Le Dernier des Valerius

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Le Dernier des Valerius
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 431-455).

LE
DERNIER DES VALERIUS

I.

Mon père, digne New-Yorkais, ayant fait fortune dans le commerce, — je le dis avec un certain orgueil, — céda aux conseils du maître de dessin qu’il m’avait donné et m’envoya à Rome. Ma vocation pour la peinture était réelle, et, séduit par les richesses de la ville éternelle, je ne la quittai plus depuis bientôt trente ans. J’y attirai même une de mes cousines, dont l’unique enfant était ma filleule.

Usant des prérogatives que me donnaient mon affection, mon âge et mon titre de parrain, j’avais plus d’une fois déclaré à Marthe que, si elle épousait un étranger, il lui faudrait se passer de mon consentement. Aussi fus-je très étonné lorsqu’un beau jour elle entra dans mon atelier et me présenta le jeune comte Valérie comme son fiancé. Le premier moment de surprise passé, je ne pus m’empêcher de contempler sans une sorte de bienveillance paternelle l’heureux élu. Au point de vue pittoresque (elle avec ses tresses blondes, — lui avec sa chevelure noire), c’était là un couple bien assorti. Elle me l’amena d’un air à moitié orgueilleux, à moitié timide, le poussant du coude et me suppliant avec un de ces gestes de tourterelle effarouchée de me montrer poli. On ne m’a jamais accusé de grossièreté, que je sache ; mais Marthe était si éprise qu’elle trouvait que son futur méritait d’être traité avec les plus grands égards. Certes la noblesse de vieille date du comte Valério n’aurait pas suffi pour séduire une Américaine qui avait l’allure et presque les habitudes d’une princesse ; elle aimait, voilà tout. Son imagination, aussi bien que son cœur, avait été frappée.

C’était un fort beau garçon que le comte, et son genre de beauté n’avait rien de cette fadeur que l’on reproche parfois aux descendans de la race latine. Il se distinguait par un air de profondeur ; son sourire grave et lent, s’il n’annonçait pas une grande vivacité d’esprit, indiquait une calme intensité de sentiment que je trouvai d’un bon augure pour le bonheur de Marthe. La fausse urbanité de ses compatriotes n’avait pas déteint sur lui, et son regard brillait d’une sorte de lourde sincérité qui semblait l’empêcher de vous répondre avant qu’il ne fût sûr de vous avoir bien compris ; peut-être ne se serait-il pas volontiers engagé dans une discussion politique ou esthétique. — Il est bon et fort, et brave, — me dit ma filleule, et je n’eus pas de peine à la croire. Le comte était fort, on n’en pouvait douter ; sa tête et son cou rappelaient certains bustes du Vatican. Habitué depuis longtemps à tout regarder avec les yeux d’un peintre, je m’étonnais de voir un pareil cou sortir de la cravate blanche de nos jours. Ce cou soutenait une tête d’une rondeur aussi massive que celle de l’empereur Caracalla, et les boucles qui l’ornaient avaient la même abondance sculpturale. Les Romains d’autrefois portaient de ces chevelures-là lorsqu’ils parcouraient le monde nu-tête ; elle formait un arc parfait au-dessus de son front un peu étroit, et se complétait par une barbe bien fournie que le rasoir n’avait pas encore rendue moins soyeuse. Le nez et la bouche manquaient de délicatesse ; mais la forme avait la correction et la vigueur d’un dessin classique. Son teint, d’un brun chaud, semblait incapable de trahir aucune émotion, et on aurait pu comparer ses grands yeux clairs à deux billes d’agate. Il était de taille moyenne avec une poitrine assez large pour faire craindre de voir éclater son linge sous l’effort égal de sa respiration. Et pourtant, grâce à son bon sourire humain, il n’avait l’air ni d’un jeune taureau, ni d’un gladiateur ; peut-être sa voix résonnait-elle avec une certaine dureté. Mes félicitations ne me valurent qu’une réponse cérémonieuse ; les phrases de politesse échangées au siècle d’Auguste ont dû être prononcées avec cette gravité.

J’avais toujours regardé ma filleule comme une petite personne essentiellement américaine dans le sens le plus flatteur du mot, et je doutai que ce jeune Latin réussît jamais à comprendre l’élément transatlantique qui dominait chez Marthe, bien que tout annonçât qu’il serait pour elle un compagnon en al et aimant. Elle me parut si douce, si séduisante dans sa blonde gentillesse, qu’il me fut impossible de croire qu’il n’eût pas songé à cela autant qu’à la belle dot dont, en bon Italien, il avait sans doute demandé le chiffre exact. Quant à lui, il ne possédait que le domaine paternel, une villa située près des murs de Rome et que, faute de ressources, il laissait dans un triste état de délabrement. — Elle est tout aussi amoureuse de la villa que du comte, me dit la mère de Marthe ; elle songe à convertir son futur, rien de mieux ; mais elle songe surtout à restaurer la villa.

Les tapissiers se mirent à l’œuvre bien avant le jour fixé pour le mariage. Il fallut remeubler les salons et ratisser les allées du parc. Marthe fit de nombreuses visites d’inspection durant ces préparatifs. Un jour, elle entra dans mon atelier avec une mine consternée. Elle venait de trouver les ouvriers en train de gratter le sarcophage qui ornait la grande avenue, le dépouillant de sa couche de mousse, lui enlevant la sainte moisissure des siècles ! C’est ainsi qu’ils entendaient embellir l’antique villa ! Elle leur avait ordonné de transporter le pauvre monument dans le coin le plus humide de la propriété, car, après le sourire de son fiancé, — sourire si lent à venir, si lent à disparaître, — ce qu’elle admirait le plus, c’était le teint rouillé des vieux marbres. Quant à la conversion du comte, elle s’opérait plus lentement que le reste, et, à vrai dire, Marthe déploya peu de zèle dans cette dernière entreprise. Elle aimait son futur au point de croire que nul changement ne le rendrait meilleur. De son côté, il eut le bon goût de n’exiger d’elle aucun sacrifice de ce genre, et je fus frappé un jour de l’heureuse promesse d’une scène dont le hasard me rendit témoin. C’était un dimanche, à Saint-Pierre, durant les vêpres. J’avais rencontré là ma filleule qui se promenait radieuse au bras de son fiancé. La foule se tenait groupée devant l’autel, et la nef restait presque déserte. De temps à autre, la voix des chantres m’arrivait pour se perdre avec lenteur dans l’atmosphère alourdie par les parfums qui s’échappaient des encensoirs. Au moment où je l’aperçus, Marthe, la tête rejetée en arrière, contemplait la magnifique immensité de la voûte et du dôme. Je compris qu’elle se trouvait dans cette disposition d’esprit où le sentiment de l’existence gravite autour d’un centre unique, et que son admiration pour les splendeurs de l’art se confondait avec son amour. Les fiancés s’arrêtèrent près des sombres confessionnaux, à peine suffisans pour le nombre des pécheurs repentis, et Marthe parut adresser à son compagnon quelque protestation passionnée. Peu d’instans après, je les rejoignis.

— Ne pensez-vous pas comme moi, me dit le comte, qui ne m’adressait jamais la parole qu’avec une déférence affectueuse, qu’avant d’épouser une si pure et si douce créature, je ferai bien d’aller m’agenouiller là-bas sur l’heure et de confesser tous les péchés que j’ai pu commettre ?

Marthe le regarda d’un œil où le reproche se mêlait à l’admiration. Elle semblait affirmer que son prétendu s’accusait à tort ou que, s’il avait des défauts, ce ne pouvaient être que des défauts trop magnifiques pour qu’il eût à en rougir.

— Sais-tu ce que je viens de lui proposer? dit-elle en se penchant vers moi avec la confiance filiale qu’elle m’a toujours témoignée et en rougissant un peu. Je suis prête à changer de religion, s’il me l’ordonne. Il y a des momens où je suis terriblement lasse d’assister aux cérémonies du catholicisme en simple spectatrice; ce serait un soulagement pour moi de venir ici pour prier. Après tout, les églises sont faites pour cela comme nos temples. Donc, Camillo mio, si l’idée que je suis une hérétique jette une ombre sur votre cœur, j’irai m’agenouiller devant le bon vieux prêtre qui entre dans ce confessionnal, et je lui dirai : « Mon père, je me repens, j’abjure, je crois, — baptisez-moi au nom de la vraie foi. »

— Si c’est une concession que tu veux faire au comte, répliquai-je, il devrait te donner l’exemple en devenant protestant.

Elle avait parlé d’un ton léger, mais avec une ferveur mal dissimulée. Le jeune homme la contempla d’un air grave et surpris, puis secoua la tête.

