Le Désespéré/30

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A. Soirat (p. 127-131).


XXX


Marchenoir essayait de prier avec eux et de recueillir sa pauvre âme. Le surnaturel victorieux déferlait en plein dans son triste cœur, aux battants ouverts. Les yeux de sa foi lui faisaient présentes les terribles choses que les théologiens et les narrateurs mystiques ont expliquées ou racontées, quand ils ont parlé des rapports de l’âme religieuse avec Dieu dans l’oraison.

Un ancien Père du désert, nommé Marcelle, s’étant levé une nuit pour chanter les psaumes à son ordinaire, entendit un bruit comme celui d’une trompette qui sonnait la charge et, ne comprenant pas d’où pouvait venir ce bruit dans un lieu si solitaire, où il n’y avait point de gens de guerre, le Diable lui apparut et lui dit que cette trompette était le signal qui avertissait les démons de se préparer au combat contre les serviteurs de Dieu ; que s’il ne voulait pas s’exposer au danger, il allât se recoucher, sinon qu’il s’attendît à soutenir un choc très rude.

Marchenoir croyait entendre le bruit immense de cette charge. Il voyait chaque religieux comme une tour de guerre défendue par les anges contre tous les démons que la prière des serviteurs de Dieu est en train de déposséder. En renonçant généreusement à la vie mondaine, chacun d’eux emporte au fond du monastère un immense équipage d’intérêts surnaturels dont il devient, en effet, par sa vocation, le comptable devant Dieu et l’intendant contre les exacteurs sans justice. Intérêts d’édification pour le prochain, intérêts de gloire pour Dieu, intérêts de confusion pour l’Ennemi des hommes. Cela sur une échelle qui n’est pas moins vaste que la Rédemption elle-même, qui porte de l’origine à la fin des temps !

Notre liberté est solidaire de l’équilibre du monde et c’est là ce qu’il faut comprendre pour ne pas s’étonner du profond mystère de la Réversibilité, qui est le nom philosophique du grand dogme de la Communion des Saints. Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l’infini. S’il donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l’univers. S’il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de cœurs qu’il ne connaît pas, qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur, comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d’eau de l’Évangile. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chante pour lui les louanges divines, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles ; il guérit les malades, console les désespérés, apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les infidèles et protège le genre humain.

Toute la philosophie chrétienne est dans l’importance inexprimable de l’acte libre et dans la notion d’une enveloppante et indestructible solidarité. Si Dieu, dans une éternelle seconde de sa puissance, voulait faire ce qu’il n’a jamais fait, anéantir un seul homme, il est probable que la création s’en irait en poussière.

Mais ce que Dieu ne peut pas faire, dans la rigoureuse plénitude de sa justice, étant volontairement lié par sa propre miséricorde, de faibles hommes, en vertu de leur liberté et dans la mesure d’une équitable satisfaction, le peuvent accomplir pour leurs frères. Mourir au monde, mourir à soi, mourir, pour ainsi parler, au Dieu terrible, en s’anéantissant devant lui dans l’effrayante irradiation solaire de sa justice, — voilà ce que peuvent faire des chrétiens, quand la vieille machine de terre craque dans les cieux épouvantés et n’a presque plus la force de supporter les pécheurs. Alors, ce que le souffle de miséricorde balaie comme une poussière, c’est l’horrible création qui n’est pas de Dieu, mais de l’homme seul, c’est sa trahison énorme, c’est le mauvais fruit de sa liberté, c’est tout un arc-en-ciel de couleurs infernales sur le gouffre éclatant de la Beauté divine.

Perdu dans la demi-obscurité de cette chapelle noyée de prières, le dolent ravagé de l’amour terrestre voyait passer devant lui l’apocalypse du grand combat pour la vie éternelle. Le monde des âmes se mouvait devant lui comme l’Océan d’Homère aux bruits sans nombre. Toutes les vagues clamaient vers le ciel ou se rejetaient en écumant sur les écueils, des montagnes de flots roulaient les unes sur les autres, dans un tumulte et dans un chaos inexprimables en la douloureuse langue humaine. Des morts, des agonisants, des blessés de la terre ou des blessés du ciel, les éperdus de la joie et les éperdus de la tristesse, défilaient par troupes infinies en levant des millions de bras, et, seule, cette nef paisible où s’agenouillait la conscience introublée de quelques élus, naviguait en chantant dans un calme profond qu’on pouvait croire éternel.

— Ô sainte paix du Dieu vivant, disait Marchenoir, entrez en moi, apaisez cette tempête et marchez sur tous ces flots ! Plus que jamais, hélas ! il aurait voulu pouvoir se jeter à cette vie d’extase, que lui interdisaient toutes les bourbes sanglantes de son cœur.

« Je ne crois pas, — écrivait-il à Leverdier vers la fin de la première semaine, — que, parmi toutes nos abortives impressions d’art ou de littérature, on en puisse trouver d’aussi puissantes, à moitié, sur l’intime de l’âme. Visiter la Grande Chartreuse de fond en comble est une chose très simple, très capable assurément de meubler la mémoire de quelques souvenirs et, même, de fortifier le sens chrétien de quelques notions viriles sur la lettre et sur l’esprit évangéliques, mais on ne la connaît pas dans sa fleur de mystère quand on n’a pas vu l’office de nuit. Là, est le vrai parfum qui transfigure cette rigoureuse retraite, d’un si morne séjour pour les cabotins du sentiment religieux. Je ne crains pas d’abréger mon sommeil. Un tel spectacle est pour moi le plus rafraîchissant de tous les repos. Quand on a vu cela, on se dit qu’on ne savait rien de la vie monastique. On s’étonne même d’avoir si peu connu le christianisme, pour ne l’avoir aperçu, jusqu’à cette heure, qu’à travers les exfoliations littéraires de l’arbre de la science d’orgueil. Et le cœur est pris dans la main du Père céleste, comme un glaçon, dans le centre de la fournaise. Les dix-huit siècles du christianisme recommencent, tels qu’un poème inouï qu’on aurait ignoré. La Foi, l’Espérance et la Charité pleuvent ensemble comme les trois rayons tordus de la foudre du vieux Pindare et, ne fût-ce qu’un instant, une seule minute dans la durée d’une vie répandue ainsi que le sang d’un écorché prodigue sur tous les chemins, c’est assez pour qu’on s’en souvienne et pour qu’on n’oublie plus jamais que, cette nuit-là, c’est Dieu lui-même qui a parlé ! »