Le Japon et le commerce européen

La bibliothèque libre.
LE JAPON
ET
LE COMMERCE EUROPÉEN


Depuis 1851, l’attention publique se porte sur le Japon, et les efforts des États-Unis pour conclure avec ce pays un traité de commerce ont fait naître de grandes espérances. On a beaucoup écrit sur l’ouverture des ports du Japon, sur les conséquences commerciales qui en découleraient ; mais en général dans l’examen de cette question, qui est en dehors des notions ordinaires, on n’a tenu compte ni des ressources du Japon pour l’alimentation d’un grand commerce, ni des difficultés que présente pour les Japonais eux-mêmes l’introduction d’un nouveau système dans leurs institutions et leurs lois fondamentales. Les Américains se figurent qu’ils pourront inonder les marchés du Japon de leurs marchandises ; ils ne se sont pas encore sérieusement demandé ce qu’ils pourraient en emporter. Cependant tout commerce durable doit reposer sur des échanges réciproques. Celui qu’on recherche au Japon remplit-il cette condition ? C’est la question que je me propose d’examiner. Je sais que je vais froisser des illusions généralement répandues, et qu’il me faudra appuyer toutes mes assertions sur des chiffres et des, faits. Je raconterai d’abord, sous l’autorité des auteurs les plus compétens, les établissemens des Portugais et des Espagnols, montrant la rapidité de leurs succès et l’importance de leurs bénéfices, les causes de leur fortune et celles de leur ruine ; puis je suivrai l’histoire des relations non interrompues que les Hollandais ont conservées avec le Japon jusqu’à nos jours. De l’étude attentive des faits ainsi que de l’expérience personnelle et pratique que j’ai acquise sur la terre même du Japon, il sera aisé, je l’espère, de tirer une exacte appréciation des mœurs, du caractère, des institutions de ce mystérieux pays, des véritables ressources qu’il peut offrir au commerce, et des effets qu’on peut attendre des nouveaux traités conclus avec l’Angleterre, la Hollande et les États-Unis.


I

En 1542, trois Portugais, Antonio Mota, Francisco Zeimot et Antonio Pexot, furent jetés par la tempête sur la côte du Japon ; ils doivent à cet accident l’honneur de l’avoir découvert[1]. Quelques années s’écoulèrent sans qu’on parût songer à entrer en relations avec la terre mystérieuse où le hasard avait conduit les trois Portugais, et c’est un missionnaire qui ouvrit réellement la route du Japon. En 1547, saint François Xavier convertit à Malacca un jeune Japonais ; deux ans après, il le ramena au Japon et se mit à y prêcher l’Évangile. Dès lors les ports japonais commencèrent à être visités par les Européens. Les missionnaires, pénétrant au cœur de l’empire et joignant l’exemple à leurs enseignemens, répandirent d’abondantes aumônes et fondèrent de vastes et nombreux établissemens de charité. La nouvelle croyance fut accueillie avec enthousiasme dans toutes les classes de la société japonaise, même parmi les plus hautes, à tel point qu’en 1582 trois puissans seigneurs japonais firent le voyage de Rome pour présenter leurs hommages au pape Grégoire XIII. Le commerce s’étendit avec la même rapidité et procura aux Portugais des profits considérables ; ils apportaient des soies écrues de Chine, des draps d’Europe, des médicamens et des objets de curiosité qu’ils vendaient à très haut prix. Les retours se faisaient en or ou en argent, ce qui prouve que dès cette époque, malgré la liberté dont jouissait le commerce, ce moyen seul paraissait avantageux. Montanus, Valentin et Meylan évaluent à 18 ou 20 millions de francs environ les sommes qui s’ex portaient annuellement du Japon. Kaempfer les porte même à un chiffre beaucoup plus élevé[2].

Cette grande prospérité commerciale a dû se soutenir longtemps, car, même à une époque où les relations des Portugais avec le Japon avaient beaucoup perdu de leur importance, ceux-ci exportaient encore des sommes considérables : 15 millions en 1636, 13 millions en 1637, 8 millions en 1638, valeurs énormes comparées au chiffre misérable où les affaires des Européens avec le Japon sont tombées de nos jours.

Les premiers ports où les Européens débarquèrent furent Bungo et Férando, mais ils visitèrent successivement d’autres points du territoire ; ils l’étendirent leurs relations commerciales et souvent même formèrent des alliances de famille avec les filles des principaux négocians. Il en résulta une fusion de mœurs et d’idées qui favorisa puissamment la propagation du christianisme. Malheureusement aussi la jalousie et les craintes des prêtres japonais s’éveillèrent ; l’empereur fut assiégé de plaintes qui, longtemps repoussées, mais sans cesse renouvelées, finirent par trouver accueil. En 1586 parut le premier édit qui défendit, sous peine de mort, aux Japonais d’embrasser le christianisme. Les persécutions commencèrent sans atteindre encore cependant les Européens, qui conservaient leurs églises à Miako, centre du pays, et qui continuaient même à appeler de nouveaux missionnaires, dont le zèle et le courage dépassèrent les bornes de la prudence. De jeunes Japonais, initiés au sacerdoce catholique, s’élevèrent avec témérité contre le dernier édit, et prêchèrent ouvertement la désobéissance aux ordres de l’empereur ; les tendances trop évidentes du clergé catholique, l’esprit de fraude qui se révélait en même temps chez les commerçans portugais ne tardèrent pas à provoquer un redoublement de violence dans les persécutions.

L’année 1590 venait de commencer par un de ces événemens qui changent souvent la destinée des peuples. Un homme sans fortune, d’une naissance obscure, s’élevait au pouvoir suprême par la seule puissance de son génie et de son courage. Cet homme, qui occupe encore le premier rang dans l’histoire du Japon, était Taïko-Sama, fils d’un simple artisan ; c’est le fondateur du système politique dans lequel réside la force de l’empire japonais. Les guerres civiles, qui depuis si longtemps désolaient le pays, s’éteignirent peu à peu devant son implacable volonté ; il voulait briser tout ce qui pouvait arrêter ses desseins ou s’opposer à la grande et immuable législation dont il avait résolu de doter son pays. La puissance du christianisme menaçait la sienne. L’audace des nouveaux croyans après les édits de 1586, les excitations à la révolte, l’insurrection, difficilement contenue dans certaines provinces, tout devait éveiller ses craintes. Les édits de 1586 furent renouvelés en 1596, mais cette fois ils s’étendirent jusqu’aux Européens, qui ne tardèrent pas à en ressentir les terribles effets. Les églises furent fermées ou détruites, les chrétiens poursuivis, proscrits et mis à mort. Les persécutions ne s’arrêtèrent plus, et l’année 1597 vit commencer la sanglante lutte qui ne devait finir qu’en 1639 avec l’expulsion définitive des Portugais et l’anéantissement complet du christianisme au Japon.

Au milieu de ces terribles complications, en 1600, l’Érasme, navire hollandais, fut jeté par la tempête sur les côtés du Japon, près de Bungo. Quelques marins parvinrent à se sauver ; l’un d’eux, nommé William Adams, Anglais de naissance, fut amené devant l’empereur, dont il se concilia la faveur par son intelligence et ses connaissances en marine. Malgré la bienveillance du monarque, ce fut en vain qu’il sollicita l’admission des Anglais, ses compatriotes, au commerce du Japon ; on lui refusa de même la permission de rentrer dans sa patrie. Un de ses compagnons hollandais, plus heureux, put se sauver en 1605 et faire parvenir des renseignemens sur le Japon à l’amiral hollandais Matelief, qui croisait dans le détroit de Malacca. Ses avis ne furent pas perdus. En 1609, la compagnie Hollandaise des Indes expédia au Japon deux navires, qui abordèrent à Férando. Ils obtinrent aussitôt l’autorisation provisoire de faire le commerce, et, sans perdre de temps, constituèrent une factorerie ; Jacques Spex en fut le chef avec le titre d’opperhoofd. Il demeura au Japon, créa de bons établissemens, fit un premier voyage à la cour, et deux ans après, s’y présentant pour la seconde fois, obtint pour ses compatriotes la charte impériale, scellée et datée du 30 août 1611[3], qui enjoignait à tous les Japonais d’assister de toute manière les Hollandais et d’entretenir avec eux des relations amicales, mais sans rien dire de leur commerce.

Cet acte paraîtrait assez inconciliable avec les édits de 1586 et 1696, si l’on perdait de vue qu’au Japon les lois sont interprétées rigoureusement, il est vrai, mais toujours à la lettre. Ainsi les édits proscrivaient le christianisme et toute démonstration extérieure du culte, mais respectaient encore la liberté de conscience. Les Portugais auraient donc pu conserver une grande partie de leurs avantages commerciaux, si le clergé catholique n’eût sans cesse essayé de se mettre au-dessus des édits qui arrêtaient ses desseins politiques et religieux.

William Adams, toujours gardé par l’empereur et ne pouvant obtenir l’admission des Anglais au commerce du Japon, profita du de part des Hollandais, en 1611, pour adresser une lettre à ses « compatriotes inconnus. » Cette lettre tomba entre les mains d’un capitaine anglais, nommé John Saris, qui se trouvait alors à Bantam, cherchant la trace des Hollandais pour profiter de leurs découvertes. Au mois de juin 1613, John Saris arriva à Férando avec un seul na vire, fut présenté à l’empereur par William Adams, et obtint pour les Anglais l’autorisation d’établir avec le Japon des relations commerciales. L’empereur le chargea même de porter au roi d’Angleterre une lettre qui contenait, à ce qu’on prétend, de très grandes assurances d’amitié, et surtout des avantages commerciaux fort étendus, assertion qui se trouve contredite par les faits ultérieurs[4]. John Saris rencontra tout d’abord de grandes difficultés pour la vente de son premier chargement. Malgré ce mauvais début, il institua une factorerie anglaise, qui eut pour chef Richard Cocks, et pour sous-chef William Adams.

Les Hollandais revinrent au Japon en 1614. À ce moment, l’empereur Ogonschio-Sama mourut. C’était lui qui avait délivré aux Hollandais l’acte du 30 août 1611 ; les Hollandais commirent l’imprudence d’en demander le renouvellement à son successeur. On le renouvela en effet, mais à des conditions beaucoup moins favorables. L’empereur fut même fort irrité du peu de confiance et de respect que les Hollandais montraient pour l’acte sacré de son prédécesseur, et c’est principalement à cette démarche qu’ils doivent la perte de leurs meilleurs privilèges au Japon. L’absence de toute stipulation à l’égard du commerce, soit dans la première charte, soit dans la seconde, explique les restrictions et les changemens que les Japonais ont constamment pu imposer aux Hollandais, sans violer le contrat.

Toutefois les Hollandais profitèrent des avantages que la charte de 1614 leur accordait encore pour entamer des relations commerciales. Le début ne fut pas heureux ; la compagnie des Indes proposa même, en 1616, à la régence de Batavia, d’abandonner cette affaire. Celle-ci, qui avait d’autres vues, ne fut pas de cet avis ; elle espérait pouvoir ouvrir en Chine des relations comme celles qu’elle venait de créer au Japon, et imiter les Portugais, qui, grâce à leur comptoir de Macao, avaient trouvé de grands profits dans l’importation des soies écrues de la Chine au Japon.

