa rentra chez elle. Son père était dans la cuisine, assis à la grande table, qui triait des céréales pour la semaison d’hiver. Il les prenait à petites poignées, les tâtait, rejetait les unes, mettait les autres de côté, ne se décidant que pour les graines bien mûres, bien nettoyées, de bonne mine, fines d’écorce, coulantes et lourdes. C’était une des occupations où il apportait le plus de soin. Il ne se reposait sur personne du choix des semences, et il est vrai de dire que ses récoltes s’en ressentaient, plus abondantes et de qualité meilleure que celles du voisin.

— C’est toi, Francésa ? dit-il sans lever les yeux, la reconnaissant à la légèreté du pas. Je t’espérais pour empaqueter les graines… Tu as été voir l’incendie ?

Il croyait que la jeune fille avait suivi à Landrellec les curieuses de Keraliès ; mais elle attendait Môn dans l’après-midi et n’avait point bougé des alentours.

— Non, tad, dit-elle, ces choses-là font trop de peine à regarder…

Elle prit sur le bord de la fenêtre la petite fiole de verre qui servait d’écritoire et s’assit à la table, en face du vieillard. Celui-ci continuait son triage. Il déposait les graines sur des carrés de papier de différente grandeur qu’il tirait au hasard d’une manne d’osier. Quand les tas étaient faits, il les passait à Francésa, qui les empaquetait et inscrivait au dos leur désignation : Parc-en-eil, parc-izellan, parc-bihen. Toujours économe, le vieux Prigent utilisait à ces empaquetages les papiers de sa famille, masse encombrante et vaine dont il n’eût jamais songé à examiner le contenu.

— Et de quatre ! dit-il en poussant vers la jeune fille un dernier tas. Inscris : Parc-braz, chérie.

Francésa trempa machinalement sa plume dans l’écritoire. Depuis qu’elle était entrée, elle cherchait le joint pour amener la conversation sur son mariage. Elle savait qu’on n’obtiendrait rien du bonhomme à le heurter de front. Il fallait biaiser. Mais par où le prendre ? Au moment où elle allait fermer le paquet pour y inscrire la désignation, ses yeux tombèrent par hasard sur une des lignes du recto. Elle regarda de plus près ; elle ne se trompait pas : le nom de Roland Le Coulz y était écrit en toutes lettres, et, vis-à-vis du nom, après la mention Trégastel, en accolade : Moulin à eau de Poul-Palud, tenues de Kergûnteuil et de Kerenoc’h. Valeur exacte : 30 000 livres. Payé à la nation : 2 000.

— Que regardes-tu comme ça ? dit le vieux Prigent, surpris de l’attention que mettait sa fille à examiner le manuscrit. Quelque rabâchage du vieux temps ? Des titres de famille ?… La belle avance d’avoir été seigneurs du bois et de la plaine, si nous n’avons plus la plaine ni le bois !…

Francésa avait déplié le papier ; elle avait peine à se reconnaître dans cette écriture rouillée et brouillée, tracée d’une main lourde d’égrotant. Elle lut à haute voix l’en-tête :

— « Ceci est la liste complète des biens appartenant à la famille Prigent de Kerhu-Lanascol, avec leur valeur réelle en livres et le prix auquel ils ont été vendus, sous l’infâme Révolution, aux acquéreurs de biens nationaux. Dressé par moi, Jean Prigent de Kerhu-Lanascol, à Londres, le 17 du mois d’Auguste 1796, sur les indications fournies par mon tenancier Guillaume Bozec, que Dieu ait en sa sainte garde. Suit le nom desdits acquéreurs, pour être fidèlement retenu par mes hoirs, et aider, si ne puis moi-même, à leurs légitimes revendications. »

— Eh ! va te promener, bougonna le vieux Prigent. Les gredins peuvent dormir tranquilles. La loi est la loi, et ni eux, ni leurs fils, ni les fils de leurs fils ne seront jamais inquiétés.

Francésa, sans répondre, de sa voix lente, un peu tremblée, qui s’achoppait aux mots difficiles, continua :

— « 1o Pierre Buhors, ci-devant notaire royal à Lannion, accusateur public et juge au tribunal du district : tenues de Keraliès et de Landrellec réunies (bois taillis, prés, pâtures, landes et fermes), valeur exacte : deux cent cinquante mille livres. Payé à la nation : vingt-cinq mille. »

Vingt-cinq mille livres… Seulement vingt-cinq mille livres !… Prigent s’était dressé sur le coup.

— Le filou ! Le filou ! Des terres qui vaudraient aujourd’hui le million !…

Ces belles tenues familiales, trois cents hectares au moins, presque un pays, d’une vision brusque, avaient passé devant lui. Vingt-cinq mille livres ! Autant dire qu’on les donnait. Et de quel droit ? Qu’avaient fait les siens pour qu’on mît cette fureur à les dépouiller ? Il bouillonnait. Ce n’était plus le Prigent de tout à l’heure, indifférent aux considérations générales sur la famille, le nom, etc. Maintenant chaque mot de la liste faisait balle, frappait au plein de sa passion pour la terre. Et à mesure que la liste se déroulait, si longue, interminable à cause des hésitations de Francésa, c’étaient de nouvelles explosions, un déchaînement de rage grandissante contre ces voleurs de terre, dont le moindre eût mérité d’être roué vif…

— Ce Buhors ! Sais-tu, toi, Francésa ? Son fils est aujourd’hui le plus riche propriétaire du pays. Il a un château, des voitures, des livrées. Il est député. Il ne s’appelle plus Buhors tout court ; il s’appelle Buhors de je ne sais quoi et de je ne sais où, peut-être bien Buhors de Landrellec ou de Keraliès, tiens ! Et le plus fort, c’est que ce sont les nobles qui l’ont envoyé à la Chambre. Tout de même drôle qu’on soit allé choisir pour représenter la légitimité ce fils de jacobin enrichi, voleur de terres et coupeur de têtes. Ah ! misère de sort ! Si son père vivait et si je le tenais là, sous ma main !…

Il tremblait de tous ses membres ; il voyait rouge. C’était au fond si nouveau pour lui, cette révélation de leur ancienne prospérité ! Élevé à la dure, dans l’accoutumance d’un présent misérable, sans autre fortune que le manoir paternel et les quelques champs dont il vivait, jamais il ne s’était transporté en deçà pour réfléchir au passé. Il savait, de notion vague, que les siens étaient nobles et avaient possédé de grandes terres. Bozec le lui avait dit. Mais ces temps de prospérité disparaissaient pour lui dans un lointain de légende. C’est la privation qui fait le regret. N’ayant jamais été riche, il restait froid à la perte d’une richesse qu’il n’avait pas connue. Le passé ne lui parlait pas ; il l’imaginait comme une sorte de grand trou noir où dormaient confusément les siècles et les minutes. Il en est presque toujours ainsi chez les simples, pour qui la notion de temps reste inséparable de leur conscience individuelle. Tout ce qui échappe à cette conscience, les faits du passé le plus reculé et du passé le plus voisin, se mêle pour eux au point de ne plus se distinguer. Leur chronologie n’a qu’une mesure : c’est « le vieux temps » ou « le temps jadis ». Prigent ne s’exprimait pas d’une façon différente. Mais, tout à coup, au moment où il y songeait le moins, quand il le croyait si loin, si perdu, voilà que ce passé se rapprochait de lui, revivait, et non point d’une forme nuageuse et flottante, mais net, précis, déterminé dans l’espace et déterminé dans le temps… Tenues de Keraliès, tenues de Landrellec, convenant de Brigeat, bois de Tréhuzan, landes du Vouloc’h, moulin à vent du Guidern, tous ces noms lui étaient familiers. Il le connaissait, ce bois de Tréhuzan, avec ses beaux cônes de pins qu’on débitait à la marine, et ce convenant de Brigeat, le meilleur à dix lieues de ronde pour le sarrasin et le trèfle, et ce moulin du Guidern, haut perché sur sa motte, à la croisée de la grande route de Lannion et des petits chemins ruraux de Barnabanec et de Keraliès, le mieux exposé, le plus achalandé des moulins de la côte. Et tout cela perdu, tout cela à son père et qu’il aurait dû hériter de son père et qu’on avait volé à son père, à lui, à Francésa… – « Le filou ! la fripouille ! » répétait-il après chaque nom.

Beaucoup des acquéreurs lui étaient du reste inconnus. C’est la ville surtout qui en avait fourni ; les paysans, race pauvre, réservée, respectueuse de l’interdit dont le clergé avait frappé les biens nationaux, laissaient vendre et n’intervenaient point. Boishardy ne les souleva que plus tard et quand le mal était fait…

Francésa, comme indifférente, poursuivait sa lecture. Mais une joie profonde lui venait de cette colère dont elle attendait l’explosion finale quand elle en serait au nom de Roland Le Coulz. Elle fit semblant d’hésiter davantage sur le nom, comme heurtée à une difficulté subite :

— « Rol… Roland Le Coulz… »

— Hein ! s’écria le vieux Prigent. Répète un peu… Roland qui ?

La jeune fille se pencha sur le papier comme pour mieux lire et reprit tout d’une traite :

— « Roland Le Coulz, de Trégastel : Moulin à eau de Poul-palud, tenues de Kergûnteuil et de Kerenoc’h. Valeur exacte : trente mille livres. Payé à la nation : deux mille. »

Ces tenues, c’étaient justement celles que Le Coulz devait apporter dans la famille. Il ne pouvait donc y avoir d’hésitation. Au reste, la mention de Trégastel aurait dissipé tous les doutes, si le vieux Prigent en avait pu conserver. Ainsi, celui qu’il avait choisi pour gendre descendait en droite ligne du seul paysan de la paroisse qui eût trahi les Kerhu et aidé à les dépouiller ; et, par surcroît, il portait le même prénom que son aïeul ; et un hasard n’eût pas mis sous les yeux de Francésa la terrible liste, que lui, Prigent, il eût peut-être contraint sa fille à épouser ce petit-fils de corsaire ! Il ferma les yeux, s’arc-bouta à la cloison comme s’il perdait ses forces par une blessure.

— Ce n’est pas possible… Je veux voir si c’est possible… Montre-moi le papier…

Il déchiffra une à une les lettres. Le papier glissa de ses doigts. Tenues de Kergûnteuil et de Kerenoc’h, il les connaissait tant, les trouvait si belles ! Quelle plus-value pour ses terres à lui, s’il les eût agrandies par alliance, comme il rêvait, des fermes de Kergûnteuil et des prairies de Kerenoc’h !

Il s’était habitué à ce rêve ; il l’avait caressé à l’aise, chaque jour, chaque nuit, depuis que Francésa lui avait marqué sa soumission et renoncé à Thomassin. Il lui arrivait, parfois, à la lisière de ses champs, d’entrer sur le domaine de Le Coulz, comme chez lui, et d’y rester à compter les pieds d’arbres et à supputer le rapport de la tenue, morceau par morceau… Eh bien ? C’était vrai ; c’était à son père, c’était à lui, on les lui avait volés, ces arbres, le rapport de cette tenue. Et après ? La loi avait consacré tout cela. Qui se doutait de la spoliation ? Le Coulz lui-même en savait-il le premier mot ? À quelle chimère de famille, à quelle rancune rétrospective et sotte, lui, Prigent, il allait sacrifier ses intérêts les plus chers. Eh ! il se doutait bien, il s’était toujours douté qu’on avait volé sa famille. Les voleurs étaient morts ; qu’y pouvaient les fils ? Et puis, il y avait si longtemps !… Sa colère s’en allait peu à peu, se réduisait comme une eau surchauffée. Il songeait ; il se prenait à l’idée d’une entente possible, d’un arrangement qui ne compromettrait point ses intérêts et sauverait les apparences.

— C’est peut-être à voir, c’est peut-être à voir, répétait-il comme se parlant à lui-même.

Francésa dressa l’oreille.

— Voir quoi, tad ?

— On ne sait jamais, continua le vieillard. Et se tournant vers Francésa : Chérie, il ne faut parler à personne de ce que nous avons découvert là, à personne. Ça ferait des bruits et il vaut mieux les éviter. Nous tenons toujours Le Coulz ; bien sots si nous le lâchions ! Il est riche, il est bon cultivateur… Oui, oui, ne m’interromps pas… Je sais ce que tu vas dire, qu’il n’est si riche que parce que son grand-père nous a volé nos terres… Mon Dieu, volé, volé, il faudrait s’entendre… Il les a payées à l’État, après tout, pas grand’chose, non, oh ! non, c’est vrai, mais, enfin, il les a payées… Et puis, qu’est-ce que tu veux ? Le petit-fils n’est pas cause, lui, n’est-ce pas ? Je suis content de parier qu’il n’en sait rien. Il est honnête. C’est certain. Sans ça, est-ce qu’il t’aurait demandée en mariage ? Il n’aurait pas osé. Ah ! s’il était de moitié dans le secret de son grand-père, je ne dis pas. Mais on peut l’interroger en dessous, sans qu’il s’en aperçoive. Tu verras…

— Je ne comprends pas, tad, dit gravement Francésa. Explique-toi…

— C’est pourtant assez clair… Voyons, chérie, mets-y un peu de bonne volonté… Il n’y a pas de meilleur parti pour toi dans le canton, il n’y en a pas… Et si Le Coulz est honnête au sens que je dis, il a beau s’appeler Le Coulz et descendre d’un acquéreur de biens nationaux…

— Assez, tad, dit Francésa en se levant. Cette fois, j’ai trop bien compris…

Le vieillard la regarda, troublé malgré lui.

— Tant qu’il ne s’est agi, dit Francésa, que d’un homme comme les autres, plus ou moins riche seulement, je me suis tue. Celui-là ou celui-ci, puisque tu repoussais Thomassin, peu m’importait. Aujourd’hui, tad, tu as la preuve que Le Coulz est le petit-fils d’un voleur et qu’il n’est riche que de notre spoliation… Tu as entendu la parole de ton père mort ; elle est encore au fond de tes oreilles avec le nom de ceux qu’elle a marqués ; et c’est toujours Le Coulz que tu veux pour gendre… Cette forfaiture que tu m’imposes, non, je ne l’accepte pas. Pour moi, tad, je te le dis, j’aimerais mieux tomber morte à tes pieds que d’épouser Le Coulz…

Elle s’était tue que le vieux Prigent écoutait toujours. Pour la première fois une volonté étrangère s’affirmait devant lui et il ne trouvait rien à répliquer. Se rendait-il compte de ce qui se passait ? Comprenait-il vaguement que c’était de sa faute, qu’il avait amoindri en lui la dignité paternelle et que Francésa n’était si forte que parce qu’elle sentait cet amoindrissement ? En d’autres temps, il aurait écrasé d’un mot une révolte de fille à père ; maintenant il reculait, désarmé, vaincu, devant cette protestation d’une conscience. C’était sa race qui se levait devant lui, sa race morte avec lui et qu’il voyait revivre par-dessus lui, haute de tout ce qui lui manquait de désintéressement et de fierté, dans cette dernière-née des Kerhu-Lanascol. Et, par une corrélation mystérieuse, il sembla tout à coup que sa belle vigueur physique l’abandonnait avec son énergie et sa volonté ; il se tassait sur lui-même comme pris d’une subite décrépitude ; il agitait des mains égarées ; il remuait ses lèvres à la manière des vieilles femmes en enfance ; ce fut de leur voix lointaine et brouillée, leur voix d’inconscience, qu’il murmura en s’affaissant sur la table :

— Fais à ton idée, Francésa, ma fille…



XI


Louis Thomassin était, depuis huit jours, le fiancé en titre de Francésa. Les amoureux n’avaient plus besoin de se cacher du vieux Prigent pour qu’il ne surprît pas leurs rendez-vous. Ils ne se troublaient point des menaces qu’avait proférées Le Coulz en recevant son congé. Ils s’aimaient de leur amour grave et doux, ouvertement, et leur joie se lisait dans leurs yeux.

