Le Gai Savoir/Livre troisième

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Le Gai Savoir (« La gaya scienza »)
Traduction par Henri Albert.
Paris, Société du Mercure de France, Paris (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8p. 161-229).


LIVRE TROISIÈME


108.

Luttes nouvelles. — Après la mort de Bouddha l’on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, — une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d’années des cavernes où l’on montrera son ombre.

109.

Gardons-nous. — Gardons-nous de penser que le monde est un être vivant. Comment devrait-il se développer ? De quoi devrait-il se nourrir ? Comment ferait-il pour croître et s’augmenter ? Nous savons à peu près ce que c’est que la matière organisée : et nous devrions changer le sens de ce qu’il y a d’indiciblement dérivé, de tardif, de rare, de hasardé, de ce que nous ne percevons que sur la croûte de la terre, pour en faire quelque chose d’essentiel, de général et d’éternel, comme font ceux qui appellent l’univers un organisme ? Voilà qui m’inspire le dégoût. Gardons-nous déjà de croire que l’univers est une machine ; il n’a certainement pas été construit en vue d’un but, en employant le mot « machine » nous lui faisons un bien trop grand honneur. Gardons-nous d’admettre pour certain, partout et d’une façon générale, quelque chose de défini comme le mouvement cyclique de nos constellations voisines : un regard jeté sur la voie lactée évoque déjà des doutes, fait croire qu’il y a peut-être là des mouvements beaucoup plus grossiers et plus contradictoires, et aussi des étoiles précipitées comme dans une chute en ligne droite, etc. L’ordre astral où nous vivons est une exception ; cet ordre, de même que la durée passable qui en est la condition, a de son côté rendu possible l’exception des exceptions : la formation de ce qui est organique. La condition générale du monde est, par contre, pour toute éternité, le chaos, non par l’absence d’une nécessité, mais au sens d’un manque d’ordre, de structure, de forme, de beauté, de sagesse et quels que soient les noms de nos esthétismes humains. Au jugement de notre raison les coups malheureux sont la règle générale, les exceptions ne sont pas le but secret et tout le mécanisme répète éternellement sa ritournelle qui ne peut jamais être appelée une mélodie, — et finalement le mot « coup malheureux » lui-même comporte déjà une humanisation qui contient un blâme. Mais comment oserions-nous nous permettre de blâmer ou de louer l’univers ! Gardons-nous de lui reprocher de la dureté et de la déraison, ou bien le contraire. Il n’est ni parfait, ni beau, ni noble et ne veut devenir rien de tout cela, il ne tend absolument pas à imiter l’homme ! Il n’est touché par aucun de nos jugements esthétiques et moraux ! Il ne possède pas non plus d’instinct de conservation, et, d’une façon générale, pas d’instinct du tout ; il ignore aussi toutes les lois. Gardons-nous de dire qu’il y a des lois dans la nature. Il n’y a que des nécessités : il n’y a là personne qui commande, personne qui obéit, personne qui enfreint. Lorsque vous saurez qu’il n’y a point de fins, vous saurez aussi qu’il n’y a point de hasard : car ce n’est qu’à côté d’un monde de fins que le mot « hasard » a un sens. Gardons-nous de dire que la mort est opposée à la vie. La vie n’est qu’une variété de la mort et une variété très rare. — Gardons-nous de penser que le monde crée éternellement du nouveau. Il n’y a pas de substances éternellement durables ; la matière est une erreur pareille à celle du dieu des Éléates. Mais quand serons-nous au bout de nos soins et de nos précautions ? Quand toutes ces ombres de Dieu ne nous troubleront-elles plus ? Quand aurons-nous entièrement dépouillé la nature de ses attributs divins ? Quand aurons-nous le droit, nous autres hommes, de nous rendre naturels, avec la nature pure, nouvellement trouvée, nouvellement délivrée ?

110.

Origine de la connaissance. — Pendant d’énormes espaces de temps l’intellect n’a engendré que des erreurs ; quelques-unes de ces erreurs se trouvèrent être utiles et conservatrices de l’espèce ; celui qui tomba sur elles ou bien les reçut par héritage accomplit la lutte pour lui et ses descendants avec plus de bonheur. Il y a beaucoup de ces articles de foi erronés qui, transmis par héritage, ont fini par devenir une sorte de masse et de fond humains ; on admettait, par exemple, qu’il existe des choses qui sont pareilles, qu’il existe des objets, des matières, des corps, qu’une chose est ce qu’elle paraît être, que notre volonté est libre, que ce qui est bon pour les uns est bon en soi. Ce n’est que fort tardivement que se présentèrent ceux qui niaient et mettaient en doute de pareilles propositions, — ce n’est que fort tardivement que surgit la vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance. Il semble que l’on ne puisse pas vivre avec elle, notre organisme étant accommodé pour l’opposé de la vérité ; toutes ses fonctions supérieures, les perceptions des sens et, d’une façon générale, toute espèce de sensation, travaillaient avec ces antiques erreurs fondamentales qu’elles s’étaient assimilées. Plus encore : ces propositions devinrent même, dans les bornes de la connaissance, des normes d’après lesquelles on évaluait le « vrai » et le « non-vrai » — jusque dans les domaines les plus éloignés de la logique pure. Donc : la force de la connaissance ne réside pas dans son degré de vérité, mais dans son ancienneté, son degré d’assimilation, son caractère en tant que condition vitale. Où ces deux choses, vivre et connaître, semblaient entrer en contradiction il n’y a jamais eu de lutte sérieuse : sur ce domaine la négation et le doute étaient de la folie. Ces penseurs d’exception qui, comme les Éléates, établirent et maintinrent malgré cela les antinomies des erreurs naturelles, s’imaginèrent qu’il était aussi possible de vivre ces antinomies : ils inventèrent le sage, l’homme de l’immuabilité, de l’impersonnalité, de l’universalité de conception, à la fois un et tout, avec une faculté propre pour cette connaissance à rebours ; ils croyaient que leur connaissance était en même temps le principe de la vie. Cependant, pour pouvoir prétendre tout cela, il leur fallut se tromper sur leur propre état : ils durent s’attribuer de l’impersonnalité et de la durée sans changement, méconnaître l’essence de la connaissance, nier la puissance des instincts dans la connaissance et considérer, en général, la raison comme une activité absolument libre, sortie d’elle-même ; ils ne voulaient pas voir qu’eux aussi étaient arrivés à leurs principes, soit en contredisant les choses existantes, soit par besoin de repos, ou de possession, ou de domination. Le développement plus subtil de la probité et du scepticisme rendit enfin ces hommes également impossibles. Leur vie et leur jugement apparurent également comme dépendant des antiques instincts et erreurs fondamentales de toute vie sensitive. Ce scepticisme et cette probité plus subtile se formaient partout où deux principes opposés semblaient applicables à la vie, parce que tous deux s’accordaient avec les erreurs fondamentales, où l’on pouvait donc discuter sur le degré plus ou moins considérable d’utilité pour la vie ; de même, là où des principes nouveaux, s’ils ne se montraient pas favorables à la vie, ne lui étaient du moins pas nuisibles, étant plutôt les manifestations d’un instinct de jeu intellectuel, innocent et heureux comme tout ce qui est jeu. Peu à peu le cerveau humain s’emplit de pareils jugements et de semblables convictions et, dans cette agglomération, il se produisit une fermentation, une lutte et un désir de puissance. Non seulement l’utilité et le plaisir, mais encore toute espèce d’instinct prirent partie dans la lutte pour les « vérités » ; la lutte intellectuelle devint une occupation, un charme, une vocation, une dignité — : la connaissance et l’aspiration au vrai prit place enfin comme un besoin, au milieu des autres besoins. Depuis lors, non seulement la foi et la conviction, mais encore l’examen, la négation, la méfiance, la contradiction devinrent une puissance, tous les « mauvais » instincts étaient sous-ordonnés à la connaissance, placés à son service, on leur prêta l’éclat de ce qui est permis, vénéré et utile, et finalement le regard et l’innocence du bien. La connaissance devint dès lors un morceau de la vie même, et, en tant que vie, une puissance toujours grandissante : jusqu’à ce qu’enfin la connaissance et cette antique erreur fondamentale se heurtassent réciproquement, toutes deux réunies étant la vie, toutes deux la puissance, toutes deux dans le même homme. Le penseur : voilà maintenant l’être où l’instinct de vérité et ces erreurs qui conservent la vie livrent leur premier combat, après que l’instinct de vérité, lui aussi, s’est affirmé comme une puissance qui conserve la vie. Par rapport à l’importance de cette lutte tout le reste est indifférent : en ce qui concerne la condition vitale la dernière question est ici posée et la première tentative est faite ici pour répondre par l’expérience à cette question. Jusqu’à quel point la vérité supporte-t-elle l’assimilation ? — voilà la question, voilà l’expérience.

111.

Origine du logique. — Comment la logique s’est-elle formée dans la tête de l’homme ? Certainement par l’illogisme dont, primitivement, le domaine a dû être immense. Mais une quantité innombrable d’êtres qui déduisaient autrement que nous ne déduisons maintenant a dû disparaître, cela semble de plus en plus vrai ! Celui qui par exemple ne parvenait pas à découvrir assez souvent les « similitudes », pour ce qui en est de la nourriture, ou encore pour ce qui en est des animaux qui étaient ses ennemis, celui donc qui établissait trop lentement des catégories, ou qui était trop circonspect dans la subsomption diminuait ses chances de durée, plus que celui qui pour les choses semblables concluait immédiatement à l’égalité. Pourtant c’est un penchant prédominant à traiter, dès l’abord, les choses semblables comme si elles étaient égales — un penchant illogique, en somme, car en soi il n’y a rien d’égal — qui a le premier créé toute base de la logique. De même il fallut, pour que se formât le concept de substance, indispensable pour la logique — bien qu’au sens strict rien de réel n’y correspondît — que, longtemps, ce qu’il y a de changeant aux choses ne fût ni vu ni senti ; les êtres qui ne voyaient pas très exactement avaient une avance sur ceux qui voyaient les « fluctuations » de toute chose. En soi tout degré supérieur de circonspection dans les conclusions, tout penchant sceptique est déjà un grand danger pour la vie. Aucun être vivant ne serait conservé si le penchant contraire d’affirmer plutôt que de suspendre son jugement, de se tromper et de broder plutôt que d’attendre, d’approuver plutôt que de nier, de juger plutôt que d’être juste, n’avait été développé d’une façon extrêmement intense. — La suite des pensées et des déductions logiques, dans notre cerveau actuel, correspond à un processus, à une lutte d’instincts, en soit fort illogiques et injustes ; nous ne percevons généralement que le résultat de la lutte : tant cet antique mécanisme fonctionne maintenant en nous rapide et caché.