Les opérations des Anglais ne furent pas plus fructueuses que celles des Hollandais, ni leurs avantages plus considérables malgré les prétendues promesses de l’empereur. On voit les chefs de la factorerie anglaise se plaindre, en 1617, du mauvais état de leurs affaires : « Nous avons été admis devant l’empereur, écrivent-ils mais nous ne pouvons obtenir aucun avantage nouveau ; notre commerce est limité à Férando et Nagasaki, encore nos navires ne peuvent-ils entrer qu’à Férando. »

Il paraît qu’en 1619 les factoreries anglaise et hollandaise s’associèrent, car on lit dans une lettre, écrite le 8 septembre 1620 à l’empereur, que « les différends entre les Anglais et les Hollandais étant terminés, ces deux nations allaient réunir tous leurs efforts pour faire au roi d’Espagne et à ses adhérens tout le mal possible. » En outre, en consultant les archives de la factorerie de Décima, on voit, dans le recueil des délibérations, que, du mois, d’août 1620 au mois de novembre 1623, les actes sont revêtus des signatures des deux factoreries. Cette association ne fut ni longue ni heureuse : ni les Anglais ni les Hollandais ne purent relier les opérations du Japon à celles qu’ils espéraient établir en Chine. En 1622, Richard Cocks exposa au gouvernement anglais les pertes subies par le commerce au Japon, ainsi que les préventions qui s’élevaient de plus en plus contre les étrangers ; en 1623, la factorerie fut définitivement abandonnée. Plus tard, le gouvernement anglais essaya, mais en vain, de revenir sur cette détermination. Il envoya en 1674 une ambassade à l’empereur, pour réclamer les droits concédés dans l’acte de 1613. Les envoyés présentaient une copie de cet acte ; mais quand on leur demanda l’original, ils ne purent le produire. Ils n’obtinrent qu’un refus formel sur tous les points, avec ordre de repartir sans délai, et surtout de ne jamais revenir. Les Anglais ne firent plus de nouvelle tentative jusqu’au XIXe siècle.

Le départ définitif des Anglais en 1623 laissait les Hollandais, les Chinois et les Portugais maîtres du commerce au Japon. Ces derniers, quoique bien déchus de leur ancienne prospérité, se soutenaient encore ; ils auraient pu conserver quelques avantages, si l’espoir de reconquérir leur influence perdue ne les eût poussés aux entreprises les plus téméraires. Un décret de 1635 les relégua irrévocablement dans la petite île de Décima. Cette île peut être considérée comme un quartier de Nagasaki ; un canal la sépare de la ville, mais un pont l’y rattache. Un grave événement fit perdre aux Portugais cette dernière position. Un de leurs navires, saisi par les Hollandais au cap de Bonne-Espérance, se trouva porteur d’une lettre adressée au roi de Portugal par le chef de la factorerie portugaise, Japonais de naissance et fervent catholique. Cette lettre contenait le plan d’une vaste conspiration, ayant pour but l’assassinat de l’empereur, le renversement du gouvernement et le triomphe de la foi ; elle donnait le nom de tous les conjurés, parmi lesquels figuraient de très grands personnages japonais. Les Hollandais la remirent au gouverneur de Nagasaki : celui-ci, très favorable aux Portugais, serait peut-être parvenu à faire naître quelques doutes sur l’authenticité de la lettre, si un message tout semblable, adressé au gouverneur de Macao, n’eût été intercepté par les Japonais eux-mêmes et envoyé à Yédo. L’expulsion des Portugais fut alors décrétée par le mémorable édit de 1637, dont voici le texte : « Aucun navire japonais ni aucun individu natif du Japon ne pourront sortir du pays. Celui qui enfreindra cet ordre mourra ; navire et cargaison seront séquestrés. Tout Japonais revenant de pays étranger sera mis à mort.

« Celui qui arrêtera ou découvrira un prêtre chrétien recevra une récompense de 400 à 500 lingots d’argent (de 10,000 à 12,000 fr.), et en proportion pour chaque chrétien.

« Tous ceux qui propageront le christianisme ou qui portent le nom infâme de chrétien seront arrêtés et emprisonnés.

« La race entière des Portugais, avec leurs femmes et leurs enfans, sera bannie… Aucun noble ni soldat ne pourra rien acheter à un Européen. »

Malgré ce terrible arrêt, les Portugais trouvèrent moyen de rester encore deux ans au Japon, rigoureusement surveillés, il est vrai, mais se flattant toujours d’un retour de fortune, entretenant de secrètes intelligences avec l’intérieur du pays, et poussant sans cesse les malheureux Japonais à l’insurrection. La fatale révolte religieuse d’Arima et de Simabarra, qu’ils suscitèrent, et qui acheva l’extermination des derniers chrétiens japonais, entraîna du même coup l’expulsion irrévocable et définitive des Portugais en 1639.

Il est bien difficile d’indiquer exactement la valeur des opérations commerciales des Espagnols et des Portugais pendant leur séjour au Japon ; mais, en prenant les plus sûres données pour base, on peut admettre qu’ils emportèrent de ce pays, dans les soixante années qui précédèrent leur expulsion, pour beaucoup plus d’un milliard en or ou en argent. D’après Kaempfer, dont l’opinion a aussi une grande autorité, on pourrait presque tripler cette somme et la porter, à 2 ou 3 milliards. Les bénéfices énormes que d’une part ils tiraient de la liberté de leurs transactions avec le commerce intérieur, de l’autre de la faculté des retours en or et en argent, expliquent assez tout le prix que les Portugais attachaient à la conservation de leurs privilèges.

Le gouverneur de Macao le comprit si bien, qu’il envoya en 1640 à Nagasaki une députation composée de soixante-treize personnes, qui furent immédiatement arrêtées. Soixante furent publiquement décapitées sur l’ordre de l’empereur ; les treize autres, qui ne professaient pas le christianisme, repartirent par le même navire pour en porter la nouvelle à Macao avec cette affreuse menace, « que si le Dieu des chrétiens lui-même osait mettre le pied sur le territoire japonais, il subirait le même sort. » Une seconde députation revint en 1647 de la part du nouveau roi de Portugal. Les ordres de l’empereur furent plus démens cette fois. Ils enjoignaient aux Portugais de repartir sans retard, et leur défendaient en même temps, sous peine de mort, de jamais reparaître sur le territoire du Japon. Depuis cette époque, les Portugais n’ont pas fait de nouvelle tentative. Les Hollandais restèrent seuls au Japon.


II

Le soulèvement religieux d’Arima et de Simabarra avait excité la colère de l’empereur contre tout ce qui avait quelque apparence de christianisme. Les Hollandais étaient ennemis des Portugais, ils n’étaient pas catholiques, ils ne s’étaient immiscés en rien aux désordres qui avaient troublé le pays ; cependant ils se virent tout à coup renfermés dans les fatales limites qu’ils n’ont pu franchir encore. Les édits de 1635 et de 1637 furent aggravés par de nouvelles ordonnances. Celles-ci non-seulement rappelaient la triste solidarité établie par une loi précédente sur des groupes de cinq, ou six maisons, et qui entraînait la mort de tous les habitans du groupe si dans l’une d’elles il se trouvait un seul chrétien, mais elles disaient textuellement : « Chaque individu, homme ou femme, pauvre ou riche, tout ce qui a vie humaine sans exception, dès qu’il est en âge de parler avec raison, doit fournir deux cautions qui affirment qu’il n’est pas chrétien, et qu’il appartient à l’un des cultes du Japon. Il doit faire certifier par un témoignage écrit quels sont ses prêtres et les temples de son adoration. Celui qui ne pourra pas produire un pareil témoignage doit succomber ou fuir, et comme cet ordre s’étend d’un bout de l’empire à l’autre, il coûtera la vie à beaucoup[5]. » Un semblable décret n’a pas besoin de commentaire, et l’on conçoit la profonde impression qu’il fit sur un peuple pour qui la loi est sacrée et inexorable.

Le 9 novembre 1640, un commissaire impérial arriva à Férando ; une visite minutieuse fut faite dans toutes les maisons de la factorerie, pour s’assurer si elles ne renfermaient pas quelques signes ou quelques ornemens catholiques. Après cela, on signifia aux Hollandais consternés le décret suivant :


« Sa majesté impériale est informée avec certitude que vous tous vous êtes chrétiens. Vous observez les dimanches, vous inscrivez sur le frontispice de vos maisons la date à compter de la naissance du Christ, à la vue de tout notre peuple ; vous avez les dix commandemens, la prière dominicale, la confession de foi, le baptême, la distribution du pain, la Bible, le Nouveau-Testament, Moïse, les prophètes et les apôtres. En somme, il nous paraît que la différence entre vous et les Portugais est petite. Il l’a longtemps que nous savons que vous êtes chrétiens, mais nous pensions que vous aviez un autre Christ. Sa majesté m’a donc chargé de vous ordonner de démolir sans exception toutes celles de vos maisons qui portent une date chrétienne, en commençant par la dernière construite, et ainsi de suite… Le surplus, auquel vous aurez à vous référer, vous sera signifié plus tard par les régens de Férando. »


Après la lecture d’un pareil ordre, il semblait qu’il n’y eût pas de surplus à attendre ; pourtant les Hollandais étaient loin de toucher au terme de leurs épreuves et de leur patience. Leurs édifices furent démolis, entre autres un magnifique magasin, récemment construit et portant sur sa façade la date fatale de 1640. Cet acte de soumission n’arrêta pas les exigences des Japonais. En 1641, ordre fut donné aux Hollandais de déplacer toute la factorerie et de la transporter à Décima, la dernière demeure des Portugais ; L’ordonnance portait que « dorénavant le port de Nagasaki seul serait ouvert aux Hollandais, que l’empereur se souciait fort peu du commerce étranger, et que s’il le tolérait encore, c’était par une particulière et très grande condescendance. » Il était évident que l’empereur cherchait l’occasion d’une rupture définitive. D’après les idées japonaises, il ne pouvait de sa propre autorité annuler les privilèges accordés par ses prédécesseurs ; mais il comptait les annuler de fait, en plaçant la factorerie dans une position intolérable.