— Gardez votre religion, dit-il. Si vous essayiez d’embrasser la mienne, peut-être n’étreindriez-vous qu’une ombre. Je suis un pauvre catholique; je ne comprends guère ces chants et ces splendeurs. Lorsque j’étais jeune, j’ai eu bien de la peine à apprendre mon catéchisme, et on me traitait de païen. Il ne faut pas que vous soyez meilleure catholique que votre mari. Quoique je ne comprenne pas non plus votre religion, je vous prie de n’en point changer. Si elle a servi à faire de vous ce que vous êtes, elle ne saurait être mauvaise. — Et, prenant la main de Marthe, il allait la porter à ses lèvres lorsqu’il se rappela qu’il se trouvait dans un endroit où les passions profanes sont mal venues.

— Sortons, murmura-t-il en se pressant le front, cette atmosphère me fait toujours mal.

Le mariage fut célébré au mois de mai, et nous nous séparâmes pour l’été. La mère de la petite comtesse alla répandre sur la haute société de New-York l’éclat de sa noblesse de reflet. Lorsque je revins à Rome, vers le commencement du printemps, je trouvai le jeune couple installé dans la villa, dont on réparait peu à peu les dégradations. Je me mis en frais d’éloquence afin d’empêcher les décorateurs d’avoir la main trop lourde. En ma qualité de peintre toujours à la recherche de « sujets, » j’aurais préféré voir les ruines s’accumuler. Ma filleule partageait mes idées, parfois même elle se montrait plus conservatrice que moi. Je souriais de son zèle archéologique, et je l’accusais d’avoir épousé le comte parce qu’il ressemblait à une statue de la décadence. Je passais mes journées à la villa, et mon chevalet demeurait sans cesse dressé sous les arbres du parc. Je me pris d’une passion d’artiste pour cette charmante retraite, et j’établis une intimité avec chaque bosquet enchevêtré, chaque tronc tordu, chaque vase couvert de tartre, chaque sarcophage effrité, — avec les bustes de ces vieux Romains défigurés qui n’étaient pas assez beaux pour perdre impunément un trait de leur visage sévère. Le parc manquait d’étendue; mais, bien qu’il existât à Rome beaucoup de villas plus prétentieuses et plus splendides, aucune ne me paraissait plus romanesque dans sa beauté inculte, plus riche en précieuses vieilleries, plus remplie d’échos historiques. Il y avait là une allée bordée de houx dans laquelle je venais régulièrement passer quelques heures par jour. Les branches des arbres s’entrelaçaient de façon à former une arcade d’une symétrie originale, et, comme l’avenue se trouvait exposée sans interruption à l’ouest, l’approche de la nuit y répandait une brume dorée qui, pénétrant à travers les feuilles, planait sur les branches noueuses et sur les marbres plaqués de mousse. Elle servait d’asile à d’innombrables fragmens de sculpture, — statues sans nom, têtes sans nez, sarcophages rongés, qui lui donnaient un aspect délicieusement chimérique. Les statues se dressaient là dans un crépuscule perpétuel, comme des êtres consciens plongés dans les tristes souvenirs d’un passé irrévocable.

Marthe jouissait d’un bonheur idyllique et s’abandonnait tout entière à son amour. Je fus obligé de m’avouer que les règles les plus inflexibles ont leurs exceptions, et qu’un comte italien peut devenir un mari exemplaire. Valério méritait ce titre et paraissait disposé à se laisser adorer. L’existence du jeune couple n’était qu’un échange de caresses aussi candides et aussi expansives que celles des bergers et des bergères de Théocrite. Se promener d’un pas indolent à travers l’allée des houx, sentir le bras de son mari autour de sa taille, rêver la joue appuyée sur l’épaule de son compagnon, rouler pour lui des cigarettes qu’il fumait silencieusement dans la rotonde pavée de mosaïque qui s’ouvrait au centre de la maison, lui verser le vin contenu dans une vieille amphore, — ces gracieuses occupations suffisaient au bonheur de la jolie comtesse.

Elle se promenait parfois à cheval avec son mari sur les sentiers couverts d’herbes, à l’ombre des aqueducs et des tombes; parfois elle souffrait qu’il montrât sa charmante femme dans les grands dîners ou aux bals de Rome. Elle tenta même de réaliser, au profit du comte, un beau projet de lecture quotidienne des journaux; mais cet exercice était sujet à des fluctuations causées par la facilité déplorable avec laquelle Camillo s’endormait. Ce défaut, sa femme ne cherchait pas à le déguiser et songeait encore moins à le blâmer. Elle ne demandait pas mieux que de rester assise auprès de lui et de chasser les mouches tandis qu’il s’abandonnait à une somnolence pittoresque. S’il m’arrivait de me présenter devant une de ces siestes, elle posait un doigt sur ses lèvres et m’assurait à mi-voix qu’elle trouvait son mari aussi beau endormi qu’éveillé. J’avoue que je me sentais tenté de répondre qu’il était au moins aussi divertissant, car le bonheur n’augmentait pas le nombre des sujets dont il aimait à s’entretenir. On ne pouvait l’accuser de manquer de bon sens, et ses avis sur les questions pratiques valaient la peine d’être écoutés. Il venait souvent s’asseoir près de moi lorsque je peignais et me soumettait des critiques amicales. Son goût était peu cultivé; mais il voyait juste, — la mesure qu’il prenait de la ressemblance entre quelque détail de ma copie et de l’original méritait autant de confiance que si elle eût été obtenue à l’aide d’un instrument de précision. Toutefois il semblait doué d’une discrétion ou d’une simplicité peu commune et absolument dépourvu d’idées. Il n’affichait ni croyances, ni espérances, ni craintes, — rien que des goûts et des appétits auxquels il se livrait avec la sérénité d’un sybarite. Lorsque je le voyais errer sous les ombrages du parc en regardant ses ongles, je me demandais s’il possédait ce que l’on peut convenablement appeler une âme, et si un bon caractère joint à une bonne santé ne représentait pas la somme de ses mérites. — Il est fort heureux qu’il ne soit pas méchant, pensais-je, car rien dans sa conscience ne tiendrait en bride les mauvais instincts. S’il avait des nerfs irritables au lieu d’un tempérament paisible, il nous étranglerait aussi facilement que le jeune Hercule étranglait les pauvres petits serpens. C’est l’homme de la nature ! Par bonheur, sa nature est douce, et je puis mêler mes couleurs en toute sécurité.

A quoi songeait-il durant les loisirs ensoleillés qui le séparaient (lu monde des travailleurs, auquel je me flattais encore d’appartenir malgré ma manie de barbouiller sur de vieux panneaux la copie de ces statues frustes qui ressortaient si bien sur un fond vert? Je m’imaginai qu’à certains momens sa pensée le transportait dans un autre monde. Il fallait une caresse de Marthe ou un bruit inattendu pour le tirer de sa rêverie. Les marques d’amour qu’il prodiguait à sa femme avaient quelque chose qui ne me plaisait qu’à moitié. Qu’il eût ou non une âme, il ne semblait pas soupçonner que la comtesse pût en posséder une. Je prenais un intérêt de parrain dans ce que je croyais pouvoir, sans pédanterie, appeler « le développement moral » de ma filleule. J’aimais à voir en elle un être susceptible des plus nobles émotions; mais que devenait sa vie spirituelle dans cette longue lune de miel païenne? Un jour ou l’autre, elle se lasserait d’admirer les beaux yeux du comte et ferait un appel à son esprit. Je savais qu’elle formait des projets d’étude et de charité, car elle voulait remplir dignement son rôle de patricienne ; mais, bien que Valério trouvât les journaux soporifiques, je me doutais qu’il ne tournerait pas bien vite pour sa femme les pages du Dante, et que les anecdotes de Vasari ne le charmeraient guère. Pourrait-il conseiller, instruire, guider sa compagne ? Et si elle devenait mère, comment partagerait-il ses responsabilités ? Sans doute, il assurerait à son petit héritier une solide paire de bras et de jambes, une abondante moisson de cheveux noirs ; mais j’avais de la peine à me le figurer enseignant au robuste bambin ses lettres, ses prières ou les premiers rudimens des vertus enfantines. Le comte, il est vrai, possédait un talent qui ferait de lui un agréable camarade de jeux : il portait sans cesse dans ses poches une collection de précieux fragmens d’un antique pavage, — échantillons de porphyre, de malachite, de lapis, de basalte, — déterrés sur son domaine, et qui devaient leur poli à un maniement continuel. Vous auriez pu le voir s’amuser pendant des heures entières à les lancer à la file pour les rattraper sur le dos de sa main. Son talent était si remarquable qu’il envoyait une pierre à une hauteur de cinq pieds et la recevait à la descente.