112.

Cause et effet. — Nous appelons « explication » ce qui nous distingue des degrés de connaissance et de science plus anciens, mais ceci n’est que « description ». Nous décrivons mieux, — nous expliquons tout aussi peu que tous nos prédécesseurs. Nous avons découvert de multiples successions, là où l’homme naïf et le savant de cultures plus anciennes ne voyaient que deux choses : ainsi que l’on dit généralement, la « cause » et l’ « effet » ; nous avons perfectionné l’image du devenir, mais nous n’avons pas dépassé l’image au-delà de l’image. La suite des « causes » se présente en tous les cas plus complète devant nous ; nous déduisons : il faut que telle ou telle chose ait précédé pour que telle autre suive, — mais par cela nous n’avons rien compris. La qualité par exemple, dans chaque phénomène chimique, apparaît, avant comme après, comme un « miracle », de même tout mouvement en avant ; personne n’a « expliqué » le choc. D’ailleurs, comment saurions-nous expliquer ! Nous ne faisons qu’opérer avec des choses qui n’existent pas, avec des lignes, des surfaces, des corps, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles, — comment une interprétation saurait-elle être possible, si, de toute chose, nous faisons d’abord une image, notre image ? Il suffit de considérer la science comme une humanisation des choses, aussi fidèle que possible ; nous apprenons à nous décrire nous-mêmes toujours plus exactement, en décrivant les choses et leur succession. Cause et effet : voilà une dualité comme il n’en existe probablement jamais, — en réalité nous avons devant nous une continuité dont nous isolons quelques parties ; de même que nous ne percevons jamais un mouvement que comme une série de points isolés, en réalité nous ne le voyons donc pas, nous y inférons. La soudaineté que mettent certains effets à se détacher nous induit en erreur ; cependant cette soudaineté n’existe que pour nous. Dans cette seconde de soudaineté il y a une infinité de phénomènes qui nous échappent. Un intellect qui verrait cause et effet comme une continuité et non, à notre façon, comme un morcellement arbitraire, qui verrait le flot des événements, — nierait l’idée de cause et d’effet et toute conditionnalité.

113.

Pour la science des poisons. — Il faut réunir tant de choses pour qu’il se forme une intelligence philosophique : et toutes les forces qui y sont nécessaires ont dû être inventées, exercées et entretenues séparément ! Mais dans leur isolement elles ont souvent produit un effet tout différent de celui qu’elles produisent maintenant, où elles se restreignent dans les limites de la pensée philosophique et se disciplinent réciproquement : — elles ont agi comme des poisons. Voyez par exemple l’instinct du doute, l’instinct de négation, l’instinct temporisateur, l’instinct collectionneur, l’instinct dissolvant. Il y a bien des hécatombes d’hommes qui ont été sacrifiées avant que ces instincts aient appris à comprendre leur juxtaposition et à se sentir réunis, en tant que fonctions d’une seule force organique, dans un seul homme ! Et combien nous sommes encore éloignés de voir se joindre, à la pensée scientifique, les facultés artistiques et la sagesse pratique de la vie, de voir se former un système organique supérieur par rapport auquel le savant, le médecin, l’artiste et le législateur, tels que nous les connaissons maintenant, apparaîtraient comme d’insuffisantes antiquités !

114.

Limites du domaine moral. — Nous construisons immédiatement une nouvelle image que nous voyons à l’aide de vieilles expériences que nous avons faites, selon le degré de notre sincérité et de notre esprit de justice. Il n’existe pas d’autres événements moraux, pas même dans le domaine de la perception des sens.

115.

Les quatre erreurs. — L’homme a été élevé par ses erreurs : en premier lieu il ne se vit toujours qu’incomplètement, en second lieu il s’attribua des qualités imaginaires, en troisième lieu il se sentit dans un rapport faux vis-à-vis des animaux et de la nature, en quatrième lieu il inventa des tables du bien toujours nouvelles, les considérant, pendant un certain temps, comme éternelles et absolues, en sorte que tantôt tel instinct humain, tantôt tel autre occupait la première place, anobli par suite de cette appréciation. Déduit-on l’effet de ces quatre erreurs, on soustraira en même temps l’humanité, l’humanitarisme et la « dignité humaine ».

116.

Instinct de troupeau. — Partout où nous rencontrons une morale, nous rencontrons une évaluation et un classement des actions et des instincts humains. Ces évaluations et ces classements sont toujours l’expression des besoins d’une communauté ou d’un troupeau. Ce qui, en premier lieu, est utile au troupeau — et aussi en deuxième et en troisième lieu —, est aussi la mesure supérieure pour la valeur de tous les individus. Par la morale l’individu est instruit à être fonction du troupeau et à ne s’attribuer de la valeur qu’en tant que fonction. Les conditions pour le maintien d’une communauté ayant été très différentes de ces conditions dans une autre communauté, il s’ensuivit qu’il y eut des morales très différentes ; et, en regard des transformations importantes des troupeaux et des communautés, des États et des Sociétés, transformations que l’on peut prévoir, on peut prophétiser qu’il y aura encore des morales très divergentes. La moralité, c’est l’instinct du troupeau chez l’individu.

117.

Remords de troupeau. — Dans les temps les plus reculés de l’humanité et pendant la période la plus longue, il y eut un remords bien différent de celui de nos jours. Aujourd’hui l’on ne se sent responsable que de ce que l’on veut et de ce que l’on fait, et la fierté ne vient que de ce que l’on a en soi : tous nos juristes partent de ce sentiment de dignité et de plaisir propre à l’individu, comme si de tous temps la source du droit en avait jailli. Mais, pendant la période la plus longue de l’humanité, il n’y eut rien de plus terrible que de se sentir isolé. Être seul, sentir d’une façon isolée, ni obéir ni dominer, signifier un individu — ce n’était point alors un plaisir mais une punition ; on était condamné à être « individu ». La liberté de penser était regardée comme le déplaisir par excellence. Tandis que nous ressentons la loi et l’ordonnance comme une contrainte et un dommage, on considérait autrefois l’égoïsme comme une chose pénible, comme un véritable mal. Être soi-même, s’évaluer soi-même d’après ses propres mesures et ses propres poids — cela passait alors pour inconvenant. Un penchant que l’on aurait manifesté dans ce sens aurait passé pour de la folie : car toute misère et toute crainte était liée à la solitude. Alors le « libre arbitre » était voisin de la mauvaise conscience, et plus l’on agissait d’une façon dépendante, plus l’instinct de troupeau, et non le sens personnel, ressortait de l’action, plus on se considérait comme moral. Tout ce qui nuisait au troupeau, que l’individu l’ait voulu ou non, lui causait alors des remords — et non seulement à lui, mais encore à son voisin, oui même à tout le troupeau ! — C’est en cela que nous avons le plus changé notre façon de penser.

118.

Bienveillance. — Cela est-il vertueux qu’une cellule se transforme jusqu’à remplacer ses fonctions par celles d’une cellule plus forte ? Il faut qu’elle le fasse. Et est-ce mal quand la cellule plus forte s’assimile la cellule plus faible ? Il faut également qu’elle le fasse ; cela est donc nécessaire pour elle, car elle aspire à un dédommagement abondant et elle veut se régénérer. On aura donc à distinguer dans la bienveillance : l’instinct d’assimilation et l’instinct de soumission, selon que le plus fort ou le plus faible marquent de la bienveillance. Le plaisir et le désir d’accaparer se réunissent chez le plus fort qui veut transformer quelque chose en une de ses fonctions ; le plaisir et le désir d’être accaparé chez le plus faible qui aimerait devenir fonction. — La pitié est essentiellement la première chose, une émotion agréable de l’instinct d’assimilation à l’aspect du plus faible : il faut d’ailleurs songer que « fort » et « faible » sont des concepts relatifs.

119.

Pas d’altruisme. — Je remarque chez beaucoup d’êtres un excédent de force et un plaisir à vouloir être fonction ; ils se pressent vers les endroits et ils ont le flair le plus subtil pour les endroits où c’est précisément eux qui peuvent être fonctions. Certaines femmes font partie de ces êtres, ce sont celles qui s’identifient avec la fonction d’un homme, une fonction mal développée, et qui deviennent ainsi sa politique, sa bourse, ou sa sociabilité. De pareils êtres se conservent le mieux lorsqu’ils s’implantent dans un organisme étranger ; si cela ne leur réussit pas ils s’irritent, s’aigrissent et finissent par se dévorer eux-mêmes.

120.

Santé de l’âme. — La célèbre formule de médecine morale (dont Ariston de Chios est l’auteur) : « La vertu est la santé de l’âme » devrait, pour que l’on puisse l’utiliser, être du moins transformée ainsi : « Ta vertu est la santé de ton âme. » Car en soi il n’y a point de santé et toutes les tentatives pour donner ce nom à une chose ont misérablement avorté. Il importe de connaître ton but, ton horizon, tes forces, tes impulsions, tes erreurs et surtout l’idéal et les fantômes de ton âme pour déterminer ce que signifie la santé, même pour ton corps. Il existe donc d’innombrables santés du corps ; et plus on permet à l’individu et à l’incomparable de lever la tête, plus on désapprend le dogme de « l’égalité des hommes », plus il faudra que nos médecins perdent la notion d’une santé normale, d’une diète normale, du cours normal de la maladie. Et, alors seulement, il sera peut-être temps de réfléchir à la santé et à la maladie de l’âme et de mettre la vertu particulière de chacun dans cette santé : il est vrai que la santé de l’âme pourrait ressembler chez l’un au contraire de la santé chez l’autre. Et finalement la grande question demeurerait ouverte : savoir si nous pouvons nous passer de la maladie, même pour le développement de notre vertu, et si particulièrement notre soif de connaissance et de connaissance de soi n’a pas autant besoin de l’âme malade que de l’âme bien portante : en un mot si la seule volonté de santé n’est pas un préjugé, une lâcheté, et peut-être un reste de la barbarie la plus subtile et de l’esprit rétrograde.

