Le Gouvernement de l’Italie et la papauté

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Le gouvernement italien et la papauté [1]
R. Bonghi


LE
GOUVERNEMENT ITALIEN
ET LA PAPAUTE

La France a eu de trop poignantes préoccupations pendant les deux dernières années pour songer à suivre le mouvement politique des nations voisines avec toute l’attention qu’il mérite ; mais les malheurs passent, et la France reste : elle reste avec cet esprit clairvoyant, précis, libéral, progressif, qui est son privilège. Il importe que son attention ne soit pas trop longtemps distraite des affaires des autres peuples, que son opinion se forme sur une connaissance exacte des faits, afin qu’elle puisse à un moment donné exercer l’influence qui lui appartient, et qu’on ne lui enlèvera jamais.

Assurément le fait le plus grave qui se soit produit au dehors depuis le 4 septembre 1870 a été la chute du pouvoir temporel des papes, le 20 septembre de la même année. Toutefois cet événement n’était pas la solution du problème ; il ne faisait que le poser. Ce problème intéresse la France au plus, haut degré. Il ne faut pas que de fausses informations la détournent d’un juste sentiment de la situation et d’une appréciation équitable de la conduite du gouvernement italien. L’Italie tient à être l’amie de la France ; elle ne peut le rester qu’à la condition que sa position à Rome ne soit pas troublée, et, puisque le catholicisme joue un rôle si considérable en France, il importe que les hommes de bonne foi soient convaincus que leurs croyances ne courent aucun danger par le changement politique qui s’est fait à Rome. Aussi a-t-il paru utile d’exposer dans ses traits généraux la politique que le gouvernement italien a suivie envers la papauté et le saint-siège depuis trois ans, d’indiquer les principes qui ont dirigé sa conduite vis-à-vis de l’église catholique en Italie, de faire connaître les idées qui l’inspirent aujourd’hui dans les questions ecclésiastiques qui doivent être prochainement soumises au parlement italien.


I. — LES PRETENTIONS DE L’EGLISE ROMAINE.

Voilà bientôt trois ans que le jeune royaume d’Italie a fixé le siège de son gouvernement dans la capitale de la catholicité, que Victor-Emmanuel y vit à côté de Pie IX. Il est vrai que, si le roi habite Rome comme sa capitale, le pape s’est fait un devoir de ne pas sortir de l’enceinte du Vatican ; mais personne n’ignore et ceux qui l’entourent ne doutent pas que, s’il s’était montré, aucune marque de respect ne lui aurait manqué. Il faut bien le dire en effet, tout désagréable que cela puisse être aux radicaux et même aux libéraux d’une part et aux cléricaux de l’autre, — il y a deux opinions à Rome dans le sein d’une seule et même majorité, l’une qui préfère de beaucoup le gouvernement national et laïque au pouvoir temporel de l’église, l’autre qui, par des raisons très différentes, mais toutes très puissantes sur l’esprit des hommes en général et des Italiens en particulier, n’aime pas que la conscience religieuse du pays soit troublée, et qui verrait avec un vrai soulagement rentrer dans une vie calme et paisible cette église catholique à laquelle se rattachent de si séculaires habitudes.

Si vous vous promenez le long du Corso, vous trouvez à toute heure du jour une foule de personnes arrêtées devant des magasins d’estampes pour regarder avec complaisance une photographie qui représente le roi et le pape bras dessus, bras dessous ; on la voit partout, de plusieurs dimensions, en noir ou coloriée, et voilà sept ou huit mois qu’on ne cesse de l’exposer. Les deux grands adversaires y ont l’air d’être de vieux amis ; on dirait que le pape et le roi aiment à se montrer ainsi. Le pape bénit son compagnon et le présente au peuple ; le roi, très satisfait, semble penser : enfin nous y voilà je l’avais toujours dit. Malheureusement la politique pleine de bonhomie que paraît conseiller l’auteur de l’image populaire est difficile, peut-être impossible à réaliser. A la vérité, cette difficulté ou cette impossibilité n’a pas son origine dans les relations particulières qui existent à cette heure entre l’état et l’église en Italie, elle vient de la différence essentielle entre les principes qui guident partout aujourd’hui le pouvoir civil d’un côté et l’autorité ecclésiastique de l’autre. Peut-être en ce moment même et dans la condition d’esprit où se trouvent les citoyens et le bas clergé, laissés à eux-mêmes et à leur propre inspiration, la difficulté serait moindre en Italie que partout ailleurs. Il n’en est pas moins vrai que cette difficulté existe. Quoi qu’il en soit, si le photographe n’a représenté rien de très probable, on peut affirmer que son idée est des plus populaires, et qu’il n’y en a pas d’autre qui corresponde mieux au sentiment intime du pays ; les radicaux, les libéraux, les cléricaux fanatiques, seraient tous ensemble forcés de l’avouer, s’il y avait la plus petite chance qu’elle pût se réaliser. Un parti qui, sans abandonner aucun des droits de la nation, donnerait au pays cette perspective d’une conciliation vraie et durable ôterait pour longtemps à tout autre l’espoir de lui arracher des mains les rênes du gouvernement ; il y serait soutenu par une très grande majorité des collèges électoraux, et il faudrait beaucoup de temps pour que les partis auxquels un pareil accord semblerait nuisible à l’élan intellectuel et moral du pays pussent regagner quelque influence.

Le comte de Cavour l’avait senti : il avait espéré que cet accord se ferait, et de bonne heure, entre l’église et l’état ; il pensait qu’une opinion puissante l’exigerait à tout prix. Il ne doutait pas qu’une fois le gouvernement italien installé à Rome, — en supposant que le pape eût consenti à échanger un pouvoir temporel chancelant et vermoulu contre une liberté de l’église assurée et complète, — la majorité des députés serait devenue excessivement modérée et même cléricale, de telle sorte que lui, le chef du parti libéral, aurait dû aller siéger à l’extrême gauche. Cet avenir, le comte de Cavour le croyait non-seulement possible, mais prochain, et c’est avec tristesse qu’il pensait au moment où il lui faudrait quitter Turin pour se transporter dans la ville éternelle, car son esprit moderne et pratique était peu fait, disait-il, pour admirer les monumens de l’antiquité et peu sensible aux beaux-arts et à l’idéal. Au fond, il était plus rêveur qu’il ne s’en doutait : ce sentiment de tristesse et la pensée d’où il naissait en sont la meilleure preuve. Il fallait toute sa largeur d’esprit, il fallait avoir le cœur bien haut placé pour tomber dans l’erreur de supposer que la liberté de l’église était pour la curie romaine l’équivalent du pouvoir temporel. C’était une généreuse illusion de penser qu’il y aurait eu moyen de faire au pape, aux cardinaux, aux monsignori, des conditions qui pussent compenser à leurs yeux les avantages du gouvernement d’un état, tout réduit qu’il fût. D’ailleurs l’église romaine est convaincue qu’elle n’a que des droits envers le pouvoir civil et envers tout le monde ; même ses devoirs envers les fidèles ne peuvent avoir d’autre interprète et gardienne qu’elle-même. Ainsi cette liberté d’action qu’on voulait lui promettre en échange du pouvoir temporel n’est que le premier et le fondement de tous ses droits. A son avis, ce n’est pas une concession qu’on lui fait lorsqu’on la lui laisse ; c’est une iniquité que l’on commet quand on la lui refuse ou qu’on essaie de la limiter. Ce serait un abus de force, ce ne serait pas un droit qui s’opposerait au sien ; son droit à elle est absolu. La liberté lui vient de Dieu ; elle ne peut pas, elle ne veut pas l’accepter de la main des hommes. Elle est libre, absolument libre, parce qu’il n’y a pas une puissance ou une intelligence au monde qui soit à même de la juger ou qui puisse légitimement se croire autorisée à la juger. Le pouvoir temporel appartient à l’église tout aussi bien que la liberté la plus complète ; lui enlever l’un, lui rétrécir l’autre, c’est la voler. Le contrat par lequel elle échangerait l’un contre l’autre ne serait pas plus moral ni plus sérieux à ses yeux que celui qu’un chef de brigands ferait avec un voyageur garrotté par sa bande, de lui laisser sa montre à la condition qu’il voulût bien livrer sa bourse.