Je surveillai avec une inquiétude affectueuse quelque symptôme annonçant que Marthe s’apercevait que son mari ne la valait pas. Une ou deux fois, à mesure que les semaines s’écoulaient, je crus reconnaître à son regard qu’elle se rappelait certains entretiens où j’avais affirmé, — avec autant de justesse que vous voudrez, — qu’un Espagnol ou un Italien peut être un très brave garçon, mais qu’il ne respectera jamais au fond la femme qu’il prétend aimer. Presque toujours cependant mes noires prévisions se dissipaient dans l’atmosphère enchantée de l’antique paradis où nous vivions isolés du monde moderne, et n’ayant que faire des scrupules modernes. L’endroit était si calme, si bien enfoui dans un passé silencieux, que l’on y respirait malgré soi un bonheur somnolent. Parfois, tandis que je peignais, je voyais mes hôtes passer, en se tenant par le bras, à l’extrémité d’une avenue, et la brillante vision me faisait trouver mes couleurs plus ternes. Alors je me persuadais que j’avais pour mission de devenir le fidèle chroniqueur d’une poétique légende.

Bien que le spectacle de cette rare félicité n’eût rien de monotone, j’appris avec plaisir que le comte, cédant aux sollicitations de Marthe, allait entreprendre une série de fouilles systématiques. Les fouilles sont un luxe coûteux, et ni Valério ni ses prédécesseurs immédiats n’avaient eu les moyens de faire de l’archéologie en amateurs ; mais ma filleule, convaincue que le sol du parc cachait d’innombrables trésors, croyait honorer l’antique maison qui l’acceptait pour maîtresse en consacrant une partie de sa fortune à une bonne œuvre profitable aux arts. Elle pensait sans doute que ce généreux procédé enlèverait à ses dollars leur vile odeur commerçante. Elle consulta des experts, et fut bientôt prête à jurer, en s’appuyant sur des prémisses irréfutables, qu’une colossale statue de Minerve, en bronze doré, dont parle Strabon, attendait patiemment l’heure de la résurrection à une centaine de mètres de l’angle nord-ouest de la villa. J’eus l’honneur de dîner chez elle en compagnie de deux vieux antiquaires grotesques qui, le repas achevé, durent se livrer à des marches forcées à travers le parc. Ces messieurs, bien qu’ils ne fussent d’accord sur aucune autre question, déclarèrent à tour de rôle à la comtesse, en la prenant à part, que des fouilles savamment dirigées donneraient une récolte de splendides découvertes. Valério avait non-seulement témoigné de l’indifférence, mais s’était opposé à ce projet. Plus d’une fois il avait même interrompu les prévisions enthousiastes de sa femme avec une aigreur inusitée. — Qu’ils dorment en paix, les pauvres dieux déshérités, dit-il. Ne trouble pas leur repos. Que leur veux-tu? Nous ne pouvons pas les adorer. L’Apollon, la Cérès, la Minerve, que tu es si sûre de découvrir, songes-tu à les placer sur des piédestaux pour qu’on les critique et qu’on les raille? Puisque tu ne peux croire en eux, ne les dérange pas.

Je me rappelle avoir été assez frappé de la véhémence d’un aveu que sa femme lui arracha lorsqu’un jour, à la suite de quelque remontrance de ce genre, elle l’accusa en riant d’être superstitieux. — Oui, je suis superstitieux! s’écria-t-il. Peut-être ne le suis-je que trop; mais les Valerius sont des Italiens de la vieille roche, et il faut me prendre tel quel. Ah! on voit et l’on entend ici des choses qui laissent derrière elles d’étranges influences! Ces choses ne te touchent pas, naturellement, puisque tu es d’une autre race; moi, elles me frappent dans le bruit des feuilles, dans l’odeur du sol moisi, dans le regard vide de ces vieux marbres. J’ose à peine contempler une statue en face. Il me semble voir d’autres yeux rouler dans ces orbites de pierre, et je ne sais trop ce qu’ils veulent me dire. J’appelle ces pauvres statues des revenans. En conscience, nous en avons déjà assez dans le parc qui se tiennent là aux écoutes, plongeant les yeux dans chaque coin obscur. N’en déterrons plus !

Cette sortie de Valério était trop bizarre pour que sa femme y vît autre chose qu’une plaisanterie, et bien que je prisse les paroles du comte plus au sérieux, il plaisantait si rarement, que j’aurais regretté d’interrompre le sourire de ma petite Marthe. Grâce à son sourire, elle triompha, et au bout de quelques jours on vit arriver une sorte de détective doué, disait-on, du flair archéologique, et escorté d’une douzaine de terrassiers. Pour ma part, ces mesures par trop énergiques ne me souriaient pas. Si j’aimais les statues déterrées, les préparatifs de l’exhumation ne me plaisaient guère, et je maudissais les bruits profanes qui menaçaient de troubler le silence de ma retraite.

Le personnage chargé de diriger les fouilles m’inspira une assez vive antipathie. C’était un petit homme fort laid qui avait l’air d’un gnome sorti des entrailles de cette terre qu’il bouleversait pour y chercher des chefs-d’œuvre. Il ne louchait pas, et cependant ses yeux glauques vous regardaient rarement en face. Sa chevelure inculte cachait son front, et malgré la petitesse de sa taille, ses bras étaient d’une longueur démesurée. Il allait furetant partout avec vivacité, et sur sa large bouche s’épanouissait un sourire méphistophélique qui me donnait à croire qu’il songeait à l’argent que le comte se disposait à enfouir plus qu’aux marbres ou aux bronzes que nous espérions tirer du sol. Dès que la première motte de gazon eut été retournée, l’humeur de Valério changea, et la curiosité vainquit ses scrupules. Il aspirait avec délices l’odeur de la terre humide, et son regard devenait de plus en plus animé à mesure que l’on creusait. Si une pioche résonnait contre une pierre, il poussait une exclamation de joie, et, pour l’empêcher de sauter dans la tranchée, il fallait qu’un des travailleurs lui annonçât que c’était une fausse alerte. La perspective d’une découverte causait à mon hôte une étrange agitation nerveuse. Plus d’une fois je le rencontrai se promenant d’un air inquiet sous les arbres séculaires, comme s’il eût enfin commencé à penser. Il me prenait alors le bras et discutait avec un optimisme fiévreux les probabilités d’une trouvaille. Cette ardeur subite me surprenait un peu, et je cherchais à deviner s’il s’enthousiasmait en vue du passé ou de l’avenir, — si, au lieu de rêver aux beautés d’une Minerve ou d’un Apollon, il n’en supputait pas la valeur vénale. Lorsque le comte me dénonçait les terrassiers comme une bande de fainéans, leur chef se permettait à mon adresse un clignement d’yeux qui semblait me donner à entendre que les fouilles cachaient un piège. Notre patience fut soumise à une assez longue épreuve, car on creusa en vain plus d’un trou. Le comte, découragé, cessa d’abréger ses siestes; mais le petit expert poursuivit ses recherches en homme qui connaît son métier. Tandis que je me tenais devant mon chevalet, j’entendais les travailleurs à l’œuvre. Quand le bruit des pioches devenait moins régulier, j’interrompais ma tâche, et mon cœur battait plus fort.

Un matin, il me sembla que les voix étaient plus animées que de coutume; mais, préoccupé par un effet de lumière difficile à reproduire, je ne me dérangeai pas. Soudain une ombre obscurcit le bas de ma toile, et je me retournai. Le petit gnome se tenait à mon côté, l’œil brillant, casquette en main, le front baigné de sueur. Il portait sous le bras un fragment de marbre. En réponse à mon regard interrogateur, il me le montra, et je vis que c’était une main de femme admirablement sculptée. — Venez, me dit-il laconiquement, — et il me conduisit vers la tranchée. Les ouvriers se pressaient autour de la fosse, de sorte que je n’aperçus rien jusqu’à ce que mon guide leur eût ordonné de s’écarter. Alors, éclairée en plein par les rayons du soleil qu’elle reflétait presque en dépit de ses taches terreuses, inclinée sur un amas de décombres, m’apparut une superbe statue de marbre. Au premier coup d’œil, elle me sembla colossale; mais je ne tardai pas à reconnaître que ses proportions parfaites n’avaient rien de surhumain. Mon pouls se mit à battre la charge, car je me trouvais en face d’un chef-d’œuvre, et l’on pouvait se sentir fier d’être un des premiers à lui souhaiter la bienvenue. Sa beauté merveilleuse lui donnait un aspect vivant. On eût dit que ses yeux distraits renvoyaient aux spectateurs leur regard de surprise. Elle était amplement drapée, et je vis que je n’avais pas devant moi une Vénus. — C’est une Junon, me dit d’un ton décisif le gnome, comme s’il eût deviné ma pensée. — En effet, elle semblait personnifier la suprématie et le repos célestes. Sa tête sereine, entourée d’une seule bandelette, ne pouvait s’abaisser que pour signifier un ordre, ses yeux regardaient droit devant elle, sa bouche respirait un orgueil implacable, une de ses mains, étendue, paraissait avoir autrefois porté quelque emblème de souveraineté olympienne; le bras dont la main avait été brisée pendait à son côté dans une pose majestueusement classique. L’œuvre, dans ses moindres détails, était d’une grâce achevée, et, bien que l’effort tenté pour donner du caractère à l’expression rappelât vaguement les procédés modernes, cette Junon était conçue à la manière large et simple de la grande période grecque. C’était un chef-d’œuvre et une merveille de conservation.