Le port de Nagasaki, fréquenté par les principaux négocians du pays, aurait été un marché préférable à celui de Férando, si la factorerie eût conservé l’indépendance de son commerce ; mais elle perdit entièrement cette indépendance. Les autorités de Nagasaki et les interprètes se firent dans toutes les affaires les intermédiaires obligés et arbitraires des Hollandais et des Japonais, et rivalisèrent de ruse, de fourberie et d’intrigue pour tirer de leur intervention les bénéfices personnels les plus considérables. Pour mieux atteindre ce but, on introduisit de nouveaux règlemens qui, d’une part, interdirent aux Hollandais la réexportation de leurs marchandises, et de l’autre en exigèrent la vente immédiate au moment du débarquement. Cependant les grands profits que les Hollandais retiraient, depuis l’expulsion des Portugais, d’un commerce dont ils étaient dorénavant les maîtres, leur firent supporter patiemment ces vexations, et l’année 1641, qu’ils venaient de traverser si péniblement, laissa encore un retour de plus de 16 millions de francs à leurs navires. Ces retours consistaient presque exclusivement en or et en argent, car l’exportation du cuivre, qui avait été défendue en 1637, ne fut autorisée de nouveau qu’en 1646.

La compagnie des Indes avait d’abord cherché à fonder en Chine un établissement qui correspondît à celui de Férando. L’or du Japon, échangé au passage contre des marchandises de Chine, aurait pourvu fort avantageusement le grand comptoir de Batavia des denrées de ce pays, très nécessaires à son commerce. D’un autre côté, les navires allant de Java vers le Japon auraient pu également, sans dévier beaucoup de leur route, prendre des soies écrues et des articles de Chine, fort estimés à Férando. Échouant dans ce projet, les Hollandais avaient créé en 1624 une factorerie dans l’île de Formose. Cet établissement manqua son but, ne prospéra jamais et suscita finalement de si grandes difficultés entre les Hollandais et les Japonais, qu’une ambassade spéciale dut être envoyée de Batavia à la cour de Yédo pour les aplanir. Elle n’y trouva que des humiliations qui déterminèrent l’abandon de ce comptoir en 1661. Meylan fait observer avec raison que cet abandon fit grand tort à la position de Décima. Les flottes de la compagnie, attirées souvent dans les eaux de la Chine et du Japon pour le service de Formose, inspiraient encore un certain respect aux Japonais ; délivrés de cette crainte, ceux-ci purent imposer leurs volontés les plus absolues aux Hollandais.

L’exportation de l’argent fut prohibée en 1671 ; mais, l’or et le cuivre donnant toujours de très riches retours, la factorerie se serait facilement consolée de cette défense, si de funestes complications ne fussent survenues en même temps. À l’arrivée des navires de Batavia en 1672, le gouverneur de Nagasaki se fit remettre un cata logue exact et des échantillons de toutes les marchandises ; puis, par un traité avec les négocians japonais, dont les Hollandais furent arbitrairement exclus, il vendit de sa propre autorité les cargaisons à bas prix, en signifiant au chef de la factorerie de renvoyer ses marchandises à Batavia, si le prix ne lui convenait pas. Cette manière de vendre, qui prit le nom de commerce taxé, apporta une grande perturbation dans les affaires. Les réclamations réitérées de la régence de Batavia étant enfin parvenues jusqu’à la cour, un ordre de l’empereur rétablit en 1685 la liberté du commerce. Les Hollandais n’en jouirent pas longtemps, mais il faut dire qu’ils fournirent bien vite eux-mêmes aux autorités de Nagasaki de justes raisons pour mettre de nouvelles entraves au commerce : les navires qui arrivèrent en cette même année 1685 se trouvèrent remplis de marchandises de contrebande, qui furent saisies et confisquées pendant qu’on essayait de les décharger. L’enquête ordonnée par le gouverneur de Nagasaki compromit gravement le chef de la factorerie lui-même et deux de ses employés. Un arrêt de bannissement fut lancé contre les coupables. Trente-neuf interprètes japonais, complices de la fraude, furent condamnés à mort. Les uns furent exécutés, les autres échappèrent au supplice par le suicide. À la suite de cet événement, l’empereur avait le droit de retirer absolument aux Hollandais les libertés dont ils faisaient un pareil usage au moment même où elles leur étaient rendues. Sans se porter toutefois à cette extrémité par respect pour sa parole impériale, il limita à 2 millions de francs la valeur annuelle de toutes les importations au Japon.

Cette mesure, en réduisant à ce point les affaires, permettait aux Japonais de les mieux surveiller, et porta un coup fatal aux Hollandais, qui commencèrent même à regretter le commerce taxé, dont les opérations roulaient du moins sur une grande échelle. La taxe leur procurait de forts retours d’or et de cuivre que la limite des 2 millions de francs diminuait considérablement. Encore fallait-il déduire de cette somme environ 160,000 francs, affectés aux opérations particulières des employés de la factorerie, des capitaines des navires et de leurs équipages, et qu’on appela commerce particulier ou cambang.

Un abus, qui n’avait été d’abord qu’une tolérance, avait fini par devenir pour les Japonais un droit si bien établi, que rien n’a réussi à le faire disparaître : je veux parler de ce qu’à Décima on appelle ligting, mot qu’on ne peut traduire intelligiblement en français que par choix ou droit d’enlever ce que l’on choisit. Le gouverneur, les interprètes, en un mot tous les employés japonais, du plus grand au plus petit, pouvaient choisir à leur convenance et s’approprier, au prix de la vente en gros, une quantité de chaque espèce de marchandise qui variait selon l’importance de leur charge. Ils prenaient les premières qualités de tous les assortimens, et le négociant qui voulait acheter toute la partie, voyant enlever d’avance ce qu’elle contenait de plus précieux, offrait naturellement des prix moins élevés. Malgré les réclamations réitérées de la compagnie des Indes, cet usage existe encore aujourd’hui.

De leur côté, les autorités de Nagasaki, ayant beaucoup perdu par la suppression de la taxe, la remplacèrent par des droits fort élevés sur la vente des marchandises. Ces droits, prélevés sur les acheteurs, faisaient baisser la valeur des denrées dans la même proportion, et pesaient également sur les intérêts de la factorerie. Ainsi gênés dans leurs opérations légitimes, les Hollandais cherchèrent trop souvent une compensation dans la contrebande. Ni le châtiment désastreux infligé en 1685, ni les exécutions capitales[6], ne purent arrêter l’essor des spéculations illicites. Indépendamment de leurs riches cargaisons de cuivre, les Hollandais exportaient encore du Japon de grandes quantités de cobangs d’or qu’ils recevaient au prix de 25 à 30 francs la pièce. Les Japonais, instruits des grands bénéfices qu’ils en tiraient, imaginèrent d’en créer une nouvelle espèce qu’ils désignèrent sous le titre de n° 2, et qui perdait au moins 25 pour 100 sur les premiers. Ils diminuèrent en même temps l’exportation du cuivre, et forcèrent la factorerie à prendre le solde des retours en cobangs n° 2. Les Hollandais se consolèrent de cette perte en inventant quelque combinaison plus ou moins équivoque avec les régens de Nagasaki, qui combla le déficit. Cependant les Japonais, qui avaient si bien réussi avec leurs cobangs n° 2, en frappèrent une autre espèce en 1710, qui ne valait guère plus de la moitié des anciens, et qui prit le nom de n° 3. L’exportation du cuivre fut encore réduite, et le nombre des navires limité à deux par an seulement. Dix ans après, les Japonais eurent l’impudence de fabriquer encore une nouvelle espèce de cobangs appelée n° 4, et qui perdait plus de 30 pour 100 sur le n° 2, déjà falsifié. On réduisit de nouveau en 1721 l’exportation du cuivre, et l’on ordonna le cours forcé des derniers cobangs, comme solde des retours ; puis en 1730 on remit en circulation les vieux et véritables cobangs sous la dénomination de doubles cobangs, et au prix de 55 fr. environ, tandis qu’ils n’avaient valu autrefois que la moitié.

Que devait penser le gouvernement japonais d’un comptoir qui admettait presque sans murmurer de semblables règlemens, sinon que les bénéfices de ce commerce étaient encore considérables, ou bien que tout cela se regagnait sous main par les plus déplorables combinaisons[7] ? Les Hollandais en avaient trouvé sans doute, car ils commençaient à se résigner aux nouvelles conditions qui leur étaient faites, lorsqu’en 1743 parut un décret impérial qui signifiait que dorénavant un seul navire serait admis tous les ans à Nagasaki, et que les exportations annuelles de cuivre ne dépasseraient plus 7,000 quintaux. On expliquait cette mesure par l’épuisement des mines de cuivre, qui fournissaient depuis plus d’un siècle et demi, concurremment avec l’or, presque tous les retours du Japon.

À la réception de ce dernier décret, le gouvernement de Batavia se demanda s’il ne valait pas mieux, abandonner un pareil commerce. Des menaces non équivoques d’abandonner la factorerie firent obtenir une augmentation de cuivre notable, et procurèrent à la compagnie, terme moyen, de 1746 à 1756, un bénéfice net de plus de 1,300,000 fr. par an.

La régence, enhardie par ce premier succès, fit faire à Yédo, jusqu’en 1761, d’infructueuses démarches pour élargir encore le cercle de son commerce ; mais le gouvernement de Hollande l’en blâma par une lettre motivée en date de 1763. « Attendu, disait cette lettre, que les retours du Japon ne peuvent se faire qu’au moyen du cuivre, et qu’une trop forte quantité de ce métal non vendue laisserait de trop grands capitaux inactifs et tendrait à en faire baisser le cours, nous pensons que le commerce du Japon doit avoir des bornes calculées sur les débouchés de l’Inde, etc. » La compagnie fit rechercher par ses employés de Décima si le motif de l’épuisement des mines était sérieux. Les renseignemens recueillis alors donnèrent comme produit total A8,000 quintaux, dont une partie passait aux Hollandais et aux Chinois, et l’autre à l’usage du pays. Si ces données étaient exactes, ce qui est incertain, les Japonais avaient raison de prendre des mesures restrictives.

Le gouvernement hollandais avait blâmé la conduite des directeurs de la factorerie, les accusant d’avoir provoqué le désastreux décret de 1743 par leurs tolérances et leurs faiblesses ; mais la difficulté était de faire sortir la factorerie du triste état où la plaçait le dernier décret. Les moyens qu’on employa ne firent que l’aggraver : c’est en effet vers cette époque (1744) qu’eut lieu entre la chambre du trésor de Nagasaki[8] et la factorerie un traité qui fut pour les Hollandais la plus fatale des combinaisons. Il fut convenu que tous les ans la chambre impériale du trésor remettrait au chef de la factorerie une note détaillée de toutes les marchandises qui evraient être apportées et livrées l’année suivante : les prix en étaient arrêtés à l’avance, ainsi que les quantités de chaque marchandise. Par contre, la chambre da trésor s’engageait à en payer le montant avec une quantité de cuivre déterminée, et dont le prix fut arrêté une fois pour toutes à raison de 12 theils, 3 mas et 5 condarins le pikol[9], autrement dit, au cours d’alors environ 49 francs 40 c. les 60 kilogrammes. Le solde des comptes se réglait avec de l’or, et plus tard avec une certaine quantité de camphre, quand l’exportation de l’or fut interdite vers l’année 1752. La chambre du trésor exigeait surtout que les assortimens des marchandises répondissent aux commandes, et c’est cette condition qui a causé de perpétuelles discussions toutes les fois que, par des motifs inévitablement fréquens, il a été impossible de l’observer exactement. Le commerce particulier ou cambang fut excepté de cette règle et conserva son espèce d’indépendance, moyennant 35 pour 100 que prélevait et que prélève encore la chambre du trésor sur le produit brut des ventes publiques.

