Le Flâneur des deux rives/1, rue Bourbon-le-Château

La bibliothèque libre.
Éditions de la Sirène (p. 39-47).


1, RUE BOURBON-LE-CHÂTEAU


Dans cette vieille maison, deux femmes furent assassinées le 23 décembre 1850. L’une était Mlle  Ribault, dessinatrice au Petit Courrier des Dames que dirigeait M. Thiéry. Avant de mourir, trempant son doigt dans son sang, elle eut la force d’écrire sur un paravent : « L’assassin, c’est le commis de M. Thi ». Laforcade, le commis, fut arrêté quelques heures après son crime.

De notre temps, cette maison se signale d’une autre façon à l’attention des curieux.

C’est là qu’habite M. André Mary, le poète bourguignon auquel M. Fernand Fleuret a dédié sa Macaronée satirique, Falourdin, destinée à stigmatiser la presse contemporaine.

Au commencement de son poème M. Fernand Fleuret a chanté la vieille maison de la rue Bourbon-le-Château :


Si tu translates, voire, un Boëce chanci
Dans ta sombre maison du carrefour Buci
Que peuplent des bouquins et des pots de la Chine…


L’auteur de Falourdin auquel on ne peut reprocher qu’un peu d’archaïsme, si toutefois un si rare défaut prête au reproche, est aujourd’hui, où ils sont rares, un des meilleurs versificateurs français, et comme il est vraiment poète, ses productions méritent de passer aux âges qui viendront…

M. Fernand Fleuret est Normand. Une fois, au cours d’un banquet où l’on célébrait le millénaire de la Normandie, un Norvégien gigantesque, qui se trouvait près de lui, le regarda avec condescendance et déclara :

« Vous, petit Viking ; moi, grand Viking. »

Le petit Viking, d’après l’observation d’un autre poète normand, a l’air d’un archer de la tapisserie de Bayeux.

Son penchant décidé vers la mystification le poussa un jour, alors qu’il allait encore au collège, à faire croire à la cuisinière de ses parents qu’un certain fourreau qui emprunta jadis son nom à la paisible ville de Condom était une bourse de nouvelle sorte et fort commode pour les gros sous. À la boucherie, ce fut un éclat de rire qui se propagea dans toute la ville. La cuisinière se plaignit vivement, ne cachant point le nom de celui qui l’avait trompée. Et depuis ce jour, les dévotes regardèrent M. Fernand Fleuret d’un mauvais œil.

Quand il voulut publier cette supercherie littéraire très supérieure à celle de Mérimée : le Carquois du sieur Louvigné du Dézert, M. Fernand Fleuret se fit appuyer auprès d’un éditeur qui demeure à côté de l’Odéon.

L’éditeur sourit à mon Fleuret, tâte le manuscrit, l’ouvre et le premier mot qui lui tombe sous les yeux, c’est celui dont les typographes firent une si belle coquille un jour que, dans un journal, il était question des fouilles de Mme  Dieulafoy.

« Fouilles, Monsieur, s’écria l’éditeur en refermant le manuscrit, Monsieur… Sortez, Monsieur. »



Dans la sombre maison du carrefour Buci habite encore M. Maurice Cremnitz, qui piqua fort la curiosité en publiant sous les initiales M. C., dans Vers et Prose, un poème excellent intitulé Anniversaire et qui fut composé à la mémoire de Jean Moréas.

M. Maurice Cremnitz est un poète qui depuis longtemps déjà ne montre plus volontiers ses ouvrages. C’est un homme aimable qui se soucie peu de la gloire. Les poètes, ses amis, ont une grande confiance dans l’intégrité de son goût, et, si ses décisions ne sont point des arrêts, elles emportent généralement le suffrage de celui qui les fait naître et qui s’y range. Cette autorité, qu’il exerce avec une grande discrétion et dans un tout petit cercle, lui donne ainsi dans les lettres contemporaines un rôle inattendu qu’il ne recherchait point et qui est plein de responsabilités.

Chaque année, en temps de paix, M. Maurice Cremnitz, qui aime la marche, parcourait à pied une région qu’il ne connaissait pas encore. Il ne s’embarrassait pas de bagages ; une bonne canne à la main, il voyageait, s’arrêtant quand il le voulait, sans se préoccuper des horaires.

Une fois, c’était près de Montereau, deux gendarmes l’arrêtèrent sur la route et lui demandèrent ses papiers.

M. Maurice Cremnitz se fouilla et ne trouva sur lui qu’une carte d’entrée à la Bibliothèque Nationale. Les gendarmes l’examinèrent et l’un d’eux :

« Alors, c’est là que vous travaillez ?… » Sur la réponse affirmative de M. Cremnitz il ajouta : « Vos patrons doivent bien mal vous payer puisque vous ne pouvez pas même prendre le chemin de fer. »

M. Maurice Cremnitz que connaissent peu les nouvelles générations mais que n’ont pas oublié André Gide ni Paul Fargue, s’engagea au début de la guerre.

