Le Général Dourakine/1

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Hachette (p. 1-14).



I

DE LOUMIGNY À GROMILINE


Le général Dourakine s’était mis en route pour la Russie, accompagné, comme on l’a vu dans l’Auberge de l’Ange-gardien, par Dérigny, sa femme et ses enfants, Jacques et Paul. Après les premiers instants de chagrin causé par la séparation d’avec Elfy et Moutier, les visages s’étaient déridés, la gaieté était revenue, et Mme Dérigny, que le général avait placée dans sa berline avec les enfants, se laissait aller à son humeur gaie et rieuse. Le général, tout en regrettant ses jeunes amis, dont il avait été le généreux bienfaiteur, était enchanté de changer de place, d’habitudes et de pays. Il n’était plus prisonnier, il retournait en Russie, dans sa patrie ; il emmenait une famille aimable et charmante qui tenait de lui tout son bonheur, et dans sa satisfaction il se prêtait à la gaieté des enfants et de leur mère adoptive. On s’arrêta peu de jours à Paris ; pas du tout en Allemagne ; une semaine seulement à Saint-Pétersbourg, dont l’aspect majestueux, régulier et sévère ne plut à aucun des compagnons de route du vieux général ; deux jours à Moscou, qui excita leur curiosité et leur admiration. Ils auraient bien voulu y rester, mais le général était impatient d’arriver avant les grands froids dans sa terre de Gromiline, près de Smolensk ; et, faute de chemin de fer, ils se mirent dans la berline commode et spacieuse que le général avait amenée depuis Loumigny, près de Domfront. Dérigny avait pris soin de garnir les nombreuses poches de la voiture et du siège de provisions et de vins de toute sorte, qui entretenaient la bonne humeur du général. Dès que Mme Dérigny ou Jacques voyaient son front se plisser, sa bouche se contracter, son teint se colorer, ils proposaient un petit repas pour faire attendre ceux plus complets de l’auberge. Ce moyen innocent ne manquait pas son effet ; mais les colères devenaient plus fréquentes ; l’ennui gagnait le général ; on s’était mis en route à six heures du matin ; il était cinq heures du soir ; on devait dîner et coucher à Gjatsk, qui se trouvait à moitié chemin de Gromiline, et l’on ne devait y arriver qu’entre sept et huit heures du soir.

Mme Dérigny avait essayé de l’égayer, mais cette fois, elle avait échoué. Jacques avait fait sur la Russie quelques réflexions qui devaient être agréables au général, mais son front restait plissé, son regard était ennuyé et mécontent ; enfin ses yeux se fermèrent, et il s’endormit, à la grande satisfaction de ses compagnons de route.


Ils se mirent dans la berline commode et spacieuse.

Les heures s’écoulaient lentement pour eux ; le général Dourakine sommeillait toujours. Mme Dérigny se tenait près de lui dans une immobilité complète. En face étaient Jacques et Paul, qui ne dormaient pas et qui s’ennuyaient. Paul bâillait ; Jacques étouffait avec sa main le bruit des bâillements de son frère. Mme Dérigny souriait et leur faisait des chut à voix basse. Paul voulut parler ; les chut de Mme Dérigny et les efforts de Jacques, entremêlés de rires comprimés, devinrent si fréquents et si prononcés que le général s’éveilla.

« Quoi ? qu’est-ce ? dit-il. Pourquoi empêche-t-on cet enfant de parler ? Pourquoi l’empêche-t-on de remuer ?

Madame Dérigny

Vous dormiez, général ; j’avais peur qu’il ne vous éveillât.

Le général

Et quand je me serais éveillé, quel mal aurais-je ressenti ? On me prend donc pour un tigre, pour un ogre ? J’ai beau me faire doux comme un agneau, vous êtes tous frémissants et tremblants. Craindre quoi ? Suis-je un monstre, un diable ? »

Mme Dérigny regarda en souriant le général, dont les yeux brillaient d’une colère mal contenue :

Madame Dérigny

Mon bon général, il est bien juste que nous vous tourmentions le moins possible, que nous respections votre sommeil.

Le général

Laissez donc ! je ne veux pas de tout cela, moi. Jacques, pourquoi empêchais-tu ton frère de parler ?