Aussi, chaque fois qu’on a essayé, de 1860 à 1872, de trouver un point d’accord entre le gouvernement italien et la curie romaine, on n’y a pas réussi. Le non possumus de celle-ci avait beaucoup plus de portée qu’on ne pense communément. L’empereur Napoléon, qui se flattait de pouvoir surmonter la difficulté en obtenant du gouvernement italien qu’il voulût renoncer à Rome et à sa banlieue, se trompait fort. La cour pontificale a exprimé plusieurs fois ouvertement sa résolution inébranlable de n’écouter aucune proposition avant qu’on lui rendît tous ses anciens états tels qu’elle les possédait en 1859 ; elle n’aurait pas admis d’autre base de négociation, et il n’y a pas de compensation spirituelle qui l’eût fait démordre d’une pareille prétention. La raison en est bien simple, et je la répéterai telle que je l’ai recueillie de la bouche du cardinal Antonelli dans une conversation qui eut lieu quelques jours après la brèche de la Porta Pia. « L’église, m’a-t-il dit, n’a que le droit pour elle ; il n’y a pas de milieu entre le respect et la violation du droit. Si elle paraissait y renoncer en partie, ce serait comme si elle abandonnait le tout ; ce serait comme si elle-même arrivait à n’y plus croire. »

C’est à quoi on devrait songer en France lorsqu’on y reproche au gouvernement italien d’avoir saisi l’occasion de s’installer à Rome dans un moment où les armes françaises n’étaient pas à même de l’en empêcher. Ce n’est pas ainsi qu’il faut comprendre la politique italienne en septembre 1870. La convention de 1864, par laquelle le gouvernement italien s’était engagé à ne pas entrer lui-même avec son armée et à ne pas laisser entrer des volontaires sur le territoire romain, n’avait pas été rétablie après l’équipée de Garibaldi qui amena le retour des soldats français à Rome et la malheureuse échauffourée de Mentana. Au commencement de la guerre avec la Prusse, le gouvernement italien avait, il est vrai, consenti à remettre en vigueur la convention telle qu’elle avait été expliquée officiellement par les deux gouvernemens, car la convention même de 1864 leur réservait toute liberté d’action dans les cas extraordinaires et imprévus ; mais en effet le gouvernement italien ne prit son parti qu’en face d’événemens vraiment exceptionnels. Il resta jusqu’au dernier moment attaché loyalement à la politique qu’il avait proclamée. Très convaincu du droit que la nation italienne avait d’établir sa capitale à Rome, le gouvernement pensait néanmoins qu’on ne devait entrer à Rome qu’avec l’aveu et du consentement de l’opinion publique française : rien de plus clair, de plus ferme que les paroles par lesquelles, dans la célèbre séance du 25 mars 1861, le comte de Cavour formula ce programme ; mais après Sedan, quand l’empereur eut remis son épée, que la révolution se rendit maîtresse de Paris, où voulait-on que le gouvernement italien trouvât la force morale d’imposer aux partis l’inaction et l’attente ? Où étaient ; le 7 septembre 1870, le gouvernement et l’opinion publique de la France ? Aurait-on dû attendre, avant de se décider, que tout fût bouleversé en Italie ? Le gouvernement italien se trouvait en face du gouvernement pontifical, qui n’avait voulu se plier en dix ans à aucune des nécessités de la nouvelle position de l’Italie. Les droits de la nation étaient proclamés depuis dix ans, proclamés solennellement par la chambre des députés et par le sénat. Le sentiment de ces droits était dans la conscience du pays, et on ne saurait soutenir qu’il n’était que le résultat de la fantaisie ou des passions d’un petit nombre, ou un artifice politique sans portée. Les votes empressés de la chambre, les excitations de la presse la plus modérée, montraient assez que l’on croyait arrivée une de ces heures solennelles où les nations qui n’osent pas prendre leur sort dans leurs mains n’ont plus le droit de vivre. Pouvait-on laisser exploiter le sentiment national par les partis anarchiques dans un pareil moment, où on n’aurait pu les empêcher de déborder ? Si on leur avait laissé prendre l’initiative, ou plutôt si on ne leur eût pas dérobé celle qu’ils avaient déjà prise, tout le pays eût été avec eux, et le gouvernement eût été emporté ! Le pape lui-même eût-il mieux tenu contre l’orage que le gouvernement ? Et l’état de choses qui aurait pu en résulter n’eût-il pas été mille fois plus dangereux pour la France, mille fois plus contraire aux principes de conservation et d’ordre qui y ont repris le dessus si heureusement et si vite ?

Ces sentimens se font jour même dans les communications qui eurent lieu à cette époque entre le gouvernement italien et celui de la France. A Paris, le ministre des affaires étrangères ne trouve pas un mot pour dissuader le ministre d’Italie avant l’expédition ; le ministre de France à Florence exprime dans une lettre chaleureuse adressée au roi la satisfaction qu’éprouve la France après l’occupation accomplie. Avouons-le, c’est encore un bonheur pour les deux pays que le gouvernement italien, ne se décidant néanmoins, comme il le devait à la France, qu’au dernier moment, ait par un fait accompli supprimé la seule cause de dissentiment qu’il y eût entre les deux gouvernemens depuis 1860, et soustrait ainsi à toute négociation une question embarrassante qu’aucune diplomatie n’aurait pu résoudre, car elle mettait en cause un tiers qui n’y voulait ni ne pouvait intervenir, et qui se serait obstiné à refuser tous les moyens termes sur lesquels on aurait pu tomber d’accord, si par hasard on en avait trouvé.

Voilà en effet le vrai caractère de cette fameuse question romaine : elle est une question cosmopolite ; elle n’est pas une question internationale. Elle est cosmopolite, car il s’y agit des conditions essentielles du gouvernement du catholicisme, qui est, ainsi que son nom le dit, un fait religieux aussi étendu que le monde ; elle n’est pas internationale, car le maintien du chef de cette religion ne peut être le devoir exclusif d’aucune nation, ni un droit que puisse revendiquer aucune autre. Si le maintien de la papauté exige que la souveraineté du pays où ce chef réside soit limitée en certaines fonctions ou droits ou pouvoirs, il est évident qu’une telle limitation ne peut être ni imposée ni acceptée par traité. Le gouvernement italien devait le comprendre ainsi et conformer sa conduite à cette pensée. Il était moins naturel que les états européens le comprissent de même ; mais plusieurs causes ont rendu possible au gouvernement italien et aux gouvernemens européens de s’en tenir à la politique raisonnable et vraie qu’ils ont suivie de part et d’autre.

Ces causes, il faut les chercher surtout dans l’attitude prise par la curie romaine. Si elle n’eût pas choisi, pour exagérer ses prétentions spirituelles vis-à-vis de tous les gouvernemens civils, le moment même où elle allait perdre son domaine temporel, elle n’aurait pas peut-être trouvé l’Europe aussi indifférente à ses plaintes qu’elle l’a été. Le spectacle de ce vieux pouvoir ecclésiastique qui se raidissait de plus en plus, qui opposait son droit à tout autre droit, qui s’affirmait dans un absolutisme toujours plus intraitable, qui semblait couper lui-même tout lien, toute attache avec les pouvoirs ordonnés de l’état, pour se poser devant les peuples comme une autorité immédiate et en relation directe avec la conscience de chacun, — ce spectacle, dis-je, a troublé les gouvernemens, les a rendus indécis sur la conduite à tenir, et leur a persuadé que l’attente et la réserve étaient la meilleure des politiques. Si ce pouvoir ecclésiastique a vu changer, par l’entrée des Italiens à Rome, son mode d’existence en Europe, il se faisait en même temps un autre changement dans sa manière de comprendre son rôle, qui était spontané et qui ne paraissait pas le moins important des deux. L’opposition de plus en plus décidée qui paraissait devoir se prononcer entre ses prétentions et les droits historiques des gouvernemens sur l’administration des églises nationales ne rendait-elle pas nécessaire, désirable, providentiel, qu’il fût privé des droits de souveraineté sur un territoire quelconque, et des prérogatives qui se rattachaient à ces droits ? L’église romaine, aiguillonnée de tous côtés, se voyant d’une part en butte aux hostilités irréconciliables des partis radicaux, exaltée de l’autre par la ferveur et par l’intérêt du parti clérical et du jésuitisme, se posait comme une force morale et religieuse capable de renouveler à elle seule les sociétés laïques, tombées aux mains des libéraux, d’autant plus perfides qu’ils se montraient plus modérés envers elle. Ne fallait-il pas l’abandonner à elle-même, se contenter de croiser les bras et voir comment elle se tirerait de la mêlée où elle s’était jetée ?

Le gouvernement italien ne pouvait comprendre et utiliser mieux qu’il n’a fait l’avantage d’une pareille position. Il a saisi le rôle qui lui appartenait, non moins dans son intérêt particulier à lui que dans l’intérêt général de la civilisation, et il l’a parfaitement rempli, en prouvant par le fait que le pontife pouvait rester à Rome sans y être roi, et que la curie romaine, même en persistant dans la direction qu’elle avait finalement choisie, même en la poussant aux dernières extrémités, ne trouvait aucun empêchement à son action dans l’existence à ses côtés d’un pouvoir souverain et laïque. On peut croire que la curie romaine a dû regretter plusieurs fois qu’une épreuve si dangereuse pour elle réussît si bien au gouvernement et au peuple italien. S’ils voulaient être un peu moins modérés et un peu plus ardens ! se dit-elle quelquefois en montrant son dépit et sa déconvenue. Et les députations françaises, anglaises, allemandes, belges, arrivent de tous côtés, drapeaux déployés, se donnant l’air de se croire au milieu d’un pays sauvage, et les prédicateurs ne cessent de se servir de leurs chaires pour lancer toute sorte d’injures au roi et aux citoyens, et les fidèles sont conviés tous les jours par des avis sacrés et publics à des tridui, des novenari ou d’autres combinaisons de prières expiatoires ; mais Dieu ne les écoute pas, et refuse de leur, accorder ce qu’ils implorent de lui, — que le gouvernement ou le peuple italien sorte des gonds.