Tous ces règlemens sont restés en vigueur, ils servent toujours de base au commerce actuel.

Quant aux détails d’exécution, qui paraissent devoir être simples, ils sont au contraire compliqués à tel point que l’expérience seule pourrait donner une idée de ce laborieux mécanisme. Comme tout marche au Japon avec une régularité invariable, on conçoit que la moindre infraction aux règles du système commercial puisse en arrêter le mouvement tout court. Ce sont alors des allées et venues, des pourparlers sans fin, des écritures et des combinaisons incroyables pour remettre d’aplomb la forme et l’incident. L’oubli ou la violation même involontaire de ces formalités aurait pour les Japonais chargés de les maintenir les plus funestes conséquences. Aussi la présence d’un navire étranger, un naufrage à la côte, toute circonstance imprévue met les Japonais dans le plus grand embarras. Une tolérance ou une sévérité maladroite, une réponse indiscrète, une chose donnée ou reçue sans autorisation, la possession du moindre objet prohibé, ou dont on ne pourrait pas au besoin retrouver la filière d’origine jusqu’à la direction commerciale de Nagasaki, entraînerait pour eux la mort. Les condamnations capitales pour tout autre motif ont besoin de la sanction impériale, mais dans les cas particuliers qui pourraient avoir un caractère de contrebande ou de relations avec les étrangers, l’exécution est immédiate[10].

Les années 1769 à 1772 virent naître de grandes difficultés avec la chambre du trésor, qui se plaignait des assortimens défectueux et des mauvaises marchandises de la compagnie. En 1772, la factorerie recueillit un de ses vaisseaux que la tempête avait jeté sur la côte et qui était abandonné. Elle en vendit la cargaison fort avariée ; au déchargement, les Japonais remarquèrent que beaucoup de caisses avaient été ouvertes et vidées, et l’on pensa, non sans raison, que les marchandises en avaient été enlevées et introduites en contrebande par les Hollandais. Ceux-ci cherchèrent à éloigner les soupçons qui pesaient sur eux, mais ils ne purent éviter le décret qui parut en 1775, et qui ordonna qu’à l’avenir tous les membres de la factorerie, sans en excepter le chef, ainsi que les employés japonais, seraient soumis à la visite à l’entrée et à la sortie de Décima[11]. On n’a pas oublié au Japon un incident qui expliquait très clairement l’utilité de cette mesure : c’est l’étonnement que causa à Nagasaki la vue d’un capitaine hollandais assez maigre ; on était accoutumé à ne voir que des hommes d’une corpulence excessive, laquelle venait en réalité d’un ventre postiche rempli de contrebande. Les chefs eux-mêmes non-seulement toléraient ces prodigieux embonpoints, mais encore en partageaient les profits.

Dans cette même année 1775, la chambre du trésor, contrairement aux conventions faites en 1744, annonça qu’elle fixerait à l’avenir le prix des marchandises d’après leur qualité. Cette mesure fit tellement baisser les cours, qu’en 1779 la compagnie des Indes éprouva de véritables pertes. L’excellent choix qu’elle fit cette année-là de M. Titsingh comme chef de la factorerie releva en partie ce commerce déchu. M. Titsingh pensa que le renvoi de quelques na vires sans déchargement arrêterait peut-être les tendances trop despotiques des Japonais. En 1782, la guerre qui venait d’éclater entre l’Angleterre et la Hollande empêcha l’expédition ordinaire pour le Japon. Les autorités de Nagasaki commencèrent à craindre que la compagnie des Indes n’eût abandonné Décima ; la consternation devint générale. Des prières publiques dans les temples, des aumônes extraordinaires répandues pour conjurer ce malheur, la ville entière de Nagasaki remplie de cris lamentables, des hommes, des femmes et des enfans courant les rues dans le plus grand désespoir, tout prouva l’importance que la population et les autorités attachaient à cet événement. Il fallait tirer parti de cette panique et imposer de bonnes conditions : on ne le fit pas résolument. M. Titsingh, gêné sans doute par ses instructions de Batavia, marchanda pour quelques quintaux de cuivre, et demanda quelques misères sur le prix des objets importés. Après un an d’attente, il n’obtint que de puériles concessions dont il ne vaut pas la peine de parler. Les Hollandais montrèrent dans cette occasion comme dans beaucoup d’autres une faiblesse et une timidité regrettables.

Indépendamment des cadeaux officiels, dont la factorerie devait annuellement faire hommage à l’empereur et aux grands de l’empire, l’usage commandait aussi d’en offrir aux régens et aux autorités de Nagasaki, sans doute pour se les rendre favorables dans toutes les affaires difficiles et importantes. L’expérience avait démontré l’inutilité et l’abus de ces cadeaux, et la factorerie en négociait depuis longtemps la suppression. Elle l’obtint en partie en 1790, mais l’opyerhoofd fut en même temps appelé chez le gouverneur pour recevoir la communication suivante : 1o à l’avenir l’exportation annuelle du cuivre était irrévocablement fixée à 7,000 quintaux ; les Hollandais conservaient toutefois la faculté de maintenir la valeur de leur commerce en exportant des produits du Japon autres que le cuivre ; 2o un seul navire serait admis tous les ans à Nagasaki, et les mines de cuivre étant très appauvries, toute demande d’augmentation serait rejetée ; 3o les voyages obligatoires des Hollandais à la cour n’auraient plus lieu que tous les quatre ans.

Ce décret était la reproduction de celui de 1743. Il réduisait les affaires de la factorerie à un chiffre si mesquin que la compagnie des Indes aurait dû, ne fût-ce que par dignité, exiger des conditions plus acceptables ou faire cesser toutes relations commerciales. Le prétexte de l’épuisement des mines pouvait être fondé. Peut-être aussi l’empereur ne voulait-il pas laisser se répandre dans les classes inférieures de la société le goût du luxe et le besoin des produits étrangers. En diminuant les exportations, on diminuait en même temps les importations, et les marchandises étrangères restaient des objets de fantaisie pour les classes les plus riches. Les Hollandais avaient bien, il est vrai, la faculté de chercher d’autres retours que le cuivre, mais une longue expérience démontrait que cette clause était illusoire ; tous les essais de ce genre avaient été faits et abandonnés aussitôt.

À partir de cette époque (1790), le commerce du Japon se trouva placé dans une position qui n’a guère varié depuis ; il est bien sur venu de temps en temps quelques modifications dans les quantités de cuivre accordées, mais les règlemens sont restés les mêmes.

L’année 1798 fut une des plus désastreuses pour la factorerie Hollandaise ; un incendie en détruisit la meilleure partie, et M. Hemmy, son chef, mourut en revenant de la cour. Il existait, dit-on, des intelligences secrètes entre lui et le prince de Satsuma, et l’on pense qu’il fut empoisonné. Ce qui confirme cette présomption, c’est que les deux domestiques de M. Hemmy furent arrêtés. L’un échappa, l’autre fut décapité. Les ombrages causés par le prince avec qui M. Hemmy était soupçonné de correspondre s’expliquent par la position de sa famille, position qui n’a guère changé depuis plusieurs siècles. Les princes de Satsuma sont les plus puissans de l’empire et se sont toujours maintenus dans une certaine indépendance que la cour n’a jamais osé attaquer. Ils représentent au Japon ce que nous appelons les idées libérales, dans la mesure où ce mot peut s’appliquer au Japon, et ils se sont toujours montrés favorables aux étrangers. De nombreuses alliances de cette famille avec les empereurs du Japon ont encore augmenté son influence. Les Satsuma prétendent avoir des droits à la couronne et descendre en ligne directe de Taïko-Sama. En mourant, cet empereur laissa un fils fort jeune encore, nommé Fidéri-Jori, dont la tutelle fut confiée à Ogonschio-Sama[12]. Celui-ci, pour conserver à sa postérité le pouvoir qu’il n’avait reçu que temporairement, profita des troubles religieux pour faire assassiner le jeune prince, renfermé dans le château d’Osaka ; Fidéri-Jori aurait échappé à la mort et se serait réfugié dans la principauté de Satsuma, où il aurait fondé cette famille. Tous les seigneurs de l’empire sont entourés dans leurs provinces d’une multitude d’espions et d’agens secrets déguisés sous toutes les formes, et qui tiennent l’empereur au courant de tout ce qui se passe. Les Satsuma n’en tolèrent jamais chez eux ; ils font inexorablement disparaître tous ceux qu’on leur envoie, et cette triste mission, qui équivaut presque à un arrêt de mort, est donnée quelquefois aux personnages dont la cour veut se de faire sans bruit.

La factorerie, privée de son chef par la mort de M. Hemmy, tomba entre les mains de subalternes qui la dirigèrent fort mal. M. Henry Doeff, jeune encore, mais plein de zèle, d’intelligence et de patriotisme, en prit la direction en 1803. La guerre générale venait d’éclater, et Java tombait au pouvoir des Anglais. Le nouveau gouverneur-général des Indes, Raffles, porta immédiatement ses vues sur la factorerie du Japon, qu’il voulait obtenir à tout prix ; mais M. Doeff resta inébranlable à son poste. Les ordres, les menaces, les offres les plus flatteuses, les insinuations les plus adroites, les nouvelles les plus trompeuses sur l’état de l’Europe, rien ne put décider le jeune opperhoofd à arborer dans sa petite île de Décima le pavillon d’Angleterre à la place de celui de Hollande. Livré pendant quatorze ans aux seules ressources de son bon sens et de sa fermeté, privé quelquefois d’arrivages pendant plusieurs années de suite, sans conseils, sans argent et souvent sans espoir, M. Doeff sut conserver sur ce petit point du globe les privilèges de son pays. Le commerce du Japon fut irrégulièrement entretenu par des navires neutres, mais toujours sous pavillon hollandais et au nom de la compagnie des Indes, qui n’existait plus. Ce n’est qu’en lisant la relation de ces temps difficiles, écrite par M. Doeff lui-même, qu’on peut comprendre tout ce qu’il dut employer de prudence et d’adresse pour conserver son in fluence, contenir certains interprètes gagnés aux Anglais et entretenir l’illusion des Japonais.

En 1808, l’Angleterre commit envers le Japon un acte d’agression inqualifiable[13]. Le 4 octobre de cette année, on attendait le navire de la factorerie hollandaise ; la vigie d’Iwoosima signala un navire étranger : il portait pavillon hollandais, on le prit pour le vaisseau attendu, et deux commis de la factorerie, accompagnés de la commission japonaise, se rendirent à bord. Un canot vint au-devant d’eux avec des démonstrations amicales ; mais, quand ils l’eurent accosté, ceux qui le montaient saisirent des armes cachées, se jetèrent sur les commis et les emmenèrent prisonniers. La consternation fut grande à Nagasaki et dans la factorerie. Le gouverneur envoya immédiatement à bord deux baniôsts[14] avec ordre de ne se représenter qu’avec les deux Hollandais. Leur démarche fut inutile. Les chaloupes armées menaçaient la baie. Les agens de la factorerie reçurent l’ordre de se réfugier avec ce qu’ils avaient de plus précieux dans l’hôtel du gouvernement.