Prigent avait repris peu à peu à la santé ; mais il lui restait, en parlant à sa fille, comme un tremblement dans la voix, et, avec elle, son geste n’était plus aussi décidé. Il semblait bien qu’il se fît violence, certains jours, pour accueillir Thomassin. Il avait des retours, de subites velléités de ressaisir son autorité perdue et de l’affirmer, définitivement et irrévocablement, en flanquant à la porte son futur gendre. Un regard de Francésa l’arrêtait.

Depuis la scène de la liste, elle avait pris sur lui un ascendant extraordinaire ; il la sentait plus forte que lui ; elle y mettait, à l’occasion, l’énergie voulue, mais elle savait se faire douce, insinuante et caressante presque toujours. Elle appâtait le vieillard, dans ses minutes de sourde rancune, en lui énumérant une par une les terres qu’elle rachèterait, après son mariage, avec l’argent de Thomassin. Un autre jour, elle lui annonçait que celui-ci avait donné sa démission ; le lendemain, elle lui disait par flatterie qu’il s’était remis à la culture et qu’il avait défriché toute une acre d’une seule matinée. Puis, elle l’intéressait par les dispositions à prendre : elle discutait avec lui des terres qu’il était préférable d’adjoindre au manoir, du mode d’assolement et de labourage qui leur conviendrait le mieux. Le bonhomme y perdait à mesure de sa maussaderie envers Thomassin ; il se rattrapait sur le personnel de la ferme, qu’il commandait d’un geste plus rude, d’une parole plus brève, accentuant ses côtés autoritaires, par besoin de se retrouver lui avec quelqu’un.

Au reste, Thomassin espaçait sagement ses visites à Keraliès ; il avait entrepris du vieillard un siège en règle qu’il ne voulait pas brusquer, jugeant plus sûr de le circonvenir d’attentions et de déférentes paroles. L’annonce de son coup de fortune avait produit un excellent effet. Le bonhomme n’en revenait pas ; il continuait d’afficher la même figure renfrognée : dans le fond, il admirait. Et c’est bien ce qu’avait espéré le gallot…

Il y parut suffisamment à la façon dont le bonhomme s’exprima sur son compte dans une dispute qu’il eut avec Le Coulz, quelques jours plus tard, au pardon de Golgon.

Ce pardon est le dernier de la série. Il annonce l’hiver, les longues veillées et les pluies ; il n’y a plus d’assemblée dans le canton jusqu’à la Saint-Antoine de Kerduel, qui ouvre le printemps. D’un village à l’autre on se revoit à peine entre les deux pardons, ou il y faut des rencontres imprévues, et cette pensée, et l’hiver qui vient, rendent les gens plus tristes et portés à s’enivrer davantage.

Le vieux Prigent était allé seul à Golgon. Il avait bruiné un peu dans la matinée et Francésa avait préféré rester au manoir avec Louis. Cependant les routes étaient chargées de pèlerins. Ils arrivaient par groupes de huit à dix. Ils s’arrêtaient, pour commencer leurs dévotions, à la croix qui est devant la chapelle sur une petite butte rocheuse ; on les voyait qui s’agenouillaient à la file, les femmes sur un mouchoir qu’elles étendaient par terre pour ne pas salir leurs jupes, et d’autres, des hommes aussi, qui avaient un vœu à remplir et qui ne devaient recevoir la communion qu’après avoir fait trois tours de cimetière en récitant leur chapelet. Prigent s’arrêta comme eux à la croix. Il ne fit point attention que Coupaïa et Salaün étaient à deux pas de lui et que d’un groupe voisin émergeait la haute stature de Le Coulz. Il récita seulement un pater et un ave et se releva pour entrer à l’église. Une ligne de mendiants bordait les deux côtés du parcours, les mêmes dans tous ces lieux de pèlerinages, tribu voyageuse d’ataxiques, d’aveugles, de culs-de-jatte, d’idiots en longues robes sous la conduite de petites filles, et, dans le tas, des têtes, des torses entiers mangés de cancer, des moignons en pourriture, un indicible grouillement d’ulcères, de difformités tendues jusqu’à l’exagération, et d’où montait sans discontinuer la même plainte, la même supplication pitoyable, sur toutes les gammes de la voix humaine.

Kristenien, ann aluzon evit ar garantez Doué : « Chrétiens, la charité pour l’amour de Dieu. »

Prigent entendit la messe et les vêpres dans le transept qui est la partie des églises bretonnes réservée aux hommes et où ils suivent l’office debout, les bras croisés ; il prit rang dans la procession et revint avec elle à l’église où l’on chanta un dernier cantique à saint Golgon, et, pendant qu’aux femmes et aux enfants de l’assistance le prêtre imposait l’étole et récitait à chaque imposition l’évangile de saint Jean qui préserve de la peur, il franchit le portail et gagna une des hôtelleries volantes dressées de la veille par les débitants de Ploumanac’h et de Trégastel à l’usage des pèlerins.

La tente où il entra, étroite et longue et bouchée à l’une de ses extrémités par un pignon de grange, était déjà pleine à déborder, et il eut quelque mal à se frayer un passage parmi le va-et-vient des buveurs. Il réussit enfin à se caser. On lui servit comme aux autres un verre d’eau-de-vie blanche, l’unique denrée du boyau avec le cidre, et lentement, comme il était en pays de connaissance, il but, trinqua, but encore, et, de verre en verre, sans prendre garde, laissa dans les pots toute sa prud’homie.

C’était assez rare chez lui. Du reste, ses voisins étaient dans le même état ou pire, et personne n’y fit attention. L’auberge ne désemplissait pas. Un ronflement de foule venait de la grande route où les branles avaient commencé ; près de l’auberge même, devant un carreau de vieille toile qui leur servait d’éventaire, une famille de chanteurs ambulants psalmodiaient le « gwerz » de saint Golgon. La mélopée traînait, traînait, et tout d’un coup, piquant le rythme, une note partait, suraiguë, sauvage, pareille à un cri de pluvier, et d’où la voix, comme cassée, retombait brusque au plain-chant…

Mais tous les bruits du dehors se noyaient dans la rumeur de la tente. Ces voix de paysans, sourdes et douces dans leur registre naturel, avec l’eau-de-vie s’enflaient, grossissaient jusqu’au meuglement, éclataient comme des outres crevées. Les servantes n’y entendaient plus. Des coups de poing ébranlaient les tables, chaviraient les verres, et, pour des riens, pour appuyer une parole, pour une carte mal jouée, ou simplement par réflexe chez les buveurs endormis. Prigent ne se gardait pas beaucoup mieux que les autres, mais son verbe restait encore assez net, quoi qu’il y mît de passion inconsciente. Un des voisins avait engagé la conversation sur le mariage de Francésa, dont la date n’était point encore fixée. On ignorait communément le coup de fortune du douanier et l’on s’étonnait que le bonhomme eût accédé à sa demande. Le Coulz avait été remercié sans autre raison qu’il ne convenait pas à la jeune fille. C’était d’ailleurs un homme taciturne et qui ne confiait point ses affaires aux gens. Le jour même on l’avait vu qui suivait les offices et la procession comme si de rien n’était ; il semblait parfaitement calme, et personne n’eût su dire ce qu’il y avait au fond de son cœur. Seule, Coupaïa, comme il passait près d’elle, la procession achevée, avait tiré son mari par la manche et avait dit assez haut pour que Le Coulz entendît :

— Tiens ! Celui-là qui passe, c’est celui qui a manqué d’épouser Francésa…

Il s’était retourné, une colère aux yeux,

— Et toi, qui es-tu ?

Mais Coupaïa s’était faufilée aussitôt dans la foule, et il n’aurait pas su son nom, si Salaün, qui n’avait pu s’esquiver en même temps qu’elle et qu’il maintenait, ne lui avait révélé de force. Il lâcha l’homme sans plus insister ; il s’informa, seulement, de ce qu’était cette Coupaïa ; on le lui dit et qu’elle était la belle-sœur du douanier, mais il ne s’expliqua pas le ton étrange qu’elle avait mis à ses paroles.

Ce nom de Francésa, ainsi rejeté sur la route, l’avait troublé du reste plus que tout. L’eau-de-vie ne le posséda pas jusqu’à lui ôter sa préoccupation ; elle l’accrut plutôt, et quand il entra à la fin, d’auberge en auberge, dans la tente où discutaient le vieux Prigent et ses amis, il y avait distinctement dans ses yeux tout ce qu’il avait refoulé jusque-là dans son cœur. Néanmoins, la rumeur de l’auberge, l’opacité des derniers plans, son inquiétude même l’empêchèrent de remarquer d’abord la présence de Prigent ; celui-ci non plus ne le vit point qui s’asseyait de l’autre côté de la table, à cinq ou six pas de lui, et continua de causer. Ne se cherchant point, ils auraient peut-être quitté la tente sans s’être aperçus. C’est le nom de Francésa qui, derechef, mit le feu aux poudres. Le vieux Prigent en était à rabâcher pour la vingtième fois à la compagnie et avec ce renforcement progressif du ton qui s’observe dans l’ivresse :

— Je vous dis que Thomassin est un meilleur parti pour Francésa que ce brigand de Le Coulz !…

— Mille dieux !…

Toutes les têtes se levèrent ensemble, tant l’exclamation avait eu de violence. Déjà Le Coulz s’était dressé ; les veines de ses tempes saillaient sous la colère comme des cordes ; il arracha des mains d’une servante un pichet de grès qu’elle reportait au comptoir et, le faisant tourner comme une fronde dans la direction du vieillard :

— De brigand et de traître, il n’y en a que toi ici, pourriture !…

Heureusement le vieillard s’était levé au premier mot de Le Coulz et ses bras, placés en défense, l’avaient préservé du choc. Il voulut se précipiter à son tour ; mais trente mains s’étaient déjà cramponnées aux deux hommes et, tandis qu’on s’efforçait d’entraîner dehors le plus jeune, d’autres mains retenaient Prigent, le liaient à la table, fou de rage, les poings tendus, et qui criait vers son agresseur :

— Oui, brigand ! brigand ! Ah ! tu croyais que tu aurais Francésa comme ça, avec tes quinze cents livres de revenu volés par ton grand-père… Tu croyais ça, gredin, bandit… Eh ! je me fous pas mal de tes quinze cents livres…

— Lâchez-moi que je l’assomme !… Lâchez-moi ! hurlait Le Coulz.

Il s’accrochait aux bancs, aux perches qui soutenaient la tente ; il fallait desserrer ses doigts un par un. La lutte s’éternisait de côté et d’autre, cependant que, dans le vide laissé au centre par la disposition des groupes, les voix des deux hommes roulaient sans discontinuer.

— Bandit ! Gredin ! répétait le vieillard, tombant insensiblement de l’insulte au sarcasme… Ça se figure qu’il n’y a que lui !… Ça fait le malin parce que c’est riche ! Eh bien, vous savez, vous tous, les autres, celui que je donne à ma fille, l’ancien maltôtier, Thomassin, il est encore plus malin que ce malin-là… Ah ! Ah ! ça te rive le clou ! Tu croyais qu’il n’avait que sa solde, hein ?… Il a dix-sept cents livres de revenu depuis la semaine dernière, mon gars. Dix-sept cents livres !… Deux cents de plus que toi…, tu entends, gueux, triple gueux, dix-sept cents livres !…

Le Coulz était dehors : Prigent continuait ; sa voix s’affaiblissait à mesure dans la rumeur qui reprenait. On dut le reconduire à Keraliès, brisé qu’il était de ces efforts, et toute sa raison sombrée. Ni Francésa ni Thomassin ne connurent l’algarade ; les témoins, gris eux-mêmes, n’y songèrent pas plus le lendemain qu’à la première batterie d’ivrognes venue.

Le Coulz seul n’oublia pas.




XII


Cependant, et tout à la joie de ses fiançailles, Thomassin continuait de vivre avec les Salaün comme à l’ordinaire et sans prêter plus d’attention aux paroles à double sens et à l’attitude mauvaise de Coupaïa. D’ailleurs, il n’était presque jamais à Morvic, rentrant seulement aux heures du souper et pour dormir ; encore ses affaires l’avaient-elles retenu deux ou trois fois à Lannion.

Mais Coupaïa, de l’ombre où elle s’accroupissait, ne le quittait pas en esprit. Elle le suivait sur les routes, au manoir, à la ville ; elle assistait, invisible et muette, à chacun de ses actes ; elle l’entendait parler ; elle le voyait qui franchissait le porche, qui saluait Prigent, qui caressait Francésa. De son visage elle descendait jusqu’à son cœur ; elle habitait comme en lui et elle aurait pu dire chacune des pulsations qui l’agitaient. Puis, subitement, un horrible retour sur elle-même. Ah ! Va Doué ! ses prières, ses macérations, tant de veilles, aboutir là ! Il vivait, il était devenu encore plus riche, il allait épouser Francésa Prigent ! Elle le tenait de la bouche même de Francésa. L’enfant, de moins en moins défiante, venait quelquefois à Morvic, et si heureuse, si jeune, si belle, qu’aucun spectacle n’avait jamais tant fait saigner la plaie de son âme.

Sur la lande, dans l’approche du soir, voilà Môn-ar-Mauff qui allume des feux et qui attise la flamme avec des gestes circulaires. Ah ! Môn est plus forte qu’elle, que tous les saints et toutes les prières ; les planètes tournent à son commandement ; elle sait les paroles magiques qui font rouler l’or dans les sacs ; elle a ensorcelé d’amour la pauvre Francésa… C’est fini. Coupaïa est vaincue et n’essaiera plus de lutter.

Elle regarde de ses yeux morts dans les cendres… On gratte à la porte… Une voix humble, tremblante, qui marmonne :

— Un morceau de pain, bonnes gens, pour l’amour de Dieu…

Et, comme personne ne répond, la porte s’ouvre doucement ; une mendiante, une vieille, pliée en deux sous un gros sac de route, regarde, fouille un moment l’ombre de ses yeux de souris et, quand elle aperçoit Coupaïa qui a l’air de dormir, reprend à voix plus haute pour la réveiller :

— Un morceau de pain, jeune femme, au nom du bon Dieu.

Cette fois, Coupaïa l’entend et se retourne. Du pain ! Oh ! il y en a maintenant en suffisance au logis ; ce n’est plus le pain qui manque. Elle indique l’armoire à la mendiante, et celle-ci, avec la familiarité douce des bonnes gens de la Bretagne, ouvre les battants, prend le pain et le couteau et se taille un morceau à sa guise dans la miche toute fraîche.