II. — LES PRIVILEGES DE LA PAPAUTE.

Il faut l’avouer, la loi du 13 mai 1871, connue sous le nom de loi des garanties, mais qui porte en réalité le titre de loi sur les prérogatives du souverain pontife et sur les relations de l’état avec l’église, a été très bien conçue dans le dessein d’éviter tout choc entre la curie romaine et le gouvernement. Cette loi n’a pas été dûment appréciée à l’étranger. On entend dire assez souvent qu’elle n’a pas atteint son but parce qu’elle n’a pas été acceptée par le pape. Il a fait mieux : il s’en sert. D’ailleurs pourquoi l’aurait-il acceptée ? Est-ce qu’elle était une offre, une proposition, un projet de traité ? Depuis quand les lois votées par un état souverain doivent-elles être acceptées par ceux qu’elles concernent ? Il est vrai qu’il s’y agissait du pape, et que même on y reconnaissait à celui-ci des privilèges souverains dans l’état. Pourtant ces privilèges, on les lui reconnaissait tout aussi bien, qu’il en fût ou non satisfait, qu’il lui convînt ou non de renoncer à son pouvoir temporel ou de le garder théoriquement et d’après le sentiment de son droit.

La loi des garanties ne fait que définir les limites que l’état s’impose à lui-même dans l’action et la compétence de ses lois et de ses pouvoirs envers la curie romaine. Que celle-ci le veuille ou non, l’état n’outre-passera pas ses limites, librement fixées par lui. La personne du pape est déclarée sacrée et inviolable comme celle du roi ; l’attentat, la provocation à l’attentat, l’injure, l’outrage contre lui, commis par des paroles, par des faits, par des moyens quelconques de publicité, sont punis ni plus ni moins que s’ils étaient commis contre le roi. Afin que la volonté du pape ne puisse empêcher l’action de la loi en ne demandant pas à la justice du pays la punition du coupable, l’action contre celui-ci a lieu d’office, et la cour d’assises est appelée à le juger sans que le pape intervienne (articles 1 et 2). Les honneurs souverains sont rendus au pontife partout où il paraît, et la diplomatie italienne continue à lui reconnaître un droit de préséance. Ses palais, sa personne, seront toujours gardés non par des soldats du roi, mais par ses gardes à lui (article 3). Les palais apostoliques du Vatican et du Latéran, ainsi que la villa de Castel-Gandolfo, sont exempts de tout impôt, l’état se refuse le droit de les exproprier pour cause d’utilité publique (article 5). Pendant la vacance du saint-siège, aucune entrave ne peut être mise à la liberté personnelle des cardinaux. Le gouvernement est responsable de la sûreté des séances du conclave et des conciles œcuméniques, et il empêchera qu’aucune violence ne vienne les troubler du dehors (article 6). L’autorité publique, la force publique, n’ont point d’accès là où le pape se trouve, que ce soit sa résidence habituelle ou un séjour fortuit. Le lieu où se tient le conclave ou le concile est aussi sacré. Il faut que le pape, le concile ou le conclave appelle ou autorise les agens de la force publique pour que ceux-ci puissent pénétrer où ils sont (article 7). Les archives des ministères ou des congrégations pontificales, ainsi que les palais de leur résidence, sont exempts de toute visite, perquisition ou séquestre ; la justice du pays s’arrête à leur porte (article 8). La liberté du souverain pontife dans l’exercice de ses fonctions spirituelles, telles qu’il les entend, sera respectée d’une manière absolue. Ses ordonnances, il peut les afficher aux portes des basiliques et des églises de Rome ; quoi qu’elles disent, on ne peut y toucher (article 9). Les ecclésiastiques qui sont ses instrumens dans le fonctionnement de son pouvoir spirituel ne sont sujets sous ce rapport à aucun contrôle, à aucune poursuite, de la part de l’autorité publique, quoi qu’ils fassent ou qu’ils disent, qu’ils soient étrangers ou nationaux (article 10). Les gouvernemens étrangers peuvent garder leurs agens diplomatiques auprès de sa sainteté ; on continue à leur reconnaître toutes les immunités et les droits dont ils jouissaient quand le pape était souverain temporel. Aux envoyés du saint-père auprès des autres états est reconnu dans le territoire du royaume le caractère public et diplomatique (article 11). Le pape a un bureau postal et un bureau télégraphique à lui. Par des règles minutieuses, on a parfaitement assuré le secret de sa correspondance ; il écrit et il télégraphie en franchise ; les télégrammes signés par lui ou par son ordre dûment certifié doivent être acceptés gratis à tout bureau du royaume. Il ne paie pas pour les télégrammes qu’on lui envoie (article 12). Enfin, dans la ville de Rome et dans les six évêchés suburbicaires, les séminaires, les académies, les collèges et les autres institutions catholiques fondées pour l’instruction des ecclésiastiques continuent à dépendre exclusivement du saint-siège, et le ministre de l’instruction publique n’a sur eux aucun des droits qu’il lui appartient d’exercer dans tout autre établissement d’instruction ou d’éducation (article 13).

Il est clair que toutes ces dispositions regardent non pas le pape, mais l’état ; l’état seul avait à les sanctionner. Elles ont toutes le même sens, c’est que, par rapport au pape, à ses fonctions spirituelles et à cet ensemble de moyens matériels, personnes ou choses, dont il doit nécessairement se servir, l’état a spontanément diminué sa compétence. Il a entouré le pape d’une barrière de droits insurmontable ; cette barrière trace tout autour de lui un champ assez large où aucune liberté de mouvement ne lui manque, et ce terrain juridique lui tient lieu de ce domaine temporel dont il a été maître jusqu’en 1870. La loi n’avait qu’une seule disposition qui pour être exécutée aurait eu besoin de la coopération du pape, c’est la dotation de 3,225,000 francs par an inscrite sous forme de rente perpétuelle et inaliénable sur le grand-livre de la dette publique. Il fallait que le pape consentît à la prendre ; il s’y est refusé. Le gouvernement en est quitte par l’offre réelle qu’il en a faite ; seulement après cinq ans les annuités échues ne pourront plus être touchées. Quand les catholiques des autres états de l’Europe se seront convaincus que l’Italie ne peut pas abandonner la position qu’elle a prise à Rome, et qu’ils se seront fatigués de payer l’obole de saint Pierre qu’on leur demande en larmoyant sur le prétendu dénûment et la misère du chef de leur religion, celui-ci, qu’il s’appelle Pie IX ou autrement, aidera le gouvernement à exécuter l’unique disposition de la loi des garanties qui dépend de lui, et recevra la rente annuelle qu’on lui a destinée. Cette rente correspond, à un denier près, à celle qu’il prélevait pour sa cour et pour ses menues dépenses sur le budget pontifical.

Ainsi cette loi des garanties, loi constitutionnelle de freins et de limites que l’état s’impose à lui-même, n’a rien souffert de l’opposition persistante que le pape et le clergé ont continué de faire au gouvernement italien à Rome. En l’examinant théoriquement, on pourrait à coup sûr la cribler de critiques. Les avocats de la chambre n’y ont pas manqué avant, pendant et après la discussion. Ce n’est pas en effet un mince inconvénient pour l’état que de sauvegarder ainsi et d’entourer de défenses une institution qui lui est hostile. Quel autre gouvernement en Europe en eût fait autant ? Il fallait l’état actuel des esprits en Italie pour que le gouvernement pût laisser une telle liberté, une telle inviolabilité au chef de l’église. La religion catholique est professée par le très grand nombre des Italiens, mais sans ardeur. La passion religieuse est éteinte chez eux au point qu’il est permis de douter qu’elle revive jamais. On dit que, si cette passion ne se manifeste pas aujourd’hui, c’est parce que le catholicisme, assuré de son existence matérielle sous la sauvegarde du droit public, n’éprouvait pas jusqu’à présent le besoin de la surexciter ; mais toute excitation se heurtera toujours à l’esprit pratique et calme des Italiens, et n’en fera jamais ni des carlistes ni des légitimistes. Si le caractère italien ne change pas, — ce qui n’est guère probable, — les Italiens continueront d’envisager la religion comme ils l’ont fait de tout temps. Ils n’en voudront ni trop ni trop peu, ils la mêleront utilement aux circonstances publiques et privées de leur existence, à la façon de leurs ancêtres, l’acceptant telle que ceux-ci la leur ont léguée ; mais ils ne lui permettront pas de s’attribuer des droits tracassiers qui troubleraient la vie civile et nationale de leur pays.