Le gouverneur voulut prendre immédiatement des mesures énergiques, mais par malheur les forts impériaux, dont la garnison doit être au moins de mille hommes, n’en comptaient que soixante-dix à ce moment, et les commandans eux-mêmes étaient absens. Dans la nuit du 4 au 5 octobre, le secrétaire du gouverneur vint trouver M. Doeff, chef de la factorerie : « J’ai reçu, lui dit-il, l’ordre d’aller chercher les prisonniers, et je m’y rends seul ; si le commandant refuse, je lui plongerai mon poignard dans le cœur. Venu sous le pavillon hollandais dans une intention hostile, il ne mérite pas mieux. » On eut grand’ peine à le détourner de ce projet. Le gouverneur comprit qu’il fallait tâcher de retenir le navire jusqu’au moment où les princes voisins auraient réuni leurs forces. Le lendemain la frégate, arborant le pavillon d’Angleterre, envoya à terre un des Hollandais avec une lettre où il était dit que, si avant la nuit on n’avait pas reçu à bord des provisions dont le détail était indiqué, le feu serait ouvert sur le port et toutes les barques qu’il contenait incendiées. Le message était signé : Fleetwood Pellew, commandant la frégate de sa majesté britannique le Phaéton.

Le gouverneur feignit de céder, accorda les provisions demandées, en promit pour le lendemain de plus abondantes ; il fit même entrevoir que le gouvernement japonais serait disposé à ouvrir avec l’Angleterre des relations que la guerre empêchait en ce moment la Hollande de poursuivre. Cependant le prince d’Omura arrivait avec ses troupes ; pour juger de l’énergie qu’il était prêt à déployer, il suffit de dire qu’il proposait d’incendier le navire avec trois cents barques chargées de matières combustibles et de se placer lui-même sur la première, estimant que l’artillerie ennemie en coulerait bien deux cents, mais que le reste arrivant sur le vaisseau rendrait le succès infaillible. Cependant le Phaéton, voyant ce mouvement dans le port, ne jugea pas prudent d’attendre, il leva l’ancre et partit ; les Hollandais rentrèrent à Décima.

Une demi-heure après, entouré de tous ses parens et de ses amis, le gouverneur de Nagasaki se donnait la mort en s’ouvrant le ventre ; coupable déjà pour avoir ignoré la situation des forts, il voyait sa faute s’aggraver par le départ du Phaéton, qu’il n’avait pas su retenir ; les cinq commandans des forts suivirent aussitôt ce terrible exemple, assumant ainsi la responsabilité de leur négligence, et sauvant l’honneur du prince de Fisen, leur chef militaire, qui était pour le moment de service à Yédo. Celui-ci fut condamné à cent jours d’emprisonnement et à faire, sur sa demande il est vrai, une rente perpétuelle de plus de 50,000 fr. par an au fils de l’infortuné gouverneur. On comprend la profonde impression que cet événement produisit sur les Japonais. Ce drame n’est pas oublié encore ; l’arrivée d’un navire étranger ranime de cruels souvenirs, des défiances excessives, et éveille soudain une incroyable agitation.

De son côté, la Russie avait fait en 1792 une tentative pour conclure un traité de commerce avec le Japon. M. Laxman, qui en fut chargé, échoua complètement. On attribua l’insuccès à sa maladresse, et une nouvelle expédition fut projetée en 1803. Elle fut entourée d’un appareil plus imposant, et l’on choisit pour ambassadeur M. de Resanof, chambellan de l’empereur de Russie, décoré extraordinairement pour cette occasion des ordres les plus éclatans. Pourvu de pouvoirs fort étendus et de présens magnifiques, il arriva le 9 octobre 1804 dans la baie de Nagasaki, avec le navire Nadeschda, capitaine Krusenstern.

Une commission composée de très hauts personnages japonais vint à bord pour recevoir le message de l’ambassadeur. M. de Resanof la reçut d’une façon peu convenable ; il resta assis devant elle et refusa de se lever en disant que son rang et la grandeur de sa mission impériale l’en dispensaient. On lui fit observer que la commission représentait aussi en ce moment l’empereur du Japon ; mais il conserva son attitude hautaine, et se borna à déclarer qu’il voulait remettre à l’empereur en personne les lettres de son maître.

Sur la demande du capitaine Krusenstern, le navire fut autorisé à pénétrer plus avant dans la baie, à la condition de déposer ses canons et ses munitions de guerre. L’ambassadeur russe ne consentit pas à remettre ses armes particulières, ni celles de quelques hommes qui formaient autour de lui un simulacre de garde d’honneur. Comme il manifesta le désir de séjourner à terre, M. Doeff, chef de la factorerie hollandaise, proposa de lui préparer un logement convenable à Décima ; mais les Japonais voulurent se charger de ce soin, et parlèrent de lui donner les dépendances d’un temple pour résidence. Enfin, après plusieurs jours d’attente, ils reléguèrent l’envoyé russe dans un hangar infect qui servait habituellement à conserver du poisson sec. C’est la qu’il attendit la réponse de la cour, qui arriva le 12 mars 1806. M. de Resanof était informé qu’il ne serait point reçu par l’empereur, mais qu’un commissaire impérial serait chargé de traiter avec lui. Ce commissaire se trouvait le 30 mars à Nagasaki, et l’audience fut fixée au 4 avril. La journée du 3 fut employée à régler les formes de l’étiquette, et après de grands pourparlers il fut convenu que l’ambassadeur de Russie pourrait se borner à faire le salut à l’européenne, mais qu’il se présenterait à l’audience sans épée et sans souliers, et que pendant la conférence il se tiendrait assis à terre à la façon des Japonais. On lui accorda la petite satisfaction d’amour-propre de se faire suivre de ses douze hommes de garde avec leurs armes, en même temps qu’on ordonnait, pour détruire l’effet de cet appareil, que toutes les rues où devait passer le cortège resteraient entièrement désertes, que toutes les maisons en seraient hermétiquement fermées, et que toutes les issues des rues latérales devraient être bouchées par des cloisons en planches.

Le premier jour, M. de Resanof se borna à expliquer le but de sa mission ; il présenta une prétendue autorisation accordée en 1792 à M. Laxman, et d’après laquelle le port de Nagasaki était ouvert au commerce de la Russie. On lui répondit qu’il n’y avait rien de semblable dans ce document, et qu’il n’avait pas été compris. À l’audience du 5, on lui remit deux décrets qui ne lui laissaient aucune espérance. Tous les présens apportés pour l’empereur du Japon furent refusés, la lettre de l’empereur de Russie ne fut pas même acceptée. On défendit à l’ambassadeur de rien acheter avec de l’argent, ni de faire aucun cadeau à qui que ce fût. Les réparations faites au navire, ainsi que son entretien pendant son séjour et un approvisionnement de deux mois furent fournis gratuitement par le gouvernement japonais, qui donna en sus 2,000 sacs de sel et 100 sacs de riz pour l’équipage, 2,000 pièces de ouate de soie pour les officiers. Ainsi se termina cette ambassade, dont on attendait de grands résultats. M. de Resanof repartit le 19 avril 1805, après un séjour de plus de six mois. Il relâcha aux îles Saint-Pierre et Saint-Paul, où il rencontra deux officiers de la marine russe, MM. Chvostof et Davidof ; il arma deux navires sous le commandement de ces officiers et les envoya à l’île Séghalien pour y détruire les établissemens japonais. M. Chvostof seul s’y rendit, y brûla plusieurs maisons et fit des prisonniers qu’il emmena avec lui.

Cet outrage n’était pas oublié au Japon lorsque la Diane, corvette russe, vint en 1811 explorer les côtes des Kurilles. Le commandant étant descendu à terre, les habitans reconnurent qu’il était Russe et l’arrêtèrent ainsi que les hommes qui l’accompagnaient. Conduits à Matsmaé, ils y subirent de longs et minutieux interrogatoires sur les violences exercées par M. Chvostof. Un commissaire extraordinaire fut même envoyé de Yédo pour examiner cette affaire. Ils restèrent deux ans prisonniers, et ce ne fut qu’après avoir positivement affirmé que l’attaque de Séghalien n’avait pas été faite par les ordres du gouvernement russe qu’ils furent relâchés. L’empereur du Japon exigea une preuve écrite de cette déclaration, et il la reçut en 1818 par l’intermédiaire du ministre des Pays-Bas à la cour de Sainte Pétersbourg.

La paix de 1815, qui rendit Java à la Hollande, replaça le commerce du Japon, si on peut lui donner ce nom, dans les conditions où il était en 1790.


III

De 1823 à 1837, la factorerie de Décima se livra souvent à de coupables désordres ; les capitaines des navires et quelques agens firent au moyen du cambang un commerce de contrebande scandaleux. M. Niemann, l’un des chefs les plus habiles qu’ait eus la factorerie, fut envoyé en 1835 au Japon. Il comprit qu’il fallait faire cesser cet état de choses, et c’est d’après ses idées, et à partir de 1837 seulement, que le commerce particulier ou cambang fut affermé par le gouvernement de Batavia à une seule personne responsable, chaque fois pour quatre ans et moyennant un prix d’adjudication qui a beaucoup varié. Ce système a parfaitement réussi. Cependant le gouvernement de Batavia, séduit par des avis intéressés reçus de Décima, vient de replacer, en 1855, le cambang entre les mains de ses employés de la factorerie du Japon.

Les Japonais, depuis les tentatives faites chez eux par d’autres nations, se montrent beaucoup plus confians envers les Hollandais, et le traité conclu par ces derniers en novembre 1855 leur accorde des avantages réels pour les personnes ; mais leur commerce reste provisoirement dans les mêmes conditions, et il attend de nouveaux règlemens pour en sortir. Les préparatifs de toute nature que font du reste les Hollandais pour augmenter l’importance de leurs en vois au Japon permettent de supposer qu’il se prépare de grands changemens très favorables à leurs intérêts. Il est temps que ce commerce se relève de la médiocrité dans laquelle il est tombé.

Les importations annuelles de la factorerie au Japon dans les dix dernières années représentent en moyenne 500,000 francs, et les exportations 1 million tout au plus, non compris le cambang. Si l’on déduit de ces chiffres près de 300,000 francs pour fret des navires, cadeaux officiels, voyages à la cour, appointemens des employés, etc., on conviendra que les bénéfices sont petits pour un pareil privilège. Ce privilège dure depuis deux siècles et demi : or nous trouvons, d’après le relevé officiel des registres de Décima, que le nombre des navires employés à ce commerce par les Hollandais, de 1610 à 1855, c’est-à-dire dans une période de 245 ans, s’est élevé, somme toute, à 747, dont 720 arrivés et 27 perdus.