Elle referme l’armoire. D’un petit coup d’épaule, elle rajuste son sac trop lourd et elle va s’en aller comme elle est venue, tranquillement, sans gêne, sûre d’avance, dans chaque ferme où elle entre, du même accueil facile et bienveillant…

— Dieu te donne ses grâces, jeune femme…

Elle franchit le seuil… Quelle idée se fait jour dans la tête de Coupaïa ? Elle rappelle la vieille ; elle examine ses traits avec attention ; il semble qu’elle la reconnaisse.

— Est-ce qu’on ne te nomme pas Cato Prunennec ?

La mendiante fait signe que oui de la tête. Coupaïa reprend :

— Alors, c’est sûrement toi que j’ai vue à Samson. Tu priais sous le porche, un cierge à la main : tu as fais trois fois, sur tes genoux, le tour de l’église ; tu as remis ton cierge au sacristain et tu es partie en récitant ton chapelet… Je t’ai vue un autre jour au pardon de La Clarté. Tu avais dû fournir une longue traite, car tes pieds étaient rouges et gonflés, et ta coiffe était toute jaune de poussière. Tu donnas pour offrande un rouleau de quarante sous et tu passas la journée tout entière et la moitié de la nuit à prier devant la statue de la Dame… Et je t’ai vue une autre fois encore, mais ce n’était pas dans un pardon, ni dans une église. Tu avais un bâton blanc à la main, tu marchais vite, il faisait presque nuit déjà ; une femme qui te connaissait t’arrêta sur la route et de la lande où j’étais, par-dessus les ajoncs, j’entendis qu’elle te demandait où tu allais si tard. Et je me souviens que tu lui répondis : « Ne m’arrête pas, je suis pressée. Il faut que je sois avant demain matin à la chapelle de l’Assignation ; c’est au sujet d’un homme qui a fait un faux serment en justice afin de ne pas restituer l’argent qu’il devait… » Et tu continuas de marcher dans la nuit ; mais tes paroles ne m’ont point quittée depuis lors. J’ai su seulement que tu t’appelais Catherine Prunennec, que tu habitais en Servel et que tu étais mendiante de paroisse. Mais si tu n’es que mendiante, cependant, où as-tu trouvé tant d’argent pour fournir aux pèlerinages et quel tort un faux serment a-t-il pu causer à tes affaires, puisque tu vis seulement de la charité des autres ?…

La mendiante regarde Coupaïa, et, comme si ce regard, long et appuyé, lui avait fait voir bien à fond dans la conscience ténébreuse de son hôtesse, elle dépose son sac, s’approche de Coupaïa et la touche à l’épaule :

— Tu en veux à quelqu’un aussi, toi, ma fille !

Coupaïa tressaille et se tait.

— Est-ce à un homme ? Parle-moi franchement…

Mais Coupaïa garde son secret ; elle ne l’a dit encore à âme qui vive qu’à Salaün ; elle ne répond rien à la vieille, et celle-ci continue après un silence :

— Tu te défies, tu as peur, mais c’est que tu ne connais pas bien Cato Prunennec. Va-t’en à Servel, ma fille ; interroge ceux de mon âge, ils te diront qui je suis : à présent, certes, une mendiante de paroisse comme toutes les autres, mais ma condition a bien changé depuis quelques années… Quand tu m’as vue, ce soir d’hiver, sur la grande route de Tréguier, ma baguette blanche à la main, qui me hâtais vers Saint-Yves-de-Vérité, j’étais encore pèlerine de mon métier. Que de chapelles et d’églises j’ai visitées ainsi, non pour moi, quoique je sois pieuse dans le fond du cœur et attachée aux pratiques de ma religion, mais, comme tu le disais tout à l’heure, ma fille, je n’aurais point trouvé l’argent nécessaire à tant de pèlerinages, si je les avais accomplis à mon compte. D’autres m’en chargeaient : des invalides, des femmes aux approches de leur terme ou des hommes que la moisson retenait aux champs jusqu’à l’automne. Et pour eux et en leur nom je déposais l’offrande sur l’autel, la prière au pied du saint, et pas un, tu peux le demander à tout Servel, n’a eu à se plaindre que Cato Prunennec l’ait trompé d’un liard ou d’un pater dans ses pèlerinages… Mais j’ai vieilli, ma fille, et la foi, chaque année qui vient, s’est faite plus vacillante dans le cœur des hommes. On ne m’employait plus qu’à des missions rapprochées et qui ne me donnaient point de quoi vivre ; et puis, je ne sais pas si tu l’as remarqué, les prêtres, on dirait qu’ils sont maintenant contre la religion. Va Doué !… Qu’est-ce que nos saints nationaux leur ont donc fait ? Nous les connaissions depuis si longtemps et ils nous connaissaient si bien ! Gonnery était tout-puissant contre les maux de tête, et Kirech mariait dans l’année les filles qui, à l’aide d’une épingle, faisaient descendre l’esprit dans sa statue ; mais Gonnery n’a plus d’autel et Kirech maintenant est en pierre : va donc le réveiller ! J’ai vu pire encore : à Pleumeur, un prêtre, oui, un clerc à peine tonsuré, qui, sous prétexte que la statue d’Uzec était trop vermoulue pour figurer sur l’autel, l’a fait enlever et remplacer par la statue d’un saint étranger, dont les attributions nous sont inconnues et qui ne peut pas nous aimer ni nous servir, certes, puisqu’il n’est pas du pays… Mais le dernier coup, ma fille, c’est que le pèlerinage de justice, l’assignation à Saint-Yves-de-Vérité, ait été interdit. Il y a de cela cinq ou six ans. C’était la place dévote la plus fréquentée de Bretagne ; non point qu’on en parlât beaucoup (son nom était évité comme un mauvais signe dans les conversations des gens), ni qu’elle donnât lieu à un pardon plus rare que les autres, je ne sais même pas s’il y avait un pardon de Saint-Yves-de-Vérité. Mais le mystère dont elle s’entourait n’était pas pour nuire à son crédit. Bien au contraire. On s’y rendait de partout ; seulement les gens s’y rendaient avec précaution, de nuit, et même, pour détourner des curiosités gênantes, la plupart préféraient charger quelque pauvresse comme moi d’y porter les vœux secrets de leur cœur… C’était le bon du métier. Moi qui te parle, j’ai eu jusqu’à trois écus d’une seule personne, rien que pour me rendre à Saint-Yves-de-Vérité et en revenir comme j’étais allée, les lèvres closes… Tu ne me crois pas, peut-être. Ma fille, il faut que je te le dise, c’est qu’on pouvait se fier à monseigneur saint Yves. Il n’y a pas d’exemple qu’on l’ait adjuré en vain. Il suffisait de l’aller trouver dans sa chapelle et de lui dire : « Tu étais juste de ton vivant, montre que tu l’es encore. » Et le faux témoin contre qui on l’avait adjuré mourait dans l’année ; l’épouse qui avait failli mourait dans l’année ; le frère qui avait fait tort à son frère…

— Le frère ! dit sourdement Coupaïa.

Mais, si bas qu’elle ait laissé échapper cette exclamation, la mendiante a entendu. Elle reprend, insistant sur le mot :

— Le frère, oui… C’est à ton frère que tu en veux, toi.

Coupaïa se raidit de toutes ses forces.

— Je n’ai pas de frère…

— Pas de frère ? Mais tu es mariée ; alors c’est au frère de ton mari…

— Et quand cela serait, mendiante ? dit Coupaïa que cette pénétration exaspère. Tes questions sont sottes et ne méritent point qu’on n’en occupe. Va-t’en !…

Et après un silence, quand la mendiante, debout, son sac rajusté sur les épaules, est prête à gagner la porte :

— D’ailleurs, à quoi cela servirait-il ? Tu viens de me dire que Saint-Yves-de-Vérité n’existe plus.

La mendiante se retourne vers Coupaïa :

— La chapelle du saint a été démolie. Le recteur de Trédarzec est celui qui a fait le coup ; son sacristain avait été voué et il est mort dans l’année même. C’est exact. Le pèlerinage ne peut plus s’accomplir sous son ancienne forme. Seulement, écoute bien, ma fille, tu t’emportes, tu ne veux pas te livrer, mais tu es une croyante. J’ai vu cela tout de suite en entrant ici ; les murs disent que tu pries… Moi, je sais où l’on a transporté la statue du Justicier.

Coupaïa ne répond pas. Quelle lutte sourde s’engage au fond d’elle ? La vieille a gagné le seuil ; son geste vague enveloppe la longue étendue des campagnes où elle va disparaître tout à l’heure et d’où elle ne reviendra plus.

— Dieu te donne ses grâces ! dit-elle une dernière fois.

C’est l’adieu définitif, l’occasion trouvée et qui échappe à toujours. Coupaïa tremble de tout son corps. Ah ! coûte que coûte, et quand même son secret devrait balayer les grands chemins avec la mendiante, qu’il meure frappé, l’être d’impiété et de malice pour qui sa haine n’a cessé de battre…

— Rentre ! dit-elle à la mendiante.




XIII


Sur le revers du talus, à la fourche des routes de Trégastel et de Landrellec, trois jours plus tard, Coupaïa, la tête dans son tablier, attendait la mendiante. Ces trois jours qui venaient de s’écouler, Cato Prunennec les lui avait demandés pour mener à bien son pèlerinage ; mais, comme les deux femmes craignaient qu’on ne les surprît en conversation, elles avaient préféré se donner rendez-vous à quelque distance de Morvic et dans un endroit où leur rencontre ne paraîtrait pas préméditée.

Cato devait arriver dans les dernières heures du soir, mais sûrement avant que la nuit ne fût tombée. Elle avait compté qu’elle serait à Louannec sur les trois heures et que, de Louannec à la fourche, après un temps d’arrêt pour avaler une soupe, il ne lui faudrait plus qu’une heure et demie de marche. Tout à coup et juste au moment où la quatrième heure commençait de sonner à l’église prochaine, sa petite taille voûtée se dessina au haut du raidillon de Guéradur. Par hasard, Coupaïa leva les yeux et reconnut la mendiante. Elle ne put retenir une exclamation de surprise ; cependant elle ne se dérangea point du talus où elle était accroupie et se mit seulement à prier plus vite et plus serré et comme pour détourner les Sorts. Cato se hâtait ; on entendait les coups secs de son bâton sur les cailloux de la route ; mais elle avait la tête basse, et, pour qui l’eût vue de près, un air de lassitude morale qui rendait sa hâte plus étrange. Coupaïa ne la perdait pas des yeux. Qu’apportait-elle, la triste messagère ? Elle approchait, elle était à quelques pas et elle ne disait rien. Elle s’arrêta enfin devant la jeune femme ; mais sa pauvre taille voûtée s’affaissa davantage encore ; ses bras glissèrent le long de ses hanches ; et, à l’interrogation fiévreuse des yeux de Coupaïa, elle ne sut répondre que par un branlement de tête désespéré. Cato n’avait pas trouvé la statue du Justicier à l’endroit qu’elle supposait ; huit jours auparavant, le recteur l’avait fait enlever et personne que lui ne savait ce qu’elle était devenue.

Alors, sur la grand’route qu’envahissait la tombée du soir, pareille à une femme ivre, Coupaïa s’en revint. Combien de temps était-elle restée dans le fossé ? Quand la mendiante était-elle partie ? Elle ne l’aurait su dire. Et elle ne savait pas pourquoi non plus, au retour, elle avait pris vers Trégastel, quand la traite était moins longue par Landrellec.

Elle ne pensait plus, ne vivait plus. Elle marchait dans une hébétude complète de ses sens.

À l’entrée du bourg, elle alla heurter contre le timon d’une charrette, et, tout étourdie encore du choc, elle eût roulé sous l’attelage, si, d’un preste revers de main, le charretier n’avait eu le temps de la coucher de son long dans la douve.

Elle y demeura quelques minutes sans bouger. Le charretier eut peur et s’approcha. Sa tête était tournée de moitié vers la terre. Une longue bave pourpre pendait de ses dents, et elle était jaune comme une morte. Il la retourna la face à la lumière, et presque aussitôt elle ouvrit les yeux. Et alors ils se sentirent pris l’un et l’autre d’un trouble inexprimable : elle, en reconnaissant Le Coulz, et lui, la femme qui l’avait désigné du doigt à Golgon et qui était la belle-sœur de son rival.

Cependant, il l’aida à se remettre sur ses pieds. Coupaïa n’était point blessée grièvement ; le choc avait porté contre la mâchoire, qui s’était un peu démise et qui saignait. Il voulut lui essuyer la bouche, mais elle le repoussa.

— Non, ce n’est pas la peine, dit-elle.

— N’importe, répliqua l’homme, tu as eu de la chance tout de même.

— Ah ! dit Coupaïa, peut-être que tu aurais mieux fait de me laisser écraser.

— Ça dépend, répondit l’homme sans bien comprendre. Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Rien, répondit-elle farouchement.

Elle avait beau s’efforcer, elle n’était pas maîtresse de ces premiers mouvements, tout instinctifs, et chaque fois qu’elle sentait une curiosité peser sur elle, fût-ce en bonne part, son âme se rebroussait avec la même sauvagerie.

— À ton gré ! murmura l’homme. Et, se tournant vers ses chevaux qui s’ébrouaient dans le serein : Hue ! cria-t-il…

D’un bond, Coupaïa se planta devant lui, horrible à voir, ses yeux vitreux allumés d’une flamme sourde, le menton tuméfié, la bave de pourpre coulant de ses dents sur son justin et toute sa face jaune contractée d’une haine douloureuse. L’homme recula. Mais elle le tenait par le collet de sa chemise qu’elle avait saisi comme pour l’étrangler, et, le secouant :

— Tu devrais pourtant le savoir, toi, ce qui m’arrive, puisque nous avons tous les deux le même tourment…

Et de sa voix sèche, rapidement, hachant les mots, elle lui cria dans la face :

— C’est fixé. Ils s’épousent à la fin du mois !…

— Ah ! dit seulement Le Coulz ; mais toute sa face aussi se contracta de douleur et un flux rouge l’alluma subitement.

Ils restèrent quelque temps sur la route sans parler. Les chevaux s’étaient arrêtés d’eux-mêmes. Lui cherchait quel mobile gouvernait la belle-sœur de Thomassin et d’où venait que ce mariage lui était si odieux.

— Tu l’aimais donc ? demanda-t-il.

Elle poussa un cri terrible, un cri pareil à un râle. Il lui sembla qu’on ouvrait toute grande sa conscience, et elle s’éclairait d’une flamme si intense que le mystère de sa vie lui apparut à elle-même pour la première fois. Ce fut un éclair. Cette vue profonde qu’elle avait eue un moment d’elle-même s’effaça, noyée dans le débordement de haine montante qui recommençait à l’envahir.

— Écoute, dit-elle, il faut nous associer. Je ne veux pas que Loïz-ar-béo se marie avec Francésa. Je ne le veux pas, non, je le tuerai plutôt. Mais, toi, tu ne peux pas vouloir, non plus, qu’il épouse Francésa. Tu ne le peux pas, tu ne le peux pas…

— Oui, dit Le Coulz à voix vague, et comme suivant un rêve, c’est mon idée aussi. Je le tuerais bien pour me venger de Prigent et pour qu’il n’ait pas Francésa. Mais c’est Francésa dont je ne peux pas guérir, tant qu’elle n’aura pas été à moi.