III. — LA LIBERTE DE L’EGLISE.

C’est cette disposition d’esprit chez le peuple qui a permis au gouvernement italien non-seulement de rester à Rome depuis 1870, ce qui était facile, mais d’y rester avec tant de mesure, ce qui était difficile, à tel point qu’aucun autre gouvernement peut-être n’y aurait réussi. C’est encore dans cette disposition d’esprit qu’on doit chercher la cause d’un fait non moins important, que l’état en Italie ait pu laisser à l’église une plus grande liberté que partout ailleurs. Il ne faut pas confondre en effet la liberté accordée à l’église avec l’indépendance assurée au pape. Celle-ci, l’indépendance du pape, était le côté politique du problème ; l’autre, la liberté de l’église, en est le côté ecclésiastique et religieux. Nous venons de voir que l’indépendance du pape est parfaitement sauvegardée par le premier titre de la loi des garanties ; le gouvernement italien s’est-il aussi bien tiré de la difficulté ecclésiastique, difficulté qui n’est pas spécialement italienne, mais de tous les pays à notre époque ? Nous allons en juger.

Il faut pourtant observer que le gouvernement italien aurait pu, tout en reconnaissant à la papauté les droits que spécifie la loi des garanties, garder par rapport à l’église italienne tous les droits historiques ou contractuels que les autres états continuent à exercer vis-à-vis de leurs églises nationales ; les différens royaumes qui se partageaient la péninsule avant 1859 avaient énergiquement défendu en tout temps ces droits contre les entreprises de Rome. Eh bien ! il n’en a rien été. Le gouvernement italien, en commençant avec la papauté temporelle la plus grande lutte que celle-ci ait jamais eu à soutenir, a débuté en laissant à la papauté spirituelle la direction libre et entière du gouvernement de l’église, et en l’entourant de droits qui la mettaient à l’abri de toute attaque. On doit reconnaître dans cette politique un esprit libéral très sûr, très confiant dans la force naturelle de la vérité et du progrès. C’est du comte de Cavour que cette politique relève : les ministres qui lui ont succédé n’ont fait que lui rester fidèles, et au ministère Lanza[2] n’appartient que l’honneur, le très grand honneur de l’avoir exécutée, autant qu’elle pouvait l’être dans la condition actuelle des choses et des esprits.

On vient de publier à Turin le dernier volume de l’Histoire de la diplomatie européenne en Italie depuis 1814 jusqu’en 1861, par Nicomède Bianchi. Les documens que l’auteur est parvenu à se procurer sont très curieux. C’est la première fois qu’on a pu lire ainsi les instructions que le comte de Cavour a données à des négociateurs secrets, chargés de traiter avec la cour de Rome l’échange du pouvoir temporel contre la liberté de l’église. Quelle confiance avait-il lui-même dans ces négociations ? Etaient-elles aussi près d’aboutir que ces négociateurs l’ont prétendu, ou n’ont-elles jamais rien eu de sérieux, comme on l’affirme au Vatican ? Ce sont des questions auxquelles il n’est point facile de répondre. Pourtant, si on en doit juger par les événemens, on peut affirmer que le comte de Cavour ne se faisait pas d’illusions, et que la cour de Rome n’aurait jamais fait de son gré les concessions qu’on lui demandait. Du moins M. Minghetti, qui, selon le mot du comte de Cavour, était son seul conseiller dans ces sortes d’affaires, a-t-il soutenu à la chambre que les négociations avec la cour de Rome avaient aux yeux de M. de Cavour moins de chances de succès que celles qui étaient nouées en même temps avec l’empereur Napoléon. Celles-ci du reste n’aboutirent pas non plus et ne furent reprises qu’en 1864, quand M. Minghetti se trouva président du conseil. Toutefois un élément nouveau entrait alors dans les négociations. Non-seulement la France s’engageait à quitter Rome, et l’Italie à ne pas envahir le territoire pontifical, mais avec l’exécution de la convention coïncidait le transfert de la capitale de Turin à Florence. L’empereur se trompait en croyant que ce changement de capitale aurait pour effet de ralentir en Italie le mouvement des esprits vers Rome ; il n’a au contraire servi qu’à le hâter.

Les documens publiés par M. Bianchi ne peuvent donc servir aujourd’hui qu’à nous faire connaître les idées d’un grand politique sur les relations à établir entre l’état et l’église ; l’hypothèse dont il partait était bien différente des conditions réelles où le ministère Lanza a eu à se débattre. Le comte de Cavour supposait la possibilité d’entrer à Rome d’accord avec le pape ; c’était au pape consentant qu’il attribuait de si grands privilèges ; c’était en faveur d’une église dirigée par un chef qui avait renoncé à toute hostilité qu’il abdiquait tous les droits de l’état. Aurait-il fait de même, si le pape eût refusé tout accord, si l’église se fût armée en guerre contre l’état, si la liberté de l’église n’eût dû servir qu’à en mettre le gouvernement aux mains des jésuites et des plus fanatiques ennemis de tout progrès ? On ne peut en douter, puisqu’il l’a dit expressément ; mais, ne l’eût-il pas dit, il suffit d’avoir connu le caractère hardi et prudent de cet homme pour être convaincu qu’il n’aurait pas hésité à suivre, dans les conditions actuelles des relations entre l’état et l’église, le même système qu’il avait conçu en d’autres temps et pour d’autres occasions, car ce système avait une valeur absolue à ses yeux. Il croyait fermement que, même si la séparation entre l’état et l’église ne parvenait pas à s’établir par un accord préalable, cette séparation obtenue n’en produirait pas moins un grand apaisement dans les esprits. En effet, la part qu’on y eût faite à l’église devait être celle qui lui revient de droit, et avec le temps tous les esprits raisonnables, qui forment à la longue l’opinion publique, auraient fini par s’en convaincre. C’est le point de vue de M. Gladstone dans sa conduite envers l’église irlandaise. Aussi le grand homme d’état italien, s’il a ressemblé au prince de Bismarck par le but national qu’il s’était proposé, est bien plus comparable à M. Gladstone par le libéralisme de son esprit.

L’église libre dans l’état libre, voilà le mot, on le sait assez, par lequel le comte de Cavour pensait résoudre un des problèmes les plus complexes de la société moderne, écarter la plus grande difficulté d’organisation de son propre pays. Pourtant l’idée exprimée par cette devise n’est pas aussi claire qu’on le croirait au premier abord. En y regardant de près, le mot libre, qui y est répété deux fois, y prend chaque fois un sens différent. L’état n’est pas libre dans le même sens que l’église est libre. Celle-ci est libre lorsqu’on lui permet de s’organiser à sa guise, sans aucune intervention du pouvoir civil, et que les lois n’ont rien qui heurte ses principes ou qui entrave son action. Au contraire l’état n’est libre qu’à la condition de laisser à l’initiative des citoyens une part plus ou moins grande dans son organisation et dans sa direction, et d’abandonner à leur vote la constitution du pouvoir législatif ou même de l’exécutif. L’état en somme n’est libre que jusqu’au point où l’esprit du pays le pénètre ; l’église se prétend libre seulement si le génie de ses institutions particulières peut s’affirmer et se développer à son gré. Or, qu’on songe à une église aussi autoritaire que l’église catholique, à une église qui n’a connu d’autre progrès que celui de l’influence toujours croissante que son chef a conquise sur la hiérarchie sacerdotale et sur le peuple des fidèles, et on conviendra que le mot de liberté, lorsqu’il s’agit des relations d’une telle église avec l’état, devient d’une application extrêmement difficile. En effet, cette église n’est libre qu’à la condition d’interdire toute action sur elle à ces forces, à ces influences laïques qui, en participant à la direction du gouvernement, font que l’état peut s’appeler véritablement libre. Dans l’église catholique sont obligés au silence tous ceux qui ne sont pas d’accord avec son chef, et cet accord y est le seul moyen de gagner le salut éternel et le repos ici-bas ; dans l’état libre au contraire, tout le monde a le droit de parler et de faire prévaloir son opinion envers tous et contre tous, s’il en a le pouvoir. L’église ne reste libre que tant que l’état s’abstient de revendiquer certains droits ou de s’occuper de certaines matières ; l’état au contraire a perdu sa liberté, s’il n’est plus le maître de fixer lui-même sa compétence et de régler sa conduite comme l’exige la volonté du peuple.

Les instructions que le comte de Cavour donnait à ses négociateurs en 1860 montrent assez, je l’ai déjà dit, qu’il sentait vivement ces difficultés. En même temps qu’il se déclarait prêt à supprimer tout appel comme d’abus et à laisser complètement libre la législation, l’administration, la presse, la prédication et l’enseignement ecclésiastiques, à la seule condition de respecter l’ordre public, il voulait pourtant que l’état refusât à l’église le bras séculier dans l’exercice des droits spirituels qui lui appartiennent. Or dans ce système, si d’une part la juridiction de l’église est reconnue en entier, de l’autre toute force d’exécution lui est enlevée dès qu’elle ne peut emprunter celle de l’état. Pour apprécier les inconvéniens d’une telle liberté accouplée avec une telle impuissance, il suffit de remarquer que l’évêque qui pourrait excommunier qui bon lui semblerait ne pourrait pourtant faire chasser personne du temple. On comprend que l’église ne veuille pas accepter une liberté ainsi faite. Il lui faut la force ; si elle ne l’a pas en propre, que l’état la lui prête au moins toutes les fois qu’elle en aura besoin. Si on lui refuse le pouvoir illimité de la requérir, il vaut encore mieux pour elle qu’on spécifie les cas où l’on peut la lui accorder, les conditions auxquelles elle pourra la demander, plutôt que de la lui refuser d’une manière absolue.