121.

La vie n’est pas un argument. — Nous avons apprêté à notre usage un monde où nous puissions vivre — en admettant l’existence de corps, de lignes, de surfaces, de causes et d’effets, du mouvement et du repos, de la forme et de son contenu : sans ces articles de foi personne ne supporterait de vivre ! Mais ce n’est pas là une preuve à l’appui de ces articles. La vie n’est pas un argument ; parmi les conditions de la vie pourrait se trouver l’erreur.

122.

Le scepticisme moral dans le christianisme. — Le christianisme, lui aussi, a largement contribué au rationalisme : il a enseigné le scepticisme moral d’une façon très énergique et pénétrante ; accusateur abreuvant d’amertume, mais avec une patience et une subtilité infatigables, il anéantit dans chaque individu la foi en sa « vertu » ; il fit disparaître à tout jamais de la terre ces grands vertueux qui abondaient dans l’Antiquité, ces hommes populaires qui se promenaient dans la foi en leur perfection avec une dignité de toréador. Si nous lisons maintenant, élevés comme nous le sommes dans cette école chrétienne du scepticisme, les livres de morale des anciens, par exemple Sénèque et Epictète, nous éprouvons une plaisante supériorité, des vues et des compréhensions secrètes nous saisissent et nous croyons entendre parler un enfant devant un vieillard ou bien une jeune et belle enthousiaste devant La Rochefoucauld : nous connaissons mieux ce qui s’appelle la vertu ! Mais, en fin de compte, nous avons appliqué aussi ce même scepticisme aux états d’âme et aux phénomènes religieux, comme le péché, le repentir, la grâce, la sanctification et nous avons laissé ronger le ver si profondément que maintenant, à la lecture des livres chrétiens, nous éprouvons le même sentiment de fine supériorité et de connaissance de cause : — nous connaissons aussi mieux les sentiments religieux ! Et il est temps de les bien connaître et de les bien décrire, car les croyants de l’ancienne foi tendent eux aussi à disparaître : — sauvons du moins leur image et leur type pour la connaissance.

123.

La connaissance est plus qu’un moyen. — Même sans cette nouvelle passion — j’entends la passion de la connaissance — la science progresserait : jusqu’à présent elle s’est accrue et est devenue grande sans celle-ci. La bonne foi en la science, le préjugé en sa faveur, dont nos États sont maintenant dominés (autrefois c’était même l’Église), repose au fond sur ce fait que très rarement ce penchant irrésistible s’est révélé en elle et qu’en somme la science n’est pas considérée comme une passion, mais bien plutôt comme une condition et un « ethos ». Oui, parfois suffit déjà l’amour-plaisir de la connaissance (curiosité), il suffit de l’amour-vanité, de l’habitude de la science avec l’arrière-pensée d’honneurs et de sécurité matérielle, il suffit même, pour beaucoup, qu’ils ne sachent pas que faire du temps qu’ils ont à perdre et qu’ils l’emploient à lire, à collectionner, à classer, à observer, à raconter ; leur « penchant scientifique » n’est pas autre chose que de l’ennui. Le pape Léon X avait une fois chanté les louanges de la science (dans le bref à Béroalde) : il la désignait comme le plus bel ornement et le plus grand orgueil de notre vie, comme une noble occupation, dans le bonheur et dans le malheur. « Sans elle, dit-il pour finir, toute entreprise humaine serait sans point d’appui, — et même avec elle tout cela demeure bien assez changeant et incertain ! » Mais ce pape, passablement sceptique, tait, comme tous les louangeurs ecclésiastiques, son dernier jugement sur la science. On remarquera peut-être, dans ses paroles, qu’il place la science au-dessus de l’art, ce qui est assez singulier pour un ami de l’art, mais ce n’est en somme qu’une amabilité s’il ne parle pas de ce que, lui aussi, place bien au-dessus de la science : de la « vérité révélée » et de l’« éternel salut de l’âme », — que lui sont, à côté de cela, les parures, les fiertés, les divertissements et les garanties de la vie ! « La science est une chose de deuxième rang, ce n’est pas une chose dernière, absolue, un objet de la passion », — ce jugement resta au fond de l’âme du pape Léon : c’est le véritable jugement chrétien sur la science ! Dans l’antiquité la dignité et la légitimité de la science en étaient tellement amoindries que, même parmi ses disciples les plus fervents, l’aspiration à la vertu se trouvait au premier rang et que l’on croyait avoir décerné à la connaissance la plus haute louange en la glorifiant comme le meilleur chemin pour parvenir à la vertu. C’est une chose nouvelle dans l’histoire que la connaissance veuille être plus qu’un moyen.

124.

Dans l’horizon de l’infini. — Nous avons quitté la terre et sommes montés à bord ! Nous avons brisé le pont qui était derrière nous, — mieux encore, nous avons brisé la terre qui était derrière nous ! Eh bien ! petit navire, prends garde ! À tes côtés il y a l’océan : il est vrai qu’il ne mugit pas toujours, et parfois sa nappe s’étend comme de la soie et de l’or, une rêverie de bonté. Mais il viendra des heures où tu reconnaîtras qu’il est infini et qu’il n’y a rien de plus terrible que l’infini. Hélas ! pauvre oiseau, toi qui t’es senti libre, tu te heurtes maintenant aux barreaux de cette cage ! Malheur à toi, si tu es saisi du mal du pays de la terre, comme s’il y avait eu là plus de liberté, — et maintenant il n’y a plus de « terre » !

125.

L’insensé. — N’avez-vous pas entendu parler de cet homme fou qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » — Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? demandait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ? — ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou sauta au milieu d’eux et les transperça de son regard. « Où est allé Dieu ? s’écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l’avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon ? Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? — les dieux, eux aussi, se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? Il n’y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute histoire. » — Ici l’insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu’elle se brisa en morceaux et s’éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n’est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu’elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné, — et pourtant c’est eux qui l’ont accompli ! » — On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem œternam deo. Expulsé et interrogé il n’aurait cessé de répondre la même chose : « À quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ? »

126.

Explications mystiques. — Les explications mystiques sont considérées comme profondes ; en réalité il s’en faut de beaucoup qu’elles soient même superficielles.

127.

Effet de la plus ancienne religiosité. — L’homme irréfléchi se figure que seule la volonté est agissante ; vouloir serait selon lui quelque chose de simple, de prévu, d’indéductible, de compréhensible en soi. Il est convaincu, lorsqu’il fait quelque chose, par exemple lorsqu’il porte un coup, que c’est lui qui frappe, et qu’il frappe parce qu’il voulait frapper. Il ne remarque pas du tout qu’il y a là un problème, car la sensation de la volonté lui suffit, non seulement pour admettre la cause et l’effet, mais encore pour croire qu’il comprend leur rapport. Il ne sait rien du mécanisme de l’action et du centuple travail subtil qui doit s’accomplir pour qu’il en arrive à frapper, de même il ne sait rien de l’incapacité foncière de la volonté pour faire même la plus petite partie de ce travail. La volonté est pour lui une force qui agit d’une façon magique : une foi en la volonté, comme cause d’effets, est une foi en des forces agissant d’une façon magique. Or, primitivement, l’homme, partout où il voyait une action, imaginait une volonté comme cause, un être doué d’un vouloir personnel agissant à l’arrière-plan, — l’idée de mécanique était bien loin de lui. Mais puisque l’homme, durant de longs espaces de temps, n’a cru qu’en des personnes (et non à des matières, des forces, des objets, etc.), la croyance aux causes et aux effets est devenue pour lui croyance fondamentale, dont il se sert partout où quelque chose arrive, — et cela aujourd’hui encore, instinctivement, comme une sorte d’atavisme d’origine ancienne. Les principes « pas d’effet sans cause », « chaque effet est une nouvelle cause » apparaissent comme des généralisations de principes au sens plus restreint : « où l’on a agi, on a voulu », « on ne peut agir que sur des êtres voulant », « il n’y a pas de subissement, pur et sans effet, d’une cause ; tout subissement est une excitation de la volonté » (de la volonté d’action, de défense, de vengeance, de représailles), — mais, dans les temps primitifs de l’humanité, ces principes étaient identiques, les premiers n’étaient pas les généralisations des seconds, mais les seconds des interprétations des premiers. — Schopenhauer, avec sa supposition que tout ce qui est est d’essence voulante, a élevé sur le trône une antique mythologie ; il ne semble jamais avoir tenté d’analyse de la volonté, puisqu’il croyait à la simplicité et à l’immédiateté du vouloir, comme tout le monde : — tandis que vouloir n’est qu’un mécanisme si bien mis en jeu qu’il échappe presque à l’œil observateur. En opposition avec Schopenhauer, je pose ces principes : Premièrement, pour qu’il y ait volonté, une représentation de plaisir et de déplaisir est nécessaire. En second lieu : qu’une violente irritation produise une sensation de plaisir ou de déplaisir, c’est affaire de l’intellect interprétateur ; une même irritation peut recevoir une interprétation de plaisir ou de déplaisir. En troisième lieu : il n’y a que chez les êtres intellectuels qu’il y a plaisir, déplaisir et volonté ; l’énorme majorité des organismes n’en éprouve rien.

128.