— Tu l’auras ! dit Coupaïa.

C’était si loin de son attente qu’il regarda la femme pour voir si elle ne se moquait pas de lui. Mais l’horrible bouche sanglante qui avait prononcé ces paroles répondait du cœur qui les avait soufflées.

— Comment ferais-tu ? demanda-t-il. Dis vite.

Il était extrêmement pâle. Posséder Francésa, l’avoir à lui avant son rival, assouvir sur son beau corps cette passion démontée et hurlante qui le tordait à mourir dans les litières chaudes des granges où elle lui apparaissait avec ses prunelles douces et ses lèvres rouges, mais comment, comment ? Ah ! l’idée impossible, devenue possible tout d’un coup, l’idée qui l’avait si souvent hanté dans les nuits, d’un viol rapide, perpétré au revers d’une route, avec ses mains sur la bouche qui hurle, l’accouplement, et puis la fuite longue dans les ténèbres où vagit la déflorée, mais comment, comment ?…

— Tu seras après-demain à Morvic, oui, après-demain ; pas demain, tout raterait. Après-demain, c’est jeudi. Il y a foire à Lannion ; Loïz-ar-béo s’y rendra pour acheter ses bijoux de noces… Je passerai dans la matinée chez Francésa… Je l’inviterai à venir manger des crêpes à Morvic… Ce sera pour quatre heures. Il n’y aura que moi à la maison. Tu frapperas trois coups. Je ferai semblant de sortir quand tu arriveras, mais je pourrai revenir par la porte du fond, si je vois que tu as besoin… Quatre heures, n’oublie pas… Tu n’auras qu’à dire que tu viens me chercher à cause d’Yves-Marie qui s’est blessé.

Elle s’en alla. Elle courait, son mal oublié, avec des paroles de folie, les mêmes toujours :

— C’est un péché, c’est un péché, mais ce serait un péché plus grand que Loïz-ar-béo épousât Francésa… Il faut empêcher le mal par un mal moins grand… Le bien reste impuissant contre le mal ; il faut lutter par le mal contre le mal… C’est un péché, un péché ; mais c’est pour éviter un péché plus grand. Ave, Maria, gratia plena




XIV


Le long des grèves, par la piste sablonneuse taillée dans les ajoncs de la falaise, Francésa et Coupaïa se rendaient à Morvic.

Francésa ne reconnaissait plus sa future belle-sœur ; cette fébrilité d’expressions et de gestes, une sorte de joie étrange par toute la figure, elle n’en revenait pas d’une transformation si subite et elle en était elle-même tout heureuse. Elle ne remarqua point que cette joie n’avait commencé d’éclater qu’après qu’elle se fût mise en route avec Coupaïa.

Tant d’entreprises avortées, sans qu’elle pût s’expliquer leur échec autrement que par une intervention diabolique, avaient rendu Coupaïa extrêmement défiante, et, si bien machinée que fût la dernière, elle n’osa espérer dans son succès que quand elle eut l’entière certitude du départ de Thomassin et du consentement de Francésa.

Cependant les deux femmes étaient arrivées devant l’île ; mais il y avait encore un peu d’eau sur la chaussée, et elles durent y entrer jusqu’à mi-jambe. Francésa voulait demeurer sur la grève.

— Nous avons trois heures devant nous, dit-elle à Coupaïa. Nous n’avons pas besoin de nous presser. J’ai prévenu tad que je ne rentrerai qu’à sept heures, et Louis non plus ne sera pas de retour auparavant. Laissons la mer se retirer…

Mais Coupaïa craignait que Le Coulz ne les eût devancées et qu’il ne fût las d’attendre. Elles retroussèrent leurs jupes et passèrent. Morvic paraissait désert. Le soir commençait à tomber ; le ciel était bas et gris ; la mer s’en détachait à peine et, dans cette uniformité, le soleil, au ras de l’horizon, faisait une petite tache pâle pareille au rond d’une vitre dépolie. Comme elles venaient d’entrer dans la maison, le sable grinça au dehors sous un pas rapide et presque aussitôt on frappa d’une façon particulière à la porte, dont Coupaïa, par précaution, avait assujetti le verrou.

— Ne te dérange pas, dit-elle à Francésa, ce doit être Yves-Marie…

Elle alla ouvrir et fit semblant de s’étonner en reconnaissant Le Coulz. Celui-ci était tout défait, les yeux rouges, la voix sifflante ; il répéta gauchement la leçon que lui avait soufflée Coupaïa : son mari tombé dans un trou de carrière et qui s’était cassé la jambe. Elle prit un air affolé, criant, pleurant, s’arrachant les cheveux, mais ne répondant point autrement aux paroles de Francésa, qui s’était levée et qui voulait l’accompagner.

Le Coulz barrait la porte. Quand Coupaïa fut sortie et que la jeune fille essaya de la suivre, il referma brusquement ses bras sur elle et la colla d’une étreinte contre la cloison…

Francésa se sentit perdue ; mais, si courageuse et forte, sans un cri, sans une larme, elle lutta longtemps debout et désespérément. Même à terre, elle ne fut point vaincue encore. Ils roulaient, enlacés l’un à l’autre, elle qui se raidissait, lui, de ses genoux pareils à des coins, s’obstinant à forcer sous les jupes ces chairs dures, croisées contre lui dans une résistance invincible. Leurs souffles courts, pressés, sonnaient comme des râles. Elle avait glissé sous lui ; mais il ne réussissait qu’à la maintenir, et la colère l’envahissait. Il voyait trouble ; ses tempes bourdonnaient ; une crispation singulière tiraillait ses doigts. Il n’entendit point un pas léger s’approcher de la porte du fond, puis le grincement de cette porte qui s’entrebâillait avec précaution pour laisser passer une ombre. Tout à coup la tête de Francésa s’abattit : quelqu’un avait bondi sur elle d’un des coins de la pièce et la tenait comprimée jusqu’aux épaules dans une sorte de capuche en toile qui l’étouffait. Elle porta les mains à sa gorge ; Le Coulz, qui avait reconnu sa complice, se rua, – et Francésa crut mourir…



XV


On attendit la jeune fille jusqu’à huit heures. Thomassin arrivait de la foire ; il avait faim et, pour amuser son appétit, trempait une lèche de pain dans un bol de café. Comme Francésa tardait toujours, on envoya le petit pâtre Alanic à Morvic ; il revint, disant que Coupaïa s’étonnait fort et que Francésa avait quitté Morvic depuis longtemps, qu’elle-même avait dû s’absenter à cause d’Yves-Marie, tombé, d’après un faux bruit, dans une carrière de Trégastel, et qu’à son retour elle n’avait trouvé personne au logis.

Cette fois, Thomassin commença sérieusement de s’inquiéter. Il courut à Landrellec ; on n’y avait pas vu Francésa. De son côté, le vieux Prigent partit aux informations, mais son enquête n’eut pas un meilleur succès.

Cependant des pêcheurs qui revenaient avec le premier flux dirent qu’ils avaient entendu sur la grève de Roscané des gémissements pareils à ceux d’une bête blessée et qu’en prêtant attention ils avaient cru distinguer au pied de la dune une forme blanche, couchée, qui pouvait être Francésa… Thomassin ne respirait plus. Par les landes, les champs, il se lança sur Roscané. Du vaste segment de ciel hivernal qui se découpait sur sa tête s’épanchait une clarté laiteuse ; la grève baignait dans cette lueur diffuse et il put en embrasser l’étendue : elle était vide.

Il cria de toutes ses forces ; il appela Francésa sur la mer et sur la dune ; la mer couvrait sa voix, ou bien Francésa était morte, car il n’y eut pas d’autre bruit que celui d’une bande de courlieux qui prit le large en sifflant.

Il se rejetait vers Landrellec, perdu d’angoisse, les yeux fous, quand il avisa dans la brousse, au pied de Bringuiller, la cahute de la rebouteuse : un filet de lumière filtrait par ses ais disjoints. D’instinct il sentit que la clef du mystère était là. Il y courut. Au bruit de ses pas, la porte s’ouvrit, et il vit la vieille Môn qui le regardait venir, sa résine à la main.

— Francésa ? cria-t-il désespérément.

— Voici ce qui fut Francésa, dit Môn.

L’enfant, à demie nue, était étendue sur un lit de varech. Môn sans doute n’avait eu que le temps de l’y coucher. Une écume rougeâtre moussait entre ses lèvres ; ses bras pendaient ; sa jupe était toute souillée, comme si elle avait couru longtemps dans le sable ; par les déchirures du corsage, on voyait sa gorge douce et pâle que la respiration ne soulevait plus.

Ce fut un coup si vif pour Thomassin que tout son sang lui reflua au cœur et qu’il demeura sans pouvoir prononcer un mot, à regarder la jeune fille.

— Est-ce qu’elle est morte ? demanda-t-il enfin d’une voix éteinte.

— Non, répondit Môn en hochant la tête, elle n’est pas morte, mais elle n’en vaut guère mieux pour toi. Regarde.

Elle le prit par le bras et approcha la lumière de la blessée, et il comprit subitement. Il se dressa comme un halluciné…

— Oh ! qui a fait cela ? Qui a fait cela ?

— Va le demander à tes incendiaires.

— Il était déjà sur la grève, il courait éperdument, il enjambait les talus, les carrières, il fendait la lande d’un sillage de bête traquée. Il arriva en face de Morvic, et, comme la mer avait recouvert la chaussée, il s’y jeta tout vêtu, prit pied en quatre brasses, escalada le plateau et, d’une poussée d’épaules, se rua par la porte crevée dans la demeure des Salaün…

À genoux contre terre, mains jointes devant son grand crucifix de cuivre qu’elle avait placé sur la table entre deux bouts de suif, Coupaïa récitait les psaumes de la pénitence ; Salaün dans un coin, hébété d’eau-de-vie, faisait les répons machinalement. Thomassin ne vit que la femme ; il ne lui laissa pas le temps de se remettre debout ; il saisit le premier instrument qui lui tomba sous la main, le crucifix, et le levant à pleins poings sur la tête de Coupaïa :

— Tiens, pour toi, N… de D… de canaille !

— Le crucifix ! Le crucifix ! hurla la femme.

Ses yeux ardaient dans sa face, moins de terreur encore que d’abomination contre un tel sacrilège.

De toutes ses « saintetés », c’était ce crucifix la plus chère. Non qu’elle fût sensible à sa beauté, ni à sa forme étrange. Mais ce crucifix avait une histoire singulière, que Coupaïa tenait de sa tante, qui la tenait elle-même de ses grands-parents, à qui elle avait été contée par un patron de barque de Trébeurden, acteur ou témoin dans l’événement.

Au dire de ce lointain ancêtre, il avait été trouvé dans le chenal de l’île Milio, sur un navire à la dérive. Il était cloué au grand mât et, tout autour du mât, il y avait des cadavres allongés sur le ventre et qui, dans cette attitude se tenaient encore par la main, comme s’ils avaient été frappés de la foudre tous ensemble au moment où ils menaient autour de l’image cet abominable branle des sept péchés capitaux par lequel la perverse Ahès avait autrefois livré la ville d’Is et son père Grallon… Le navire non plus n’était pas gréé comme ceux du pays ; il portait un nom qu’on n’avait pu déchiffrer, un nom de chez les païens de Turquie, disaient les vieux rouleurs, et qui s’accordait assez bien avec les espèces de turbans dont l’équipage était coiffé. On tenta d’amariner l’épave : peine perdue. La mer s’était faite de plomb, et le gredin de bâtiment avait l’air vissé dessus. Alors, un des pêcheurs eut l’idée de déclouer le crucifix et de le transporter dans sa barque. Et aussitôt la mer se fendit et le navire s’abîma.

Cette légende, renouvelée peut-être ou contemporaine et jumelle de celle du mystérieux christ byzantin de Saint-Mathieu de Morlaix, avait profondément frappé Coupaïa. Le crucifix en gardait à ses yeux une vertu détournée et singulière, et c’est avec le tremblement de la peur et après s’être signée trois fois qu’elle-même se hasardait à y porter les mains.

Les Puissances, en l’en faisant dépositaire, pouvaient-elles n’avoir pas eu leur dessein ? Elle avait communiqué sa conviction et sa terreur révérentielle à son mari. Pour lui comme pour elle, le crucifix était à la fois une redoutable icone domestique et un talisman souverain contre les embûches de l’ombre, les assauts de l’impiété : malheur à qui l’approchait en état de péché mortel ! Déjà tout frémissant du sacrilège de Thomassin, les hurlements, l’appel désespéré de Coupaïa résonnèrent comme un tocsin de guerre dans cette tête malade et travaillée de rancune. Thomassin, qui tournait le dos à son frère, ne pouvait observer ses mouvements. Il continuait de ne voir que Coupaïa. La misérable, son cri expiré, avait fermé les yeux, et elle aussi peut-être, à cet instant suprême, connut la grande, la déchirante épreuve de tous les mystiques ; elle eut, la ténébreuse, sa sueur du Jardin des Olives : pourquoi ses saints, ses saintes l’avaient-ils abandonnée, comment avaient-ils pu permettre que ce crucifix, sa sauvegarde, son palladium, au lieu de foudroyer l’impie, comme sur le bateau pirate, devînt la massue dont il allait la broyer ? Si un miracle avait été dans les intentions du ciel, il se fût déjà opéré. « In manus tuas… » murmura Coupaïa. Et tout semblait consommé en effet, quand, dans la seconde même où le vent de la mort fonçait sur elle, Thomassin plia comme un arc tendu à force et lâcha le crucifix,

Coupaïa rouvrit les yeux… Dieu de justice ! Son ennemi, les jarrets cassés, se débattait en face d’elle sous la pression de deux mains furieuses qui s’étaient nouées par derrière autour de son cou et le serraient à l’étrangler !

Placé comme l’était Thomassin, aucune résistance n’était possible. Vainement ses doigts essayèrent de dénouer l’implacable étreinte ; vainement il rua des reins et des pieds : l’étreinte où s’exaspérait toute la sauvagerie d’une âme fanatique et jalouse et fouettée encore par l’eau-de-vie, ne fit que se resserrer. Les yeux de Thomassin jaillirent de l’orbite, sa bouche se tordit, et, tandis que Coupaïa, relevée d’un bond, tendait à deux bras vers lui le terrible crucifix, vengeur des profanations, rémunérateur des prières, il tomba, comme était tombée Francésa, presque à la même place…

……………

Le lendemain, à l’aube, vers sept heures et demie du matin, deux journaliers allant à leur travail aperçurent, en face du manoir de Prigent, dans la lande du convenant Lhostis, un homme pendu aux brancards d’une charrette. Le cadavre avait les bras en croix, la bouche serrée d’un mouchoir de poche en coton rouge ; les brancards de la charrette étaient calés par un manche de fourche placé sous l’avant.