— A-t-on prévenu le comte? demandai-je bientôt, car ma conscience m’adressait des reproches, comme si nos regards eussent enlevé quelque chose à la statue.

— Le signor comte n’est pas levé, répondit le petit explorateur en ricanant. On a craint de le déranger.

— Le voici ! s’écria un des ouvriers.

Et l’on s’écarta pour livrer passage au maître, dont le sommeil venait d’être brusquement interrompu, à en juger par son teint plus animé que de coutume et par sa chevelure un peu ébouriffée. — Ah ! mon rêve ne me trompait pas ! s’écria-t-il après être resté un moment immobile, les yeux fixés sur la statue.

— Qu’avez-vous rêvé ? lui demandai-je en remarquant que son visage trahissait moins de satisfaction que d’effroi.

— Que l’on avait découvert une Junon et qu’elle se levait pour poser sa main de marbre sur la mienne.

Une sorte de cri rauque s’échappa du gosier des ouvriers effrayés.

— Voici la main, dit le petit homme, montrant son admirable fragment. Je la tiens depuis une demi-heure ; ce n’est donc pas elle qui a pu vous toucher.

— Quant au reste, il n’y a pas d’erreur, ajoutai-je, c’est bien une Junon. Admirez-la à votre aise.

Je me retirai ; puisque le comte était superstitieux, je voulais lui laisser le temps de se remettre.

Je regagnai la maison pour annoncer la bonne nouvelle à ma filleule, que je trouvai sommeillant sur un gros bouquin archéologique, mais d’un sommeil sans rêves. — Ils ont jeté la sonde au bon endroit, lui dis-je ; ils viennent de mettre au jour une Junon, — une Junon de Praxitèle pour le moins.

Marthe laissa tomber son in-octavo et sonna pour demander une ombrelle. Je lui décrivis de mon mieux la statue, mais non de façon à la lui faire admirer sur parole, car elle m’écouta avec une petite moue dédaigneuse. — Un long peplum cannelé ? répéta-t-elle. Drôle de costume pour une statue ! Je ne crois pas qu’elle soit sibelle.

— Elle est assez belle pour vous rendre jalouse, répliquai-je.

Nous trouvâmes Valério les bras croisés en contemplation devant la déesse ressuscitée. L’irritation nerveuse causée par son rêve s’était dissipée, mais sa physionomie trahissait une émotion encore plus profonde. Il était pâle, et il demeura silencieux lorsque sa femme s’approcha de lui. Toutefois je ne jurerais pas que l’attitude de Marthe ne fût pas un hommage plus sincère rendu à la beauté de Junon. Chemin faisant, elle avait ri de mes rhapsodies, et je m’étais rappelé une assertion d’un auteur dont le nom m’échappe et qui prétend que les femmes n’ont pas le sentiment de la beauté parfaite. Elle admira longtemps la statue sans prononcer une parole, la tête appuyée sur l’épaule de son mari ; puis elle s’avança d’un air presque craintif vers le marbre, auquel on avait improvisé une sorte de piédestal. La jeune femme posa ses deux mains roses sur les doigts de pierre de la déesse et les pressa sous une chaude étreinte, fixant ses yeux brillans sur ce front imperturbable. Lorsqu’elle se retourna, une larme d’admiration tremblait sons ses cils, — larme que son mari ne remarqua pas, tant il demeurait absorbé. Il avait sans doute donné l’ordre de servir à boire aux ouvriers. En ce moment, on roula jusqu’à nous un tonneau de vin; le petit gnome, ayant rempli le premier verre, s’avança tête découverte et l’offrit obséquieusement à la comtesse. Elle ne fit qu’y tremper les lèvres et le passa à son mari. Celui-ci le porta machinalement à sa bouche ; puis il se ravisa tout à coup, leva le verre au-dessus de sa tête et le vida avec solennité aux pieds de la statue.

— Mais c’est une libation ! m’écriai-je.

Valério ne répondit pas, et s’éloigna à pas lents.


II.

Ce jour-là, on ne travailla plus. Les ouvriers restèrent étendus sur le gazon, contemplant l’admirable statue avec la satisfaction qu’un beau morceau de sculpture inspire à tout vrai Romain, mais sans gaspiller leur vin en cérémonies païennes. Dans l’après-midi, le comte fit une nouvelle visite à la Junon, et ordonna de la transporter le lendemain au casino. Ce casino était un grand pavillon construit sur le modèle d’un temple ionique et qui s’élevait dans une partie du jardin, où les ancêtres de Valério avaient souvent dû se réunir pour boire des sirops glacés et déguster de savans madrigaux. Il renfermait quelques fragmens de sculptures antiques voilés par maintes toiles d’araignée, et il était assez vaste pour contenir le musée plus précieux dont je me plaisais à regarder la Junon comme le point de départ. On ne tarda pas à poser la belle déesse sur un cippe funéraire renversé, solide piédestal où elle dominait dans une attitude sereine. Le surveillant des fouilles, qui connaissait à fond tous les procédés de restauration, la frotta et la gratta avec un art mystérieux, enleva les taches laissées par la terre et doubla l’éclat de sa beauté. L’œuvre harmonieuse parut briller d’une fraîcheur et d’une pureté nouvelles ; sans sa main brisée, on eût pu s’imaginer qu’elle venait de recevoir le dernier coup de ciseau. Les amateurs de Rome commencèrent à parler de cette merveille. Au bout de trois ou quatre jours, une demi-douzaine de conoscenti se mirent en route pour la voir. Je me trouvai là lorsque le premier de ces messieurs (un Allemand à lunettes bleues, un grand carton sous le bras) présenta sa requête au valet de chambre du comte. Ce dernier entendit la voix du solliciteur, alla à sa rencontre et le toisa froidement des pieds à la tête.

— Signor comte, dit l’Allemand sans autre préambule, votre Junon doit être une Proserpine; je me fais fort de vous prouver...

— Je n’ai ni Junon ni Proserpine dont je tienne à discuter l’identité avec vous, interrompit Valério. Vous avez été mal renseigné.

— Quelle indigne mystification ! s’écria l’Allemand. Quoi ! vous n’avez pas déterré une statue?

— Aucune qui mérite l’attention d’un érudit tel que vous.

— Mais vous avez sûrement découvert quelque chose? La rumeur publique...

— La peste étouffe la rumeur publique ! répliqua le comte d’un ton farouche. Je n’ai rien à montrer, — rien, comprenez-vous ? Soyez assez bon pour en prévenir vos amis.

La réponse était claire et nette. L’infortuné archéologue poussa un soupir, et reprit le chemin du Capitole en secouant avec tristesse sa crinière jaunâtre. Moi, je le plaignais; je me permis d’adresser des remontrances à mon hôte. — Autant vaudrait que votre Junon fût encore sous terre, lui dis-je, si personne ne doit la voir.

— Je la verrai, et cela suffit, répliqua-t-il. — Puis il ajouta aussitôt en remarquant ma surprise : — Son grand portefeuille m’a agacé. Il aurait voulu faire quelque hideux croquis.

— Voilà qui me touche, dis-je, car je songeais aussi à prendre une petite esquisse.

Il se tut pendant une minute ou deux, puis se tourna vers moi, me saisit le bras et répondit avec une gravité extraordinaire : — Rendez-lui visite vers l’heure du crépuscule, asseyez-vous en face d’elle, et contemplez-la à loisir. Je crois qu’ensuite vous ne songerez plus à votre esquisse. Sinon, mon bon vieil ami, vous êtes le maître.