Quant à la nomination des évêques, le comte de Cavour ne réservait à l’état que le veto dans des cas très graves ; mais en même temps il voulait qu’on cherchât et surtout qu’on trouvât un système électif pour les désigner. Il avait raison en principe ; il est indispensable que le système électif soit introduit de nouveau dans l’église, si celle-ci doit être libre dans le même sens que l’état. Cependant il faut avouer que la difficulté est grande, car, s’il y a eu un mouvement dans l’église catholique, c’est tout à fait dans la direction contraire. Toute élection y a été supprimée, hormis celle du pontife, élu par des cardinaux que son prédécesseur a nommés, qui par conséquent ne sont rien moins que des électeurs, expression d’un vote publique.

La propriété ecclésiastique était reconnue par le comte de Cavour ; il admettait que l’église peut posséder non-seulement des biens mobiliers, mais des biens immobiliers. Il avait été toujours très contraire à la confiscation de la propriété de l’église par l’état, et il ne voulait d’allocation au budget ni pour le clergé ni pour les cultes. Toutefois il demandait que les évêchés, qui sont en Italie en plus grand nombre que partout ailleurs, fussent réduits à quatre-vingts, qu’on ne reconnût la personne juridique qu’à certaines institutions ecclésiastiques, l’évêché, le chapitre cathédral, le séminaire, la paroisse et la fabrique, et qu’on supprimât toutes les autres espèces de bénéfices, ainsi qu’on l’a fait en plusieurs états catholiques. Il voulait enfin que la quantité de biens immobiliers qu’on aurait fixée d’accord avec l’église pour le maintien des institutions qu’on laissait vivre ne pût être augmentée sans la permission du gouvernement. Or l’église catholique nie que sa liberté soit respectée, si le droit de posséder ne lui est pas reconnu sans limite. Quant aux associations religieuses, le comte de Cavour les laissait aussi libres que toute autre association laïque ; mais il ne voulait reconnaître à aucune d’elles la personnalité juridique pour les empêcher d’acquérir les droits économiques qui appartiennent par la loi civile aux corporations. L’église répond que la liberté de vivre ensemble dans un intérêt religieux ne peut être restreinte par l’état sans tyrannie, et que refuser à l’association la personnalité juridique complète, c’est l’obliger à subsister par des moyens furtifs, par des expédiens dangereux, et lui ôter tout moyen de réaliser l’idéal moral et juridique de l’ordre religieux tel que l’entend le catholicisme.

Ces observations suffiront à prouver que les idées du comte de Cavour n’étaient pas assez mûres, car dans la solution qu’il proposait aucune des antithèses actuelles entre l’église et l’état n’était évitée, et l’église n’aurait pu accepter que par force la liberté qu’il voulait lui octroyer. D’ailleurs ces antithèses très réelles prouvent à elles seules de quelles épines est hérissée cette phrase si séduisante au premier abord : séparation de l’église et de l’état. Il faudrait que l’église catholique eût subi un profond changement de direction et d’idées avant de s’accommoder de bon gré d’une juridiction sans pouvoir de contrainte, d’une propriété sans possibilité d’accroissement progressif, d’une organisation réduite à une association sans fixité, de l’élection populaire enfin appliquée aux dignités spirituelles.

Le problème n’avait pas été étudié pendant les dix ans qui s’étaient écoulés avant que les Italiens entrassent à Rome ; en 1870, il n’était pas plus avancé qu’en 1860 ; on ne savait pas mieux comment s’y prendre pour organiser cette liberté complète, mais circonscrite, de l’église vis-à-vis de la liberté de l’état, qui conservait la sienne en la limitant lui-même. Pourtant la loi de 1866 avait porté dans l’existence des corporations religieuses cette altération profonde que le comte de Cavour avait indiquée, et d’une manière bien plus radicale que dans sa pensée, car elle refusait à toute association religieuse la personnalité juridique et la reconnaissance légale, quelque but qu’elle se proposât, quelque cachée qu’elle fût, si je puis m’exprimer ainsi, derrière un but charitable ou d’éducation ; mais en même temps la liberté de l’association religieuse était sauvegardée. Une année plus tard, la loi de 1867 ajouta que dorénavant on ne reconnaîtrait de caractère juridique et civil qu’aux évêchés, aux cures, à douze bénéfices canonicaux dans chaque église cathédrale, aux séminaires, aux paroisses et aux fabriques. Quant à la propriété ecclésiastique des fondations supprimées et des corporations dissoutes, elle aurait été possédée et gérée par une administration spéciale, par une personne juridique créée exprès et appelée fonds du culte (fondo del culto). Quand on aurait fini de payer les pensions des religieux, des religieuses, des derniers bénéficiera, la propriété appartenant au fondo, et délivrée de toute autre charge temporaire, aurait été destinée à plusieurs buts ecclésiastiques et de bienfaisance, entre autres à l’augmentation de la congrue des curés jusqu’à 800 francs par an. S’il en restait quelque chose après tout cela, l’état l’aurait pris. La propriété ecclésiastique foncière devait être toute vendue, et le capital employé en rentes de l’état ; seulement les paroisses conservaient toute leur propriété en entier et n’étaient pas obligées de convertir leurs biens fonciers.

Ces lois, plus libérales, moins sévères envers l’église que celles qui régissent en France la même matière, auraient soulevé une grave difficulté le jour où il aurait fallu les appliquer à la province et à la ville de Rome. Peut-être, une fois qu’on y était entré, aurait-il mieux valu affronter cette difficulté dès les premiers jours ; le ministère Lanza ne fut pas de cet avis : il se contenta de promettre qu’elles seraient exécutées plus tard. D’excellentes raisons ne manquaient pas pour cela : quelque modéré que l’on fût, l’application des deux lois eût provoqué une grande opposition à la cour du pape, eût amené peut-être le départ du saint-père. Il fallait donc tâter le terrain. Il fallait éviter aux gouvernemens étrangers l’embarras d’un pape cherchant un asile qu’on pouvait difficilement lui refuser et qu’il y avait danger à lui accorder. Il fallait donner du temps pour qu’on s’habituât partout à une position si nouvelle et si imprévue pour tout le monde. La prudence commandait donc de renvoyer à une échéance plus éloignée l’application des deux lois à la province récemment acquise, tout en risquant de n’éviter une difficulté extérieure plus ou moins grande que pour tomber dans une difficulté intérieure qui aurait pu devenir assez grave.

En ajournant l’application à la province et à la ville de Rome des deux lois de 1866 et de 1867, on se contenta donc dans le titre II de la loi de garantie de ne faire que les premiers pas dans la voie de la liberté de l’église. Or le ministère Lanza fut en ceci très hardi, beaucoup plus hardi que le comte de Cavour ; Il proposa de renoncer à tous les droits de l’état envers l’église : libre à celle-ci, de nommer ses évêques, ses curés, à sa guise ; point de droit de présentation ni de nomination réservé au gouvernement. L’église pouvait publier dans, son domaine spirituel telles lois qu’il lui convenait, les appliquer et exercer sa juridîction selon sa volonté. Tout appel comme d’abus était aboli ; mais l’état déclarait que dans aucun cas il ne prêterait à l’église le bras séculier.

La chambre n’accepta pas ce système sans modification. Au fond, il n’était pas complet, car on ne décidait pas quels seraient les droits de l’état par rapport à la propriété ecclésiastique. D’ailleurs, si l’on ne voyait pas sans méfiance cet abandon de toute intervention du pouvoir laïque, on ne savait d’un autre côté comment combiner cette intervention avec la liberté qu’on voulait donner à l’église. Les difficultés étaient senties autant que le comte de Cavour lui-même paraissait les avoir senties dans ses instructions de 1860, un peu mieux peut-être ; mais on ne voyait pas davantage comment en sortir. Dans de telles conditions, une assemblée s’arrête à un compromis et préfère surseoir à toute décision. C’est le parti que l’assemblée italienne finît par prendre.

Les gouvernemens italiens, ainsi que la plupart des autres gouvernemens catholiques, exerçaient deux sortes de droits touchant l’installation des évêques et des curés. L’un dépendait des concordats, c’était le droit de présentation ; on consentit à l’abandonner, et c’était juste, puisque les concordats avaient cessé de faire loi pour tout le reste. L’autre droit dépendait de ce principe, qu’aucune sorte de juridiction ne peut être exercée dans l’état que par lui ou de son aveu ; c’était le droit de viser le décret de nomination de l’évêque par le pape ou du curé par l’évêque, l’exequatur et le placet. Ce droit, qui ne dépendait pas des concordats, on le garda, tout en ajoutant qu’on y renoncerait le jour où une loi réglerait le sort de la propriété ecclésiastique.