La victime fut immédiatement reconnue. C’était un ancien douanier, nommé Louis Thomassin, âgé de vingt-neuf ans et domicilié à Morvic en Pleumeur. L’autopsie démontra que, surpris par derrière, environ deux heures après son dernier repas, il avait été étranglé presque sans résistance. De Morvic à Keraliès, les traces laissées sur le sol indiquaient qu’il avait été traîné jusqu’à la charrette, aux brancards de laquelle on l’avait crucifié en introduisant un bâton dans les manches de son paletot pour maintenir ses bras en croix.

L’opinion publique désigna immédiatement les époux Salaün comme les auteurs de cet assassinat. Ils avaient poursuivi leur victime par delà la mort : les bras qui s’étaient levés pour frapper avec le crucifix demeuraient étendus ; la bouche qui avait proféré un juron contre Dieu était bâillonnée.



POST-SCRIPTUM




Le petit roman qu’on vient de lire comptera bientôt un quart de siècle. Il parut en 1891 ; il n’a pas été réédité depuis 1897 : c’est cependant, avec l’Âme bretonne, celui de mes livres de prose qui est le plus fréquemment cité, même de l’autre côté du détroit, grâce à l’excellente traduction qu’en a donnée Mme Wingate Rinder sous le titre de The dark way of Love. Comme il eut autrefois la bonne fortune d’intéresser, par son raccourci dramatique, Ludovic Halévy et Victor Cherbuliez qui se firent ses parrains près de l’Académie, il rencontre aujourd’hui de précieuses sympathies chez les folkloristes et les historiens du droit comparé, voire chez d’illustres philosophes : M. Jobbé-Duval le range parmi les sources essentielles à consulter pour ceux qui s’occupent de rechercher les survivances des institutions primitives dans la Bretagne contemporaine ; M. Félix Le Dantec, décrivant les phénomènes de la « possession par l’image », ne dédaigne pas de rapporter comme un bon type du genre le cas de l’héroïne du Crucifié, sœur inconsciente et barbare de l’Hermione racinienne. À défaut de mérites littéraires vraisemblablement périmés, cette valeur documentaire que le livre a prise en vieillissant lui assurera peut-être la sympathie d’une certaine catégorie de lecteurs. Ma part d’invention dans l’intrigue du Crucifié fut en effet des plus restreintes : je me suis borné le plus souvent à déplacer l’action et à changer les noms des personnages. Le lecteur s’en convaincra aisément si, malgré le temps qui s’est écoulé depuis la consommation du crime mystique qui donna naissance à mon livre, il veut bien prendre la peine de visiter avec moi les lieux où périt Loïz-ar-béo. Outre que ces lieux n’ont guère changé, la plupart des témoins du drame vivent encore. On peut les interroger : ils ont connu Coupaïa, Yves-Marie Salaün, Cato Prunennec, mais ils n’en parlent qu’avec une secrète répugnance ; j’en ai vu qui s’arrêtaient, interdits, au moment d’évoquer la victime, comme elle leur apparut dans l’aube trouble d’une pluvieuse matinée de septembre, bâillonnée, les bras en croix, les poignets ficelés aux branches de son gibet. Une sorte de stupeur tragique continue, après trente-deux ans, de paralyser les êtres et les choses autour de ce cadavre mal enseveli.

Dans la réalité, Loïz-ar-béo s’appelait Philippe Omnès. Il n’était pas douanier, mais cultivateur ; il n’habitait pas Landrellec, mais Hengoat. On voit encore sa maisonnette, à l’écart du bourg, dans la jolie vallée du Bizien, petit affluent du Jaudy qu’il rejoint à Pouldouran. Orientée vers le midi, coiffée de tuiles roses, elle s’égaye d’un pied de vigne et de deux gros bouquets de fuchsias qui secouent leurs pendeloques aux deux côtés du seuil. Sur le linteau de la porte on lit, en caractères romains : « 1840 F. F. (fait faire) par Yves Omnès. » Yves Omnès était le père de Philippe. La maison devait être primitivement flanquée d’un four, car on l’appelle encore la ty-forn ; Philippe y vivait avec sa mère, restée veuve, et c’était bien la maison qui convenait à ce garçon charmant, bien découplé, vif et rieur, ne boudant pas plus à l’ouvrage qu’à la danse, très pratique, mais très droit en affaires et dont j’ai retrouvé l’éloge sur toutes les lèvres[10]. Fiancé à une jolie pennérez (héritière) de la paroisse, Mélanie Tilly, il comptait se marier à la fin du mois : les bans allaient être publiés ; par acte passé devant notaire le 7 juillet précédent, Philippe s’était rendu acquéreur des biens de sa mère, de son beau-frère et de sa sœur, ce qui portait sa fortune personnelle à 10 000 francs. Grosse somme pour l’endroit ! Mélanie possédait de son côté quelque avoir – et des « espérances ». La veille du 2 septembre 1882, Philippe travailla dans une ferme voisine, le convenant Guyader, où l’on battait le blé. Il y porta le sien, qu’on battit après celui du convenant et dont le grain fut provisoirement remisé dans une grange attenante qui n’avait pas de clôture. Quelqu’un lui fit remarquer qu’il n’était guère prudent d’exposer ainsi sa récolte ; à quoi la convenantière, Hélène Loyer, femme Trémel, répliqua qu’il n’y avait rien à craindre, que le pays était sûr et que, d’ailleurs, ses trois enfants, dont l’aîné avait seize ans et le plus jeune dix, couchaient au fond de la grange, dans le même lit-clos.

— N’importe, dit l’homme. À la place de Philippe, je me méfierais.

— Tu as raison, dit Philippe, une nuit est vite passée. Je coucherai dans la grange, sur une botte de paille. Gare aux maraudeurs, s’il s’en présente !

La femme Trémel, dans la suite, ne put établir avec précision l’identité de l’interlocuteur de Philippe [11]. On voit tant de visages au cours d’une journée de batterie ! Et la fièvre où elle vivait depuis le matin, ses responsabilités de ménagère, au milieu d’un peuple de travailleurs dont il lui fallait assurer les quatre repas réglementaires et stimuler le zèle par de fréquentes rasades de cidre et d’eau-de-vie, ne lui laissaient guère le loisir de la réflexion. Enfin la conversation s’était tenue entre chien et loup, sur le seuil du logis. Le souvenir des paroles échangées ne revint que plus tard à la femme Trémel, quand des cris, au petit jour, l’appelèrent au dehors et qu’ayant à peine pris le temps de passer un jupon, elle courut dans la direction des voix et aperçut, en arrivant sur l’aire, le cadavre de Philippe Omnès se balançant aux brancards d’une charrette dont on avait fait basculer l’arrière. Un bout de langue pendait sous le mouchoir à carreaux qui comprimait la bouche affreusement tordue ; la face était noire, les yeux exorbités. Preuve évidente que la victime avait d’abord été étranglée : surprise au milieu de son sommeil, on l’avait ensuite traînée sur l’aire, bâillonnée, puis crucifiée à ce gibet de fortune en introduisant un bâton dans les manches de sa veste. Et tout cela s’était exécuté si prestement, si clandestinement aussi, que les enfants couchés à deux pas n’en furent pas dérangés dans leur sommeil.

— Nous n’avons rien entendu, dirent-ils. Sûrement, si Philippe avait crié, l’un de nous trois se serait éveillé.

Le chien lui-même n’aboya pas. Jamais exécution ne fut plus silencieuse, comme jamais criminels, leur coup fait, ne l’entourèrent d’une mise en scène mieux réglée et plus propre à frapper les imaginations.

À quelques jours de là, dans la semaine qui suivit les obsèques de Philippe Omnès, la justice procédait à l’arrestation d’Yves-Marie et de Marguerite G…, beau-frère et sœur de la victime, que la rumeur publique, à tort ou à raison, dénonçait pour ses assassins. L’affaire, après une enquête qui dura plusieurs mois et qui ne réussit pas à établir la preuve matérielle du crime, vint devant les assises des Côtes-du-Nord le 16 avril 1883 et occupa quatre audiences. M. Perussel, conseiller, présidait. M. Quesnay de Beaurepaire remplissait les fonctions de ministère public. La défense était présentée par Me Lebrun, du barreau de Lannion, avocat frénétique, doublé d’un rusé compère et le plus honnête homme du monde au demeurant, que je revois toujours, dans mes souvenirs d’enfance, accoutré en lieutenant de louveterie ; qui, sous la casquette du veneur, forçait la grosse bête dans les halliers de Coatfrec et de Trédez et qui, sous la toque du robin, l’aidait à s’évader du maquis de la procédure. Il terrorisait son auditoire par ses éclats de voix, ses roulements d’yeux, son masque flamboyant, et, dans ses péroraisons, tel un Jupiter tonnant métamorphosé en Jupiter imbrique, noyait sous un déluge de larmes les résistances qu’il n’avait point pulvérisées. Les accusés savaient bien ce qu’ils faisaient en chargeant Me Lebrun de leur défense ; ce Lachaud de sous-préfecture remporta en l’occurrence le plus beau de ses triomphes oratoires : Yves-Marie et Marguerite G… furent acquittés.

Mais l’enquête et les débats révélèrent à leur charge de singuliers agissements.

Marguerite et Yves-Marie G… tenaient à Hengoat, presque en face de l’église, dans une maison du dix-septième siècle appartenant à leur frère et que celui-ci devait leur reprendre à la Saint-Michel, un commerce de boissons dont certaines dépositions donneraient à penser qu’ils étaient les meilleurs et à peu près les uniques clients : on ne s’achalandait guère chez eux que de tabac ; la femme était une « harpie », l’homme un « envieux » et un « sournois »[12]. La maison, restaurée dernièrement, n’a plus guère de remarquable que les blocs cyclopéens qui forment l’entourage de sa grande porte cintrée et qui, même sous Louis XIII, durent paraître un peu anachroniques. Ailleurs qu’en Bretagne, un appareil aussi massif dénoncerait la féodalité ou les temps mérovingiens ; le chiffre 1620, lisible sur la clef de voûte, ne laisse aucune incertitude sur l’époque où fut édifié l’immeuble, qui comprend un grenier, un étage percé de quatre fenêtres et un rez-de-chaussée élevé sur caves, chose assez rare dans les demeures paysannes, mais il se pourrait fort que cette demeure-ci, avant de déchoir, ait appartenu à quelque bourgeois aisé ou fait office de cure. Quoi qu’il en soit, alors que le couvre-feu était sonné depuis longtemps et que toutes les autres maisons de la localité avaient rabattu leur capuchon, – sauf la maison Bomboni, où il y avait un malade, et la maison Chapelain, où la femme s’occupait à une besogne de repassage, – des journaliers que la moisson avait retenus aux champs plus tard que de coutume et qui rentraient chez eux vers dix heures, dans la nuit du 1er au 2 septembre, ne furent pas sans remarquer la lumière insolite qui brillait aux vitres des époux G… Quelle était la raison de cette veillée anormale ? Catherine Briand, veuve Le Corre (la Cato Prunennec du roman) assistait-elle au conciliabule ? Ce qui paraît certain, c’est qu’on n’y faisait pas des vœux pour la prochaine félicité conjugale de Philippe Omnès.

— Jamais mon frère n’aura Mélanie Tilly ! avait dit la femme G… à un témoin…. Tout le monde parle du mariage de mon frère, dit-elle une autre fois. Ce n’est pas encore fait : je saurai y mettre un arrêt.

Sans insister sur le caractère équivoque de ces déclarations, bien faites pour surprendre dans la bouche d’une sœur, même fanatisée par la haine, l’acte d’accusation se borne à rappeler que Philippe Omnès et les époux G… étaient en contestation au sujet d’une somme de 150 francs que lesdits G… devaient à Philippe et à sa mère et qu’ils prétendaient leur avoir versée, mais dont ils ne pouvaient rapporter la quittance. Poursuivis devant le juge de paix, les époux G… avaient déféré le serment aux demandeurs. Philippe « jura »[13] ; sa mère aussi. L’accusation ne voulut pas rechercher s’ils étaient de bonne foi ; mais la défense ne se fit pas faute de plaider le contraire. Son meilleur argument et qui mérite considération est tiré de l’état d’esprit des accusés, en particulier des dispositions mystiques de Marguerite G…, qui n’aurait pas osé jouer son salut contre celui de son frère, si elle n’avait été sûre d’avoir le bon droit de son côté. D’autre part, tout le passé de Philippe proteste contre l’hypothèse d’un serment prêté à l’encontre de la vérité dans un misérable but d’intérêt. Il y eut là très probablement un malentendu et l’on sait par ailleurs de quels sophismes, et le plus innocemment du monde, est capable une âme féminine. Les G… étaient à peu près ruinés ; un témoin dira même qu’ils avaient « mangé tout leur saint-frusquin ». Pendant ce temps, Philippe augmentait son patrimoine : il allait se marier dans le courant du mois à la fille d’un riche cultivateur. Une fortune si rapide et qui ne pouvait s’expliquer que par quelque pacte diabolique insultait à leur écroulement personnel. Les poursuites exercées par Philippe et sa mère achevèrent d’aigrir ces êtres superstitieux et jaloux ; contraints de s’exécuter, ils en éprouvèrent un violent ressentiment à l’endroit de leur frère, qui leur apparaissait comme l’instigateur de la machination, et, après s’être répandus en menaces contre lui (« Philippe devra prendre garde, disait l’un d’eux, s’il veut mourir dans son lit ! »), ils avisèrent aux moyens de mettre ces menaces à exécution.

Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il faut se rappeler qu’Hengoat est dans le Trégorrois. Et je crois nécessaire aussi d’avertir que l’on ne doit pas juger du Trégorrois par Tréguier – tout au moins par le Tréguier sécularisé de 1914 qui n’a plus rien de commun avec le Tréguier conventuel de saint Yves et de Renan. « La législation anticléricale est passée par là, » dit mélancoliquement Pierre Lasserre. Il n’est que trop vrai. Et, quand on ne se placerait pas au point de vue de M. Lasserre, quand on ne considérerait les choses que sous l’angle de l’archéologie, que de réserves il faudrait encore élever sur la transformation de ces petites villes claustrales de la Bretagne d’il y a quinze ou vingt ans, un peu chenues sans doute, bancales et brèche-dents, mais si jolies sous leurs tons cireux toutes confites en mysticité et dont les verrières, dans un masque ossifié, ouvraient au dedans de si beaux yeux d’améthyste !

Sans être un barbon, j’ai vu s’éteindre ainsi l’une après l’autre Saint-Pol-de-Léon, Dol, Lesneven, Guérande, Tréguier. C’étaient les villes saintes de Bretagne. Les heures y sonnaient un autre âge, d’autres croyances ; le pas s’étouffait, dans les rues, sur l’herbe qui ouatait la chaussée ; on avançait entre de hauts murs de communautés dont l’ombre vous suivait jusqu’au cœur de la ville, où s’épanouissait la cathédrale, merveille de sveltesse, de force et de grâce, qui semblait avoir absorbé tous les sucs spirituels de ces terres de silence pour en composer un mystique hosanna de pierre… Aujourd’hui les murs croulent ; la cathédrale s’effrite, la collégiale penche. Le cœur de la ville est toujours à la même place, mais il ne bat plus, ou, s’il bat, ce n’est plus à son rythme que s’accorde la vie de la cité. Entre le temporel et le spirituel, le divorce est bien définitivement consommé.