Je suivis son conseil, et, comme ami, je renonçai à mon projet; mais un artiste sera toujours un artiste, et au fond je désirais vivement tenter un dessin. Des ordres conformes à ce que Camillo avait répondu au visiteur tudesque furent donnés aux gens de la villa, qui, avec la largeur de conscience et la sincérité dont sont doués les Italiens, plaignirent les curieux d’avoir été si grossièrement trompés. Je ne doute pas que, faute de mieux, ils n’aient su rendre la condoléance lucrative. Toute nouvelle fouille fut ajournée comme impliquant un affront pour l’incomparable Junon. On congédia les terrassiers, mais le petit explorateur continua de hanter le parc et de sonder le sol pour son propre plaisir. Un jour, il m’aborda avec sa grimace équivoque habituelle. — Pourriez-vous m’apprendre, signer, ce qu’est devenue la belle main de la Junon? me demanda-t-il à brûle-pourpoint et d’un ton mystérieux.

— Je ne l’ai pas revue depuis le jour de la trouvaille, répondis-je. Je me souviens que, lorsque je me suis éloigné, elle gisait sur l’herbe à côté de la tranchée. — Oui, à l’endroit où je l’avais déposée moi-même. Ensuite elle a disparu. Ecco!

— Soupçonnes-tu un de tes hommes? Un pareil fragment vaut plus de scudi que la plupart d’entre eux n’en ont jamais vu.

— Il y en a dans le nombre qui sont plus voleurs que les autres; mais, si j’accusais le pire de la bande, le comte se fâcherait.

— Il doit pourtant attacher de la valeur à cette belle main?

Le petit expert en exhumations regarda un instant autour de lui et cligna de l’œil. — Il y attache tant de valeur qu’il l’a volée lui-même, dit-il.

— Volée lui-même ! Quelle idée ! Après tout, la statue lui appartient.

— Pas tant que cela ! Une aussi belle chose appartient un peu à tout le monde; chacun a le droit de l’admirer; mais le comte la tient sous clé comme si c’était une image sacro-sainte de la madone, et veut être seul à la voir. En somme, il n’y a pas de mal à cela, puisque la dame est en pierre. Et que fait-il de cette main précieuse? Il l’a enfermée dans un coffret d’argent; il en fait une relique!

Et le grotesque personnage s’éloigna en ricanant, me laissant fort intrigué. Si le comte n’aimait pas à montrer sa Junon, c’était là une conséquence assez naturelle de la joie que lui causait la possession d’un tel trésor. Il ne tarderait sans doute pas à ouvrir aux curieux les portes du casino, et en attendant je devais me réjouir de voir qu’il y eût des limites à son apathie constitutionnelle. Cependant les jours s’écoulèrent, et sa joie ne devint pas plus communicative. Qu’il admirât sa déesse de marbre, je ne songeais pas à le lui reprocher; cependant était-ce une raison pour mépriser 1’humanité ? On eût dit néanmoins qu’il se plaisait à établir entre elle et nous des comparaisons qui tournaient au détriment des simples mortels, sans en excepter sa charmante femme. Lorsque je cherchais à me persuader qu’il n’était ni plus ni moins aimable qu’autrefois, le visage de Marthe donnait un démenti à mon optimisme. Bien qu’elle ne se plaignît pas, son allure trahissait une touchante perplexité. Elle fixait souvent les yeux sur Valério avec une sorte de curiosité éplorée, comme si une surprise mêlée de commisération eût tenu tout ressentiment en échec. Naturellement je ne pouvais m’enquérir de ce qui se passait entre eux dans l’intimité. Il ne se passait rien, je le devinais, — et c’était là le malheur. Le comte, distrait et taciturne, évitait le regard de sa femme. Lorsque par hasard il remarquait que je le contemplais d’un air de reproche, ses yeux brillaient d’un éclat passager, — il semblait à moitié tenté de m’adresser un défi railleur et à demi disposé à justifier sa conduite. Si Marthe s’approchait de lui, il se détournait avec un frisson mal dissimulé. J’enrageais. Je me mis à haïr le comte et tout ce qui lui appartenait. — J’avais mille fois raison, pensai-je; un comte italien peut séduire l’œil, mais c’est une étoffe brûlée d’un mauvais usage. Parlez-moi d’un brave Américain, qui ne vous trompe pas comme ces mystérieux produits du vieux monde! Tout peintre que je suis, je ne conseillerai jamais à une femme de choisir un mari pittoresque !

La villa, avec ses ombres pourprées, ses jours éclatans, ses marbres muets et son interminable panorama du mont Albano, cessa de m’attirer. Mes paysages ne valaient rien. Je voyais tout en laid. Je m’asseyais, je préparais ma palette et il me semblait mêler de la boue avec mes couleurs. Je ne broyais que du noir, et un poids intolérable s’appesantissait sur mon cœur. Le comte m’apparaissait comme une efflorescence maladive des mauvais germes que l’histoire avait implantés dans sa race. Comment s’étonner qu’il se montrât cruel? Chez les siens, la cruauté n’était-elle pas une tradition et le crime un exemple? Les passions de ses ancêtres s’agitaient en aveugles au fond de sa nature inculte et demandaient à se faire jour. Quel lourd héritage! pensais-je en évoquant la longue procession des aïeux du comte. Il fallait remonter jusqu’à l’époque dissolue de la renaissance des arts et des vices, jusqu’aux ténèbres des premiers siècles chrétiens, jusqu’à l’origine des Valerius, dont le nom se rattache aux annales de la Rome primitive, pour reparaître à travers les pages les plus sombres de l’histoire, De telles archives sont à elles seules une malédiction, — et ma pauvre filleule se figurait que ce passé ne pèserait ni plus lourdement ni moins gracieusement sur son existence que la plume qui ornait son chapeau!

Il me serait difficile de préciser la durée de cette pénible situation. Je la trouvai d’autant plus longue que Marthe se montrait plus réservée et qu’il m’était impossible de lui offrir un mot de consolation. Une femme impressionnable, lorsqu’elle rencontre une déception dans le mariage, épuise ses propres ressources avant de demander conseil à autrui. Les préoccupations du comte, de quelque nature qu’elles fussent, le troublaient de plus en plus : il allait et venait sans but apparent, avec une brusquerie nerveuse; il faisait seul de longues promenades à cheval, et jugeait rarement nécessaire de s’excuser auprès de sa femme. Pour qu’un homme devînt aussi sombre sans motif avoué, il fallait qu’il fût très malheureux. Il m’avait toujours traité avec le respect que méritait ma barbe grise, et j’espérais que le jour viendrait où il me permettrait de sonder sa blessure. Un soir, après avoir pris congé de ma filleule, je trouvai le comte dans le jardin, contemplant à la lueur des étoiles un Hermès niché dans un bosquet d’orangers. Je m’assis à son côté et je lui dis sans détour que sa conduite demandait une explication. Il tourna à moitié la tête vers moi et son regard brilla un instant d’un sombre éclat.

— Je comprends, murmura-t-il ; vous me croyez fou.

— Non, répliquai-je; mais je vous crois malheureux, et quand on laisse un trop libre cours aux idées noires, notre pauvre cerveau est rudement éprouvé.

Il demeura quelques minutes sans répondre, puis s’écria : — Je ne suis pas malheureux; je suis prodigieusement heureux ! Vous ne pouvez vous imaginer quel plaisir j’éprouve à rester assis sur ce banc, à contempler ce vieil Hermès si maltraité par les siècles. Autrefois il me faisait peur; le froncement de ses sourcils me rappelait l’abbé qui m’enseignait le latin et qui me lançait des regards terribles lorsque j’estropiais Virgile. Aujourd’hui il me semble le compagnon le plus affectueux et le plus jovial du monde, et il ne réveille en moi que d’agréables pensées. Il y a deux mille ans, il montrait ses grosses lèvres boudeuses dans le jardin de quelque vieux Romain. Il a vu des pieds chaussés de sandales fouler le sol, et des têtes couronnées se pencher sur les coupes pleines: il connaissait les anciennes cérémonies et l’ancien culte, les anciens Latins et leurs dieux. Tandis que je le regarde, il me décrit tout ce passé. Non, non, mon ami, je suis le plus heureux des mortels!

J’avais déclaré que je ne le croyais pas fou ; mais je ne trouvais rien de rassurant dans cette bizarre rhapsodie. L’Hermès, par le plus grand des hasards, conservait un nez intact, et lorsque je songeai que ma chère petite comtesse était négligée en faveur de ce bloc inanimé, je me promis de revenir le lendemain armé en guerre et d’administrer au marbre païen un vigoureux coup de marteau qui le rendrait trop ridicule pour un tête-à-tête sentimental. En attendant, l’infatuation du comte n’était pas chose risible et, après avoir réfléchi, je l’engageai vivement à voir soit un prêtre, soit un médecin.