Cette loi n’a pu encore être présentée. Elle n’est pas urgente dans l’état des esprits. D’ailleurs le point capital d’une pareille loi serait en Italie, comme partout, le bénéfice, — cette propriété à la jouissance de laquelle est inhérent l’exercice d’un pouvoir, — ce reste juridique du moyen âge. Doit-il être conservé comme en Allemagne, ou aboli comme en France ou en Belgique ? Et si on l’abolit, les droits exercés par les gouvernemens dans la nomination des bénéficiera et dans l’administration du temporel pendant les vacances et à chaque nouvelle collation doivent-ils être abandonnés tout à fait ou exercés par la représentation du diocèse ou de la paroisse ? Évidemment c’est le second système qu’il faudrait choisir, mais l’application n’en peut être faite sans les deux conditions suivantes, ou au moins sans l’une des deux : d’abord que l’autorité catholique s’y prête, ensuite que -les citoyens catholiques veuillent en majorité y prendre part. Tant que l’autorité catholique résistera et que les catholiques qui voudraient faire cesser cette résistance resteront une petite minorité, la loi ne parviendrait qu’à créer un schisme impuissant. En Italie, les catholiques n’ont pas l’esprit guerrier ; quant à l’autorité catholique, on sait que toute immixtion des brebis dans le choix des pasteurs ou dans l’administration des propriétés de ceux-ci, vivans ou morts, serait à ses yeux la dernière des abominations.


IV. — LES CORPORATIONS RELIGIEUSES A ROME ET LES INSTITUTS ETRANGERS.

L’application à la province et à la ville de Rome des lois de 1866 et de 1867 était impérieusement réclamée par l’opinion publique, qui n’aurait pu s’habituer à l’idée que la capitale de l’Italie et sa banlieue fussent, par rapport au droit ecclésiastique du royaume, une exception à perpétuité, une sorte d’oasis à rebours. Le développement économique de la ville qui allait devenir la capitale d’un grand pays, l’assainissement de la campagne[3] qui l’entoure, exigeaient d’ailleurs qu’après la délivrance de la propriété laïque de tous les liens et de toutes les superpositions de droits compliqués qui l’embarrassaient, la propriété ecclésiastique immobilière fût aussi soustraite à la mainmorte et rendue libre et promptement négociable. Dans une province qui a en tout un revenu imposable de 95 millions de livres (terrains, 40 millions, — bâtimens, 28, — revenu mobilier, 27 millions), la propriété ecclésiastique en prend pour sa part 8 millions au moins[4].

Quant aux maisons religieuses, il est naturel que le nombre en soit à Rome et dans la banlieue beaucoup plus grand que partout ailleurs. On peut même dire qu’il est allé toujours en augmentant depuis trente ans, surtout sous le pontificat de Pie IX, qui a surexcité partout le sentiment religieux. La statistique évalue à 474 les couvens de la ville et de la province de Rome : 216 dans la ville, 73 dans les diocèses suburbicaires, 185 dans les autres communes de la province. De ces 474 couvens, 311 sont occupés par des hommes, 163 par des femmes, les premiers au nombre de 4,326, les secondes de 3,825, en tout 8,151 personnes. Ces couvens possèdent une rente brute de 4,780,892 livres, nette de 4,218,265 livres, d’après leurs propres déclarations : les couvens de la ville y prélèvent une part de 3,380,045 livres brute, 2,978,408 livres nette. On se ferait une idée inexacte de la valeur de la propriété d’après cette évaluation ; en effet, les bâtimens qui appartiennent aux couvens ne donnent pas de revenu, et ces bâtimens prennent une place énorme dans toutes les parties de la ville : sur une surface bâtie de 3,800,000 mètres carrés, ils en occupent 736,000, soit un cinquième de la surface totale[5]. Les dimensions colossales de ces édifices sont hors de proportion avec le nombre de leurs habitans. On a pu s’en rendre compte quand le gouvernement a eu besoin d’en exproprier quelques-uns pour y caser ses administrations : il a été toujours possible de loger à l’aise les religieux et les religieuses dans un coin du vaste couvent, qui était d’ordinaire une vaste solitude, et pourtant on y a laissé à chaque religieux ou religieuse un espace plus que suffisant pour une habitation convenable et commode.

Le ministère avait donc des raisons majeures pour étendre à la ville et à la province de Rome les lois sur la propriété ecclésiastique. C’était pour lui une question d’opportunité. Il a pensé que le moment était venu, et a déposé son projet de loi le 20 novembre dernier. Si la discussion n’a pas encore été ouverte, c’est que tout est long dans les chambres italiennes par le fait des règlemens parlementaires aussi bien que des lenteurs individuelles. Voici le principe d’où est parti le cabinet dans son projet : appliquer, comme je viens de le dire, à Rome la loi commune, c’est-à-dire les deux lois de 1866 et de 1867 ; il s’était engagé à le faire, et ni l’occasion n’aurait été bonne, ni les idées assez mûres pour en changer l’économie générale. Seulement ces lois ont deux côtés, l’un simplement économique, l’autre plus proprement ecclésiastique ; elles ne se bornent pas à changer la forme de la propriété possédée par les personnes juridiques ecclésiastiques reconnues jusqu’ici, elles en suppriment plusieurs. Le cabinet était parfaitement décidé à ne renoncer en rien au but économique des deux lois ; mais les dispositions relatives à la suppression de fondations ecclésiastiques soulevaient à Rome des difficultés toutes particulières.

Ainsi le projet admet que la propriété immobilière ecclésiastique de toute sorte, excepté celle des paroisses, soit, à Rome comme partout ailleurs, entièrement convertie en propriété mobilière ; mais quant aux fondations ecclésiastiques qui les possèdent et qui auraient été atteintes par les deux lois, il faut distinguer. Parmi ces fondations, il y en a qui intéressent la catholicité en général, d’autres qui concernent l’organisation traditionnelle de la curie romaine, quelques-unes enfin qui ont un intérêt pour les états étrangers. Voici comment le projet tient compte de cette situation exceptionnelle.

On sait d’abord qu’à Rome vivent les chefs des ordres religieux répandus sur toute la surface du globe. Comme on ne peut changer leur mode d’existence sans troubler leurs relations au dehors, le projet maintient les couvens où résident les chefs d’ordre, en essayant, par une fiction juridique un peu subtile, de mettre d’accord cette disposition avec le principe de la loi de 1866 qui supprime les corporations religieuses. Il fallait ensuite. avoir égard aux conditions où se trouvent les bénéficiera romains. Partout ailleurs, en se refusant à reconnaître lai personnalité juridique aux bénéfices simples, aux prébendes des églises collégiales, etc., on les avait supprimés sans produire d’autre effet immédiat que de changer un prêtre possesseur légitime d’une rente en un pensionnaire. Il n’en eût pas été de même à Rome. Les bénéfices y sont conférés par le pape à tous ceux qui ont des emplois dans les administrations ecclésiastiques que la loi des garanties a respectées ; ce sont des salaires ou des supplémens de salaire. Pourquoi troubler cette organisation ? D’ailleurs, puisqu’on voulait que le pape restât à Rome, il fallait bien se résigner à y voir beaucoup plus de prêtres que partout ailleurs. Quel avantage y aurait-il eu à en faire purement et simplement des stipendiés du pape, au lieu de bénéficiera qu’ils étaient en tout ou en partie ? Le gouvernement a donc proposé de maintenir à Rome les bénéfices abolis dans le reste du royaume.

Cette mesure offrait encore l’avantage de simplifier du même coup la question des instituts étrangers. On conçoit que dans une ville cosmopolite comme Rome, — caractère qui lui restera tant qu’elle sera le centre de la catholicité, — toutes les nations aient voulu, de tout temps, avoir des institutions à elles. Il y a des nations dont on ne trouve plus le nom qu’à Rome, dans les établissemens fondés par elles depuis bien des siècles, au temps de leur prospérité, Ce sont des séminaires nationaux, des instituts de bienfaisance, des bénéfices ecclésiastiques, des corporations religieuses. Quant aux séminaires, ils sont sauvegardés par la loi des garanties. D’ailleurs les séminaires nationaux ne sont pas supprimés non plus dans le reste de l’Italie ; à Rome, comme partout, on les oblige seulement à convertir leur propriété immobilière. Au contraire, les instituts étrangers qui ont un but de charité ou de bienfaisance, les hôpitaux, les hospices, ne sont pas même forcés de convertir leurs biens fonciers ; une loi de 1864, publiée à Rome dès 1870, les astreint seulement à prendre une rente d’état en échange de la rente qu’ils posséderaient en cens ou autre redevance annuelle sur des terrains dont ils ne seraient que nu-propriétaires. Quant à leur administration, ils se trouveraient soumis par une loi de 1862, à l’ingérence ou à la surveillance plus ou moins directe de la députation provinciale, c’est-à-dire du pouvoir exécutif élu chaque année par le conseil provincial de Rome. Peut-être pourrait-on les délivrer de cette surveillance, puisqu’ils ne sont fondés que dans l’intérêt des étrangers. En tout cas, le projet de loi ecclésiastique que le ministère devait présenter ne les regardait pas, et il n’y avait aucune raison de rien : modifier pour le moment à leur état légal. Les canonicats, les, bénéfices, les prélatures, auxquels des gouverne-mens-étrangers ! Auraient eu droit. de présentation, n’auraient, pas été atteints non plus, si les dispositions de la loi de 1867 qui suppriment ces sortes de bénéfices n’eussent pas été appliquées du tout à Rome.