Il l’est même à un point dont ne se doute certainement pas M. Lasserre et dont je ne me doutais pas plus que lui avant d’avoir assisté, il y a trois ou quatre ans, en simple curieux, avec mon ami Georges de Lys, à la grande fête patronale de saint Yves.

Ce saint Yves, c’est notre saint national à nous autres Bretons. De plus grand saint que lui, il n’y en a pas dans le ciel, dit un cantique, et, s’il n’est pas le bon Dieu, c’est sans doute qu’il ne l’a pas voulu. La justice humaine est sujette à faillir : celle de saint Yves jamais. On ne cite point un cas où ce redresseur de torts n’ait vu clair et prononcé en connaissance de cause dans les litiges les plus embrouillés, car, même mort, il continue à rendre des arrêts. Justice silencieuse et d’autant plus terrible ! Les hommes ont toujours eu besoin d’un recours céleste contre les iniquités terrestres, et ce saint Yves, en somme, incarne une des aspirations les plus légitimes de la conscience armoricaine.

De fait, la dévotion à saint Yves est restée très vive au fond des campagnes. J’imagine qu’on y aura peine à déraciner son culte. Et ce sont les campagnes, en somme, qui donnent encore quelque éclat à son « pardon » annuel. Elles emplissent dès la veille les hôtelleries de la petite ville ; leurs processions pavoisent d’oriflammes les chemins creux de la presqu’île ; sur une houle de têtes, dans le vent des cantiques, les statues voguent entre deux berges d’ajoncs dorés : tout le calendrier armoricain est venu saluer le « défenseur de la veuve et de l’orphelin ». Seule, la ville du saint, Tréguier, qui vit de lui, qui ne serait rien sans lui, boude et s’abstient.

Une rue, une pauvre petite rue, celle qui mène au Minihy, avait « sorti » quelques banderoles. Dans les autres, sur les quais, autour de la place, rien. Il pleuvait sans doute. Belle excuse ! « Nous avons craint de mouiller nos pavillons, » me dit un cafetier. Plutôt de mouiller leurs opinions, si fraîchement radicales qu’elles auraient pu déteindre. Et il fallait voir le sourire de ce cafetier — et de ses confrères ! On n’est pas encore si sot, là-bas, d’interdire les processions. Les affaires sont les affaires. Renié par ses concitoyens, saint Yves, au prix d’une petite concession à l’obscurantisme des campagnes, donne encore un bon rendement. Mais comme on la lui fait payer, cette concession, et de quel air ironique et supérieur tous ces boutiquiers, sur le pas de leur porte, regardaient passer la théorie bêlante des pèlerins !

Au Minihy, sur le tombeau du saint, des mendiantes de la ville débitaient, à raison d’un sou la coquillée, de ces petits fragments de quartz provenant du chemin que suivait à Louannec le bon Yves Hélory quand il lisait son bréviaire et qu’on appelle encore là-bas hent ar zant, le chemin du saint. Jetez-les dans vos allées : vous marcherez dans les voies du juste ; dans vos champs : ils les purgeront de l’ivraie. Superstition, direz-vous, mais si charmante ! Cependant le « pardon » touche à sa fin ; les mendiantes, tout à l’heure si papelardes, rient, plaisantent, et, voyant deux « Parisiens » (tous les étrangers en Bretagne sont des Parisiens et tous les Parisiens passent pour sceptiques), veulent se montrer « à la hauteur ». Les cailloux ? Leur vertu ? expliquent-elles à mon compagnon et à moi. La bonne blague ! Comme si, depuis qu’on exploite le hent ar zant, il y restait encore des cailloux ! Ceux-ci viennent tout simplement de la grève voisine. Et allez donc : il n’y a que la foi qui sauve !

Et, tout de même, ces pierres de mensonge sur le tombeau du saint de la Vérité !…

La foi, personne ne l’a plus ici — que les prêtres et les pèlerins. Tout ce peuple qui vit de l’autel, bourgeois, artisans ou mendiants, se moque crûment de l’autel. Un incendie, il y a quatre ans, a consumé le manoir patrimonial du saint, et, près de l’échalier du cimetière, dans le fossé, d’où il braque sur nous sa sébile comme une escopette, un stropiat à figure de bandit romantique, ivre du reste comme toute la Pologne, goguenarde :

— Saint Yves ? Il n’est pas plus puissant qu’un autre !… Et la preuve c’est qu’il a laissé brûler sa maison !…

Nous avons, depuis, entendu quelque chose d’analogue à la Chambre, quand Barrès interpellait sur les églises. Ces anticléricaux trégorrois n’ont plus rien à apprendre et leurs mendiants eux-mêmes raisonnent comme M. Beauquier. Cependant, sortez de la ville, franchissez le Jaudy, pénétrez sur le territoire de Trédarzec, obliquez à gauche et suivez, le long du fleuve, ce sentier de blaireau qui, après avoir contourné une enfilade de maisons basses et proprettes appartenant à des retraités de la marine, s’ombrage un moment de beaux châtaigniers, grimpe au flanc d’une genetaie tendue de blanc, comme pour quelque Fête-Dieu, par les ménagères qui y font essorer leur lessive, plonge dans la fraîcheur d’une petite combe moussue et toute sonore du caquet des lavandières prochaines, puis reprend son escalade solitaire et débouche, en face même de Tréguier, au hameau de Porz-Bihen. Avant d’emprunter l’échalier d’accès, faites halte près de ces ormes : le champ que vous foulez est sacré. Il affecte la disposition d’un trapèze ; rien ne le distinguerait à première vue des champs voisins ; les levées de pierres sèches et de terre qui le bordent, sauf au levant, sont couvertes d’un manteau uniforme de ronces, de lierre et de chèvrefeuille entrelacés et, si l’on ne vous avertissait de leur présence, vous ne remarqueriez probablement pas le pan de mur à hauteur d’appui et le rentrant de maçonnerie enclavés dans le talutage. Ce pan de mur, ce rentrant et le bouquet d’ormes qui l’abrite, c’est tout ce qui reste de l’ossuaire désaffecté où l’on « vouait », jusqu’en 1879, au terrible, saint Yves-de-Vérité, les débiteurs de mauvaise foi et les personnes qui s’étaient rendues coupables d’un faux serment : le saint les faisait mourir dans l’année[14].

Il avait là son tribunal. Il y siégeait à droite, dans le coin le plus sombre, sous la forme d’une vieille statue en bois grossièrement équarrie, dont les couleurs s’étaient effacées à la longue, ne laissant subsister qu’un plâtras blanchâtre qui lui donnait un air fantomal. Il tenait ses audiences le lundi, au crépuscule. Aucun témoin n’était appelé. L’édifice, de style Louis XIII, ne possédait qu’une petite fenêtre d’aération ; la porte en était fermée à clef et la clef déposée chez le locataire du champ, qui la remettait au pèlerin contre une modique redevance. Celui-ci, après avoir lancé une poignée de clous par la lucarne, pénétrait à rebours dans l’ossuaire, refermait la porte, se signait, puis allumait une chandelle devant l’image du saint et jetait une pièce de monnaie à ses pieds. L’audience commençait. Et c’était, dans toute sa rigueur, une audience à huis clos : de la formule d’adjuration, marmonnée plus qu’articulée par le demandeur, à l’arrêt silencieux du juge, rien n’en transpirait au dehors. Elle durait en moyenne un quart d’heure et n’était troublée que par le bruit du vent dans les brèches de la toiture ou le frôlement velouté d’une aile de chauve-souris rasant la corniche. Yves-de-Vérité, dont l’œil scrute les âmes jusqu’au tréfonds, n’avait pas besoin qu’on lui fît un long exposé de l’affaire évoquée à sa barre. Il suffisait de lui dire, après avoir secoué sa statue pour y faire descendre l’esprit :

— Tu es le saint chéri de la Vérité (littéralement Zantic-ar-Wrionez, le petit saint de la Vérité). Je te voue un tel. Si le droit est pour lui, condamne-moi ; si le droit est pour moi, fais qu’il meure dans les délais rigoureusement impartis.

Ces délais étaient de neuf mois. La sommation s’accompagnait d’un cérémonial compliqué, dont la marche est décrite tout au long dans le beau livre désormais classique d’Anatole Le Braz : Au Pays des Pardons. En y renvoyant le lecteur, je l’engage à ne pas oublier le commentaire juridique que M. Jobbé-Duval a présenté de ce même cérémonial dans la première de ses études sur les Ordalies bretonnes et qui en éclaire merveilleusement l’origine et le sens. Il est à remarquer, en effet, que l’adjuration à saint Yves-de-Vérité emprunte sur beaucoup de points les procédés habituels de l’ancienne citation en justice, notamment la wadiatio (remise d’une pièce de monnaie) et la constitution d’avoué. C’est tout à fait par exception qu’un plaideur s’adresse directement à saint Yves et, le plus généralement, il recourt à l’intermédiaire d’une pèlerine de métier, coutumière de ces missions clandestines et qui connaît sur le bout du doigt la procédure à suivre pour se faire écouter du saint. Procédure secrète en outre, pleine de rites bizarres et qui paraît avoir comporté d’assez nombreuses variantes, sauf en ce qui concerne la formule d’adjuration[15]. Il n’en pouvait être autrement d’une pratique qui n’a rien d’officiel ; encore n’est-ce pas assez dire, puisque le clergé, de tout temps, condamna l’adjuration à saint Yves-de-Vérité et qu’en fin de compte, ne pouvant obtenir la cessation des pèlerinages nocturnes à l’oratoire de ce saint, il prit le parti de supprimer l’oratoire lui-même.

La chose remontait à quelques années déjà et, chez les « pèlerines par procuration », comme on appelle en Bretagne les membres de cette corporation équivoque et vaguement redoutée des pèlerines de profession, elle n’était pas sans avoir fait scandale. Plus d’une maudissait in petto l’auteur de la démolition, le courageux abbé Kerlo, recteur de Trédarzec. L’ossuaire de saint Yves ne faisant point partie du domaine ecclésiastique, il avait fallu obtenir le consentement de la propriétaire, Mlle Pécault, qui le donna de bonne grâce : à la fin de 1879, il ne restait plus du sinistre édifice, rasé jusqu’en ses fondements, que le pan de mur et le rentrant de maçonnerie dont je vous ai parlé ; l’autel fut acquis par un antiquaire de la région qui le revendit plus tard à Ambroise Thomas et, quant à la statue du Justicier, on la transporta dans l’église paroissiale.

Pénitence un peu rude, mais nécessaire. L’abbé Kerlo respirait. Comment supposer que, dans cette église de construction récente, sous ces voûtes sans mystère et l’étroite surveillance du clergé local, la terrible icone ferait encore des siennes ? Mais le fait est que les pèlerinages nocturnes à saint Yves-de-Vérité continuèrent comme devant. Les Bretons – et surtout les Bretonnes – ne sont point gens qui se laissent arrêter par de misérables contingences. Au lieu de pèleriner à l’intérieur de l’ossuaire, on pèlerina sur son emplacement, et le reste de la cérémonie, l’offrande du cierge et l’adjuration, se firent à la muette, au nez du clergé, dans l’église même de Trédarzec.

La femme G… le savait. On l’a peinte comme une débile. Quelle erreur ! Marguerite, dans sa jeunesse, s’était destinée au cloître ; un témoin prétend même qu’elle fit son noviciat. Relativement instruite, orgueilleuse, volontaire, très supérieure à son mari qu’elle menait tambour battant et à qui elle avait communiqué sa haine pour Philippe, c’était une de ces mystiques dévoyées, comme il en est tant par le monde, qui font servir la religion à leurs intérêts et mettent Dieu de moitié dans leurs horribles calculs. Elle connaissait la spécialité ou, comme on dit en Bretagne, l’arouez du Justicier de Trédarzec ; elle était informée des avatars de sa statue. Il s’en fallait que Catherine Le Corre fût aussi bien renseignée : cette septuagénaire avait dû prendre sa retraite de bonne heure, si tant est qu’elle eût jamais exercé la profession de « pèlerine par procuration », puisque, trois années après la démolition de l’ossuaire, elle ignorait encore un événement de cette importance. C’est pourtant aux offices de Catherine, soit qu’elle ne voulût accorder sa confiance qu’à bon escient, soit qu’elle n’eût pas de meilleur truchement sous la main, que la femme G… recourut pour se venger de son frère et le « vouer » (gwestla) à saint Yves-de-Vérité.

— Quinze jours avant l’assassinat de Philippe, déposa la veuve Le Corre, Marguerite me raconta qu’elle avait été obligée de payer son frère deux fois. « Il faut que tu ailles trouver saint Yves, me dit-elle en me remettant cinq francs pour ma commission. Sa chapelle a été démolie, mais tu n’auras pas de peine à découvrir le saint dans le coin de l’église de Trédarzec où on l’a relégué. » Rendue à l’église, j’y cherchai vainement le saint. On m’apprit, dans une auberge, que le recteur de Trédarzec l’avait fait enlever à cause de son sacristain qui avait été « voué » et qui était mort quelque temps après. Pour être sûr qu’on ne « vouerait » plus personne, le recteur avait caché le saint dans son grenier. Ma mission n’avait plus d’objet.

D’autres pèlerines, par la suite, ne se montrèrent pas d’aussi bonne composition que Catherine et tentèrent – avec plus ou moins de succès – de pénétrer dans le grenier du presbytère. Maintes histoires singulières courent à ce propos dans le pays. Elles ne seraient pas à leur place ici[16]. Ce qui paraît constant, c’est que l’adjuration à saint Yves-de-Vérité n’a pas perdu tout crédit près des fidèles et que M. Jobbé-Duval s’est un peu trop hâté d’annoncer sa fin. J’ai connu à Ploumanac’h un « voueur » nommé Job Le M… qui, à deux reprises, en 1897 et en 1900, s’est adressé au Justicier incorruptible ; je pourrais citer encore à M. Jobbé-Duval un certain G…, de Perros-Guirec, qui, lésé ou se prétendant lésé par une décision de la municipalité touchant un fossé qu’il revendiquait et dont celle-ci s’était emparée, « voua » en bloc à saint Yves-de-Vérité le maire, l’adjoint et les dix-neuf conseillers municipaux de la commune. Le saint, sans doute, recula devant la perspective d’un tel massacre, car aucun des édiles ne trépassa dans l’année.

Mais il n’est que d’interroger les gens de Trédarzec ou, de préférence, les riverains de Porz-Bihen.

