Le Disciple de Pantagruel/1875/26

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Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 60-62).

Des isles fortunées et heureuses, là où croissent les laictues, les choulx et aultres herbes grandes à merveille. Plus, il y a des arbres où croissent les doubles ducatz, nobles à la rose, escuz au soleil et aultres pièces d’or, et de la monnoye.

CHAPITRE XXVI.


Les terres qui sont entre deux fleuves sont si fertiles que tout ce qu’y croist est excessivement grand, en sorte qu’il y a des laictues et des choulx si grands que, s’il y en avoit ung planté au meillieu de Paris, il donneroit umbre à toute la ville, en sorte qu’on serolt à couvert dessoubz comme en la salle du Palais ou comme dedans l’eglise Nostre Dame de Paris.

Vous pouvez bien croire que icelles isles ne sont pas nommées pour néant ny sans cause les isles fortunées et heureuses, car il y a des choses fort merveilleuses et difficiles à croire, qui ne les auroit veues ; et entre les aultres choses dignes de mémoire, il y a de grans arbres, comme chesnes ou noyers, qui portent ung fruict gros comme la teste d’un asne, rouge par dehors comme grenades, lequel est tout plein de désirez, doubles ducatz, nobles à la rose, escuz au soleil et de toutes aultres especes d’or monnoyé, qui croissent dedans iceluy fruict, comme font les pepins dedans une grenade ou dedans une figue ou une courge.

Ledict fruict ne tumbe jamais de l’arbre jusques à ce qu’il soit meur. Il y en a aulcunesfoys de vereux qui ne sont pas de fin or, comme vous voyez les philipus, les florins et les aultres pièces de bas or.

Il estoit environ la my aoust quant nous arrivasmes par delà, qui est la saison que le fruyct est meur ; parquoy nous feismes monter l’ung de noz gens dessus l’ung des plus grans arbres qu’y fust pour le crouller et hocher, lequel le scouet si fort qu’il en tumba de si gros et en si grande habondance qu’ilz tuerent plusieurs de mes gens, tant estoient pesans et pleins de pièces d’or : car ilz estoient trop curieux et trop convoyteux de recueillir d’icelluy fruict. Les habitans du pays n’en tiennent non plus de compte que font les pourceaulx par deçà de poires molles. Quant ilz chéent de l’arbre sur la terre, ilz s’eschachent et ouvrent par pièces, comme font les figues quand elles sont fort meures, ou comme font les poyres molles soubz les poyriers ou figuiers. Nous les perceasmes du bout de noz espées et pongnardz, et les cousismes à noz jaquettes et à noz halecretz et hocquetons, plus prés l’ung de l’aultre et plus drus qu’escaille de poisson ; parquoy il sembloit qu’ilz eussent cru sur noz habillemens. Je vous promectz que, sans point de vérité, que nous y en cousismes tant que nous ne les pouvions soustenir ny porter.

Je voudroye qu’ung tas d’avaricieux et usuriers publicques feussent pardelà pqur les recueillir, et qu’il leur en feust cheut de si gros sur la teste qu’ils les eussent assommez comme pourceaulx, affin qu’ilz feussent rassasiez. Et pareillement ung tas de meschans gens insatiables, qui n’auroient pas assez de tout l’avoir et de tout l’argent du monde, et neantmoins n’emporteront qu’ung drap ou une corde et chesne de fer.