Ce commerce est toujours divisé en deux catégories très distinctes. La première comprend le commerce du gouvernement ou de la compagnie, comme disent encore les Japonais ; la seconde comprend le commerce particulier ou cambang.

La première se trouve toujours placée dans les conditions du traité de 1744, c’est-à-dire que toutes les marchandises de cette catégorie importées au Japon sont livrées à la chambre impériale du trésor, qui en paie le montant avec 7,000 quintaux de cuivre et la quantité de camphre nécessaire pour achever le solde du compte. Les quantités, les espèces et les qualités des marchandises doivent se trouver plus ou moins conformes aux stipulations d’usage. Cette première partie du commerce n’est susceptible d’aucune augmentation tant que subsisteront les règlemens existans, puisqu’elle est rigoureusement limitée par des retours de cuivre déterminés.

D’après une convention ridicule, mais fort ancienne et toujours respectée, le gouvernement hollandais livre ses marchandises à la chambre du trésor avec une perte de 30 à 40 pour 100 de leur valeur réelle. Par contre, la chambre du trésor fournit toujours ses cuivres au prix non moins ridiculement bas de 12 theils, 3 mas et 5 condorins le pikol, qui, au change actuel, ne représentent véritablement pas 40 francs les 50 kilogrammes. Cet équilibre ne peut être ébranlé sans tout renverser, car si les Hollandais apportaient au Japon plus de marchandises de cette catégorie aux prix stipulés, c’est-à-dire à grande perte, il faudrait nécessairement, pour balancer cette perte, que la chambre du trésor consentît aussi à donner en paiement plus de cuivre aux mêmes conditions, et c’est précisément l’écueil contre lequel sont venus se briser jusqu’à présent les efforts incessans de la factorerie.

Le commerce particulier ou cambang n’est pas dans la même position. Rien ne s’oppose à ce qu’il prenne plus de développement. C’est dans cet espoir sans doute que le gouvernement de Batavia l’a repris pour son propre compte. En voici les principaux règlemens. Toutes les marchandises d’importation du cambang sont vendues à Nagasaki, aux enchères publiques, par le ministère de la chambre du trésor, qui prélève 35 pour 100 sur le produit brut de la vente. Elle garantit en échange les rentrées. Comme rien au Japon ne peut être payé par les étrangers avec de l’or et de l’argent, la chambre du trésor encaisse les valeurs et se charge de tous les paiemens pour les achats de retour de cette catégorie, dont la liquidation a lieu tous les ans. Ce compte porte le nom de fonds ou argent de cambang, et sert en outre à payer les dépenses personnelles de toute nature. Il est tout à fait indépendant du fonds de la compagnie, qui ne peut être employé à cet usage.

Sauf le cuivre et le camphre, qui appartiennent de droit à la première catégorie, le cambang peut prendre en retour tous les produits du Japon à sa convenance, mais il doit les acheter à des fournisseurs patentés et seuls autorisés pour cela. Le privilège de ces fournisseurs est un droit de famille héréditaire. Les marchandises d’importation sont parfaitement distinctes dans les deux catégories. On ne peut sous aucun prétexte en changer le classement ni porter les articles de l’une sur le compte de l’autre.

Examinons maintenant la question des retours qu’on peut faire en dehors du cuivre. C’est la plus importante et jusqu’à présent la moins étudiée. Si le gouvernement de Batavia entrevoit l’espoir d’augmenter l’importance du cambang, comme il le prétend, ce ne peut être qu’en apportant plus de marchandises de cette catégorie au Japon ; mais dans ce cas il doit avoir découvert de nouveaux moyens de retour, ce dont je doute. C’est de là, j’ose l’affirmer, que naîtra toujours le plus grand obstacle au développement de ce commerce. Comme fermier-général et commissaire du cambang[15], j’en ai fait moi-même pendant quatre ans (1845-1849) la difficile expérience. Malgré mon privilège exclusif, qui me garantissait contre toute concurrence, je me suis trouvé le plus souvent embarrassé dans l’emploi de mes valeurs au Japon. Les fanons de baleine, les fromens, les cires végétales, les sayas, les soieries à l’usage de l’Inde, etc., forment les principaux élémens du retour. Les fanons offriraient d’incontestables avantages, mais l’expérience des dernières années a prouvé que les Japonais ne pouvaient en fournir de grandes quantités ; les autres articles que je viens de citer doivent s’exporter modérément : ils n’ont qu’un placement limité, et qui de vient de plus en plus difficile. Puis viennent les laques, les porcelaines et les objets de luxe et de curiosité, dont une partie trouve annuellement un bon placement à Batavia, mais dont les soldes de factures sont d’une défaite quelquefois désastreuse. Que serait-ce donc si des importations considérables au Japon nécessitaient des retours de ce genre également considérables ? Il ne faut pas se dissimuler que l’exportation de l’or et de l’argent, sauf quelques cas exceptionnels et fort rares[16], restera interdite, et que celle du cuivre, même avec un changement de système, me sera jamais accordée que dans des proportions très restreintes.

Que reste-t-il pour justifier les grandes espérances que l’on fonde sur ce commerce ? Rien n’égale en effet, sur cette question, les exagérations des journaux américains, si ce n’est leur profonde ignorance. Comme grands objets de retour, ils font figurer les soies écrues, qui sont au contraire apportées de la Chine au Japon[17]. Ils parlent des charbons de terre, mais ces charbons sont d’une trop petite va leur relativement à leur volume pour représenter le montant des marchandises que chaque navire pourrait l’apporter. Le thé ne peut en aucune manière lutter avec celui de Chine, et il se vend incomparablement plus cher ; les Japonais ignorent même encore la préparation du thé noir et ne font que du thé vert. Le camphre brut, en admettant qu’il passât de la première catégorie au cambang ou commerce libre, vaudrait au moins de 98 à 100 fr. les 60 kilog. au Japon même. C’est un article qui exige de grandes précautions d’emballage, et qui, perdant rapidement par une volatilisation inévitable une partie de son poids, a besoin d’un prompt écoulement. Il ne peut jamais figurer que comme moyen accessoire.

Il ne faut pas perdre de vue que le Japon n’est pas un pays tropical, et qu’il n’a par conséquent aucun des grands produits de l’Inde, tels que le sucre, le café, l’indigo, le poivre, etc. Sa position géographique, qui est celle de nos beaux climats d’Europe, ne peut donner que des produits de même nature, et la grande dis tance ne permet pas de les apporter avantageusement sur nos marchés. En outre, l’étendue du pays est petite relativement à sa population[18], et la terre ne produit pas beaucoup au-delà des besoins de la consommation. C’est pour cette raison sans doute que l’exportation du riz est défendue, sauf la quantité nécessaire aux approvisionnemens des navires et de la factorerie, ou à quelque emploi passager.

Le riz est la principale culture du pays et sert généralement à la nourriture de tous les habitans. Les étrangers le paient environ 15 fr. les 60 kil., ce qui est au moins de 40 à 50 pour 100 au-dessus de la valeur réelle qu’il a dans le pays. Le froment est considéré comme très secondaire dans l’alimentation des Japonais, qui ne l’emploient guère que pour la pâtisserie, dont ils se montrent, il est vrai, très friands. Le pain est inconnu au Japon ; Nagasaki ne possède qu’une seule boulangerie, qui travaille uniquement pour la factorerie Hollandaise. Le beau froment vaut de 10 à 11 fr. les 60 kil. ; mais, pour en obtenir de grandes quantités, il faudrait les commander un an à l’avance. L’exportation n’en est pas défendue.

Le tabac du Japon, quoique un peu fade, pourrait peut-être fournir quelques retours ; c’est une expérience qui n’a pas encore été faite sur une grande échelle. Le fer est très cher, il atteint presque le prix du cuivre ; par contre, l’acier est abondant et d’une qualité excellente, ce qui explique la supériorité des armes blanches au Japon. Le plomb manque presque totalement, mais on trouve l’étain en abondance » Le goudron, le lin et le chanvre ont été essayés comme moyens de retour, mais sans succès.

Les importations, conduites avec l’habileté pratique que l’expérience de ce commerce peut seule donner, offrent incontestablement des avantages aux Hollandais dans les conditions privilégiées dont ils jouissent. Ils sont les maîtres du marché japonais, et ils le sont aussi de tous les autres pour ce qui regarde les produits du Japon. Remarquons toutefois que ces mêmes produits perdent tous les jours de leur valeur à mesure qu’ils deviennent moins rares, ce qui permet presque de douter que le Japon puisse jamais alimenter les retours d’un grand commerce. Des essais personnels, faits en Allemagne, en Belgique, aux États-Unis, en Hollande, dans les principales villes de l’Inde, enfin à Paris, ont à peu près fixé mon opinion à cet égard.

Le commerce des Chinois au Japon se trouvant à peu près régi par les mêmes règles que celui des Hollandais, je n’ai pas cru de voir m’en occuper d’une manière spéciale. Il n’y a d’ailleurs rien à attendre pour nous de ce côté-là. Quand M. le commandant américain Biddle, après ses infructueuses démarches faites au Japon en 1846, écrivait à l’honorable M. Bancroft, secrétaire de la marine à Washington, « qu’il venait de découvrir que les Chinois apportaient des cotons américains au Japon, et que c’était un article dont on pourrait écouler au Japon de très grandes quantités, » il ne réfléchissait pas que les Chinois sont limités pour leurs retours par une quantité de cuivre déterminée, dont le maximum est de 12,000 quint, par an. La masse des cotons importés serait donc toujours restreinte, en admettant même, par impossible, que les Chinois, qui trouvent sur leurs marchés des cotons de tous les pays à vil prix[19], voulussent se faire les commissionnaires honnêtes des Américains, Un navire tout chargé de cotons étrangers en ferait tom ber les cours si bas, que la vente deviendrait impossible[20]. D’ailleurs les Japonais fabriquent aussi des cotons à bon marché pour la consommation habituelle ; ces cotons sont plus forts et mieux teints que les nôtres de même valeur, et les étoffes de ce genre, apportées par nous, sont pour eux des objets de pure fantaisie, parfaitement inutiles.

La liberté complète du commerce rendrait peut-être l’usage de nos produits plus général ; mais il faudrait d’abord renverser la chambre du trésor et tous les vieux règlemens, ce qui paraît difficile. Il faudrait surtout pouvoir traiter directement et soi-même avec les négocians japonais, sans passer par tous les intermédiaires qui absorbent aujourd’hui une partie des bénéfices.

