Le Feu/8

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Le Feu : journal d’une escouade
Flammarion (p. 108-117).


VIII

LA PERMISSION


Eudore s’assit là un moment, près du puits de la route, avant de prendre, à travers champs, le chemin qui conduisait aux tranchées. Un genou dans ses mains croisées, levant sa frimousse pâle — où il n’y avait pas de moustache sous le nez, mais seulement un petit pinceau plat au-dessus de chaque coin de la bouche — il sifflota, puis bâilla jusqu’aux larmes à la face du matin.

Un tringlot qui cantonnait à la lisière du bois, là-bas — ou il y a une file de voitures et de chevaux, telle une halte de bohémiens — et qu’attirait le puits de la route, s’avançait avec deux seaux de toile qui, à chacun de ses pas, dansaient au bout de chacun de ses bras. Il s’arrêta devant ce fantassin sans armes muni d’une musette gonflée, et qui avait sommeil.

— T’es permissionnaire ?

— Oui, dit Eudore, j’en rentre.

— Ben, mon vieux, dit le tringlot en s’éloignant, t’es pas à plaindre, si t’as comme ça six jours de permission dans l’bidon.

Mais voilà que quatre hommes descendaient la route, d’un pied lourd et pas pressé, et leurs souliers, à cause de la boue, étaient énormes comme des caricatures de souliers. Ils s’arrêtèrent comme un seul homme en apercevant le profil d’Eudore.

— V’là Eudore ! Eh ! Eudore ! Eh ! cette vieille noix, c’est donc que t’es r’venu ! s’écrièrent-ils ensuite, en s’élançant vers lui, et en lui tendant leurs mains aussi grosses que s’ils portaient des gants de laine rousse.

— Bonjour, les enfants, dit Eudore.

— Ça s’est bien tiré ? Quoi qu’tu dis, mon gars, quoi ?

— Oui, répondit Eudore. Pas mal.

— Nous v’nons d’corvée de vin ; nous avons fait not’ plein. On va rentrer ensemble, pas ?

Ils descendirent à la queue leu-leu le talus de la route et s’en allèrent bras dessus bras dessous à travers le champ enduit d’un mortier gris où la marche faisait un bruit de pâte brassée au pétrin.

— Comme ça, t’as vu ta femme, ta petite Mariette, pisque tu n’vivais que pour ça, et que tu n’pouvais pas ouvrir ton bec sans nous visser un ours à propos d’elle !

La figure pâlotte d’Eudore se pinça.

— Ma femme, je l’ai vue, bien sûr, mais une petite fois seulement. Y a pas eu plan d’avoir mieux. C’est pas d’veine, j’dis pas, mais c’est comme ça.

— Comment ça ?

— Comment ! Tu sais que nous habitons Villers-l’Abbé, un hameau de quatre maisons ni plus ni moins, à cheval sur une route. Une de ces maisons, c’est justement notre estaminet, qu’elle tient ou plutôt qu’elle retient depuis que l’patelin n’est plus amoché par le marmitage.

» Et alors, en vue d’une permission, elle avait demandé un laissez-passer pour Mont-Saint-Éloi, où sont mes vieux, et moi, ma perme était pour Mont-Saint-Éloi. Tu saisis la combine ?

» Comme c’est une petite femme de tête, tu sais, elle avait demandé son laissez-passer bien avant la date qu’on croyait de mon départ en perme. Quoique ça, mon départ est arrivé, si j’peux dire, avant qu’elle ait eu son autorisation. J’suis parti tout d’même : tu sais qu’à la compagnie faut pas louper son tour. J’suis donc resté avec mes vieux à attendre. J’les aime bien, mais j’faisais tout de même la gueule. Eux, ils étaient contents de me voir et embêtés de m’voir embêté dans leur compagnie. Mais qu’y faire ? À la fin du sixième jour – à la fin d’ma perme, la veille de rentrer ! – un jeune homme en vélo – l’fils Florence – m’apporte une lettre de Mariette, qu’elle n’avait pas encore son laissez-passer… »

— Ah ! malheur ! exclamèrent les interlocuteurs.

— … mais, continua Eudore, qu’y avait qu’une chose à faire, c’était que j’demand’, moi, la permission au maire de Mont-Saint-Éloi, qui d’mand’rait à l’autorité militaire, et que j’aille de ma personne, et au galop, à Villers, la voir.

— Il aurait fallu faire ça l’premier jour, et pas l’sixième !

— Videmment, mais j’avais peur d’m’croiser avec elle et d’la louper, vu que, dès mon arrivée, j’l’attendais toujours, et qu’à chaque instant j’pensais la voir dans la porte ouverte. J’ai fait c’qu’elle me disait.

— En fin de compte, t’l’as vue ?

— Qu’un jour, ou plutôt qu’une nuit, répondit Eudore.