La valeur de la prière. — La prière a été inventée pour les hommes qui, par eux-mêmes, n’ont jamais de pensées et qui ne connaissent pas ou laissent échapper sans s’en apercevoir l’élévation de l’âme : que doivent faire ceux-ci dans les lieux saints et dans toutes les situations importantes de la vie qui exigent la tranquillité et une espèce de dignité ? Pour que du moins ils ne gênent pas, la sagesse de tous les fondateurs de religions, des petits comme des grands, a recommandé la formule de la prière, tel un long travail mécanique des lèvres, allié à un effort de mémoire, avec une position uniformément déterminée des mains, des pieds et des yeux. Qu’ils ruminent donc, pareils aux habitants du Tibet, leur innombrable « om mane padme hum », ou qu’ils comptent sur leurs doigts, comme à Benarès, le nom du dieu Ram-Ram-Ram (et ainsi de suite, avec ou sans grâce), ou qu’ils vénèrent Vichnou avec ses mille, Allah avec ses quatre-vingt-dix-neuf appellations, ou qu’ils se servent de moulins à prière ou de rosaires, — l’essentiel c’est qu’avec ce travail ils soient immobilisés pendant un certain temps et offrent un aspect supportable : leur façon de prier a été inventée à l’avantage des gens pieux qui connaissent les pensées et les exaltations puisées en eux-mêmes. Et ceux-ci même ont leurs heures de fatigue où une série de paroles et de sons vénérables et une mécanique pieuse leur font du bien. Mais, en admettant que ces hommes rares, — dans toutes les religions l’homme religieux est une exception — sachent s’aider par eux-mêmes, ces pauvres d’esprit n’arrivent pas à se tirer d’affaire, et leur défendre de marmotter des prières c’est leur prendre leur religion, comme le protestantisme réussit à le faire de plus en plus. La religion n’exige d’eux pas plus que de se tenir tranquilles, avec les yeux, les mains, les jambes et toute espèce d’organes, de cette façon ils sont momentanément embellis et — rendus plus humains.

129.

Les conditions de Dieu. — « Dieu lui-même ne peut pas subsister sans les hommes sages », — a dit Luther, et à bon droit ; mais « Dieu peut encore moins subsister sans les insensés » — c’est ce que le bon Luther n’a pas dit !

130.

Une résolution dangereuse. — La résolution chrétienne de trouver le monde laid et mauvais a rendu le monde laid et mauvais.

131.

Le christianisme et le suicide. — Au temps de sa formation, le christianisme s’est servi de l’énorme désir de suicide pour en faire un levier de sa puissance : il ne garda que deux formes de suicide, les revêtit des plus hautes dignités et des plus hauts espoirs et défendit toutes les autres avec des menaces terribles. Mais le martyre et le lent anéantissement de l’ascétisme étaient permis.

132.

Contre le christianisme. — Maintenant, c’est notre goût qui décide contre le christianisme, ce ne sont plus nos arguments.

133.

Principe. — Une hypothèse inévitable, à laquelle l’humanité sera toujours forcée de revenir, finit par être à la longue plus puissante que la foi la plus vivace en quelque chose qui n’est pas vrai (par exemple la foi chrétienne). À la longue, cela veut dire sur un espace de cent mille années.

134.

Les pessimistes comme victimes. — Partout où un profond déplaisir de vivre prend le dessus, se manifestent les effets ultérieurs d’un grand écart de régime dont un peuple s’est longtemps rendu coupable. Ainsi le développement du bouddhisme (non son origine) est dû en grande partie à l’abus d’une nourriture exclusivement composée de riz et à l’amollissement général qui en résulte. Peut-être le mécontentement des temps modernes en Europe vient-il de ce que nos ancêtres, à travers tout le Moyen âge, grâce à l’influence du goût germanique sur l’Europe, étaient adonnés à la boisson : Moyen âge, cela veut dire empoisonnement de l’Europe par l’alcool. — Le pessimisme allemand est essentiellement de la langueur hivernale sans oublier l’effet de l’air renfermé et du poison répandu par les poêles dans les habitations allemandes.

135.

Origine du péché. — Le péché, tel qu’on le considère aujourd’hui, partout où le christianisme règne ou a jamais régné, le péché est un sentiment juif et une invention juive, et, par rapport à cet arrière-plan de toute moralité chrétienne, le christianisme a cherché en effet à judaïser le monde entier. On sent de la façon la plus fine jusqu’à quel point cela lui a réussi en Europe, au degré d’étrangeté que l’antiquité grecque — un monde dépourvu de sentiment du péché — garde toujours pour notre sensibilité, malgré toute la bonne volonté de rapprochement et d’assimilation dont des générations entières et beaucoup d’excellents individus n’ont pas manqué. « Ce n’est que si tu te repens que Dieu sera miséricordieux pour toi » — de telles paroles provoqueraient chez un Grec le rire et la colère ; il s’écrierait : « Voilà des sentiments d’esclaves ! » Ici l’on admet un Dieu puissant, d’une puissance suprême, et pourtant un Dieu vengeur. Sa puissance est si grande que l’on ne peut en général pas lui causer de dommage, sauf pour ce qui est de l’honneur. Tout péché est un manque de respect, un crimen lœsœ majestatis divinœ — et rien de plus ! Contrition, déshonneur, humiliation — voilà les premières et dernières conditions à quoi se rattache sa grâce ; il demande donc le rétablissement de son honneur divin ! Si d’autre part le péché cause un dommage, s’il s’implante avec lui un désastre profond et grandissant qui saisit et étouffe un homme après l’autre, comme une maladie — cela préoccupe peu cet oriental avide d’honneurs, là-haut dans le ciel : le péché est un manquement envers lui et non envers l’humanité ! — À celui à qui il a accordé sa grâce il accorde aussi cette insouciance des suites naturelles du péché. Dieu et l’humanité sont imaginés ici si séparés, tellement en opposition l’un avec l’autre, qu’au fond il est tout à fait impossible de pécher contre cette dernière, — toute action ne doit être considérée qu’au point de vue de ses conséquences surnaturelles, sans se soucier des conséquences naturelles : ainsi le veut le sentiment juif pour lequel tout ce qui est naturel est indigne en soi. Les Grecs, par contre, admettaient volontiers l’idée que le sacrilège lui aussi pouvait avoir de la dignité — même le vol comme chez Prométhée, même le massacre du bétail, comme manifestation d’une jalousie insensée, comme chez Ajax : c’est dans leur besoin d’imaginer de la dignité pour le sacrilège et de l’y incorporer qu’ils ont inventé la tragédie, — un art et une joie qui, malgré les dons poétiques et le penchant vers le sublime, chez le juif, lui sont demeurés profondément étrangers.

136.

Le peuple élu. — Les juifs qui ont le sentiment d’être le peuple élu parmi les peuples, et cela parce qu’ils sont le génie moral parmi les peuples (grâce à la faculté de mépriser l’homme en soi, faculté développée chez eux plus que chez aucun peuple) — les juifs prennent à leur monarque divin, à leur saint un plaisir analogue à celui que prenait la noblesse française devant Louis XIV. Cette noblesse, s’étant laissé prendre toute sa puissance et toute son autocratie, était devenue méprisable : pour ne point sentir cela, pour pouvoir l’oublier, elle avait besoin d’une splendeur royale, d’une autorité royale, d’une plénitude sans égale dans la puissance, à quoi seule la noblesse avait accès. En s’élevant conformément à ce privilège à la hauteur de la cour pour voir tout au-dessous de soi, pour considérer tout comme méprisable on arrivait à passer sur l’irritabilité de la conscience. C’est ainsi qu’avec intention on édifiait la tour de la puissance royale, toujours plus dans les nuages, en y adossant les dernières pierres de sa propre puissance.

137.

Pour parler en images. — Un Jésus-Christ ne pouvait être possible que dans un paysage judaïque — je veux dire dans un paysage sur lequel était toujours suspendue la sublime nuée d’orage de Jéhova en colère. Là seulement on pouvait considérer le passage rare et soudain d’un seul rayon de soleil à travers l’horrible et continuel ciel nocturne, comme un miracle de l’amour, comme un rayon de la « grâce » imméritée. Là seulement le Christ pouvait rêver son arc-en-ciel et son échelle céleste sur laquelle Dieu descendait vers les hommes ; partout ailleurs le beau temps et le soleil étaient trop considérés comme la règle quotidienne.

138.

L’erreur du Christ. — Le fondateur du christianisme s’imaginait que rien ne faisait souffrir davantage les hommes que leurs péchés : — c’était une erreur, l’erreur de celui qui se sent sans péchés, qui en cela manquait d’expérience ! Ainsi son âme s’emplit de cette merveilleuse pitié qui allait à un mal dont son peuple lui-même, l’inventeur du péché, souffrait rarement comme d’un mal ! — Mais les chrétiens ont su donner raison à leur maître après coup, ils ont sanctifié son erreur pour en faire une « vérité ».

139.

Couleur des passions. — Des natures comme celle de l’apôtre Paul ont le mauvais œil pour les passions ; ils n’apprennent à en connaître que ce qui est malpropre, que ce qui défigure et brise les cœurs, — leur aspiration idéale serait donc la destruction des passions : pour eux ce qui est divin en est complètement dépourvu. À l’inverse de Paul et des Juifs, les Grecs ont porté leur aspiration idéale précisément sur les passions, ils ont aimé, élevé, doré et divinisé les passions ; il est clair que dans la passion ils se sentaient non seulement plus heureux, mais encore plus purs et plus divins qu’en temps ordinaire. — Et les chrétiens ? Voulaient-ils en cela devenir des juifs ? Le sont-ils peut-être devenus ?

140.

Trop juif. — Si Dieu avait voulu devenir un objet d’amour, il aurait dû commencer par renoncer à rendre la justice : — un juge, et même un juge clément, n’est pas un objet d’amour. Pour comprendre cela le fondateur du christianisme n’avait pas le sens assez subtil, — il était juif.

141.

Trop oriental. — Comment ? Un Dieu qui n’aime les hommes qu’à condition qu’ils croient en lui, ce Dieu lancerait des regards terribles et des menaces à celui qui n’a pas foi en cet amour ! Comment ? Un amour avec des clauses, tel serait le sentiment du Dieu tout-puissant ? Un amour qui ne s’est même pas rendu maître du point d’honneur et de la vengeance irritée ? Combien tout cela est oriental ! « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ? » — c’est déjà là une critique suffisante de tout le christianisme.

142.

Fumigations. — Le Bouddha dit : « Ne flatte pas ton bienfaiteur ! » Que l’on répète ces paroles dans une église chrétienne ; — immédiatement elles nettoient l’air de tout ce qui est chrétien.