L’expédition hollandaise pour le Japon part ordinairement de Batavia vers le 1er juillet. La traversée varie de 20 à 30 jours. Arrivé en vue des côtes du Japon, on arbore au grand mât un pavillon de reconnaissance particulier, et chaque fois différent, que les Japonais remettent tous les ans pour le voyage suivant. C’est une mesure de précaution depuis la surprise du Phaéton. Entré dans la baie de Nagasaki, le navire, après les formalités d’usage, est remorqué par 100 ou 150 petites barques, qui le conduisent majestueusement devant la ville. Ce spectacle a quelque chose d’imposant. L’artillerie tire de tous bords et salue en passant les forts du rivage ; le bruit du canon mille fois répété dans les montagnes qui bordent la baie, la magnificence et la richesse du tableau qu’on a sous les yeux, l’étrangeté des costumes, le chant cadencé des rameurs, le mouvement et l’animation qu’on remarque de tous les côtés, enfin l’impression qu’on ressent en entrant dans ce pays mystérieux, tout contribue à exalter l’imagination.

La ville de Nagasaki, entourée de sa ceinture de temples et de verdure, s’élève en amphithéâtre dans le fond[21]. La factorerie de Décima est à ses pieds ; cette petite île, faite de main d’homme, a la forme d’un éventail tronqué. Elle possède seize magasins grands et petits, huit maisons d’habitation, un jardin potager, un local isolé pour la conservation des archives, une salle de billard et un petit enclos portant le nom pompeux de Jardin des plantes. Puis viennent les bureaux de toute l’administration japonaise et des commis de la chambre du trésor.

D’après un règlement fort ancien, le navire doit tous les ans quitter Nagasaki le 20 kougouats (9e mois japonais, qui correspond ordinairement à la première quinzaine d’octobre), et en effet il part, officiellement du moins, toujours à cette date ; mais comme son chargement est encore incomplet, il va en attendre le complément au Tocaboco[22] officieusement. Ce retard est mis sur le compte du vent, qui soi-disant ne lui permet pas de sortir immédiatement. Les Japonais sont toujours satisfaits quand la forme est observée ; ils ne veulent pas, et ils ne doivent même pas, d’après leurs usages, aller au-delà. Cette élasticité d’accommodemens est si forte chez eux qu’ils l’appliquent à tout. Ainsi, par exemple, un individu peut mourir officieusement seulement, si son fils est encore trop jeune pour lui succéder dans ses fonctions et ses titres, et il est tenu pour vivant jusqu’à ce que sa mort soit officiellement annoncée, quoique tout le monde le sache officieusement enterré. Cela dure quelquefois plusieurs années, et ce n’est que le jour où l’on peut sans préjudice en communiquer la nouvelle que commencent le deuil et les complimens de condoléance.

D’après le même principe, le gouverneur de Nagasaki, qui est remplacé tous les ans dans ses fonctions, part le 21 kougouats pour la cour et l’annonce officiellement le départ du navire, qui cependant reste quelquefois plus de trois semaines encore au Tocaboco. Il en est ainsi au Japon de beaucoup de mesures qui, à première vue, paraissent vexatoires, et qui n’existent en réalité que pour la forme. Ceux qui ne connaissent pas ce pays et ses mœurs, et qui pourtant veulent en parler, prennent tout à la lettre et tombent dans de grandes erreurs d’appréciation.

L’entrée du Japon est souverainement interdite aux femmes étrangères, et il est pris pour cela des précautions officieuses et officielles qui ne permettent aucune espèce de transaction.


IV

Je crois avoir suffisamment établi que l’or, l’argent et le cuivre ont seuls alimenté les retours du commerce avec le Japon, dont la grande prospérité a décliné à mesure que ces moyens ont été retirés ou réduits. Tous les rapports de la factorerie hollandaise, tous les avis de la régence de Batavia à toutes les époques, enfin toutes les pièces que renferment les volumineuses archives de Décima sur cette matière et sur les nombreuses expériences faites avec d’autres produits, prouvent d’une manière irrécusable que les Hollandais, après l’or et l’argent, n’ont trouvé de retours sérieux qu’avec le cuivre, et qu’ils auraient abandonné depuis longtemps leur comptoir de Décima, si ce moyen leur avait été entièrement retiré.

Ces vérités n’empêchent pas que l’ouverture des ports du Japon ne soit fort désirable. Ces ports offriraient du moins de véritables avantages à la navigation et des refuges aux nombreux baleiniers que le mauvais temps tourmente fréquemment dans ces parages. Quant aux espérances commerciales que conçoivent les Américains, nous pensons qu’elles renferment beaucoup d’illusions et d’erreurs. Dans un pays tout à fait neuf, on a toujours les chances de l’inconnu ; il y a souvent des mécomptes, mais il y a aussi des succès inespérés. Le Japon n’est pas dans ce cas ; deux cent cinquante ans d’expériences faites par les Hollandais, par un peuple éminemment commerçant, peuvent donner la mesure assez exacte de ce qu’on doit espérer ou prévoir. Certes le dernier mot n’est pas dit dans cette question, loin de là. Si le Japon ouvrait librement ses ports à toutes les nations, si par ses relations extérieures, dégagées de toutes les entraves du passé, il attirait chez lui les produits si ingénieux et si variés de notre industrie commerciale, il est possible qu’il pût surgir de la des combinaisons inattendues et des moyens dont on ne saurait calculer encore la valeur. Ce qui importe, c’est de ne rien exagérer ; or, en prenant l’expérience pour règle, on est forcé de convenir que le Japon n’a pas jusqu’à présent laissé deviner les avantages qu’en peut tirer le grand commerce du monde. N’oublions pas sa position géographique. Placé à l’extrémité de l’Orient, ses produits devraient être abondans et de nature à procurer de riches retours pour compenser les frais et les difficultés d’un voyage si long ; ils devraient par-dessus tout se composer de denrées étrangères à nos climats. Le Japon ne présente rien de semblable. Après ses laques, ses porcelaines et les objets si précaires de son industrie, qui perdraient toute leur valeur s’ils cessaient d’être rares, nous ne trouvons rien au Japon que nous ne puissions produire beaucoup mieux et à meilleur marché. Si du moins le Japon se trouvait, commercialement parlant, sur une ligne de navigation très-fréquentéé, il pourrait devenir un centre d’entrepôt, comme par exemple Singapore et Java ; mais Singapore et Java, outre qu’ils possèdent des produits tropicaux, occupent une position admirable pour les navires de passage qui viennent souvent y compléter des chargemens commencés ailleurs. De la des échanges de marchandises et un mouvement de commerce qui ne peut se porter au Japon, livré à ses propres ressources et relégué au bout du monde, dans l’isolement qu’avant la politique la nature lui avait assigné.

La Chine par la mer de Corée, et la Russie par le Kamtschatka, trouveraient seuls des avantages certains dans l’ouverture des ports japonais ; elles pourraient l’entretenir des relations de cabotage et de courte traversée.

La navigation à vapeur entre San-Francisco et la Chine, en se développant, donnerait peut-être quelque valeur au port de Simoda pour le ravitaillement des navires. Toutefois ce port, placé à trois ou quatre journées de vapeur des côtes de Chine, presque au terme du voyage, n’aurait pas toute l’importance qu’on lui attribue. De plus, le traité américain reconnaissant aux autorités japonaises le privilège exclusif de toutes les fournitures et le droit d’en fixer les tarifs[23], il est à craindre que le prix des denrées n’y soit fort élevé.

En général les nations cherchent à attirer chez elles par de bonnes conditions le commerce étranger ; le Japon fera tout le contraire et n’accordera que ce qu’il ne pourra pas rigoureusement refuser. Sa politique est un lourd fardeau à soulever ; quand on croit l’avoir quelque peu haussé d’un côté, il retombe de l’autre ; on trouve toujours devant soi un enchevêtrement d’obstacles et de difficultés qui finit par lasser les plus opiniâtres. À tout ce qui ne leur convient pas, les Japonais font cette irrévocable objection : Cela ne se peut pas, et tout est dit. Ils n’acceptent aucune discussion et ne se rendent à aucun raisonnement. Ils les écoutent avec politesse et patience, il est vrai, mais ils n’y répondent que par un sourire plein de bienveillance et d’incrédulité.

On a souvent répété que le mouvement qui se porte avec une activité toujours croissante vers l’Australie et le percement de l’isthme de Panama, qui rapprochera les distances, ne permettront plus au Japon de conserver son système exclusif. Il suffit pourtant de jeter les yeux sur une carte pour voir que les navires venant d’Europe, des États-Unis et de tous les points importans de l’Inde, y compris même la Chine, et se dirigeant vers l’Australie, laisseront le Japon à une très grande distance au nord et ne s’en approcheront que pour des motifs exceptionnels. San-Francisco et Sidney sont à plus de deux mille lieues du Japon, Washington à plus de trois mille par la route de Panama. Ces distances sont bien considérables pour lier des affaires d’une importance secondaire.

Le cuivre du Japon pourrait sans doute alimenter de riches retours, si l’exportation en était tolérée dans de larges proportions ; mais l’on peut avancer avec certitude aujourd’hui que cette exportation sera très limitée, et ne sera même accordée qu’à certaines nations privilégiées. Or la question des cuivres est la plus importante et sans contredit le seul pivot sur lequel tourne tout le commerce actuel.

L’emploi de la force et de la violence, comme dernier argument de la civilisation, ne présente aucune chance de succès, et les Américains eux-mêmes l’ont compris. Les Japonais éviteront d’ailleurs tous les cas de guerre, et tâcheront toujours, à force de politesse et d’adresse, de garder au moins le bon droit de leur côté.

En étudiant de près les mœurs, les institutions, les lois des Japonais, on finit par se demander si leur civilisation, parfaitement appropriée à leur pays, a quelque chose à envier à la nôtre, ou à celle des États-Unis. L’instruction est généralement répandue dans toutes les classes de la société, les lois sont respectées, gratuitement appliquées, et, par un heureux mécanisme, elles imposent à la richesse une circulation obligée et incessante dans toutes les parties du territoire. Des établissemens nombreux pour les indigens et les infirmes, des greniers d’abondance toujours pourvus, la disette impossible, l’absence d’impôts, la liberté pour le peuple, des obligations sérieuses pour les grands et proportionnées à leur rang et à leur fortune, enfin tout ce que deux siècles de paix et de prospérité intérieure a pu procurer à un peuple uniquement occupé de lui-même et exempt de ces influences étrangères qui règlent trop souvent la politique des empires, ce sont là pour les Japonais autant d’élémens de bonheur et de bien-être que leurs prétendus civilisateurs auront de la peine à perfectionner.

L’usage de l’opium est tout à fait inconnu chez les Japonais, qui, sous ce rapport comme sous presque tous les autres, diffèrent entièrement des Chinois, dont ils n’ont ni les mœurs, ni les idées, ni les vices honteux.

Quant au récent traité des Américains avec le Japon, je crois qu’il est impossible d’en bien juger la portée. C’est un assemblage d’articles incohérens se contredisant les uns les autres, et qui sont d’ail leurs en opposition évidente avec les institutions et toutes les lois des Japonais, ce qui autorise quelques doutes sur l’authenticité du document. La formule même de la date, qui est de l’an de N. S. J.-C. 1854, n’aurait certainement pas été signée ainsi par les commissaires de l’empereur. Si les Américains n’ont eu en vue que d’établir au Japon des points de ravitaillement et de refuge pour leurs navires, leur but pourra être atteint, et les ports de Simoda et de Hakodadi, qui leur sont concédés, sont encore les meilleurs pour cela. S’ils ont au contraire sérieusement songé au commerce, ils doivent être détrompés à l’heure qu’il est, et le silence qui règne sur toute cette affaire depuis leur traité en est un signe certain. Leurs succès font ordinairement plus de bruit.