— Ça suffit ! s’écria gaillardement Lamuse.

— Eh oui ! renchérit Paradis. En une nuit, un zigotteau comme toi, ça en fait, et même ça en prépare, du boulot !

— Aussi, vise-le, c’t’air fatigué ! Tu parles d’une louba qu’i’ s’est envoyée, ce va-nu-pieds-là ! Ah ! charogne, va !

Eudore secoua sa figure pâle et sérieuse sous l’averse des quolibets scabreux.

— Les gars, bouclez-les cinq minutes, vos grandes gueules.

— Raconte-nous ça, petit.

— C’est pas une histoire, dit Eudore.

— Alors, tu disais que t’avais l’cafard entre tes vieux ?

— Eh oui ! I’s avaient beau essayer de m’remplacer Mariette avec des belles tranches de notre jambon, de l’eau-de-vie de prune, des raccommodages de linge et des petites gâteries… (Et même j’ai r’marqué qu’i’s s’ret’naient de s’engueuler comme d’habitude.) Mais tu parles d’une différence ; et c’était toujours la porte que j’regardais pour voir si des fois elle remuerait pas et s’changerait en femme. J’ai donc visité l’maire et je m’suis mis en route, hier, vers les deux heures de l’après-midi — vers les quatorze heures, j’peux bien dire putôt, vu que j’comptais bien les heures depuis la veille ! J’avais donc plus juste qu’une nuit d’permission !

» En approchant, à la brune, par la portière du wagon du petit chemin de fer qui marche encore là-bas sur des bouts de voie, je r’connaissais à moitié le paysage et à moitié je le r’connaissais pas. Je l’sentais par-ci par-là tout d’un coup qui s’refaisait et se fondait dans moi comme si il s’mettait à m’parler. Puis, i’ s’taisait. À la fin, on a débarqué, et il a fallu, c’qu’est un comble, aller à pied jusqu’à la dernière station.

» Jamais, mon vieux, jamais j’ai eu temps pareil : six jours qu’i’ pleuvait ; six jours que le ciel i’ lavait la terre et la r’lavait. La terre s’amollissait et s’bougeait et allait dans des trous et en f’sait d’autres. »

— Ici aussi. La pluie n’a pas décessé que c’matin.

— C’est bien ma veine. Aussi partout des ruisseaux grossis et nouveaux qui venaient effacer comme des lignes sur le papier, la bordure des champs ; des collines qui coulaient depuis le haut jusqu’en bas. Des coups de vent qui faisaient dans la nuit, tout d’un coup, des nuages de pluie passant et roulant au galop et nous cinglant les pattes, et la figure et l’cou.

» C’est égal, quand j’ai arrivé pédibus à la station, il en aurait fallu un qui fasse une rudement laide grimace pour me faire retourner en arrière !

» Mais v’là-t-i’ pas qu’en arrivant au pays, on était plusieurs : d’autres permissionnaires, qui n’allaient pas à Villers, mais étaient obligés d’y passer pour aller aut’ part. De c’te façon, on est entré en bande… On était cinq vieux camarades qui s’connaissaient pas. Je n’retrouvais rien de rien. Par là, ça a été plus bombardé encore que par ici, et pis l’eau, et puis, ça f’sait soir.

» J’vous ai dit qu’il n’y a qu’quatre maisons dans l’pat’lin. Seulement, elles sont loin l’une de l’autre. On arrive dans le bas de la hauteur. J’savais pas très bien où j’étais, non plus qu’les copains qui avaient pourtant une petite idée du pays, vu qu’i’s étaient des environs – tant plus qu’l’eau tombait à pleins seaux. .  » Ça d’venait impossible d’aller pas vite. On s’met à courir. On passe devant la ferme des Alleux – une espèce de fantôme de pierre ! – qui est la première maison. Des morceaux de murs comme des colonnes déchirées qui sortaient de l’eau : la maison avait fait naufrage, quoi. L’autre ferme, un peu plus loin, noyée kif-kif.

» Notre maison est la troisième. Elle est au bord de la route qu’est tout sur le haut de la pente. On y grimpe, face à la pluie qui nous tapait d’sus et commençait dans l’ombre à nous aveugler – on se sentait l’froid mouillé dans l’œil, v’lan ! – et à nous mettre en débandade, tout comme des mitrailleuses.

» La maison ! J’cours comme un dératé, comme un Bicot à l’assaut. Mariette ! Je la vois dans la porte lever les bras au ciel, derrière c’te mousseline de soir et de pluie – de pluie si forte qu’elle la refoulait et la retenait toute penchée entre les montants de la porte, comme une Sainte-Vierge dans sa niche. Au galop, je me précipite, mais pourtant, j’pense à faire signe aux camaros d’m’suivre. On s’engouffre dans la maison. Mariette riait un peu et avait la larme à l’œil d’me voir, et elle attendait qu’on soit tout seuls ensemble pour rire et pleurer tout à fait. J’dis aux gars de se r’poser et de s’asseoir les uns sur les chaises, les autres sur la table.