Il poussa un éclat de rire formidable.

— Un prêtre? Que ferais-je d’un prêtre, et que ferait-il de moi? Je n’ai jamais trop aimé les prêtres et je me sens moins disposé que jamais à les aimer. Un prêtre, répéta-t-il en posant la main sur mon bras, ne m’envoyez pas un prêtre, si vous tenez à sa raison! Ma confession épouvanterait le pauvre homme au point de le rendre fou. Quant à un médecin, je ne me suis jamais mieux porté, et à moins que vous ne vouliez m’empoisonner par charité chrétienne, je vous engage à ne pas déranger les docteurs.

Décidément il avait le cerveau malade, et pendant quelques jours je n’eus pas le courage de retourner à la villa. Comment devais-je l’accueillir? Quelles mesures prendre? Que faire pour assurer le bonheur et sauvegarder la dignité de Marthe? J’errai à travers les rues de Rome en me posant ces questions, et une après-midi je me trouvai dans le Panthéon. Afin d’échapper à une averse printanière, je m’étais réfugié dans le vaste temple, que ses autels chrétiens n’ont qu’à moitié transformé en église. Aucun édifice romain ne conserve une empreinte plus profonde des siècles passés, — aucun ne démontre d’une façon plus claire que ces anciennes croyances où nous ne voyons plus que des fables monstrueuses ont été des réalités. L’immense dôme semble renvoyer à l’oreille un vague écho du culte oublié, comme un coquillage ramassé au bord de la mer nous apporte la rumeur de l’océan. Sept ou huit personnes étaient éparpillées devant les divers autels; une autre se tenait seule au centre de l’édifice, sous l’ouverture pratiquée dans la coupole. Dès que je m’approchai, je reconnus le comte. Il était planté là, les mains derrière le dos, contemplant les nuages chargés de pluie, qui passaient au dessus du grand œil-de-bœuf, et regardant ensuite le cercle humide formé sur les dalles.

Le pavage du Panthéon, à cette époque, était raboteux, disjoint et magnifiquement vieux. L’ample espace exposé aux intempéries des saisons restait aussi couvert de moisissure et de taches verdâtres que le sentier d’un jardin mal entretenu. Une herbe microscopique poussait dans les crevasses et scintillait sous les gouttes de pluie. Le grand courant d’air qui passait par la voûte ouverte dissipait l’odeur de l’encens ou des cierges, établissant ainsi des rapports plus directs entre les fidèles et la nature extérieure, — ou du moins le comte ressentait une impression de ce genre. Son visage révélait une extase indéfinissable, et il était trop absorbé dans sa contemplation pour s’apercevoir de ma présence. Au dehors, le soleil luttait bravement contre les nuages; néanmoins une pluie fine continuait à tomber et descendait sous forme de vapeur illuminée dans les pénombres du vieux sanctuaire. Valérie la suivait dans sa descente avec le regard fasciné d’un enfant qui voit couler l’eau d’une fontaine. Il se détourna enfin pour se diriger vers un des autels, pressant une main sur son front. Il ne fit qu’une courte station, contempla un instant ce coin de l’église et tourna soudain sur lui-même pour regagner la place qu’il occupait d’abord. Ce ne fut qu’alors qu’il me vit. Il fut sans doute frappé du regard que je fixais sur lui; il s’avança aussitôt vers moi et me tendit cordialement la main. Si je ne me trompe, il était en proie à une agitation nerveuse qu’il s’efforçait de maîtriser.

— C’est le plus beau monument de Rome, dit-il. Cela vaut mieux que Saint-Pierre. Croiriez-vous que je le visite pour la première fois? Je laissais ce spectacle aux étrangers qui se promènent avec leur guide rouge sous le bras, lisent une description et se figurent qu’ils ont vu. Ah! il faut sentir pour comprendre la convenance et la beauté de ce grand dôme ouvert ! Aujourd’hui il n’y a que la pluie, le soleil et le vent qui pénètrent par là ; mais autrefois les dieux et les déesses du paganisme venaient planer un instant sur cette ouverture, descendaient avec une lenteur majestueuse et prenaient place devant leur autel. Quelle procession alors qu’on pouvait la contempler avec les yeux de la foi ! Et que nous a-t-on donné à leur place?

Il haussa les épaules avec un geste de pitié.

— Mon cher Camillo, lui dis-je avec douceur, vous devez tolérer les croyances d’autrui. Voudriez-vous donc rétablir l’inquisition, et au profit de Jupiter et de Mercure?

— Ils ne toléreraient point mes croyances, s’ils les connaissaient ! On a beaucoup parlé des persécutions païennes ; mais les chrétiens aussi ont persécuté, et les anciennes divinités ont été adorées dans les caves et dans les bois aussi bien que les nouvelles. Elles n’en valaient pas moins pour cela! C’est dans les caves, dans les bois, dans les sources, dans les entrailles de la terre qu’elles habitaient. Et c’est là, — et ici également, malgré toutes les lustrations chrétiennes, — qu’un fils de la vieille Italie peut encore les retrouver !

Il m’en avait dit plus qu’il ne voulait, et son masque venait de tomber. Je le regardai fixement, et je ressentis cette subite effusion de pitié qu’inspire la vue d’un être irresponsable. Le secret qui le troublait m’était connu, et je me sentis soulagé. Étouffant mon envie de rire, je me contentai d’affecter un air bénévole. Il me lança un regard soupçonneux, comme pour s’assurer jusqu’à quel point il s’était trahi, et ce regard m’apprit, je ne sais trop comment, qu’il avait une conscience sur laquelle on pouvait agir. Dans ma reconnaissance, j’étais prêt à invoquer toutes les divinités qu’il lui plairait d’invoquer.

— Prenez garde, lui dis-je, si ce sacristain vous entendait... et passant mon bras sous le sien, je l’emmenai hors de l’église.

J’étais effrayé et indigné ; cependant cet aveu m’amusait. Le comte passait à l’état de phénomène, et les phénomènes m’ont toujours intéressé. Durant le reste de la journée, je ne songeai qu’à l’étrange indélébilité des caractères distinctifs d’une race. J’avais qualifié Valério de «jeune latin, » — plus latin en réalité que je ne l’avais supposé! L’heure de la discrétion était passée. Le lendemain je parlai à ma filleule. Elle espérait depuis quelque temps. je crois, que je l’aiderais à soulager son cœur, car elle fondit en larmes et m’avoua qu’elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes.

— Tout d’abord, me dit-elle, je me figurai que je me trompais, que ce n’était pas son amour à lui qui diminuait, mais mon exigence à moi qui croissait. Tout à coup j’ai senti mon cœur se glacer, convaincue qu’il ne m’aimait plus, et qu’un obstacle surgissait entre nous. Ce qui m’embarrassait, c’était l’absence de toute cause, — car je ne lui avais donné aucun motif de plainte, et rien n’annonçait qu’il y eût une autre femme dans le cas. Je me suis mis l’esprit à la torture pour découvrir en quoi j’ai pu lui déplaire, et pourtant il se comporte en homme trop vivement offensé pour se plaindre. Il ne m’adresse ni un mot de blâme, ni un regard de reproche. Il a tout simplement renoncé à moi! J’ai cessé d’exister pour lui!

Sa voix tremblait, et elle avait si bien l’air de me supplier de lui venir en aide, que je fus sur le point de lui annoncer que j’avais résolu l’énigme et que nous pouvions considérer la victoire comme à moitié remportée. Je craignis de la trouver incrédule. Ma solution était si absurde que je résolus d’attendre que j’eusse des preuves convaincantes à lui fournir. Je continuai donc à surveiller le comte de façon à ne pas exciter ses soupçons, et cela avec une vigilance que ma curiosité rendait singulièrement tenace. Je me remis à ma peinture, ne perdant aucun prétexte pour rôder autour du casino. Le comte cherchait évidemment à se rappeler ce qui lui était échappé lors de notre rencontre au Panthéon. Je lisais sur son visage assombri qu’il me pardonnait à moitié son indiscrétion. De temps à autre il me lançait un regard où la méfiance semblait lutter contre l’envie de s’expliquer. Je me sentais tout disposé à provoquer un aveu ; mais le cas était des plus embarrassans. Au fond, ses illusions m’inspiraient une sorte de tendre respect. Je lui enviais la force de son imagination, et je fermais parfois les yeux avec la vague idée que, dès que je les rouvrirais, je verrais Apollon accorder paresseusement sa lyre sous les arbres qui me faisaient face, ou Diane accourir le long de l’avenue des houx. Le plus souvent mon hôte me semblait tout simplement un malheureux jeune homme affligé d’un torticolis moral qu’il importait de guérir au plus vite. Cependant, si le remède devait avoir quelque rapport avec la maladie, il faudrait un pharmacien bien ingénieux pour le composer !