143.

La plus grande utilité du polythéisme. — Que chaque individu puisse édifier son propre idéal pour en déduire sa loi, ses plaisirs et ses droits, c’est ce qui fut considéré, je crois, jusqu’à présent comme la plus monstrueuse de toutes les aberrations humaines, comme l’idolâtrie par excellence ; en effet, le petit nombre de ceux qui ont osé cela a toujours eu besoin d’une apologie devant soi-même, et c’était généralement celle-ci : « Non pas moi ! pas moi ! mais un dieu par moi ! » Ce fut dans un art merveilleux, dans la force de créer des dieux — le polythéisme — que cet instinct put se décharger, se purifier, se perfectionner, s’anoblir, car primitivement c’était là un instinct vulgaire, chétif, parent de l’entêtement, de la désobéissance et de l’envie. Combattre cet instinct d’un idéal personnel : ce fut autrefois le commandement de toute moralité. Il n’y avait alors qu’un seul modèle, « l’homme » — et chaque peuple croyait posséder ce seul et dernier modèle. Mais au-dessus de soi et en dehors de soi, dans un lointain monde supérieur, on pouvait voir un grand nombre de modèles : tel dieu n’était pas la négation et le blasphémateur de tel autre ! C’est là que l’on se permit pour la première fois les individus, c’est là que fut honoré pour la première fois le droit des individus. L’invention de dieux, de héros, de surhumains de toutes espèces, ainsi que d’hommes conformés différemment et de soushumains, de nains, de fées, de centaures, de satyres, de démons et de diables était l’inappréciable préparation à justifier l’égoïsme et la glorification de l’individu : la liberté que l’on accordait à un dieu à l’égard des autres dieux, on finit par se l’accorder à soi-même à l’égard des lois, des mœurs et des voisins. Le monothéisme, au contraire, cette conséquence rigide de la doctrine d’un homme normal — donc la foi en un dieu normal, à côté duquel il n’y a que des faux-dieux mensongers — fut peut-être jusqu’à présent le plus grand danger de l’humanité ; c’est alors que l’humanité fut menacée de cet arrêt prématuré que la plupart des autres espèces animales, autant que nous pouvons en juger, ont atteint depuis longtemps ; ces espèces animales qui croient toutes à un animal normal, à un idéal de leur espèce, et qui se sont définitivement identifiées à la moralité des mœurs. Dans le polythéisme se trouvait l’image première de la libre pensée et de la pensée multiple de l’homme : la force de se créer des yeux nouveaux et personnels, des yeux toujours plus nouveaux et toujours plus personnels : en sorte que, pour l’homme seul, parmi tous les animaux, il n’y a pas d’horizons et de perspectives éternels.

144.

Guerres de religion. — Le plus grand progrès des masses fut jusqu’à présent la guerre de religion, car elle est la preuve que la masse a commencé à traiter les idées avec respect. Les guerres de religion ne commencent que lorsque, par les subtiles disputes des sectes, la raison générale s’est affinée, en sorte que la populace elle-même devient pointilleuse, prend les petites choses au sérieux, et finit même par admettre que « l’éternel salut de l’âme » dépend des petites différences d’idées.

145.

Danger des végétariens. — L’énorme prédominance du riz comme nourriture pousse à l’usage de l’opium et des narcotiques, de même que l’énorme prédominance des pommes de terre comme nourriture pousse à l’alcool : — mais par un contre-coup plus subtil, cette nourriture pousse aussi à des façons de penser et de sentir qui ont un effet narcotique. Dans le même ordre d’idées, les promoteurs des façons de penser et de sentir narcotiques, comme ces philosophes indous, vantent précisément un régime dont ils voudraient faire une loi pour les masses, un régime qui est purement végétarien : ils veulent ainsi provoquer et augmenter le besoin qu’ils sont, eux, capables de satisfaire.

146.

Espoirs allemands. — N’oublions donc pas que les noms des peuples sont généralement des noms injurieux. Les Tartares, par exemples, d’après leur nom, s’appellent « les chiens », c’est ainsi qu’ils furent baptisés par les Chinois. Les Allemands — « die Deutschen » — cela veut dire primitivement les « païens » : c’est ainsi que les Goths, après leur conversion, désignèrent la grande masse de leurs frères de même race qui n’étaient pas encore baptisés, d’après les instructions de leur traduction des Septante, où les païens étaient désignés par le mot qui signifie en grec « les peuples » : on peut comparer Ulphilas. — Il serait encore possible que les Allemands se fissent après coup un honneur d’un nom qui était une antique injure, en devenant le premier peuple non-chrétien de l’Europe : à quoi Schopenhauer leur imputait à honneur d’être doués au plus haut degré. Ainsi s’achèverait l’œuvre de Luther qui leur avait appris à être anti-romains et de dire : « Me voici ! Je ne puis faire autrement ! »

147.

Question et réponse. — Qu’est-ce que les peuplades sauvages empruntent maintenant en premier lieu aux Européens ? L’alcool et le christianisme, les narcotiques de l’Europe. — Et qu’est-ce qui les fait dépérir le plus rapidement ? — Les narcotiques de l’Europe.

148.

Où naissent les réformes. — Du temps de la grande corruption de l’Église, l’Église était le moins corrompue en Allemagne : c’est pourquoi la Réforme naquit , comme un signe que déjà les commencements de la corruption paraissaient insupportables. Car, sous certains rapports, aucun peuple n’a jamais été moins chrétien que les Allemands du temps de Luther : leur civilisation chrétienne allait être prête à s’épanouir dans la splendeur d’une floraison centuple, — il ne manquait plus qu’une seule nuit ; mais celle-ci apporta la tempête qui mit fin à tout cela.

149.

Insuccès des réformes. — C’est à l’honneur de la culture supérieure des Grecs que, même en des temps assez reculés, les tentatives de fonder de nouvelles religions grecques aient plusieurs fois échoué ; cela fait croire qu’il y eut très anciennement en Grèce une foule d’individus différents dont les multiples misères ne s’abolissaient pas avec une unique ordonnance de foi et d’espérance. Pythagore et Platon, peut-être aussi Empédocle, et bien antérieurement les enthousiastes orphiques firent effort pour fonder de nouvelles religions ; et les deux premiers avaient si véritablement l’âme et le talent des fondateurs de religions que l’on ne peut pas assez s’étonner de leur insuccès ; mais ils n’arrivèrent que jusqu’à la secte. Chaque fois que la réforme de tout un peuple ne réussit pas et que ce sont seulement des sectes qui lèvent la tête, on peut conclure que le peuple a déjà des tendances très multiples et qu’il commence à se détacher des grossiers instincts de troupeau et de la moralité des mœurs : un grave état de suspens que l’on a l’habitude de décrier sous le nom de décadence des mœurs et de corruption, tandis qu’il annonce au contraire la maturité de l’œuf et le prochain brisement de la coquille. Le fait que la Réforme de Luther ait réussi dans le Nord est un indice que le Nord de l’Europe était resté en arrière sur le Midi et qu’il connaissait encore des besoins passablement uniformes et unicolores ; et il n’y aurait pas eu en général de christianisation de l’Europe si la culture de l’ancien monde méridional n’avait pas été barbarisée peu à peu par une excessive addition de sang germanique barbare et privée ainsi de sa prépondérance. Plus un individu ou bien plus les idées d’un individu peuvent agir d’une façon générale et absolue, plus il est nécessaire que la masse sur laquelle on agit soit composée d’éléments identiques et inférieurs ; tandis que les mouvements d’opposition révèlent toujours des besoins opposés qui veulent, eux aussi, se satisfaire et se faire valoir. D’autre part on peut toujours conclure à une véritable supériorité de culture, quand des natures puissantes et dominatrices ne parviennent qu’à une influence médiocre, limitée à des sectes : il en est ainsi pour les différents arts et les domaines de la connaissance. Où l’on domine il y a des masses : où il y a des masses il y a un besoin d’esclavage. Où il y a de l’esclavage les individus sont en petit nombre, et ils ont contre eux les instincts de troupeaux et la conscience.

150.

Pour la critique des saints. — Faut-il donc, pour avoir une vertu, vouloir la posséder justement sous sa forme la plus brutale ? — telle que la désiraient les saints chrétiens, telle qu’ils en avaient besoin. Ces saints ne supportaient la vie qu’avec la pensée que l’aspect de leur vertu remplirait chacun du mépris de soi-même. Mais j’appelle brutale une vertu avec de pareils effets.

151.

De l’origine des religions. — Le besoin métaphysique n’est pas la source des religions, comme le prétend Schopenhauer, il n’en est que le rejet. Sous l’empire des idées religieuses on s’est habitué à la représentation d’un « autre monde » (d’un « arrière-monde », d’un « sur-monde » ou d’un « sous-monde ») et la destruction des illusions religieuses vous laisse l’impression d’un vide inquiétant et d’une privation. — Alors renaît, de ce sentiment, un « autre monde », mais loin d’être un monde religieux, ce n’est plus qu’un monde métaphysique. Ce qui dans les temps primitifs a conduit à admettre un « autre monde » ne fut cependant pas un instinct et un besoin, mais une erreur d’interprétation de certains phénomènes de la nature, un embarras de l’intelligence.

152.

Le plus grand changement. — La lumière et les couleurs de toutes choses se sont transformées. Nous ne comprenons plus tout à fait comment les hommes anciens avaient la sensation du plus prochain et du plus fréquent, — par exemple du jour et des veilles : puisque les anciens croyaient aux rêves, la vie à l’état de veille s’éclairait d’autres lumières. Et de même toute la vie, avec le rejaillissement de la mort et de la signification de la mort : notre « mort » est une toute autre mort. Tous les événements brillaient d’une autre couleur, car un dieu rayonnait d’eux ; de même toutes les décisions et toutes les prévisions d’un lointain avenir : car l’on avait les oracles et les secrets avertissements et l’on croyait aux prédictions. La « vérité » était conçue différemment, car l’aliéné pouvait autrefois passer pour son porte-parole — ce qui nous fait frissonner ou rire. Toute injustice produisait une autre impression sur le sentiment : car l’on craignait des représailles divines et non pas seulement le déshonneur et la pénalité civile. Qu’était la joie en un temps où l’on croyait au diable et au tentateur ? Qu’était la passion, lorsque l’on voyait, tout près, les démons aux aguets ? Qu’était la philosophie, quand le doute était considéré comme un péché de l’espèce la plus dangereuse et, en outre, comme un blasphème envers l’amour éternel, comme une défiance de tout ce qui était bon, élevé, pur et pitoyable ? — Nous avons donné aux choses une couleur nouvelle, et nous continuons sans cesse à les peindre autrement, — mais que pouvons-nous jusqu’à présent contre la splendeur de coloration de cette virtuose ancienne — je veux dire l’ancienne humanité.