Il n’aurait donc fallu de disposition spéciale que pour les maisons ou corporations religieuses étrangères. Parmi celles-ci, il fallait déjà excepter toutes celles qu’habite un vicaire ou procureur-général d’ordre, toutes celles aussi qui sont la propriété d’une corporation existante à l’étranger, car aucune loi ne défend à ces corporations de posséder dans le royaume. Il ne reste en dehors de ces catégories qu’un petit nombre de maisons religieuses, une trentaine peut-être. Le gouvernement propose que la suppression de, celles-ci, en tant que corporations religieuses, soit retardée de deux ans. Dans l’intervalle, les chefs d’établissement devraient vendre leurs biens et en affecter le capital à une fondation autorisée par la loi et constituée héritière. Les deux années écoulées sans que rien eût été fait, on se serait entendu avec les gouvernemens étrangers pour constituer quelque chose d’un commun accord.

Cependant, même avec toutes les exceptions qu’on introduisait dans les deux lois, une masse de propriétés ecclésiastiques seraient devenues vacantes, puisque toutes les maisons religieuses qui n’auraient été ni la demeure d’un général, ni étrangères, eussent été supprimées. Ces propriétés représentent 2 ou 3 millions de rente ; le gouvernement a proposé d’en assigner la plus grande partie aux établissemens d’instruction, d’éducation, de bienfaisance, ou aux buts ecclésiastiques dont ces corporations avaient la charge. Le surplus aurait servi à la dotation de l’église romaine, c’est-à-dire du siège épiscopal de Rome, qui a vu se fondre l’une après l’autre, à travers les siècles, toutes ces immenses propriétés dans le creuset toujours ardent de l’ambition multiple des papes.

Ainsi le ministère ne demande d’autres modifications aux lois de 1866 et de 1867, dans leur application à Rome, que celles qui sont exigées ou par une condition de fait particulière ou par les attaches cosmopolites des institutions que ces lois atteindraient. Il y a lieu de croire qu’en agissant ainsi on a rendu service aux gouvernemens étrangers, qui ont intérêt à n’être pas troublés par une surexcitation des passions religieuses ; cependant il faut dire qu’aucun de ces gouvernemens n’a songé à exercer une pression quelconque pour obtenir ce résultat.

On le voit, la loi qui a été présentée à la chambre italienne ne s’inspire nullement de principes absolus : c’est une loi qui veut ménager une transition difficile, heurter le moins possible, respecter scrupuleusement la politique suivie jusqu’ici par le gouvernement italien et les engagemens qu’il a pris volontairement devant le monde. C’est une loi très sage ; malheureusement la sagesse est une vertu qui n’est et ne peut être appréciée que par ceux qui la possèdent[6].


V

En effet, il faut avouer que plusieurs causes ont rendu et rendent toujours plus difficile à la chambre italienne la modération si habile dont elle a donné tant de preuves. L’opiniâtreté de la cour de Rome est une de ces causes, et la première entre toutes. A la grande liberté que la loi des garanties lui a laissée dans la nomination des évêques, elle a répondu en élevant presque toujours à la dignité épiscopale les prêtres les moins sympathiques à l’indépendance de leur patrie, et en leur, défendant de présenter au gouvernement italien les bulles de nomination pour obtenir l’exequatur ; elle savait bien cependant qu’on se serait empressé de le leur accorder. De là dans tous les diocèses où les nouveaux évêques ont été envoyés, un état de choses très anormal, et qui, malgré toute la douceur et la bonne volonté du gouvernement italien, ne pourra pas durer indéfiniment. Tout cela est peu fait pour encourager ceux qui se flattaient d’introniser à Rome un système de relations entre l’église et l’état différent de celui qui a été suivi jusqu’ici en France, et inspiré de tout autres principes que celui qu’on vient d’inaugurer en Allemagne et en Suisse.

Il est pourtant naturel que l’exemple de ces deux pays tende à séduire le parlement italien et à le détourner d’une politique modérée et libérale. Néanmoins les systèmes introduits en Allemagne et en Suisse ne se ressemblent pas, et ils supposent d’ailleurs des conditions de fait et des précédens qui n’existent pas pour l’Italie. La dernière législation allemande, très vigoureusement conçue, s’inspire d’une idée très forte et même exagérée de l’état ; sans toucher à l’organisation actuelle de l’église, elle l’assujettit à certaines garanties dans l’intérêt de la société laïque. L’état se met au-dessus de l’église, qui n’est pas obligée de rompre la chaîne de sa hiérarchie, mais qui trouve à chaque anneau la main du gouvernement qui l’arrête et l’empêche de se mouvoir à son gré. La Suisse, pays démocratique, a donné le branle à un mouvement tout différent. La législation récente de certains de ses cantons n’a donné à l’état aucune part d’influence ou de direction dans l’église ; l’état s’y borne à faire des lois par lesquelles cette église, si elle ne peut s’y soustraire, sera contrainte de changer de base, et, au lieu de puiser son autorité dans le jugement infaillible d’un chef presque déifié, de la chercher dans la conscience des fidèles. Si ce système réussissait, l’église deviendrait libre dans le même sens que l’état est libre.

Or, sans vouloir discuter les motifs de ces deux systèmes ni examiner ici jusqu’à quel point l’un ou l’autre peut être couronné de succès, il est évident que d’une part l’état en Italie n’est pas constitué comme en Allemagne, et de l’autre que les esprits n’y sont pas du tout prêts à prendre aux questions religieuses un intérêt aussi vif qu’au-delà des Alpes. Les trois quarts des Italiens n’ont jamais réfléchi sur la religion qui leur vient de leurs pères ; ils n’ont fait aucune attention aux décrets du dernier concile ; ils ne voient pas en quoi ils sont gênés par l’infaillibilité du pape ou la dépendance absolue des évêques. L’autre quart y pense peut-être ; mais il faut bien remarquer que, parmi ceux qui se donnent cette peine, le plus grand nombre sont des libres penseurs ou des sceptiques, et ne voient point d’utilité à changer le mode d’élection des ministres d’une religion à laquelle ils tiennent peu ou point. Les discussions historiques qui s’efforcent de prouver que l’organisation catholique n’a pas été toujours telle qu’elle est aujourd’hui, et qu’il faudrait retournera une des organisations du passé, ne trouvent guère d’écho en Italie. On dirait qu’à des esprits ainsi faits le système allemand pourrait sourire un peu plus ; il n’en est rien. Cet état laïque qui doit suivre l’église à la piste pour la contrecarrer, l’influencer, la contenir, l’instruire, leur paraîtrait insupportable ; ils préfèrent un état qui ne la connaît pas. Ainsi, en même temps que le parlement prussien se préparait à voter des lois pour régler l’enseignement religieux et théologique, le parlement italien abolissait les chaires de théologie. C’est une disposition d’esprit qui ne doit pas être rare en France, qui par conséquent y sera facilement comprise.

L’exemple de l’Allemagne et de la Suisse, s’il trouble en Italie l’esprit de quelques hommes politiques, n’a donc aucune chance d’y être suivi ; mais l’hostilité dont il témoigne contre l’église catholique prête à la modération italienne l’apparence d’une trop grande faiblesse. — Cette église, dit-on souvent, est pourtant l’ennemie de l’Italie bien plus que de l’Allemagne ou de la Suisse ; pourquoi la ménager autant ? S’il y a des gouvernemens qui nous le demandent, ne vaut-il pas mieux les braver maintenant qu’il nous est possible de le faire en si puissante compagnie ? N’est-il pas clair qu’à ce vieil édifice qui menace ruine ce sont les Italiens qui pourraient donner les coups les plus redoutables, les Italiens qui seuls peuvent en saper les fondemens, puisque c’est chez eux que l’édifice a été construit ? Il ne manque pas d’incitations pour pousser les esprits sur cette pente, mais il est permis d’espérer qu’elles resteront sans effet. Même après des provocations si persistantes et si obstinées, après des exemples si engageans, le parlement italien ne déviera pas de la politique modérée, libérale, habile, qu’il a suivie jusqu’ici. Quoi qu’on en dise, une politique différente plairait assurément aux partis révolutionnaires, mais ne serait pas agréée par la grande majorité du pays, qui n’aime pas les aventures. On n’oubliera pas que la papauté est un pouvoir moral, qui n’a d’autre force que celle qu’il puise dans l’adhésion libre et spontanée des consciences. Ce ne sont pas les coups en apparence les plus forts qui portent le mieux contre une puissance de telle nature ; au contraire, surtout dans des temps comme les nôtres, une politique violente, sans égards, absolument hostile, pourrait produire dans l’esprit des foules, aussi bien en-deçà qu’au-delà des Alpes, un revirement soudain, en faveur d’une institution qui paraît perdre du terrain tous les jours.