Un soir, ayant souhaité bonne nuit à Marthe, je me mis en route selon mon habitude pour regagner mon logis. Cinq minutes après avoir quitté la villa, je m’aperçus que j’avais oublié mon lorgnon. Je me rappelai qu’en peignant j’avais brisé le cordon et que je l’avais accroché à une branche. Comme je me proposais de lire le journal du soir au Café Greco, il ne me restait d’autre alternative que de retourner sur mes pas. Je découvris sans peine ce que je cherchais, et je m’attardai un moment à contempler le curieux aspect de l’endroit que j’avais étudié en plein jour. La nuit était magnifique et chargée des parfums d’un printemps romain. La lune répandait déjà ses lueurs argentées sur les lourdes masses d’ombres. Tout en observant ces effets, je poursuivis ma promenade, et je me trouvai à l’improviste en vue du casino.

Au même instant, la lune, qu’un nuage venait de voiler, inonda de sa pâle clarté une petite statue qui ornait le bas de cette construction d’une originalité par trop cherchée. Je me souvins qu’il y avait là, tout près de moi, une statue autrement belle et que ce genre d’éclairage ne pouvait manquer d’être très avantageux à la Junon emprisonnée. La porte du casino, comme à l’ordinaire, était fermée à clé; mais Diane illuminait si généreusement les fenêtres de l’édifice que ma curiosité devint aussi obstinée qu’inventive. Je traînai plusieurs sièges près du mur et je pus grimper assez haut pour que mes yeux se trouvassent au niveau d’une des croisées. Cédant à un premier effort, les charnières tournèrent sur leurs gonds, et je contemplai à mon aise ce que je voulais voir : — Junon. visitée par Diane. L’admirable statue, baignée dans un flot radieux, brillait d’un doux éclat, qui la rendait plus divinement belle. Si, en plein soleil, son teint suggérait l’idée de l’or terni, elle avait l’air en ce moment d’être en argent. L’effet était presque terrible. Comment croire qu’une beauté aussi éloquente soit inanimée? Telle fut ma première impression. Je vous laisse à penser si la seconde dut être moins saisissante. A peu de distance du piédestal de la statue, juste en dehors de la lumière qui répandait une auréole autour de la Junon, je vis tout à coup une figure prosternée dans l’attitude d’une profonde adoration. Il me serait difficile d’exprimer à quel point elle compléta l’effet produit sur moi. Elle semblait proclamer ce magnifique chef-d’œuvre une déesse et donner raison à l’orgueil triomphant qui éclatait sous son masque de pierre. Je n’ai pas besoin de dire que cet adorateur n’était autre que le comte. Ses yeux étaient fermés. Bientôt les rayons de la lune vinrent donner un ton livide à ses traits, déjà pâlis par la fatigue. Il avait rendu visite à Junon sous l’empire d’une étrange hallucination. Épuisé soit pour avoir résisté, soit pour avoir trop cédé à sa ferveur païenne, il était tombé en syncope ; cependant sa respiration égale m’annonça qu’il n’y avait pas lieu de m’alarmer. En effet, il ne tarda pas à sortir de sa léthargie, poussa une exclamation inintelligible, regarda autour de lui comme quelqu’un qui sort d’un rêve; puis, reconnaissant l’endroit où il se trouvait, il se leva, se tint un instant immobile, les yeux fixés sur la statue resplendissante, avec une expression où je crus lire qu’il protestait contre le charme qu’il subissait. Enfin il laissa échapper des paroles sans suite dont je ne pus saisir le sens, et après avoir hésité et poussé un gémissement, il se dirigea avec lenteur vers la porte. Je descendis de mon poste d’observation aussi vite, aussi peu bruyamment que possible, et je passai derrière le casino; à peine descendu, j’entendis le bruit de la clé dans la serrure et celui des pas du comte, qui s’éloignait.

Le lendemain, lorsque je rencontrai le petit gnome dans le parc, je levai le doigt avec un geste que je croyais plein de menaces. Loin de paraître intimidé, il se mit à ricaner ainsi qu’aurait pu le faire un de ces diablotins auxquels je me plaisais à le comparer, et tortilla sa moustache.

— Si tu t’avises encore de creuser des trous ici, lui dis-je, on te jettera dans la tranchée la plus profonde et on entassera sur toi la terre que tu auras enlevée. Nous avons assez de tes statues. Cette Junon nous a menés loin !

Il éclata de rire. — Je m’y attendais bien un peu! s’écria-t-il.

— A quoi?

— A voir le comte lui adresser ses prières.

— Bonté du ciel ! le cas est-il donc si commun ?

— Au contraire il est très rare; mais il y a si longtemps que je remue ce monstrueux héritage de vieilleries que j’ai appris une foule de choses. Je sais que d’anciennes reliques peuvent opérer des miracles modernes. Nous avons tous en nous un germe païen, — je ne parle pas pour vous, illustrissime étranger, — et les divinités d’autrefois retrouvent parfois des adorateurs. L’esprit du passé respire encore ici, et le signor comte en a subi l’influence. C’est un excellent homme; mais, entre nous, c’est un chrétien impossible !

Et le singulier personnage s’abandonna de nouveau à une hilarité inconvenante.

— Puisque tu vois si clair, lui dis-je, il était de ton devoir de me prévenir. J’aurais envoyé promener tes ouvriers.

— La Junon est une si belle œuvre!

— Que le diable emporte sa beauté ! Peux-tu me dire ce qu’est devenue celle de la comtesse? Pour rivaliser avec ta Junon, elle se transforme elle-même en statue.

Le gnome haussa les épaules.

— Oui, mais la Junon vaut cinquante mille scudi!

— J’en donnerais cent mille pour la voir détruite, répliquai-je. Peut-être après tout aurais-je à te prier de creuser un autre trou.

— A votre service! répondit-il avec un profond salut, et nous nous séparâmes.

Deux jours plus tard je dînai à la villa, et je rencontrai le comte face à face pour la première fois depuis sa syncope dans le casino. Il paraissait encore faible et restait plongé dans une morne rêverie. Je m’imaginai que les sentiers de la nouvelle foi n’étaient pas tous semés de roses et que la Junon devenait de jour en jour une maîtresse plus exigeante. Le dîner à peine terminé, il se leva de table et alla prendre son chapeau. Il passa près de Marthe et lui lança un de ces regards pleins d’une vague supplication qu’il m’avait souvent adressés. Il l’attira près de lui avec une sorte d’ardeur irritée ; puis, au lieu de l’embrasser, s’éloigna à grands pas. L’occasion était propice, et tout nouveau retard inutile.

— Ce que j’ai à t’annoncer est presque incroyable, dis-je à la comtesse ; mais peut-être ne trouveras-tu pas la chose aussi terrible que tu le craignais. Il y a une femme dans le cas ! Ta rivale est la Junon. Le comte, — comment dirai-je ? — le comte l’a prise au sérieux.

Marthe garda le silence ; au bout d’une minute, elle posa la main sur mon bras, et je compris qu’elle avait déjà à moitié deviné ce que je croyais lui apprendre.

— Tu admirais son antique simplicité, repris-je. Eh bien ! tu vois jusqu’où elle va. Il est retourné à la foi de ses pères. Cette statue impérieuse, endormie pendant des siècles, s’est réveillée pour ranimer l’ancienne croyance. Voilà Valério plongé dans cette mythologie qui t’a causé tant d’ennui à l’école. En un mot, ma chère enfant, ton mari est un païen.

— Je présume que tu seras affreusement choqué, répliqua-t-elle, si je te dis que peu m’importe sa foi pourvu qu’il la partage avec moi. Je croirai à Junon, s’il le veut ! Ce n’est pas là ce qui me tourmente. Que mon mari redevienne pour moi lui-même ! Ce qui me désole, c’est l’abîme d’indifférence ouvert entre nous. Sa Junon est la réalité ; je suis la fiction.

— Après la fable, la morale, repris-je, le pauvre garçon n’a succombé qu’à moitié : l’autre moitié proteste. Il doit sentir vaguement que tu es un fruit du temps plus parfait qu’aucune de ces dames pour qui Junon était une terreur et Vénus un exemple. Il a traversé l’Achéron, mais il t’abandonne sur la rive opposée, comme un gage confié au présent. Son gage, il faudra qu’il vienne le réclamer. Il nous a prouvé qu’il est un descendant des Valerius ; — eh bien ! nous ferons de lui le dernier des Valerius, et néanmoins son décès laissera ton Valério en bonne santé !