153.

Homo poeta. — « Moi-même, qui ai fait de mes propres mains cette tragédie des tragédies, jusqu’au point où elle est terminée, moi qui ai été le premier à nouer dans l’existence le nœud de la morale et qui ai tiré si fort qu’un dieu seul pourrait le défaire — car ainsi l’exige Horace ! — moi-même j’ai maintenant tué tous les dieux au quatrième acte, — par moralité ! Que doit-il advenir maintenant du cinquième ? Où prendre le dénouement tragique du conflit ! — Faut-il que je commence à songer à un dénouement comique ? »

154.

La vie plus ou moins dangereuse. — Vous ne savez pas du tout ce qui vous arrive, vous courez comme des gens ivres à travers la vie et vous tombez de temps en temps en bas d’un escalier. Mais grâce à votre ivresse vous ne vous cassez pas les membres : vos muscles sont trop fatigués et votre tête est trop obscure pour que vous trouviez les pierres de ces marches aussi dures que nous autres ! Pour nous la vie est un plus grand danger : nous sommes de verre — malheur à nous si nous nous heurtons ! Et tout est perdu si nous tombons.

155.

Ce qui nous manque. — Nous aimons la grande nature et nous l’avons découverte : cela vient de ce que les grands hommes manquent dans notre tête. Il en est inversement chez les Grecs : leur sentiment de la nature est différent du nôtre.

156.

Le plus influent. — Qu’un homme résiste à toute son époque, qu’il arrête cette époque à la porte pour lui faire rendre compte, forcément cela exercera de l’influence. Que cet homme le veuille, est indifférent ; qu’il le puisse, voilà le principal.

157.

Mentiri. — Prends garde ! — il réfléchit : dans un instant son mensonge sera prêt. Voilà un degré de culture sur lequel des peuples entiers se sont trouvés. Que l’on songe donc à ce que les Romains exprimaient par mentiri !

158.

Qualité gênante. — Trouver toute chose profonde — c’est là une qualité gênante : elle fait que l’on applique sans cesse ses yeux et que l’on finit toujours par trouver plus qu’on avait désiré.

159.

Chaque vertu a son temps. — À celui qui est maintenant inflexible, son honnêteté occasionne souvent des remords : car l’inflexibilité est une vertu d’un autre temps que l’honnêteté.

160.

Dans les rapports avec les vertus. — À l’égard des vertus on peut aussi être flatteur et sans dignité.

161.

Aux amoureux du temps. — Le prêtre défroqué et le forçat libéré se composent sans cesse un visage : ce qu’il leur faut, c’est un visage sans passé. — Mais avez-vous déjà vu des hommes qui savent que l’avenir se reflète sur leur visage et qui sont assez polis envers vous, qui êtes les amoureux du « temps actuel », pour se composer un visage sans avenir ?

162.

Égoïsme. — L’égoïsme est la loi de la perspective dans le domaine du sentiment. D’après cette loi, les choses les plus proches paraissent grandes et lourdes, tandis qu’en s’éloignant tout décroît en dimension et en poids.

163.

Après une grande victoire. — Ce qu’il y a de mieux dans une grande victoire, c’est qu’elle enlève au vainqueur la crainte de la défaite. « Pourquoi ne serais-je pas une fois vaincu ? — se dit-il : je suis maintenant assez riche pour cela. »

164.

Ceux qui cherchent le repos. — Je reconnais les esprits qui cherchent le repos au grand nombre d’objets sombres qu’ils placent autour d’eux : celui qui veut dormir obscurcit sa chambre ou bien se blottit dans une caverne. — Une indication pour ceux qui ne savent pas ce qu’ils cherchent au fond le plus et qui aimeraient bien le savoir !

165.

Bonheur du renoncement. — Celui qui se refuse une chose entièrement et pour longtemps croira presque l’avoir découverte lorsqu’il la rencontrera de nouveau par hasard, — et quel bonheur est celui de tous les explorateurs ! Soyons plus sages que les serpents qui restent longtemps couchés sous le même soleil.

166.

Toujours en notre société. — Tout ce qui est de mon espèce, dans la nature et dans la société, me parle, me loue, me pousse en avant, me console — : le reste je ne l’entends pas, ou bien je m’empresse de l’oublier. Nous ne demeurons toujours qu’en notre société.

167.

Misanthropie et amour. — On ne dit que l’on est rassasié des hommes que lorsque l’on ne peut plus les digérer et que pourtant on en a l’estomac plein. La misanthropie est la conséquence d’un trop avide amour de l’humanité, d’une sorte d’« anthropophagie », — mais qui donc t’a poussé à avaler des hommes commes les huîtres, mon prince Hamlet ?

168.

À propos d’un malade. — « Il va mal ! — Qu’est-ce qui lui manque ? — Il souffre du désir d’être loué et son désir ne trouve pas de nourriture. — C’est incroyable, le monde entier lui fait fête, il est choyé et son nom est sur toutes les lèvres ! C’est qu’il a l’oreille dure pour les louanges. Si un ami le loue, il croit l’entendre se louer lui-même ; si un ennemi le loue, il croit que c’est pour qu’on le loue lui-même ; et enfin si c’est quelqu’un des autres — ils ne sont pas nombreux, tant il est célèbre ! — il est offensé de ce que l’on ne veuille l’avoir ni pour ami, ni pour ennemi ; il a l’habitude de dire : Que m’importe quelqu’un qui est encore capable de faire le juge intègre à mon égard ! »

169.

Ennemis sincères. — La bravoure devant l’ennemi est une chose à part : avec cette bravoure on peut être un lâche ou bien un esprit brouillon et indécis. Tel était l’avis de Napoléon par rapport à « l’homme le plus brave » qu’il connaissait, Murat : — d’où il faut conclure que les ennemis sincères sont indispensables pour certains hommes, au cas où ils devraient s’élever à leur vertu, leur virilité et leur sérénité.

170.

Avec la foule. — Il marche jusqu’à présent avec la foule et il est le panégyriste de la foule, mais un jour il sera son adversaire ! Car il la suit en croyant que sa paresse y trouverait son compte : il n’a pas encore appris que la foule n’est pas assez paresseuse pour lui ! qu’elle pousse toujours en avant ! qu’elle ne permet à personne de demeurer stationnaire ! — Et il aime tant à rester stationnaire !

171.

Gloire. — Lorsque la reconnaissance de beaucoup, à l’égard d’un seul, jette loin d’elle toute pudeur la gloire commence à naître.

172.

Le gâte-sauce. — A. : « Tu es un gâte-sauce, — c’est ce que l’on dit partout ! — B. : Certainement ! Je gâte à chacun le goût qu’il a pour son parti : — c’est ce qu’aucun parti ne me pardonne. »

173.

Être profond et sembler profond. — Celui qui se sait profond s’efforce d’être clair ; celui qui voudrait sembler profond à la foule s’efforce d’être obscur. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut pas voir le fond : elle est si craintive et a tant de répugnance à aller à l’eau !

174.

À l’écart. — Le parlementarisme, c’est-à-dire la permission publique de choisir parmi cinq opinions publiques fondamentales, s’insinue dans l’esprit de ces êtres très nombreux qui aimeraient bien paraître indépendants et individuels et lutter pour leur opinion. Mais, en définitive, il est indifférent de savoir si l’on impose une opinion au troupeau ou si on lui en permet cinq. — Celui qui diverge des cinq opinions publiques et se tient à l’écart a toujours tout le troupeau contre lui.

175.

De l’éloquence. — Qui est-ce qui a possédé jusqu’à présent l’éloquence la plus convaincante ? — Le roulement du tambour : tant que les rois l’ont en leur pouvoir, ils demeurent les meilleurs orateurs et les meilleurs agitateurs populaires.

176.

Compassion. — Ces pauvres princes régnants ! Tous leurs droits se changent maintenant, d’une façon inattendue, en prétentions, et toutes ces prétentions auront bientôt l’air d’être des empiétements ! Et s’il leur arrive seulement de dire « nous » ou bien « mon peuple », cette méchante vieille Europe se met déjà à rire. Vraiment, un maître des cérémonies modernes ferait avec eux peu de cérémonies : peut-être décréterait-il : « Les souverains se rangent devant les parvenus. »

177.

Pour le « système d’éducation ». — En Allemagne les hommes supérieurs manquent d’un grand moyen d’éducation : le rire des hommes supérieurs ; ceux-ci ne rient pas en Allemagne.

178.

Pour l’émancipation morale. — Il faut sortir de l’esprit des Allemands leur Méphistophélès, et aussi leur Faust. Ce sont là deux préjugés moraux contre la valeur de la connaissance.

179.

Nos pensées. — Nos pensées sont les ombres de nos sentiments, — toujours plus obscures, plus vides, plus simples que ceux-ci.

180.

Le bon temps des esprits libres. — Les esprits libres prennent des libertés même à l’égard de la science — et provisoirement on leur accorde ces libertés — tant que l’Église subsiste encore ! — En cela ils ont maintenant leur bon temps.

181.

Suivre et précéder. — A. : « L’un des deux suivra toujours, l’autre précédera, quelle que soit la route de la destinée. Et pourtant le premier est au-dessus du second par sa vertu et son esprit ! » — B. : « Et pourtant ? Et pourtant ? C’est là parler pour les autres, et non pour moi, et non pour nous ! — Fit secundum regulam. »

182.