Jacques

Général, parce que j’avais peur que vous ne vous missiez en colère. Paul est petit, il a peur quand vous vous fâchez ; il oublie alors que vous êtes bon ; et, comme en voiture il ne peut pas se sauver ou se cacher, il me fait trop pitié. »

Le général devenait fort rouge ; ses veines se gonflaient, ses yeux

brillaient ; Mme Dérigny

Ce moyen innocent ne manquait pas son effet. (Page 2.)

s’attendait à une explosion terrible, lorsque

Paul, qui le regardait avec inquiétude, lui dit en joignant les mains :

« Monsieur le général, je vous en prie, ne soyez pas rouge, ne mettez pas de flammes dans vos yeux : ça fait si peur ! C’est que c’est très dangereux, un homme en colère : il crie, il bat, il jure. Vous vous rappelez quand vous avez tant battu Torchonnet ? Après, vous étiez bien honteux. Voulez-vous qu’on vous donne quelque chose pour vous amuser ? Une tranche de jambon, ou un pâté, ou du malaga ? Papa en a plein les poches du siège. »

À mesure que Paul parlait, le général redevenait calme ; il finit par sourire et même par rire de bon cœur. Il prit Paul, l’embrassa, lui passa amicalement la main sur la tête. « Pauvre petit ! c’est qu’il a raison. Oui, mon ami, tu dis vrai ; je ne veux plus me mettre en colère : c’est trop vilain.

— Que je suis content ! s’écria Paul. Est-ce pour tout de bon ce que vous dites ? Il ne faudra donc plus avoir peur de vous ! On pourra rire, causer, remuer les jambes ?

Le général

Oui, mon garçon ; mais quand tu m’ennuieras trop, tu iras sur le siège avec ton papa.

Paul

Merci, général ; c’est très bon à vous de dire cela. Je n’ai plus peur du tout.

Le général

Nous voilà tous contents alors. Seulement, ce qui m’ennuie, c’est que nous allions si doucement.

Hé ! Dérigny, mon ami, faites donc marcher ces izvochtchiks ; nous avançons comme des tortues.

Dérigny

Mon général, je le dis bien ; mais ils ne me comprennent pas.

Le général

Sac à papier ! ces drôles-là ! Dites-leur dourak, skatina, skareï[1] ! »

Dérigny répéta avec force les paroles russes du général ; le cocher le regarda avec surprise, leva son chapeau, et fouetta ses chevaux, qui partirent au grand galop. Skareï ! Skareï ! répétait Dérigny quand les chevaux ralentissaient leur trot.

Le général se frottait les mains et riait. Avec la bonne humeur revint l’appétit, et Dérigny passa à Jacques, par la glace baissée, des tranches de pâté, de jambon, des membres de volailles, des gâteaux, des fruits, une bouteille de bordeaux : un véritable repas.

« Merci, mon ami, dit le général en recevant les provisions ; vous n’avez rien oublié. Ce petit hors-d’œuvre nous fera attendre le dîner. »

Dérigny, qui comprenait le malaise de sa femme et de ses enfants, pressa si bien le cocher et le postillon, qu’on arriva à Gjatsk à sept heures. L’auberge était mauvaise : des canapés étroits et durs en guise de lits, deux chambres pour les cinq voyageurs, un dîner médiocre, des chandelles pour tout éclairage. Le général allait et venait, les mains derrière lui ; il soufflait, il lançait des regards terribles. Dérigny ne lui parlait pas, de crainte d’amener une explosion ; mais, pour le distraire, il causait avec sa femme.

« Le général ne sera pas bien sur ce canapé, Dérigny ; si nous en attachions deux ensemble pour élargir le lit ? »

Le général se retourna d’un air furieux. Dérigny s’empressa de répondre :

« Quelle folie, Hélène ! le général, ancien militaire, est habitué à des couchers bien autrement durs et mauvais. Crois-tu qu’à Sébastopol il ait eu toujours un lit à sa disposition ? la terre pour lit, un manteau pour couverture. Et nous autres pauvres Français ! la neige pour matelas, le ciel pour couverture ! Le général est de force et d’âge à supporter bien d’autres privations. »

Le général était redevenu radieux et souriant.