— L’ossuaire a disparu, me disait l’un d’eux, le maçon Laz-Bleiz, et l’herbe pousse sur son emplacement, mais la mémoire des Bretons est tenace. Depuis trente ans que j’habite ici, il ne s’est guère passé de saison où je n’aie vu s’en venir, au brun de nuit, par le sentier de la falaise, quelque ombre silencieuse qui se glissait sous les ormes, plantait une chandelle dans le sol, l’allumait, s’agenouillait et priait face au mur où s’adossait autrefois la statue du saint. Si j’avais gardé le moindre doute sur le caractère de la cérémonie qui s’accomplissait de l’autre côté du talus, le bruit des clous et de la pièce de monnaie que la pèlerine jetait à terre après avoir allumé la chandelle eût suffi à m’édifier. Le saint s’en est allé, mais son esprit est toujours là…

Voilà ce qu’aurait dû se dire Catherine Le Corre. Mais, désemparée sans doute par l’enlèvement de la statue, elle ne réfléchit pas plus avant et s’en retourna le soir même à Hengoat. Toute courbée sous le poids de son vœu, dont elle n’avait pu se décharger, elle se présenta dans la nuit à Marguerite G… qui l’accueillit par un silence farouche. Yves-Marie n’était pas moins abattu que sa femme. Il s’arrachait les cheveux de désespoir. Et la colère l’emportant :

— Tu ne sais pas ton métier ! dit-il à Catherine.

— Que pouvais-je faire en l’absence du saint ? répliqua piteusement la veuve Le Corre.

— Il fallait le trouver. Ah ! moi, pour ne pas manquer Philippe, j’aurais bien fait toute la route nu-pieds !

Marguerite intervint pour calmer son mari.

— Tais-toi et assieds-toi, lui dit-elle.

L’homme, avec un grognement, se rencogna près des cendres. Alors Marguerite expliqua que tout n’était point perdu peut-être, qu’à défaut de saint Yves-de-Vérité, on pourrait, recourir à une autre intervention.

— N’est-ce pas ton avis, Cato ? Voyons, cherche, fouille dans ta mémoire. Sûrement il doit y avoir un moyen !

Mais Catherine secoua la tête. En dehors de saint Yves, elle ne connaissait pas d’intercesseur céleste qui se chargeât de la punition des parjures.

— Va à la messe tous les matins et aie recours à la prière, finit-elle par conseiller à la femme G… Si elle m’avait écouté, ajoutait Catherine dans sa déposition, je suis sûre que le bon Dieu aurait été plus fort que le diable…

Conception toute manichéenne, observe M. Jobbé-Duval, qui fait remarquer en outre que cette messe quotidienne tendait au même but que l’adjuration manquée, qu’il s’agissait, au fond, d’une messe à saint Yves-de-Vérité. « Notre rite n’ayant pu s’accomplir suivant la tradition, Catherine Le Corre songeait à recourir à une variété de ce même rite. »

Je n’en suis pas aussi sûr que M. Jobbé-Duval. Catherine dit : « Va à la messe ; » elle ne dit point : « Commande une messe. » Et le tout n’était point, en effet, de commander une messe à saint Yves-de-Vérité : il eût fallu trouver un prêtre pour la dire. Or, en 1882 tout au moins, ce prêtre ne se fût pas rencontré, même à l’état d’exemplaire unique, dans tout le clergé bas-breton, mis en garde depuis longtemps contre les pièges tendus à sa bonne foi par des chrétiens peu scrupuleux. Et ce qui prouve l’exactitude de cette interprétation, c’est que Marguerite ne se rendit pas aux conseils de la vieille pèlerine ; elle n’y vit avec raison qu’une échappatoire. Nous voici au nœud de la crise. Catherine, si elle avait mieux lu dans l’âme de ses hôtes, pouvait encore sauver Philippe au prix d’un léger mensonge : il eût suffi qu’elle se montrât moins décourageante, qu’elle ne leur fermât pas tout espoir ; d’arriver jusqu’au Justicier. Cet espoir leur étant ôté et les scandaleuses manœuvres du clergé ayant provisoirement suspendu le cours de la justice céleste, Marguerite et son mari (je continue de suivre pas à pas l’acte d’accusation) décidèrent de passer outre et de substituer, dans le châtiment du parjure, leur action personnelle à celle de saint Yves empêché. D’assassins vulgaires, ils s’élevaient ainsi à la dignité de ministres du Très-Droit ; ils n’assouvissaient pas une vengeance personnelle : ils tuaient pour le compte du Justicier, sur ses ordres et en son nom.

S’il est vrai que les choses se passèrent de la sorte – et le verdict de la cour d’assises ne laisse pas d’infirmer légalement cette supposition, – il faut reconnaître qu’aucune heure et aucun lieu n’étaient mieux choisis pour l’exécution d’un tel dessein que cette sinistre nuitée du 1er au 2 septembre 1882, durant laquelle la pluie et le vent firent rage jusqu’à une heure du matin, comme s’ils avaient été de connivence avec les assassins, et cette aire abandonnée du convenant Guyader, l’un des plus déshérités qu’il m’ait été donné de voir et dont toute la physionomie, si je puis dire, sue l’hostilité, le guet-apens et le crime. On y accède par un petit chemin cahoteux, sans lumière, qui rampe comme un voleur entre des talus de quinze pieds tout barbelés de chênes nains et d’ajoncs. Nulle échappée sur les grands horizons vaporeux qu’on découvrait naguère du haut de la montée d’Hengoat. C’est comme une plongée brusque dans le mystère. Et l’oppression ne diminue pas, elle augmenterait plutôt, quand, à la croisée du chemin et d’une autre petite route de traverse qui mène à Ploezal, on se trouve devant la cour du convenant, un carré assez large bordé sur deux de ses côtés par un muretin en pierres sèches, à droite par les bâtiments d’habitation, au fond par les communs, et dont un puits, avec son auge et son tourniquet, occupe le coin à gauche.

Les lieux, m’assure-t-on, sont restés dans le même état qu’à l’époque du crime : on a seulement remplacé par des tuiles la toiture de glui du bâtiment principal ; elles ne suffisent point à l’égayer. Peut-être apportais-je à ma visite une secrète prévention et peut-être aussi les drames qu’ils couvèrent laissent-ils leurs stigmates sur certains édifices : le fait est que je trouvai un accent tragique à ces pierres d’un brun roux, couleur de sang séché, comme la litière de la cour, comme le clayonnage de la grange. Rien ici de la grâce bretonne. Les murs sont nus, sans la plus petite frise de verdure, sans cet aimable quadrillage de chaux vive qui relève ailleurs la sévérité du granit et donne comme un air de candeur aux façades les plus décrépites. Et il n’est pas jusqu’au puits, bas, carré, trapu, qui n’ait quelque chose de déprimé. Mais c’est la grange qu’il faut voir : encapuchonnée de chaume pourri et toute de guingois sur ses jambes comme une vieille ivrognesse, elle porte un étage qui ouvre de plain-pied par derrière sur le liorz, grand champ d’un hectare, plus élevé que la cour et servant d’aire au moment de la moisson. En 1882, cet étage n’avait pas de clôture : les assassins, tapis sous la paille d’une meule voisine ou rasés derrière l’épaulement du talus, purent épier tout à l’aise leur victime et surveiller en même temps la route et les abords du convenant. Vers minuit, quand les dernières rumeurs se furent éteintes avec les dernières clartés et qu’il n’y eut plus que le vent et la pluie à troubler le silence nocturne, l’homme se détacha, rampa jusqu’à la grange dans « le sol boueux », où l’enquête releva plus tard les empreintes de ses genoux, se jeta sur Philippe et, d’une seule main, l’étrangla. « D’un côté du cou et parfaitement évidentes, dit le rapport médical, se trouvaient quatre marques de doigts, de l’autre côté la marque du pouce. » Si foudroyante fut l’attaque que la victime, d’après l’acte d’accusation, ne put « faire un mouvement ». De vulgaires criminels s’en fussent tenus là. Ceux-ci n’avaient encore exécuté que la moitié de leur tâche, et le saint qui avait armé leur bras et favorisé leur entreprise exigeait maintenant qu’un signe, une marque quelconque, authentiquât sa vengeance et servît de leçon aux parjureurs à venir : et c’est pourquoi, au risque d’être surpris dans l’accomplissement de leur sinistre besogne, malgré la lune qui s’était levée et qui éclairait la scène « comme en plein jour[17] », les assassins traînèrent le corps de la victime jusqu’à la charrette qui avait, la veille, apporté son blé au convenant et l’y crucifièrent, après l’avoir bâillonnée. Ce supplice posthume, dit en toutes lettres l’acte d’accusation, « était la réalisation de leurs menaces et de leurs vœux : le bras qui s’était levé, à leur dire, pour prêter un faux serment demeurait étendu ; la bouche qui l’avait prononcé était bâillonnée. »

— Vois donc, disait plus tard Marguerite à sa tante la femme Lasbleiz en lui montrant le cadavre ; il a tellement juré à faux que sa bouche en est restée tordue !

Elle n’ajoutait pas, mais elle le pensait : « Cela aussi c’est la signature du saint. » Au petit jour, Yves-Marie sella sa jument et partit pour Ploezal, où il travaillait chez un cultivateur du nom de Gouriou ; Marguerite, sitôt le crime découvert, lui dépêcha la femme Guyomard avec un billet ainsi libellé : « Yves-Marie, viens vite à la maison : Philippe Omnès est tué. – Marguerite. » Bien que ce billet n’eût rien de compromettant et qu’on ne pût lui reprocher que la sécheresse de sa rédaction, Marguerite avait recommandé à la messagère « de ne le lire ni de ne le montrer à personne ». Yves-Marie ne manifesta aucune émotion en le recevant.

— Il le plaça entre sa chemise et sa blouse, dit le témoin, et ne s’en préoccupa point davantage, malgré mes avis. Je m’en revins au bourg sans presser le pas. Néanmoins, j’y arrivai encore avant Yves-Marie qui était à cheval.

Marguerite, dans l’intervalle, s’était rendue au convenant Guyader. Tous les yeux l’observaient. La mère de la victime était déjà sur place.

— Non seulement, dit la femme Trémel, Marguerite ne donna aucun signe de douleur, mais elle ne trouva pas une parole de pitié pour sa mère. Elle se contenta de dire qu’elle allait prévenir son mari. « Il n’y a pas besoin de lui », répondit la veuve Omnès.

Tant de sang-froid, une maîtrise de soi si persistante ont fourni à la défense un de ses arguments les plus contestables, mais dont l’effet fut très grand sur les jurés. « De vrais coupables, s’écria Me Lebrun, eussent joué la comédie des larmes ! Marguerite et Yves-Marie n’aimaient pas leur frère qui leur avait fait tort » n’éprouvant de sa mort qu’un chagrin relatif, ils ne croient pas nécessaire de feindre une émotion qu’ils ne ressentent à aucun degré. Cœurs durs, si l’on veut : âmes d’assassins, jamais ! C’est s’ils avaient pleuré que je les aurais crus coupables. Mais pas un moment ils ne se troublent… » On croit même distinguer un accent de sourde gouaillerie et de défi dans certaines de leurs réponses. La veuve Bomboni, qui affirmera plus tard les avoir parfaitement reconnus, tandis que vers deux heures du matin ils se glissaient « à travers champs dans la direction du bourg[18] », étant allée chez eux dans la journée sous prétexte de regarnir sa tabatière et leur ayant témoigné toute l’horreur que lui inspirait un crime perpétré avec une barbarie dont il n’y avait pas d’exemple :

— Oui, dit d’un ton dégagé Yves-Marie, c’est un crime d’un nouveau genre.

— On découvrira les coupables, riposta son interlocutrice, et on saura bien trouver aussi pour eux un nouveau genre de châtiment.

— On ne découvrira rien du tout, trancha Marguerite, parce qu’on n’a rien vu. Il en sera de cet assassinat comme de celui de la servante du docteur Tilly, à La Roche-Derrien, que personne n’avait vu commettre et dont l’auteur a si facilement dépisté la justice.

— Va ! jeta la veuve Bomboni indignée, tu ne seras pas plus riche pour avoir tué ton frère !

— Il m’en reviendra bien toujours quelque chose, dit Marguerite avec un sourire acide.

Elle ignorait que, le 15 août précédent, Philippe avait fait un testament olographe en faveur de sa mère : si insoucieux qu’il fût de son naturel, si gai et si allant, il prenait ses précautions contre les G…. sans se garder encore assez au gré de sa mère, troublée de sombres pressentiments et qui le suppliait de « ne jamais sortir tard ni seul ». La veuve Le Corre elle-même, édifiée par les propos de G… et l’insuccès de sa tentative près du Justicier de Trédarzec, avait cru devoir prévenir Philippe :

— Méfie-toi d’Yves-Marie et de Marguerite, Philippe.

— Je fais ce que je peux, dit Philippe. Mais, sous prétexte qu’ils m’en veulent, je ne puis pourtant pas me fourrer dans un sac !

Il craignait pour sa fiancée autant que pour lui-même. Mélanie Tilly déposait à l’audience qu’un jour les G… lui offrirent une place dans leur tilbury « pour aller aux courses de Pontrieux ». Elle déclina l’offre et Philippe l’en félicita :

— Tu as bien fait. Ils ne t’avaient peut-être invitée que pour qu’il t’arrivât un accident. Ces G… sont capables de tout.

C’était l’opinion générale à Hengoat. Aussi n’y eut-il qu’un cri après la découverte du cadavre : « Ce sont les G… qui ont fait le coup ! » Et d’autres que la veuve Bomboni ne se gênèrent pas pour les traiter en pleine face d’assassins. L’altière Marguerite, à ces accusations, n’opposait d’abord qu’un silence dédaigneux, et le fait est que ses actes répondaient pour elle : sans affecter à l’endroit de la victime une tendresse qu’elle ne ressentait pas et uniquement pour accomplir ses devoirs de sœur, elle-même avait couché Philippe dans son linceul et fourni les épingles pour son ensevelissement ; le repas des funérailles devait se donner chez elle et à ses frais[19]. Plus tard, énervée par le défilé des commères, qui, l’une après l’autre, en venant charger leurs tabatières, lui décochaient quelque trait de leur façon, elle prit une attitude agressive ou sarcastique et, finalement, à son tour, d’accusée se fit accusatrice.

— Tu dois savoir, dit-elle un matin à la veuve Bomboni, qu’il y avait de la chandelle chez les Chapelain dans la nuit du crime. Certainement on a dû tenir le conseil pour tuer mon frère.

La veuve Gaouyat[20], présente à l’entretien, releva vivement cette insinuation et dit en propres termes à Marguerite qu’elle prenait des détours bien inutiles, attendu qu’on savait parfaitement que c’était elle qui avait tué son frère. Par ailleurs, l’enquête de la gendarmerie avait amené la découverte, dans les cendres du foyer des époux G…, de deux clous « se rapportant aux empreintes laissées dans la terre humide de l’aire par le pied droit de l’assassin », dont le talon était ferré comme un sabot de cheval. Or, un témoin avait remarqué que le talon droit d’Yves-Marie G… présentait cette particularité ; la chaussure n’avait pas été retrouvée au domicile des accusés, mais, outre les clous, on y avait « retrouvé deux socques dépareillées toutes deux du pied gauche »,

Ainsi pressée de toutes parts, Marguerite ne se démonta pas.

— Lève la tête, l’entendit-on dire à son mari qui n’avait pas la même force de résistance, n’aie pas peur, ou sinon on dira que c’est nous qui avons tué Philippe[21].