Dans la solitude. — Lorsque l’on vit seul, on ne parle pas trop haut, on n’écrit pas non plus trop haut : car on craint la résonance creuse — la critique de la nymphe Écho. — Et toutes les voix ont un autre timbre dans la solitude !

183.

La musique du meilleur avenir. — Le premier musicien serait pour moi celui qui ne connaîtrait que la tristesse du plus profond bonheur, et qui ignorerait toute autre tristesse. Il n’y a pas eu jusqu’à présent de pareil musicien.

184.

Justice. — Il vaut mieux se laisser voler que d’avoir autour de soi des épouvantails, — c’est du moins conforme à mon goût. Et, dans toutes les circonstances, c’est une affaire de goût — et pas autre chose !

185.

Pauvre. — Aujourd’hui il est pauvre : mais ce n’est pas parce qu’on lui a tout pris, mais parce qu’il a tout jeté loin de lui : — que lui importe ? Il est habitué à trouver. — Ce sont les pauvres qui comprennent mal sa pauvreté volontaire.

186.

Mauvaise conscience. — Tout ce qu’il fait maintenant est sage et convenable — et pourtant sa conscience n’est pas tranquille. Car l’exceptionnel, voilà sa tâche.

187.

Ce qu’il y a d’offensant dans le débit. — Cet artiste m’offense par la façon dont il débite ses saillies, ses excellentes saillies : avec tant de platitude et d’insistance, avec des artifices de persuasion si grossiers qu’il a l’air de parler à la populace. Après avoir consacré un certain temps à son art, nous nous sentons toujours « en mauvaise compagnie ».

188.

Travail. — Combien aujourd’hui, même le plus oisif d’entre nous, se trouve près du travail et de l’ouvrier ! La politesse royale qui se trouve dans les paroles : « Nous sommes tous des ouvriers ! » aurait paru, sous Louis XIV encore, du cynisme et de l’indécence.

189.

Le penseur. — C’est un penseur : ce qui veut dire qu’il s’entend à prendre les choses d’une façon plus simple qu’elles ne le sont.

190.

Contre les louangeurs. — A. : « On n’est loué que par ses pareils ! » — B. : « Oui ! Et celui qui te loue te dit : tu es de mes pareils ! »

191.

Contre certains défenseurs. — La façon la plus perfide de nuire à une cause, c’est de la défendre, avec intention, par des arguments fautifs.

192.

Les êtres charitables. — Qu’est-ce qui distingue des autres hommes ces êtres charitables dont la bienveillance rayonne sur le visage ? Ils se sentent à l’aise en présence d’une personne nouvelle et ils se toquent d’elle rapidement : c’est pourquoi ils lui veulent du bien ; le premier jugement qu’ils portent, c’est : « Elle me plaît. » Chez eux se succèdent rapidement : le désir de l’assimilation (ils se font peu de scrupules sur la valeur de l’autre), l’assimilation rapide, la joie de la possession et les actions en faveur de l’objet possédé.

193.

Malice de Kant. — Kant voulait démontrer, d’une façon qui abasourdirait « tout le monde », que « tout le monde » avait raison : — ce fut là la secrète malice de cette âme. Il écrivit contre les savants en faveur du préjugé populaire, mais il écrivit pour les savants et non pas pour le peuple.

194.

« À cœur ouvert ». — Cet homme obéit probablement toujours à des raisons secrètes : car toujours des raisons indirectes lui viennent sur les lèvres, sa main s’ouvre presque pour nous les montrer.

195.

À mourir de rire. — Voyez ! Voyez ! Il fuit les hommes — : mais ceux-ci le suivent, parce qu’il court devant eux, — tant ils sont troupeau !

196.

Les bornes de notre faculté d’entendre. — On entend seulement les questions auxquelles on est capable de trouver une réponse.

197.

Attention ! — Il n’y a rien que nous aimions autant faire connaître aux autres que le sceau du secret — sans oublier ce qu’il y a dessous.

198.

Dépit de la fierté. — La fierté est pleine de dépit, même contre ceux qui lui procurent de l’avancement : elle regarde d’un mauvais œil les chevaux de sa voiture.

199.

Libéralité. — Chez les riches la libéralité n’est qu’une espèce de timidité.

200.

Rire. — Rire, c’est être malicieux, mais avec une bonne conscience.

201.

Approbation. — Dans l’approbation il y a toujours une espèce de bruit : même dans l’approbation que nous nous accordons à nous-mêmes.

202.

Un dissipateur. — Il n’a pas encore cette pauvreté du riche qui a déjà fait le compte de tout son trésor, — il prodigue son esprit avec la déraison de la nature dissipatrice.

203.

Hic niger est. — À l’ordinaire, il est dépourvu de pensées, — mais dans les cas exceptionnels il a de mauvaises pensées.

204.

Les mendiants et la politesse. — « On n’est pas impoli lorsque l’on frappe avec une pierre à une porte qui manque de cordon de sonnette », — ainsi pensent les mendiants et les nécessiteux de tout genre, mais personne ne leur donne raison.

205.

Besoin. — Le besoin est regardé comme la cause de la formation : en réalité, il n’est souvent qu’un effet de ce qui s’est formé.

206.

Pendant la pluie. — Il pleut et je pense aux pauvres gens qui s’entassent maintenant avec leurs soucis nombreux, et sans l’habitude de cacher ces soucis, prêt donc chacun et disposé à faire mal à l’autre et à se créer, même pendant le mauvais temps, une misérable façon de bien-être. — Ceci, ceci seulement, est la pauvreté des pauvres !

207.

L’envieux. — Celui-là est un envieux, il ne faut pas lui souhaiter d’enfants ; il leur porterait envie parce qu’il ne peut plus être enfant.

208.

Grand homme. — Du fait que quelqu’un est « un grand homme » il ne faut pas conclure qu’il est un homme ; peut-être n’est-il qu’un enfant, ou bien un caméléon de tous les âges de la vie, ou bien encore une petite vieille ensorcelée.

209.

Une façon de demander les raisons. — Il y a une façon de nous demander nos raisons qui nous fait non seulement oublier nos meilleures raisons, mais qui éveille encore en nous une opposition et une répugnance contre toute espèce de raisons : — c’est une façon d’interroger bien abêtissante, un vrai tour d’adresse des hommes tyranniques !

210.

Mesure dans l’activité. — Il ne faut pas vouloir surpasser son père en activité — cela rend malade.

211.

Ennemis secrets. — Pouvoir entretenir un ennemi secret, c’est là un luxe pour quoi la moralité des esprits même les plus nobles n’est généralement pas assez riche.

212.

Ne pas se laisser tromper. — Son esprit a de mauvaises manières, il est précipité et ne fait que bégayer d’impatience : c’est pourquoi on se doute à peine de l’âme qui est la sienne, une âme à longue haleine et à large poitrine.

213.

Le chemin du bonheur. — Un sage demandait à un fou quel était le chemin du bonheur. Celui-ci répondit sans retard, comme quelqu’un à qui l’on demande le chemin de la ville prochaine : « Admire-toi toi-même et vis dans la rue ! » — « Halte-là, s’écria le sage, tu en demandes trop, il suffit déjà de s’admirer soi-même ! » Le fou répondit : « Mais comment peut-on toujours admirer, sans toujours mépriser ? »

214.

La foi qui sauve. — La vertu ne procure le bonheur et une espèce de béatitude qu’à ceux qui ont foi en leur vertu — et non à ces âmes subtiles dont la vertu consiste en une profonde méfiance à l’égard de soi-même et de toute vertu. En dernière instance, là aussi, c’est « la foi qui sauve » — et non la vertu, qu’on le sache bien.

215.

Idéal et matière. — Tu as un idéal noble en vue ; mais es-tu fait d’une pierre assez noble pour que l’on puisse former de toi une telle image divine ? Et autrement — tout ton travail n’est-il pas une sculpture barbare ? Un blasphème de ton idéal ?

216.

Danger dans la voix. — Avec une voix forte dans la gorge on est presque incapable de penser des choses subtiles.

217.

Cause et effet. — Avant l’effet on croit à d’autres causes qu’après l’effet.

218.

Mes antipodes. — Je n’aime pas les hommes qui, pour obtenir un effet, sont obligés d’éclater comme des bombes, les hommes dans le voisinage de qui on est toujours en danger de perdre l’ouïe — ou davantage encore.

219.

But du châtiment. — Le châtiment a pour but de rendre meilleur celui qui châtie, — c’est là le dernier recours pour les défenseurs du châtiment.

220.

Sacrifice. — Pour ce qui en est du sacrifice et de l’esprit du sacrifice, les victimes pensent autrement que les spectateurs ; mais de tous temps on ne les a pas laissées parler.

221.

Ménagements. — Les pères et les fils se ménagent bien plus entre eux que ne font entre elles les mères et les filles.

222.

Poète et menteur. — Le poète voit dans le menteur son frère de lait de qui il a volé le lait ; c’est pourquoi celui-ci est demeuré misérable et n’est même pas parvenu à avoir une bonne conscience.

223.

Vicariat des sens. — « On a aussi les yeux pour écouter, — dit un vieux confesseur qui était devenu sourd, — et dans le royaume des aveugles est roi celui qui a les plus longues oreilles. »

224.

Critique des animaux. — Je crains que les animaux ne considèrent l’homme comme un être de leur espèce qui, d’une façon fort dangereuse, a perdu son bon sens d’animal, — qu’ils ne le considèrent comme l’animal absurde, comme l’animal qui rit et qui pleure, comme l’animal néfaste.

225.

Le naturel. — « Le mal a toujours eu pour lui le grand effet ! Et la nature est mauvaise. Soyons donc naturels. » — Ainsi concluent secrètement les grands chercheurs d’effet de l’humanité que l’on a trop souvent comptés parmi les grands hommes.

226.

Les méfiants et le style. — Nous disons avec simplicité les choses les plus fortes, en admettant qu’il y ait autour de nous des hommes qui ont foi en notre force : — un tel entourage élève vers la « simplicité du style ». Les méfiants parlent emphatiquement ; les méfiants rendent emphatique.

227.

