Le Flâneur des deux rives/La cave de M. Vollard

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Éditions de la Sirène (p. 107-113).


LA CAVE DE M. VOLLARD


Près du boulevard, au 8, rue Laffitte, il y avait avant la guerre une boutique, véritable capharnaüm où s’entassaient les tableaux des peintres contemporains et où la poussière régnait partout.

Depuis la guerre, elle est close. M. Vollard sans doute, a renoncé à son commerce pour se livrer tout entier à sa fantaisie d’écrivain et à la rédaction de ses souvenirs sur les peintres et les auteurs qu’il a fréquentés. Il n’oubliera pas d’y parler de sa cave qui fut fameuse de 1900 à 1908, époque à laquelle il m’annonça qu’il renonçait à manger dans sa « cave de la rue Laffitte » ; elle était devenue trop humide.

Tout le monde a entendu parler de ce fameux hypogée. Il fut même de bon ton d’y être invité pour y déjeuner ou y dîner. J’ai assisté pour ma part à quelques-uns de ces repas. Carrelée, les murs tout blancs, la cave ressemblait à un petit réfectoire monacal.

La cuisine y était simple, mais savoureuse : mets préparés suivant les principes de la vieille cuisine française, encore en vigueur dans les colonies, des plats cuits longtemps, à petit feu, et relevés par des assaisonnements exotiques.

On peut citer parmi les convives de ces agapes souterraines, tout d’abord un grand nombre de jolies femmes, puis M. Léon Dierx, prince des poètes, le prince des dessinateurs, M. Forain ; Alfred Jarry, Odilon Redon, Maurice Denis, Maurice De Vlaminck, José-Maria Sert, Vuillard, Bonnard, K. X. Roussel, Aristide Maillol, Picasso, Émile Bernard, Derain, Marius-Ary Leblond, Claude Terrasse, etc., etc.

Bonnard a peint un tableau représentant la cave et, autant qu’il m’en souvienne, Odilon Redon y figure.



Léon Dierx fut de presque tous ces repas. C’est là que j’appris à le connaître. Sa vue baissait déjà. Ceux qui l’ont vu dans la rue ou aux cérémonies poétiques qu’il présidait avec tant de sereine majesté n’ont pas idée de la bonne humeur du vieux poète.

Sa gaîté ne diminuait que lorsqu’on récitait de ses vers et il y avait presque toujours quelque jeune personne qui, se levant soudain, lui jetait à la tête une de ses poésies.

Un soir Mme  Berthe Raynold avait récité un de ses poèmes et l’avait si bien dit que le prince des poètes n’en avait pas été fâché. Mais voilà qu’un des convives, qui prétendait cependant connaître sur le bout des doigts et Paris et la poésie de son temps, demande à haute voix : « Est-ce de Lamartine ou de Victor Hugo ? » Il fallut que M. Vollard racontât vingt histoires touchant les naturels de Zanzibar pour que M. Dierx se redécidât à sourire.

Léon Dierx racontait avec complaisance des histoires du temps où il était au ministère. Il y faisait sa besogne en songeant à la poésie. Une fois, il devait écrire à un archiviste de sous-préfecture et au lieu de Monsieur l’Archiviste, il écrivit Monsieur l’Anarchiste, ce qui causa un grand scandale dans la sous-préfecture.

Les peintres préférés de Léon Dierx étaient Corot, Monticelli et Forain.

Un soir que nous sortions de la cave de M. Vollard, le Prince des Poètes m’invita à aller le trouver chez lui aux Batignolles. Il me reçut avec bonté.

Aux murs, des Décamérons peints par Monticelli voisinent avec des croquis de Forain, et les personnages anciens et diaprés de l’un semblent se mêler aux silhouettes modernes et spirituelles de l’autre, pour former une cour étrange et lyrique à ce prince presque aveugle de l’aristocratique République des lettres.

Parnassien, il avait de l’indulgence pour les poètes de toutes les écoles (c’est ainsi que l’on nomme les partis au pays de la poésie).

« Toutes les théories peuvent être bonnes, disait-il, mais les œuvres seules comptent. »

Il s’exprimait avec réserve sur les lettres contemporaines, mais s’il lui arrivait de prononcer le nom de Moréas, sa voix s’enflait et l’on devinait qu’une préférence secrète déterminerait son choix, si un souverain avait à choisir.

Il me dit aussi :

« Notre époque de prose et de science a connu les poètes les plus lyriques. Leur vie, leurs aventures constituent la partie la plus étrange de l’histoire de notre temps.

« Gérard de Nerval se tue pour échapper aux misères de l’existence, et le mystère qui entoure sa mort n’est pas encore expliqué.

« Baudelaire est mort fou, ce Baudelaire dont on connaît si mal la vie, en dépit des biographes et des éditeurs épistolaires. N’a-t-on pas parlé de ses vices et de ses maîtresses ? On assure maintenant que, dans ses Mémoires, Nadar se fait fort de démontrer que Baudelaire est mort vierge.

« En ce moment même, un poète du premier ordre, un poète fou erre à travers le monde… Germain Nouveau quitta un jour le lycée où il professait le dessin et se fit mendiant, pour suivre l’exemple de saint Benoît Labre. Il alla ensuite en Italie, où il peignait et vivait en vendant ses tableaux. Maintenant il suit les pèlerinages et j’ai su qu’il avait passé à Bruxelles, à Lourdes, en Afrique. Fou, c’est trop dire, Germain Nouveau a conscience de son état. Ce mystique ne veut pas qu’on l’appelle un Fou et Poverello lyrique, il veut qu’on n’emploie à son endroit que le mot Dément.

« Des amis ont publié quelques-uns de ses poèmes, et comme il a renoncé à son nom, on n’a mis sur ce livre que cette indication mystique comme un nom de religion : P. N. Humilis. Mais son humilité serait choquée de cette publication, s’il la connaissait. »

Léon Dierx ralluma sa pipe d’écume. Il secoua sa belle tête aux longs cheveux blancs.

« Germain Nouveau peut encore peindre, dit-il, je ne peux plus le faire. Ma vue a baissé au point que je suis presque aveugle. Je ne peux plus lire les livres qu’on m’envoie. Autrefois, je me récréais en peignant. Et je ne connais rien de plus heureux que la vie d’un paysagiste… »

Ce prince qui venait des îles a fait place à un autre prince des poètes, Paul Fort, à peine notre aîné.



C’est dans la cave de la rue Laffitte que fut composé le Grand Almanach illustré. Tout le monde sait que les auteurs en sont Alfred Jarry pour le texte, Bonnard pour les illustrations et Claude Terrasse pour la musique. Quant à la chanson, elle est de M. Ambroise Vollard. Tout le monde sait cela et cependant personne ne semble avoir remarqué que le Grand Almanach illustré a été publié sans noms d’auteurs ni d’éditeur.

Le soir où il imagina presque tout ce dont se compose cet ouvrage digne de Rabelais, Jarry épouvanta ceux qui ne le connaissaient pas, en demandant après dîner la bouteille aux pickles qu’il mangea avec gloutonnerie.

Nombre des anciens convives regretteront ce coin pittoresque de Paris, la voûte blanche de cette cave où, près des boulevards, on goûtait une grande quiétude et sans aucun tableau aux murs.