Je le rencontrai à Nice dans son uniforme de fantassin.

Cremnitz vivait la vie des dépôts d’infanterie. Nous nous vîmes dans un café durant quelques minutes et, fantassin, il trouva qu’artilleur j’étais mieux vêtu que lui. J’en avais presque honte et quand je le quittai, je sortis à reculons afin que l’éclat des éperons ne désolât point ce gentil et vaillant garçon.

J’ai rencontré quelques autres littérateurs soldats au cours de mon instruction militaire, soit à Nice soit à Nîmes. J’ai revu le dramaturge Auguste Achaume, caporal dans un régiment de territoriaux. Il avait bonne figure sous la capote et, cantonné dans un skating, couchait sur l’estrade de l’orchestre ; il couche à présent sous la tente. Dans le dépôt d’artillerie où j’achevais mes « classes », mon lit était près de celui d’un brigadier poète, René Berthier, qui fit partie à Toulon du groupe littéraire des Facettes. J’ai lu de ses poèmes et, à mon avis, il est un des meilleurs poètes de sa génération. Il est maintenant sous-lieutenant d’artillerie. Ce poète est encore un savant de premier ordre dont les inventions utiles à l’humanité ne se comptent plus.

J’ai rencontré encore à Nîmes, Léo Larguier, qui eut plusieurs fois l’occasion de fréquenter la maison du 1, rue Bourbon-le-Château, et qui a publié sur la guerre un beau livre de littérateur : Les Heures déchirées.

Le premier dimanche de mars, en 1915, je déjeunais au petit restaurant de la Grille, quand un caporal de la ligne se leva de table et m’aborda en me récitant une strophe de la Chanson du Mal-aimé.

Je fus interloqué. Un deuxième canonnier-conducteur n’est pas habitué à ce qu’on lui récite ses propres vers. Je le regardai sans le reconnaître. Il était de haute taille, et, de figure, ressemblait à un Victor Hugo sans barbe et plus encore à un Balzac. « Je suis Léo Larguier, me dit-il alors. Bonjour, Guillaume Apollinaire. » Et nous ne nous quittâmes que le soir à l’heure de la rentrée au quartier. Ce jour-là et les jours suivants nous ne parlâmes pas de la guerre, car les soldats n’en parlent jamais, mais de la flore nîmoise dont, en dépit de Moréas, le jasmin ne fait pas partie. Quelquefois, l’aimable M. Bertin, secrétaire général de la préfecture, nous apportait l’agrément de sa conversation enjouée et d’une érudition spirituelle. La voix terrible de Léo Larguier dominait le colloque et j’en entends encore les éclats quand il nous disait le nom d’un homme de sa compagnie : « Ferragute Cypriaque. »

Un dimanche, Larguier nous emmena, M. Bertin et moi, chez un de ses amis, le peintre Sainturier, dont les dessins ont la pureté de ceux de Despiau. Sainturier vit en ermite, il est inconnu et se complaît dans son obscurité ensoleillée du Midi. Très jeune d’aspect, bien qu’ayant passé l’âge de servir, il est robuste et travaille beaucoup et, outre ses productions, qui sont personnelles, on voit dans sa demeure des trésors artistiques que je ne soupçonnais point.

C’est là que j’ai vu un extraordinaire portrait de Stendhal qui le représente à mi-corps et vu de face. Le visage est calme et pétillant de malice contenue. C’est chez le peintre Sainturier, que je vis pour la première fois Alfred de Musset. Ses autres portraits paraissent factices quand on a vu celui-là qui est peint par Ricard. Musset est de profil. Larguier n’en revenait pas et Sainturier promit de lui en faire une copie après la guerre. Il y a là, de Ricard aussi, un beau portrait de Manet. Mais nous vîmes, encore chez Sainturier, un Van Dyck : Charles Ier enfant, plusieurs portraits et miniatures d’Isabey, un Greco, des esquisses de Boucher, un merveilleux Latour, deux Hubert Robert, des Monticelli, une petite nature morte de Cézanne, etc., etc.

Le lendemain, je ne revis plus Larguier. Il était parti pour un camp d’instruction d’où il alla sur le front comme caporal brancardier. Nous fûmes près l’un de l’autre à la bataille de Champagne, mais nous ne pûmes nous joindre. Il y fut blessé et nous ne nous rencontrâmes que durant une de ses permissions, justement devant le no 1 de la rue Bourbon-le-Château, cette « sombre maison » chantée par M. Fernand Fleuret.