» – Où vont-ils, ces messieurs, demanda Mariette. – Nous allons à Vauvelles. – Jésus ! qu’elle dit, vous n’y arriverez pas. Vous ne pouvez pas faire cette lieue-là par la nuit avec des chemins défoncés et des marais partout. N’essayez même pas. — Ben, on ira d’main alors ; on va seulement chercher où passer la nuit. — J’vais aller avec vous, que j’dis, jusqu’à la ferme du Pendu. Y a d’la place, c’est pas ça qui manque là-dedans. Vous y ronflerez et pourrez partir au p’tit jour. Jy ! mettons-y un coup jusque-là.

» Cette ferme, la dernière maison de Villers, elle est sur la pente ; aussi y avait des chances qu’elle soye pas enfoncée dans l’eau et la vase.

» On r’sort. Quelle dégringolade ! On était mouillé à n’pas y t’nir, et l’eau vous entrait aussi dans les chaussettes par les semelles et par le drap du froc, détrempé et transpercé aux g’noux. Avant d’arriver à c’Pendu, on rencontre une ombre en grand manteau noir avec un falot. À lève le falot et on voit un galon doré sur la manche, puis une figure furibarde.

» — Qu’est-ce que vous foutez là ? dit l’ombre en campant en arrière et en mettant un poing sur la hanche, tandis que la pluie faisait un bruit de grêle sur son capuchon.

» — C’est des permissionnaires pour Vauvelles. Ils peuvent pas r’partir à c’soir. I’s voudraient coucher dans la ferme du Pendu.

» — Quoi vous dites ? Coucher ici ? C’est-i’ qu’vous seriez marteaux ? C’est ici le poste de police. J’suis l’sous-officier de garde, et il y a des prisonniers boches dans les bâtiments. Et même, j’vas vous dire, qu’i’ dit : il faudrait voir à c’que vous vous fassiez la paire d’ici, en moins de deux. Bonsoir.

» Alors on fait d’mi-tour et on se r’met à r’descendre en faisant des faux pas comme si on était schlass, en glissant, en soufflant, en clapotant, en s’éclaboussant. Un des copains m’crie dans la pluie et le vent : « On va toujours t’accompagner jusqu’à chez toi ; pisqu’on n’a pas d’maison, on a l’temps. »

» – Où allez-vous coucher ? – On trouvera bien, t’en fais pas, pour qué qu’heures qu’on a à passer ici. – On trouv’ra, on trouv’ra, c’est pas dit, que j’dis… En attendant, rentrez un instant. Un p’tit moment, c’est pas d’refus. » Et Mariette nous voit encore rentrer à la file, tous les cinq, trempés comme des soupes.

» On est là, à tourner et r’tourner dans notre petite chambre qu’est tout ce que contient la maison, vu qu’c’est pas un palais.

» – Dites donc, madame, demanda un des bonhommes, y aurait-il pas une cave ici ?

» – Y a d’ l’eau d’dans, que fait Mariette : on ne voit pas la dernière marche de l’escalier, qui n’en a que deux.

» – Ah ! zut alors, dit l’bonhomme, parce que j’vois qu’y a pas d’grenier non plus…

» Au bout d’un p’tit moment, i’ s’lève :

» – Bonsoir, mon vieux, qu’i’ m’dit. On les met.

» – Quoi, vous partez par un temps pareil, les copains ?

» – Tu penses, dit c’type, qu’on va t’empêcher de rester avec ta femme !

» – Mais, mon pauv’ vieux.

» – Y a pas d’mais. Il est neuf heures du soir ; et t’es obligé de ficher le camp avant l’jour. Allons, bonsoir. Vous v’nez, vous autres ?

» – Pardine ! que disent les gars. Bonne nuit, messieurs dames.

» Les v’là qui gagnent la porte, l’ouvrent. Mariette et moi, on s’est regardé tous les deux. On n’a pas bougé. Puis on s’est regardé encore, et on s’est élancé sur eux. J’ai attrapé un pan de capote, elle, une martingale, tout ça mouillé à tordre.

» – Jamais de la vie. On vous laissera pas partir. Ça se peut pas.

» – Mais…

» – Y a pas d’mais, que je réponds pendant qu’elle boucle la lourde. »

— Alors quoi ? demanda Lamuse.