Fausse conclusion. — Il ne sait pas se dominer, et cette femme en conclut qu’il sera facile de le dominer, elle jette ses filets autour de lui ; — pauvre femme, en peu de temps elle sera son esclave.

228.

Contre les médiateurs. — Celui qui veut servir de médiateur entre deux penseurs en reçoit la marque de la médiocrité ; il n’a pas d’œil pour voir ce qui est unique ; les rapprochements et les nivellements sont le propre des yeux faibles.

229.

Entêtement et fidélité. — Il tient par entêtement à une chose dont il a vu le côté faible, — mais il appelle cela de la « fidélité ».

230.

Manque de discrétion. — Son être tout entier ne convainc pas — cela vient de ce qu’il n’a jamais su taire une bonne action qu’il avait faite.

231.

Les êtres « profonds ». — Les lambins de la connaissance se figurent que la lenteur fait partie de la connaissance.

232.

Rêver. — Ou bien on ne rêve pas du tout, ou bien on rêve d’une façon intéressante. Il faut apprendre à être éveillé de même : — pas du tout, ou d’une façon intéressante.

233.

Le point de vue le plus dangereux. — Ce que je fais ou ce que je ne fais pas maintenant est aussi important pour tout ce qui est à venir que les plus grands événements du passé ; sous cette énorme perspective de l’effet tous les actes sont également grands et petits.

234.

Paroles consolatrices d’un musicien. — « Ta vie ne résonne pas dans l’oreille des gens : pour eux tu vis d’une vie muette et toutes les finesses de la mélodie, toute subtile révélation du passé et de l’avenir leur demeure fermée. Il est vrai que tu ne te présentes pas sur une large route avec la musique militaire, mais ce n’est pas une raison pour que ces hommes bons puissent dire que ta vie manque de musique. Que celui qui a des oreilles entende. »

235.

Esprit et caractère. — Il y en a qui atteignent leur sommet en tant que caractère, mais c’est précisément leur esprit qui n’est pas à la hauteur de ce sommet — il y en a d’autres chez qui c’est le contraire.

236.

Pour remuer la foule. — Celui qui veut remuer la foule ne doit-il pas être le comédien de lui-même ? N’est-il pas forcé de se transposer lui-même dans le précis et le grotesque pour débiter toute sa personne et sa cause sous cette forme grossie et simplifiée ?

237.

L’homme poli. — « Il est si poli ! » — Il a même toujours dans sa poche un gâteau pour Cerbère et il est si craintif qu’il prend tout le monde pour Cerbère, toi tout autant que moi, — voilà sa « politesse ».

238.

Sans envie. — Il est tout à fait sans envie, mais il n’y a aucun mérite, car il veut conquérir un pays que jamais personne n’a possédé, à peine si quelqu’un l’a entrevu.

239.

Sans joie. — Un seul homme sans joie suffit pour créer dans toute une maison l’humeur chagrine sous un ciel obscur ; et ce n’est que par miracle que cet homme parfois n’existe pas ! Le bonheur est loin d’être une maladie aussi contagieuse, — d’où cela vient-il ?

240.

Au bord de la mer. — Je n’ai pas envie de me construire une maison (et cela contribue même à mon bonheur de ne pas être propriétaire !) Mais si j’y étais forcé je voudrais, pareil à certains Romains, la construire jusque dans la mer, — il me plairait d’avoir avec ce beau monstre quelques secrets en commun.

241.

L’œuvre et l’artiste. — Cet artiste est ambitieux et rien autre chose ; en fin de compte, son œuvre n’est qu’un verre grossissant qu’il offre à tous ceux qui regardent de son côté.

242.

Suum cuique. — Si grande que soit l’avidité de ma connaissance, je ne puis retirer des choses que ce qui m’appartient déjà, — tandis que la propriété des autres y demeure. Comment est-il possible qu’un homme soit voleur ou brigand !

243.

Origine du bon et du mauvais. — Seul inventera une amélioration celui qui sait se dire : « Ceci n’est pas bon. »

244.

Pensées et paroles. — Les pensées, elles aussi, on ne peut pas les rendre tout à fait par des paroles.

245.

Louanges dans le choix. — L’artiste choisit ses sujets : c’est là sa façon de louer.

246.

Mathématique. — Nous voulons, autant que cela est possible, introduire dans toutes les sciences la finesse et la sévérité des mathématiques, sans nous imaginer que par là nous arriverons à connaître les choses, mais seulement pour déterminer nos relations humaines avec les choses. La mathématique n’est que le moyen de la science générale et dernière des hommes.

247.

Habitude. — Toute habitude rend notre main plus ingénieuse et notre génie plus malhabile.

248.

Livres. — Qu’importe un livre qui ne sait même pas nous transporter au delà de tous les livres ?

249.

Le soupir de celui qui cherche la connaissance. — « Oh ! de mon avidité ! Dans cette âme il n’y a point de désintéressement, — au contraire, un moi qui désire tout, qui, à travers beaucoup d’individus, voudrait voir comme de ses propres yeux, saisir de ses mains propres, un moi qui rattrape encore tout le passé, qui ne veut rien perdre de ce qui pourrait lui appartenir ! Maudite soit cette flamme de mon avidité ! Oh ! que je sois réincarné dans mille êtres différents ! » — Celui qui ne connaît pas ce soupir par expérience ne connaît pas non plus la passion de celui qui cherche la connaissance.

250.

Culpabilité. — Quoique les juges les plus sagaces et même les sorcières elles-mêmes fussent persuadés de la culpabilité qu’il y avait à se livrer à la sorcellerie, cette culpabilité n’existait cependant pas. Il en est ainsi de toute culpabilité.

251.

Souffrance méconnue. — Les natures grandioses souffrent autrement que leurs admirateurs ne se l’imaginent : ils souffrent le plus durement par les émotions vulgaires et mesquines de certains mauvais moments, en un mot par les doutes que leur inspire leur propre grandeur, — et non pas par les sacrifices et les martyres que leur tâche exige d’eux. Tant que Prométhée éprouve de la pitié pour les hommes et se sacrifie pour eux, il est heureux et grand par soi-même ; mais lorsqu’il devient jaloux de Zeus et des hommages que les mortels apportent à celui-ci, — c’est alors qu’il souffre !

252.

Plutôt devoir. — « Plutôt continuer à devoir que de payer nos dettes avec une monnaie qui ne porte pas notre effigie ! » — C’est ainsi que le veut notre souveraineté.

253.

Toujours chez soi. — Un jour nous arrivons à notre but — et dès lors nous indiquons avec fierté le long voyage que nous avons dû faire pour y parvenir. En réalité nous ne remarquions pas que nous voyagions. C’était au point qu’à chaque endroit nous avions l’illusion d’être chez nous.

254.

Contre l’embarras. — Celui qui est toujours profondément occupé est au-dessus de tout embarras.

255.

Imitateurs. — A. : « Comment ? Tu ne veux pas avoir d’imitateurs ? » — B. : Je ne veux pas que l’on imite quelque chose d’après moi, je veux que chacun se remontre quelque chose à lui-même : c’est ce que je fais. » — A. : « Donc… ? ».

256.

À fleur de peau. — Tous les hommes des profondeurs mettent leur bonheur à ressembler une fois aux poissons volants et à se jouer sur les crêtes extrêmes des vagues ; ils estiment que ce que les choses ont de meilleur, c’est leur surface : ce qu’il y a à fleur de peau — sit venia verbo.

257.

Par expérience. — Certains ne savent pas combien ils sont riches jusqu’à ce qu’ils apprennent que leur richesse rend voleurs même des gens riches.

258.

Les négateurs du hasard. — Nul vainqueur ne croit au hasard.

259.

Entendu au paradis. — « Bien et mal sont les préjugés de Dieu », — a dit le serpent.

260.

Une fois un. — Un seul a toujours tort : mais à deux commence la vérité. — Un seul ne sait pas démontrer mais quand ils sont deux on ne peut déjà plus les réfuter.

261.

Originalité. — Qu’est-ce que c’est que l’originalité ? Voir quelque chose qui n’a pas encore de nom, ne peut pas encore être nommé, quoique cela se trouve devant tous les yeux. Avec la façon dont sont faits les gens ce n’est que le nom des choses qui les leur rende visibles. — Les hommes originaux ont généralement aussi été ceux qui donnaient les noms.

262.

Sub specie æterni. — A. : « Tu t’éloignes toujours plus vite des vivants : bientôt ils vont te rayer de leurs listes ! » — B. : « C’est là le seul moyen de participer aux prérogatives des morts. » — A. : « Quelles prérogatives ? » — B. : « Ne plus mourir. »

263.

Sans vanité. — Lorsque nous aimons, nous voulons que nos défauts restent cachés, — non par vanité, mais parce que l’objet aimé ne doit pas souffrir. Oui, celui qui aime voudrait apparaître comme un dieu, — et cela non plus n’est pas par vanité.

264.

Ce que nous faisons. — Ce que nous faisons n’est jamais compris, mais toujours seulement loué et blâmé.

265.

Dernier scepticisme. — Quelles sont en dernière analyse les vérités de l’homme ? — Ce sont ses erreurs irréfutables.

266.

Où la cruauté est nécessaire. — Celui qui possède la grandeur est cruel envers ses vertus et ses considérations de second plan.

267.

Avec un but élevé. — Avec un but plus élevé on est supérieur même à la justice, et non seulement à ses actions et à ses juges.

268.

Qu’est-ce qui rend héroïque ? — Aller en même temps au-devant de ses plus grandes douleurs et de ses plus hauts espoirs.

269.

En quoi as-tu foi ? — En ceci : qu’il faut que le poids de toutes choses fût déterminé à nouveau.

270.

Que dit ta conscience ? — « Tu dois devenir celui que tu es. »

271.

Où sont tes plus grands dangers ? — Dans la pitié.

272.

Qu’aimes-tu chez les autres ? — Mes espoirs.

273.

Qui appelles-tu mauvais ? — Celui qui veut toujours faire honte.

274.

Que considères-tu comme ce qu’il y a de plus humain ? — Épargner la honte à quelqu’un.

275.

Quel est le sceau de la liberté réalisée ? — Ne plus avoir honte devant soi-même.