Assurément le catholicisme, tel qu’il s’est fait, s’est constitué l’ennemi de l’esprit libéral et moderne : aussi il en » est haï autant qu’il le hait lui-même. Ce conflit est le plus grave de tous ceux qui troublent nos sociétés. Des deux ennemis, l’un devra succomber, si l’un des deux ne réussit pas à modifier l’autre. Ce n’est pas l’esprit moderne qui doit craindre pour lui : il n’est que le développement spontané et nécessaire de la raison et de la conscience humaine ; cependant, quoique l’issue ne puisse être douteuse, la lutte n’en sera pas moins vive et prolongée, car le catholicisme est désormais le représentant presque unique de ce sentiment religieux, si profond, lui aussi, dans le cœur humain, qui demande à croire et a ne pas raisonner, et qui veut des réponses toutes prêtes aux interrogations pressantes que l’âme ne cesse de se poser. Le catholicisme n’est en Italie ni ailleurs à bout de forces. C’est un géant resté enseveli pendant des siècles sous des couches profondes et multipliées ; on a cru de temps à autre qu’il était mort ; il ne faisait que sommeiller. En Italie, où gît la tête, il paraissait plus profondément endormi que partout ailleurs ; mais, si dans ce vieux pays si sage et si calme il ne peut espérer d’exciter de trop grandes ardeurs, rien n’assure que d’ici à quelques années les catholiques n’y doivent donner des signes d’une vie plus active qu’ils ne. font à présent. On doit plutôt s’attendre au contraire.

Le parti libéral doit se tenir partout sur ses gardes, mais sa conduite ne peut ni ne doit être partout la même ; elle devra, en chaque pays se conformer aux conditions morales du pays et au rôle qu’il joue dans l’ensemble de la catholicité. Ce qui à certains hommes politiques d’Italie semble une bonne raison pour pousser leur gouvernement à une conduite différente de celle qu’il a tenue jusqu’ici n’est, tout bien considéré, qu’une raison puissante pour y persister. Puisque le gouvernement italien a transporté son siège au centre de la catholicité, son devoir le plus strict ainsi que la prudence la plus vulgaire lui commandent d’éviter jusqu’à l’apparence de vouloir exercer aucune influence sur la direction de la religion catholique ou lui imposer un changement organique quelconque. Tout ce qu’il ferait dans ce sens ne servirait qu’à retarder ou même à empêcher ce changement désirable. Le respect de ce qui existe, un respect même outré, n’est pas seulement du meilleur goût, c’est aussi la meilleure politique. C’est la seule qui puisse délivrer l’Italie pour toujours du plus grand de ses dangers, ou, si l’on veut, du plus grand de ses ennuis, car elle ôte tout prétexte à la réaction intérieure et extérieure. C’est la seule qui pourra mettre la raison de son côté, et qui ne risque pas, en soulevant des consciences ardentes, de troubler l’action des partis libéraux dans les autres états. Par-dessus tout, elle prouve aussi bien aux ennemis qu’aux amis que ce grand mouvement de la nationalité italienne s’est inspiré dès l’origine de principes bien déterminés, et qu’il peut toujours promettre d’y rester fidèle.

En effet, le gouvernement italien peut hardiment affirmer que l’histoire des trente mois qui se sont écoulés depuis qu’il est à Rome avait été racontée douze ans à l’avance. C’est le comte de Cavour qui, dans la séance du 25 mars 1861, l’avait tracée pour les ministres qui auraient à lui succéder, pour le grand parti qui s’était rallié à sa politique. « Il faut, disait-il, que la grande masse des catholiques en Italie et ailleurs ne voie pas dans la réunion de Rome au reste de l’Italie le signal de l’asservissement de l’église. Il faut, en d’autres termes, que nous allions à Rome, mais sans que l’indépendance du souverain pontife soit diminuée ; il faut que nous allions à Rome sans que l’autorité civile étende son pouvoir sur le domaine des choses spirituelles… Qu’un accord avec le pape précède ou non notre entrée dans la ville éternelle, l’Italie n’aura pas plus tôt déclaré la déchéance du pouvoir temporel qu’elle séparera l’église de l’état, et assurer à les bases les plus larges à la liberté de l’église. Quand nous aurons fait cela, quand ces doctrines auront été sanctionnées solennellement par le parlement,… alors, je l’espère, la grande masse des catholiques absoudra les Italiens, et fera retomber sur qui de droit la responsabilité de la lutte fatale que le pape aura voulu engager contre la nation au sein de laquelle il réside. » Le jugement est commencé, et il a été jusqu’ici favorable à l’Italie.


R. BONGHI.


  1. Nous accueillons volontiers le travail de l’éminent publiciste italien sur une question qui intéresse vivement la tranquillité de la péninsule et la paix des âmes. Il serait à désirer, et pour notre part nous les y convions de nouveau, que les publicistes étrangers prissent souvent la parole dans les graves circonstances où les intérêts de leur pays sont en cause. Que de malentendus et de conflits peut-être n’éviterait-on pas en Europe, si des voix autorisées se faisaient entendre à propos, avec une entière bonne foi et une pleine liberté, même au point de vue national le plus strict!
  2. Le ministère Lanza, constitué le 14 décembre 1869, était composé comme il suit : Lanza, président ; — Sella, finances ; — Visconti, affaires étrangères ; — Gadda, travaux publics ; — Raeli, grâce et justice ; — Correnti, instruction publique ; — Govone, guerre ; — Castagnola, agriculture et commerce. — MM. Gadda, Raeli, Correnti, Govone, n’y appartiennent plus à présent ; ils ont été remplacés par MM. Devincena, de Falco, Scialoja, Ricotti. Au ministère de la marine, M. Acton, qui avait été nommé le 15 Janvier 1870, a été remplacé par M. Ribotti le 31 août 1871.
  3. L’Agro romano a une superficie totale de 203,000 hectares ; les fondations ecclésiastiques et laïques de la province de Rome en possèdent 71,000, qui se partagent ainsi :
    Basiliques majeures (Saint-Pierre, Saint-Jean de Latran, Sainte-Marie-Majeure 25,014
    Basiliques mineures 2,084
    Chapitres, bénéfices, évêchés 6,590
    Couvens 7,782
    Propagation de la foi, saint-office. 7,668
    Œuvres charitables, hôpitaux, confréries. 19,727
    Collèges étrangers. 2,495
    Total 71,360


    Les fondations laïques ne sont pas obligées de convertir leur propriété foncière.

  4. On ne peut savoir au juste comment ce revenu se partage entre la propriété foncière et la propriété mobilière. Il s’agit toujours du revenu estimé pour l’impôt foncier ou déclaré pour l’impôt sur la richesse mobilière. Voici comment il est partagé entre les différentes fondations et corporations.
    Ville de Rome. Rente nette.
    Couvens. 2,978,408 l.
    Basiliques et églises collégiales 1,143,969 l.
    Bénéfices ou chapellenies 297,686 l. 4,420,063 l.
    Diocèses suburbicaires et autres communes de la province.
    Couvens, 1,239,857 l.
    Menses épiscopales, séminaires 568,735 l.
    Bénéfices ou chapellenies 1,532,715 l. 3,341,307 l.
    Total pour la ville et la province 7,761,370 l.


    La rente de 2,978,408 l. a été dénoncée par 171 des 216 couvens de la ville de Rome. On ne connaît pas la rente de 30 autres couvens, et 15 ont déclaré ne rien posséder. Dans la ville de Rome ont dénoncé leur rente pour l’impôt de mainmorte 181 bénéfices seulement. Parmi les rentes dénoncées manquent celles des entités suivantes : la Propaganda Fide, le vicariat, la daterie, la chancellerie, la pénitencerie, la congrégation de la sainte visite apostolique, la congrégation de l’inquisition, les académies d’archéologie sacrée, de religion catholique, de liturgie, de théologie, les séminaires, les églises paroissiales à charge du clergé séculaire, les églises succursales, les églises simples, les oratoires, les confréries et archiconfréries. Par des informations privées, on sait que la Propaganda Fide a une rente de 406,650 l. sans compter les biens-fonds qu’elle possède dans les provinces de Bologne, Ferrare et Pérouse, et des sommes importantes en rente étrangère. La congrégation de l’inquisition (le saint-office) a dénoncé une rente de 73,931 l. qui ne figure pas dans les annexes a la loi. Sans craindre d’exagérer, on peut dire que la rente nette de toutes les fondations ecclésiastiques de la province de Rome n’est pas loin de 10 millions, toujours sans compter les maisons mêmes où ces diverses institutions ont leur résidence. « 

  5. La superficie de la ville au dedans des murs est de 14,113,150 mètres carrés ainsi partagés :
    Surface bâtie 3,829,580
    Surface non bâtie 7,787,680
    Voies et chemins 1,912,850
    Fleuve 583,040


    Il y a des jardins compris dans la surface attribuée aux couvens ; mais d’autre part les 736,000 mètres carrés sont loin de représenter toute la surface occupée par des édifices ecclésiastiques dans la ville de Rome : il faudrait peut-être doubler ce chiffre.

  6. Le rapport de la commission a été déposé dans les premiers jours d’avril ; la loi va être prochainement discutée.