— Alors, rien du tout, répondit Eudore. On est resté comme ça, bien sagement – toute la nuit. Assis, calés dans des coins, à bâiller, comme ceux qui veillent un mort. On a parloché un peu d’abord. De temps en temps, l’un disait : « Est-ce qu’il pleut encore ? » et allait voir, et disait : « I’ pleut. » Du reste, on l’entendait. Un gros, qui avait des moustaches de Bulgare, luttait contre le sommeil comme un sauvage. Quelquefois, un ou deux dormaient dans le tas ; mais il y en avait toujours un qui bâillait et ouvrait un œil, par politesse, et s’étirait ou se levait à moitié pour se rasseoir mieux.

» Mariette et moi, on n’a pas dormi. On s’est regardé, mais on regardait aussi les autres, qui nous regardaient, et voilà.

» Le matin est venu débarbouiller la fenêtre. Je me suis levé pour aller voir le temps. La pluie n’avait guère diminué. Dans la chambre, je voyais des formes brunes qui bougeaient, respiraient fort. Mariette avait les yeux rouges de m’avoir regardé toute la nuit. Entre elle et moi, un poilu, en grelottant, bourrait une pipe.

» On tambourine à la vitre. J’entrouvre. Une silhouette au casque tout ruisselant, comme apportée et poussée là par le vent terrible qui souffle et qui entre avec, apparaît et demande :

» – Eh ! l’estaminet, y a-t-il moyen d’avoir du café ?

» – On y va, monsieur, on y va ! » crie Mariette.

» Elle se lève de d’ssus sa chaise, un peu engourdie. Elle ne parle point, se regarde dans notre bout de glace, se touche un peu les cheveux et elle dit, tout bonnement, c’te femme :

» – J’vais préparer le café pour tout le monde.

» Quand on l’a bu, fallait s’en aller tous. Du reste, les clients radinaient chaque minute.

» – Hé, la p’tite mère ! qu’i’ criaient en introduisant leur bec par la fenêtre entrouverte, vous avez ben un peu d’jus. Comme qui dirait trois jus ! Quatre ! « Et deux encore en plus », que disait une aut’ voix.

» On s’approche de Mariette pour lui dire adieu. I’s savaient bien qu’ils avaient été bougrement de trop cette nuit ; mais j’voyais bien qu’i’s n’savaient pas s’il était convenable de parler de c’t’affaire-là ou de n’pas en parler du tout.

» Le gros Macédonien s’y est décidé :

» – On vous a bien emmerdés, hein, ma p’tite dame ?

» I’ disait ça pour montrer qu’il était bien élevé, l’vieux frère.

» Mariette le r’mercie et lui tend la main.

» – C’est rien d’ça, monsieur. Bonne permission !

» Et moi, j’te la serre dans mes bras et j’te l’embrasse le plus longtemps que j’peux, pendant une demi-minute… Pas content – dame, y avait d’quoi ! – mais content tout de même que Mariette n’ait pas voulu fiche dehors les camarades comme des chiens. Et j’sentais aussi qu’elle me trouvait brave de ne l’avoir point fait.

» – Mais c’est pas tout ça, dit l’un des permissionnaires en rel’vant un pan d’sa capote et en fourrant sa main dans sa poche de froc. C’est pas tout ça ; combien qu’on vous doit pour les cafés ?

» – Rien, puisque vous avez habité cette nuit chez moi ; vous êtes mes invités.

» – Oh ! madame, pas du tout !…

» Et voilà-t-il pas qu’on s’fait des protestations et des petits saluts les uns devant les autres ! Mon vieux, tu diras ce que tu voudras, on n’est que des pauvres bougres, mais c’était épatant, cette petite manigance de politesses.

» – Allons, jouons-en un air, hein ?

» Ils filent un à un. Je reste en dernier.

» Un aut’ passant s’met en ce moment à cogner aux carreaux : encore un qui claquait du bec de jus. Mariette, par la porte ouverte, se penche et lui crie :

» – Une seconde !

» Puis elle me met dans les bras un paquet qu’elle avait prêt.

» – J’avais acheté un jambonneau. C’était pour le souper, nous, tous les deux, en même temps qu’un litre de vin bouché. Ma foi, quand j’ai vu que tu étais cinq, j’ai pas voulu l’partager tant, et maintenant encore moins. Voilà le jambon, le pain, le vin. Je te les donne pour que tu en profites tout seul, mon gars. Eux, on leur a donné assez ! qu’elle a dit. »

— Pauv’ Mariette, soupire Eudore. Y avait quinze mois que je ne l’avais vue. Et quand est-ce que je la reverrai ! Et est-ce que je la reverrai ?

» C’était gentil, c’t’idée qu’elle avait. Elle me fourra tout ça dans ma musette… »

Il entr’ouvre sa musette de toile bise.

— Tenez, les v’là : l’jambon ici là, et le grignolet, et v’là l’kilo. Eh bien, puisque c’est là, vous ne savez pas ce qu’on va faire ? Nous allons nous partager ça, hein, mes vieux poteaux ?