Et peut-être était-elle sincère en parlant ainsi ; même coupable – ce qui n’a pas été prouvé – elle pouvait croire encore une fois qu’elle n’avait été que l’instrument de la vindicte céleste. Concevrait-on autrement qu’une âme aussi imprégnée de toutes les vieilles superstitions de la terre celtique ait osé s’adresser aux puissances d’En-Haut pour faire éclater son innocence ou, à tout le moins, détourner le cours de la justice humaine ? Parmi les pauvresses de la paroisse se trouvait une veuve Le Goaziou, qu’on employait de temps en temps, comme Catherine Le Corre, à des pèlerinages par procuration.

— Quelques jours après l’assassinat de Philippe, déposa cette femme, Marguerite me dit qu’elle avait besoin d’envoyer trois cierges à Notre-Dame de Bon-Secours de Guingamp et me demanda si je voulais me charger de la commission avec une autre pèlerine de la paroisse. Il s’agissait d’implorer le ciel pour la découverte des assassins de Philippe Omnès et la justification des innocents qu’on accusait de sa mort. J’acceptai et m’adjoignis la veuve Conan. La veuve Le Corre, avec qui j’en causai, ne voyait pas d’un bon œil ce pèlerinage ; elle me conseilla d’y renoncer. « C’est une vilaine affaire, » me dit-elle. Mais il était trop tard pour me dégager. Marguerite, au moment du départ, me remit vingt-cinq centimes pour le tronc de la Vierge et vingt centimes pour celui de saint Yves. C’est la veuve Conan qui, pendant que j’étais en prière, alluma les cierges : au bout de quelques instants ils s’éteignirent. Nous les rallumâmes une seconde, puis une troisième fois et ils s’éteignirent encore. Alors nous sortîmes de l’église. L’échec de ces trois tentatives nous avait convaincues de la culpabilité des G… Mais, pour ne pas leur faire de peine, en arrivant à Hengoat, nous leur dîmes que tout s’était bien passé.

Peut-être n’est-il pas inutile d’ajouter que Marguerite, soit directement, soit par l’intermédiaire de quelque mendiante, avait fait des tentatives analogues à l’église d’Hengoat et que la consultation n’avait pas été plus heureuse : « On fut obligé d’allumer les cierges deux ou trois fois, dit un témoin, Marivonne André, et encore ils brûlaient mal. » Mais Marguerite, plus forte que les Sorts, se roidissait contre le ciel qui semblait l’abandonner. Yves-Marie, au contraire, commençait visiblement à vaciller : sans sa femme, lovée dans son ombre, qui lui faisait honte de sa faiblesse lui soufflait ses réponses et ses attitudes et le remontait un peu, il n’eût offert aucune résistance à l’instruction. Malgré tout, pendant les obsèques de la victime, il eut un moment de défaillance, constaté par l’acte d’accusation, mais dont l’enquête ne tira aucun profit, et voici l’étrange explication qu’on en donne dans la contrée :

Le recteur (curé) d’Hengoat était alors M. Gélard, ecclésiastique du plus grand mérite et qui passait pour versé dans la connaissance des choses de l’Au-Delà.

— Ne vous tourmentez pas, dit-il aux personnes qui venaient l’informer du crime. L’assassin se révélera de lui-même. Il assistera aux obsèques, il pénétrera même dans l’église, mais la force lui manquera devant les tréteaux funèbres et il s’affaissera ; qu’on ait soin de ne pas le relever : il confessera son crime.

La première partie de la prédiction au moine se réalisa. Comme le bedeau lui tendait le goupillon pour en asperger le catafalque, Yves-Marie G…, qui n’avait pas osé se mêler au cortège et que l’un de ses frères était allé prévenir de l’arrivée du corps à l’église, fut pris d’une syncope et s’abattit sur les dalles. Mais sa femme veillait. Elle se précipita pour le relever. « Ainsi, me disait la veuve Boucher, qui me faisait ce récit dans la vaste cuisine de l’auberge où habitait Marguerite et où se tinrent tant de mystérieux conciliabules, l’aveu du crime ne put être recueilli. »

Telle est la véridique histoire du Crucifié d’Hengoat, comme les journaux du temps baptisèrent la ténébreuse affaire qui passionna pendant huit mois l’opinion bretonne et qui se termina par l’acquittement des accusés. Mais, si les auteurs du crime sont restés inconnus, laissant un vide, d’ailleurs facile à combler, dans cette grande fresque barbare où gravite autour de saint Yves-de-Vérité la plus étrange théorie de pèlerines, de mendiantes et de veuves qui ait jamais paru au grand jour d’une audience de cour d’assises, les circonstances qui accompagnèrent l’accomplissement de ce crime mystique, l’heure, le lieu, la nature de l’attentat, la physionomie sauvage des accusés, l’espèce de lueur d’enfer qui enveloppe tout le drame, c’est plus qu’il n’en faut, je pense, pour expliquer l’émotion du public et qu’après trente-deux ans le souvenir de Philippe Omnès soit aussi vivant dans la mémoire populaire qu’au lendemain de son assassinat.

Je n’étais moi-même qu’un adolescent à l’époque du crime. J’en reçus cependant une impression si profonde que, dès ce moment, je fus hanté par l’idée d’essayer une interprétation raisonnable ou à tout le moins plausible de la conduite des assassins ; ce que n’avait pu faire l’enquête judiciaire, je voulais le faire sur des personnages fictifs de même formation et tâcher de pénétrer dans l’âme de ces êtres rongés de superstition, de jalousie et d’alcool, pour reconstituer le processus de leur chute. Quelques années plus tard, je publiai mon livre dans l’état où il reparaît aujourd’hui. Et ce n’est pas que la tentation ne me soit venue, en revoyant les épreuves, d’atténuer la crudité de certains épisodes ou de creuser davantage certains caractères de second plan, comme celui de Môn-ar-Mauff et celui de Cato Prunennec : ce qu’ils pouvaient avoir de conventionnellement moyenâgeux pour un lecteur mal averti paraîtra d’un romantisme bien inférieur à la réalité maintenant que le lecteur connaît la véritable histoire du Crucifié et peut mettre un nom de la vie sous chacun ou presque des héros de ma fiction. Que sont mes deux vieilles sibylles auprès de la demi-douzaine de mentons en galoche qu’on croise à tous les coins de l’affaire d’Hengoat, pèlerinant au crépuscule, sous leur capuchon de veuves, par les chemins creux du Trégor, pour demander la mort de Philippe ou la délivrance de ses assassins ? De quelles profondeurs de la conscience armoricaine sortent tous ces nocturnes effarouchés par la subite projection de l’instruction judiciaire ? Et que ma Coupaïa surtout est pâle près de la fière Marguerite violentant le ciel qui lui résiste, anticipant sur les arrêts du Justicier de Trédarzec et continuant la tradition de ces étranges chrétiens à mentalité de pandours qui, selon Renan et peut-être dans le même sanctuaire, s’en venaient trouver avec un forgeron et des fers rougis au feu le saint préposé à la guérison des fièvres et lui disaient : « Si tu ne tires pas la fièvre à cet enfant, je te ferre comme un cheval ! »

… À bien considérer, le cas de Coupaïa Salaün est aussi fortement représentatif que celui d’un Léopold Baillard ; il manifeste à sa façon, qui est celle des primitifs, les ravages que peut causer la déviation du sentiment religieux dans une âme naturellement frénétique, renfermée et jalouse ; on y assiste à la même poussée sourde des vieilles superstitions païennes qui continuent de sommeiller au fond de la conscience populaire en Bretagne comme autour de la colline de Vaudémont. Si leurs réveils ne sont pas plus fréquents, c’est à la forte discipline de l’Église qu’on le doit. Que le clergé ne soit plus là pour sarcler cette flore malsaine à mesure qu’elle reparaît à la surface, et elle aura bientôt tout envahi ; suivant le mot de Barrès, tous les délires s’épanouiront et des places désignées pour être des lieux de perfectionnement par la prière deviendront des lieux de sabbat.

20 mai 1914.



  1. Mon Dieu !
  2. Corruption de Mammon, un des esprits infernaux dont se préoccupe particulièrement l’imagination celtique.
  3. Jean l’idiot, quelque chose comme notre Gribouille.
  4. Mot à mot : maison de pierre, dolmen clos.
  5. Vieille mère.
  6. C’est notre habit à la française.
  7. Viande de vache fumée.
  8. Père.
  9. Chérie.
  10. Pierre Menguy, maire d’Hengoat, dans sa déposition, dit qu’ « il était le modèle de la jeunesse ».
  11. Les trois frères G… furent tout d’abord impliqués dans les poursuites, sur la dénonciation de leur belle-sœur, et relaxés faute de « charges suffisantes ».
  12. Dépositions des témoins.
  13. Toued eo. Nous traduisons littéralement.
  14. Le président au témoin Catherine Le Corre : « Quel est le sens de l’adjuration à saint Yves-de-Vérité ? » Le témoin : « Vouer quelqu’un à saint Yves-de-Vérité, quand il a fait un faux serment, c’est le vouer à la mort. »
  15. C’est ainsi que la petite-fille du fermier qui avait le dépôt de la clef nous disait que, dans son enfance, elle avait vu par la lucarne des pèlerines, devant la statue du Justicier, « disposer des épingles en croix dans leur main ».
  16. Comment ne pas transcrire cependant l’édifiant récit que me faisait l’an passé, sur l’emplacement même de l’ossuaire, un vieux maçon du nom de Laz-Bleiz, domicilié à Porz-Bihen ? « L’ossuaire de saint Yves-de-Vérité, dépendant d’une ancienne chapelle de Saint-Sul, démolie sous la Révolution, avait environ quatre mètres carrés. C’est M. Kerlo, recteur, qui en ordonna la démolition après entente avec Mlle Pécault, propriétaire. Les matériaux furent acquis par l’antiquaire Picard, du Minihy. M. Ambroise Thomas, en 1896, se servit de ces matériaux pour la chapelle qu’il fit construire (ou restaurer) dans l’île d’Iliec : l’autel qui se trouve dans cette chapelle et qui est supporté par des piliers en pierre de taille provient de l’oratoire de saint Yves et j’ai donné moi-même la main à son transfert et à sa mise en place. M. Kerlo devait payer cher sa témérité. Les pèlerines qui fréquentaient à Saint-Yves-de-Vérité n’étaient pas femmes à se laisser abattre par une décision ecclésiastique. L’oratoire démoli, elles s’enquirent de ce qu’on avait fait de la statue du saint et, ayant appris qu’on l’avait transportée dans l’église de Trédarzec, elles se rendirent dans cette église et firent clandestinement leurs adjurations, Elles osèrent plus. Deux d’entre elles, qu’on croit être du Goëlo, demandèrent au recteur de dire une messe à saint Yves-de-Vérité pour obtenir la condamnation d’un homme qu’elles lui avaient voué. M. Kerlo s’emporta, les traita de « charognes » et de « ruzerès » (mot breton sans analogie dans notre langue et qui correspond à peu près au mot « coureuses », mais avec cette nuance qu’il indique un glissement des pieds). « C’houi ruzo ié », répondirent-elles à l’abbé Kerlo. Autrement dit : « Vous traînerez aussi la jambe. » Et, pendant trois ans en effet, un rhumatisme aussi soudain que miraculeux le contraignit de marcher en « ruzant ». Ce ne fut pas tout. Au bout de ces trois ans, on revit les deux pèlerines. C’était un dimanche de grand matin, le 17 novembre 1889. « L’abbé Kerlo est-il mort ? demandèrent-elles, – Non, il se porte même assez bien, leur répondit-on. – Il est donc temps qu’il mette sa conscience en règle », répliquèrent-elles. Ce disant, elles se rendirent devant la statue du saint et allumèrent une chandelle sur son if. « Quand cette chandelle aura cessé de brûler, dirent-elles, l’abbé Kerlo aura cessé de vivre. » Et les choses se passèrent comme elles l’avaient dit. Au moment où la chandelle s’éteignait, M. Kerlo, qui était en train d’enfiler sa soutane, fut pris d’une défaillance subite. Il n’y eut pas de messe ce jour-là à Trédarzec. »
    Mon interlocuteur ajoutait qu’à la suite de ce scandale, l’autorité ecclésiastique, pour couper court aux étranges pratiques dont elle était le prétexte, avait décidé d’enlever la statue, de l’église et de la cacher dans le grenier de la cure. Ceci, comme on vient de le voir, est en contradiction avec la déposition de Catherine Le Corre, qui dit que la statue fut transportée dans le grenier après le décès du sacristain. L’opinion publique, quoi qu’il en soit, ne se montre nullement hostile aux pèlerines qui continuent, malgré la défense du clergé, à invoquer saint Yves-de-Vérité : j’ai cru distinguer chez mon interlocuteur et chez d’autres une secrète sympathie pour ces suprêmes représentantes d’un ordre de choses aboli. Ce n’est pas la première fois que les puissances populaires et occultes entrent en lutte avec l’autorité ecclésiastique et ce n’est pas la première fois non plus qu’on verrait les fidèles, dans cette lutte, prendre parti contre l’Église. Tant le vieux fond celtique et païen reparaît facilement chez les Bretons sous le vernis, déjà si fortement écaillé, de l’éducation romaine !
  17. Déposition de la veuve Bomboni, couturière à Hengoat. V. plus loin.
  18. « J’avais ma fille malade et je suis restée près d’elle jusqu’à trois heures. J’avais de la lumière dans ma chambre. J’ai eu besoin d’ouvrir ma fenêtre après minuit (vers deux heures, précisera l’acte d’accusation) et j’ai vu Marguerite et son mari traverser le champ David. Yves-Marie était nu-tête, et Marguerite avait un mouchoir sur la tête. Ils se sont arrêtés près d’un massif de saules ; c’est là que je les ai d’abord vus. Ils ont traversé le champ Bertho, lequel touche le convenant Guyader. Ils ont quitté ce champ, suivi le chemin pour prendre la barrière et sont entrés dans le champ Pen-ar-C’hoat ; c’est là qu’après quelques instants je les ai perdus de vue. Ils se dirigeaient sûrement à travers champs dans la direction du bourg d’Hengoat. » (Déposition de la veuve Bomboni.)
    Prévenue par le président de l’importance de sa déclaration, le témoin affirme qu’elle a parfaitement reconnu les époux G… « Grâce au clair de lune, dit-elle, on y voyait comme en plein jour. »
  19. « Le 2 septembre, à la brume de nuit, j’allai prendre du tabac chez les G… Rendue dans la cour, je dis à Marguerite : « Tu es bien hardie. – Pourquoi ? – Comment pourquoi ? Tu as eu l’audace d’ensevelir ton frère et de donner des épingles pour son ensevelissement après l’avoir tué ! Tu prépares un repas de réjouissance, toi qui as tué ton frère ! » Son mari, qui arrivait à ce moment, avait une figure effrayante. » (Déposition de la veuve Le Corre.)
  20. Mère de Marie Gaouyat, la petite servante des G…, qui, d’après l’acte d’accusation, avait d’abord déclaré, pour répondre à leurs sollicitations, qu’elle avait été réveillée dans la nuit par G… et lui avait parlé, puis qui, revenant sur cette déclaration, affirmait avoir dormi toute la nuit sans s’être réveillée.
  21. Déposition du sieur Briand, un des rares témoins masculins de cette affaire, où l’on ne voit pour ainsi dire défiler que des veuves.