Je m’exprimai avec une confiance absolue, car il me semblait que, si le comte devait être ramené, ce serait par la certitude que son escapade n’avait pas poussé sa femme à le haïr. Nous nous entretînmes longuement, et je réussis à rendre un peu d’espoir à ma filleule, qui, avant que je m’éloignasse, voulut sortir pour voir la Junon.

— Elle m’a fait peur dès le premier jour, me dit-elle, et je ne l’ai pas revue depuis qu’on l’a installée au casino. Peut-être apprendrai-je quelque chose d’elle, — peut-être devinerai-je comment elle l’a charmé !

J’hésitai un moment, car je craignais de troubler un tête-à-tête de Valério... Puis, comme je vis que ma filleule partageait mes craintes et qu’elle voulait remporter la victoire en affrontant le danger, je lui offris le bras. Le ciel était nuageux, et cette fois la triomphante déesse ne pourrait briller que de son propre éclat. Arrivé près du casino, je m’aperçus que la porte était entr’ouverte et qu’une lumière brûlait à l’intérieur. Une lampe suspendue devant la déesse nous permit de constater que la salle était vide. En face de la statue se dressait un autel improvisé à l’aide d’un fragment de marbre antique enrichi d’une inscription grecque illisible. Nous aurions vraiment pu nous croire dans un temple païen, et nous contemplâmes avec une muette admiration la beauté de cette Junon impassible. Notre recueillement aurait dû être augmenté, je le suppose, par un curieux reflet rougeâtre que renvoyait la surface de l’autel peu élevé; le résultat fut tout autre, — un seul coup d’œil suffit pour nous apprendre que nous voyions briller une petite mare de sang!

Ma compagne détourna les yeux en poussant un cri d’horreur. Une foule de conjectures hideuses m’assaillirent, et je sentis mon cœur se soulever; mais je me rappelai qu’il y a sang et sang, et que les Latins sont postérieurs aux cannibales.

— Sois-en convaincue, dis-je à ma filleule, il ne s’agit que d’un agneau, d’une chèvre ou d’un veau en bas âge.

Mais ces quelques gouttes cramoisies suffisaient pour irriter les nerfs et blesser la conscience de Marthe. Elle regagna la maison dans un triste état d’agitation. Je ne la quittai pas, et je parvins à lui rendre un peu de calme. Le comte n’était pas rentré, et à chaque instant nous nous attendions à le voir paraître. Je fumai mon cigare d’un air tranquille, cachant de mon mieux mes inquiétudes secrètes. Les heures s’écoulaient, et le comte ne se montrait pas. Je cherchai à expliquer sa longue absence d’une façon rassurante. — Les gouttes de sang qui rougissent cet autel, pensai-je, doivent avoir dissipé son illusion. Le sacrifice a été une heureuse nécessité, car au fond Valério est trop doux pour ne pas s’adresser des reproches, pour ne pas abhorrer une idole d’une exigence aussi cruelle. Il erre à travers les rues comme une âme en peine, et va nous revenir guéri et repentant. — Certes j’aurais accepté plus aisément ces hypothèses, si j’avais pu entendre dans le vestibule le pas du coupable. Vers l’aube, le scepticisme menaça de m’envahir, et je me mis à me promener fiévreusement sous le portique. Je m’y trouvais à peine depuis quelques minutes, lorsque je vis le comte traverser la pelouse d’un pas lourd. Ses traits fatigués annonçaient qu’il avait marché toute la nuit sans que son esprit se fût plus reposé que son corps. Arrivé près de moi, il s’arrêta avant de pénétrer dans la maison, et me tendit la main sans prononcer un mot; je la serrai dans une étreinte cordiale, — son pouls désordonné me révéla l’agitation qu’il désirait cacher.

— Ne voulez-vous pas voir Marthe? lui demandai-je.

Il passa la main sur ses yeux.

— Non, pas maintenant,... plus tard, répliqua-t-il.

Ce fut une déception pour moi; mais je persuadai à ma filleule que Valério avait rompu le charme de la sorcière païenne. Pauvre petite, elle ne demandait pas mieux que de me croire. Je regagnai mon logis. Une affaire importante m’empêcha de retourner à la villa avant l’heure du crépuscule. On me dit que je rencontrerais la comtesse au jardin. Je la cherchai d’abord avec discrétion, de peur de troubler les épanchemens d’une réconciliation; ne voyant pas ma filleule, je me dirigeai vers le casino, et je me trouvai soudain nez à nez avec le petit gnome.

— Votre excellence aurait-elle par hasard sur elle une vingtaine de mètres de bonne corde? me demanda-t-il avec le plus grand sérieux.

— Veux-tu donc pendre quelqu’un pour le punir des maux que tu as causés? répliquai-je.

— Il s’agit de choses pendables, je vous en réponds. La comtesse a donné des ordres. Vous la trouverez dans le casino. Elle a beau avoir la voix douce, elle sait se faire obéir.

A la porte du casino se tenaient cinq ou six travailleurs attachés au domaine. Ils avaient l’air aussi vaguement solennels que les serviteurs qui suivent le convoi d’un défunt de première classe. Les paroles de la comtesse et son attitude impérieuse m’expliquèrent l’énigme posée par l’entrepreneur d’exhumations. Les yeux fixés sur la Junon, qui, renversée de son piédestal, gisait sur un brancard improvisé, elle me montra du doigt la statue et me dit :

— Elle est belle, elle est majestueuse,... n’importe! il faut qu’elle rentre sous terre! — et son geste passionné semblait désigner une fosse ouverte.

J’étais ravi; mais je jugeai plus digne de me caresser le menton d’un air sagace. — Elle vaut cinquante mille scudi, dis-je.

Ma filleule secoua tristement la tête.

— Si nous la vendions au pape pour distribuer l’argent aux pauvres, répliqua-t-elle, cela ne nous servirait à rien. Il faut qu’elle rentre dans son trou,... il le faut! Nous n’avons d’autre alternative que d’étouffer sa beauté sous un amas de terre. Oui, c’est horrible, et il me semble presque que nous allons l’enterrer vivante ; mais hier, lorsque Camillo a refusé de me voir, j’ai compris qu’il ne me reviendra pas tant qu’elle restera sur terre. Pour rompre complètement le charme, il faut enfouir à jamais la Junon.

— Puisse le ciel récompenser ce sacrifice ! lui dis-je.

Quand mon petit gnome revint, il ne ressemblait guère à un envoyé céleste; seulement il était adroit, ce qui pour le moment le rendait fort utile. De temps à autre, il laissait échapper une sorte de lamentation étouffée, comme pour protester contre la cruauté de la comtesse; mais je le vis examiner la statue détrônée avec une joie contenue et un ricanement qui excitait la surprise des travailleurs. Il arriva muni d’une ample provision de corde. Ses aides ayant enlevé le brancard, il les mena vers le trou d’où l’on avait tiré la statue et que l’on s’était abstenu de combler en vue de fouilles ultérieures. Lorsque les porteurs atteignirent le bord de la fosse, la nuit tombait, et l’obscurité voilait sous son linceul la beauté de la victime de marbre. Personne ne proféra une parole, — chacun éprouvait des regrets, sinon de la honte. Quelle que fût notre excuse, la cérémonie semblait monstrueusement profane. Enfin les cordes furent ajustées, et la Junon descendit avec lenteur dans sa tombe. La comtesse arracha quelques fleurs d’un buisson voisin et les jeta sur la poitrine de la déesse. — Repose en paix, dit-elle, et à tout jamais !

— A tout jamais! répéta une voix.

Nous nous retournâmes. Le comte, le regard fixe, les bras croisés, s’approchait de l’excavation. Je me plaçai entre ma filleule et son mari, redoutant les terribles conséquences que pouvait provoquer le coup d’état de Marthe. La jeune femme m’écarta doucement et se plaça devant le comte.

— Qui donc a ordonné cela? demanda-t-il d’un ton de menace en se tournant de mon côté.

— Moi, répondit Marthe d’une voix résolue.

Le comte demeura un instant pensif, puis son regard enveloppa la charmante créature qu’il oubliait depuis plus d’un mois. Ses traits se détendirent ; il poussa un long soupir et lui saisit brusquement les mains.

— Ah! cara mia ! dit-il, tu me sauves!

— J’étais jalouse, répliqua-t-elle.

— Et moi j’ai été fou. Qu’elle dorme en paix, ta rivale d’un jour! Elle est le passé, — tu es le présent et l’avenir.


HENRI JAMES.