« C’est ça, mon ami ! Bien répondu. Ces pauvres femmes n’ont pas idée de la vie militaire.

Dérigny

Et surtout de la vôtre, mon général ; mais Hélène vous soigne parce qu’elle vous aime et qu’elle souffre de vous voir mal établi.

Le général

Très bonne petite Dérigny, ne vous tourmentez pas pour moi. Je serai bien, très bien. Dérigny couchera près de moi sur l’autre canapé, et vous, vous vous établirez, avec les enfants, dans la chambre à côté. Voici le dîner servi ; à la guerre comme à la guerre ! Mangeons ce qu’on nous sert. Dérigny, envoyez-moi mon courrier. »

Dérigny ne tarda pas à ramener Stépane, qui courait en avant en téléga (voiture) pour faire tenir prêts les chevaux et les repas. Le général lui donna ses ordres en russe et lui recommanda de bien soigner Dérigny, sa femme et ses enfants, et de deviner leurs désirs.

« S’ils manquent de quelque chose par ta faute, lui dit le général, je te ferai donner cinquante coups de bâton en arrivant à Gromiline. Va-t’en.

— Oui, Votre Excellence », répondit le courrier.

Il s’empressa d’exécuter les ordres du général, et avec toute l’intelligence russe il organisa si bien le repas et le coucher des Dérigny, qu’ils se trouvèrent mieux pourvus que leur maître.

Le général fut content du dîner mesquin, satisfait du coucher dur et étroit. Il se coucha tout habillé et dormit d’un somme depuis neuf heures jusqu’à six heures du lendemain. Dérigny était comme toujours le premier levé et prêt à faire son service. Le général déjeuna avec du thé, une terrine de crème, six kalatch, espèce de pain-gâteau que mangent les paysans, et demanda à Dérigny si sa femme et ses enfants étaient levés.

Dérigny

Tout prêts à partir, mon général.

Le général

Faites-les déjeuner et allez vous-même déjeuner, mon ami ; nous partirons ensuite.

Dérigny

C’est fait, mon général ; Stépane nous a tous fait déjeuner, avant votre réveil.

Le général

Ha ! ha ! ha ! Les cinquante coups de bâton ont fait bon effet, à ce qu’il paraît.

Dérigny

Quels coups de bâton, mon général ? Personne ne lui en a donné.

Le général

Non, mais je les lui ai promis si vous ou les vôtres manquiez de quelque chose.

Dérigny

Oh ! mon général !

Le général

Oui, mon ami ; c’est comme ça que nous menons nos domestiques russes.

Dérigny

Et… permettez-moi de vous demander, mon général, en êtes-vous mieux servis ?

Le général

Très mal, mon cher ; horriblement ! On ne les tient qu’avec des coups de bâton.

Dérigny

Il me semble, mon général, si j’ose vous dire ma pensée, qu’ils servent mal parce qu’ils n’aiment pas et ils ne s’attachent pas à cause des mauvais traitements.

Le général

Bah ! bah ! Ce sont des bêtes brutes qui ne comprennent rien.

Dérigny

Il me semble, mon général, qu’ils comprennent bien la menace et la punition.

Le général

Certainement, c’est parce qu’ils ont peur.

Dérigny

Ils comprendraient aussi bien les bonnes paroles et les bons traitements, et ils aimeraient leur maître comme je vous aime, mon général.

Le général

Mon bon Dérigny, vous êtes si différent de ces Russes grossiers !

Dérigny

À l’apparence, mon général, mais pas au fond.

Le général

C’est possible ! nous en parlerons plus tard ; à présent, partons. Appelez Hélène et les enfants.

Tout était prêt : le courrier venait de partir pour commander les chevaux au prochain relais. Chacun prit sa place dans la berline ; le temps était magnifique et le général de bonne humeur, mais pensif. Ce que lui avait dit Dérigny lui revenait à la mémoire, et son bon cœur lui faisait entrevoir la vérité. Il se proposa d’en causer à fond avec lui quand il serait établi à Gromiline, et il chassa les pensées qui l’ennuyaient, avec une aile de volaille et une demi-bouteille de bordeaux.



  1. « Imbécile, animal, plus vite ! »