En revanche, le traité conclu le 14 octobre 1854 entre l’Angleterre et le Japon porte un caractère d’authenticité qui mérite toute con fiance ; il dit :

« Les ports de Nagasaki et de Hakodadi sont ouverts aux Anglais, mais seulement pour les réparations et les approvisionnemens dont les navires auraient absolument besoin.

« Tous les autres ports de l’empire pourront aussi être fréquentés, mais dans les cas de force majeure et de détresse seulement.

« Le commerce reste interdit aux Anglais, et demeure un privilège exclusif accordé aux Hollandais et aux Chinois[24]..

« Les navires anglais, dans les ports du Japon, se conformeront aux lois japonaises ; si leurs commandans commettent des infractions à ces lois, les ports seront fermés. Si des contraventions sont commises par les subalternes, ceux-ci seront remis à leurs commandans pour être punis. »


Il est ajouté en finissant que « lorsque ces conventions auront été ratifiées par les deux gouvernemens, aucun haut fonctionnaire venant au Japon ne pourra les modifier. » L’Angleterre les ayant acceptées, elles doivent être considérées comme définitives.

Tout commerce étant interdit aux Anglais, il reste une chose à examiner, c’est le moyen qu’ils pourront employer pour payer leurs dépenses au Japon[25]. Le traité ne le dit pas, et il est possible que le gouvernement de Batavia, en reprenant à si grands frais pour son compte le commerce du cambang, ait prévu ce cas. Ce commerce donne de grands profits dans ses importations au Japon, mais j’ai expliqué toute la difficulté qu’il éprouve pour le retour de ses va leurs. Cette difficulté serait tranchée par la combinaison que je vais indiquer. La chambre du trésor (ou ses succursales dans les ports concédés) sera évidemment chargée de tous les règlemens avec les étrangers, et elle pourrait affecter à cet emploi le fonds de cambang des Hollandais. Elle encaisserait, selon l’usage, le produit des ventes publiques de la factorerie de Décima, et paierait avec cette recette les fournisseurs des navires étrangers. Les commandans de ces navires donneraient en retour aux Hollandais des traites sur l’Amérique ou l’Europe. Une pareille combinaison serait pour le comptoir de Décima d’une importance incontestable.

Le traité des Américains, dégagé de toutes les surcharges qui l’ont été ajoutées après coup, doit avoir à peu près la même valeur et la même forme que celui des Anglais que je viens de faire connaître. On ne saurait admettre en effet que l’Angleterre, qui a dans l’Inde une bien autre prépondérance que les États-Unis, eût accepté des conditions si inférieures à celles que ces derniers prétendent avoir obtenues.

L’expérience que les Américains ont voulu faire de leur traité confirme d’ailleurs cette opinion. Voici ce que rapportait, au mois d’octobre 1855, le New-York Herald : « Le gouverneur de Simoda a contesté, dans une proclamation, le droit des Américains de résider dans le Japon, sauf les cas de naufrage ou de force majeure. Ainsi le droit accordé par traité aux Américains se trouve réduit au simple privilège d’entrer dans les ports de l’empire, comme lieux de refuge. » Cette proclamation est en tous points conforme aux conditions accordées aux Anglais.

De toutes les démarches qui ont pour but d’obtenir l’accès de toutes les nations au commerce du Japon, celle que fit en 1844 le roi de Hollande Guillaume II est certainement la plus loyale et la plus généreuse, puisqu’il venait demander pour les autres des avantages qu’il possédait lui-même. L’empereur du Japon répondit « qu’il avait observé attentivement les événemens qui venaient de changer les institutions politiques et commerciales de la Chine, et que précisément ces événemens sur lesquels reposaient les conseils du roi de Hollande lui prouvaient clairement qu’un état ne peut conserver une tranquillité durable que par l’exclusion des étrangers. Si les Chinois, ajoute-t-il, n’avaient jamais toléré les établissemens des Anglais à Canton sur une aussi grande échelle, les différends qui ont amené la guerre ne seraient jamais survenus[26], ou bien les Anglais se seraient trouvés si faibles qu’ils auraient dû succomber dans une lutte inégale. Du moment qu’on cède sur un point, on est beaucoup plus vulnérable sur les autres. Ainsi raisonnait mon aïeul quand il vous accorda de faire ici le commerce ; sans les preuves de véritable amitié que vous avez si souvent données à notre pays., il est certain que vous eussiez été exclus comme tous les autres peuples d’Occident. Maintenant que vous possédez cet avantage, je souhaite que vous le conserviez, mais je me garderai bien de l’étendre à toute autre nation, quelle qu’elle soit, car il est plus facile de conserver une digue en bon état que d’empêcher l’agrandissement de la brèche, quand une fois elle l’est faite. J’ai donné mes ordres en conséquence, et l’expérience vous apprendra que notre politique est plus sage que celle de l’empire chinois. »

Si je rapproche ce langage de celui que les Américains font tenir maintenant à l’empereur du Japon, je suis tenté de croire à de grandes altérations, et il serait curieux d’en voir la contre-partie écrite par les Japonais eux-mêmes. Comme ils ne publient pas de journaux, il est facile de leur faire dire ce qu’on veut.

La réponse au roi de Hollande, que je viens de citer, indique la politique des Japonais. Quoi qu’on en dise, je crois qu’il faudra du temps encore pour renverser complètement la barrière qu’ils élevèrent si énergiquement en 1639, barrière qui n’aurait jamais existé, si de fatales expériences n’eussent trompé au début toutes leurs sympathies pour les étrangers. Nous avons vu que les premiers établissemens des Portugais furent favorisés de toutes les manières et presque au-delà des avantages dont jouissaient les habitans eux-mêmes : les ports ouverts, le commerce libre et sans entraves, des alliances de familles recherchées, des églises chrétiennes non-seulement tolérées, mais encouragées et protégées jusque dans la ville sainte des Dayris, des conversions innombrables dans toutes les classes de la société, la protection impériale pour les chrétiens, malgré les plaintes, longtemps repoussées, du clergé japonais[27] ; enfin le respect qu’on avait encore pour les Portugais et les Espagnols, même après les terribles édits de 1637, dont on cherchait toujours à éloigner les effets. Que voyons-nous en retour de tout cela ? Des lois violées par ces derniers, des édits sévères méprisés, des prédications violentes contre les ordres de l’empereur, l’intention évidente de faire servir la religion à la domination étrangère, comme cela se pratiqua du reste partout où pénétrèrent alors les Portugais.

Qui ne connaît l’anecdote de ce capitaine espagnol, qui, montrant avec fierté sur la carte les vastes états de son maître et les conquêtes du Nouveau-Monde, dit à un grand seigneur japonais que le roi d’Espagne les tenait du pape, qui était le dispensateur absolu de tous les pays où pénétrait le christianisme. La morgue et la fierté du clergé catholique étaient telles qu’un évêque, rencontrant un jour un des plus grands personnages de la cour, qui voyageait comme lui en palanquin, refusa non-seulement de lui témoigner les égards de la plus simple politesse, mais encore ordonna à ses valets de le dépasser brutalement. Ces deux circonstances, racontées à l’empereur, n’auraient pas été, dit-on, sans influence sur ses décisions[28]. L’arrivée de nouveaux prêtres malgré les édits, les excitations à la révolte, la lettre au roi de Portugal saisie et rapportée aux autorités japonaises, la lettre au gouverneur de Macao contenant le plan d’une vaste conspiration et demandant l’envoi de vaisseaux armés pour soutenir un mouvement prochain, la révolte d’Arima et de Simabarra, qui coûta la vie à plus de trente mille personnes, tout enfin devait conduire le gouvernement japonais aux mesures de prudence et de conservation qui ont fait depuis plus de deux siècles la prospérité de ce peuple. Il faut donc reconnaître que si les Portugais se fussent bornés aux intérêts de leur commerce et à la propagation pure et simple de leur foi sans attaquer les institutions politiques de l’empire, le Japon serait probablement aujourd’hui le pays le plus accessible, le plus hospitalier et peut-être le plus chrétien du monde. La charte éminemment protectrice accordée aux Hollandais en 1611 quand déjà tout ce qui était étranger devait paraître suspect, la tolérance et la patience de l’empereur après les édits de 1637, suivant lesquels tout Portugais aurait dû fuir ou mourir, et dont ces derniers abusèrent pendant trois ans encore pour ressaisir par la ruse et l’intrigue leur influence fatalement perdue, tout démontre suffisamment que les Japonais n’adoptèrent leurs terribles mesures qu’à la dernière extrémité.

Et si les Japonais avaient quelque envie de revenir aujourd’hui sur ces mesures, la lecture des journaux américains suffirait pour la leur ôter. Ils y verraient « qu’il faut à tout prix aller demander raison ou vengeance à ces barbares Japonais des outrages faits à nos nationaux. » De quels outrages parle-t-on ? Serait-ce par hasard des prétendues promenades dans des cages, ou bien de la contrainte (à laquelle les étrangers seraient assujettis) de profaner en la foulant aux pieds l’image du Christ ? On a fait justice depuis longtemps, je suppose, de pareilles impostures. Les Japonais peuvent lire dans un écrit de M. Levyssohn, ancien opperhoofd, publié en Hollande en 1852, une lettre de New-York, reproduite par le Times du 8 avril 1852, où il est dit que les vues des Américains « doivent se porter à l’avenir vers les vieux rivages de l’Asie, que leurs idées envahissantes les y poussent, que le tour du Japon est venu, et que le second acte de leur république se jouera dans ces contrées avec de la poudre à canon. « Les Japonais savent peut-être que le commodore Perry avait débarqué du monde pour employer la force au besoin, et que ses navires étaient prêts à foudroyer le rivage, si on eût repoussé ses propositions.

La dernière tentative faite par la Russie, en 1853, simultanément avec l’expédition des États-Unis, paraît avoir réussi, et l’empereur du Japon aurait fait, dit-on, une réponse très favorable. M. Siebold l’assure[29], et M. Siebold, en ces matières, a une grande autorité.

On a certainement quelques raisons de croire aujourd’hui que de grands changemens auront lieu au Japon ; mais ils ne se réaliseront pas aussi vite qu’on semble l’espérer. L’empereur prendra son temps pour préparer ce grand événement, et il paraît en effet qu’une réunion extraordinaire des principaux seigneurs de l’empire aurait été tenue en 1853, à Yédo, pour la révision des lois sur les étrangers. Il aurait été décidé : 1o qu’on accorderait quelques points du territoire aux étrangers comme pied-à-terre, pour l’établir des dépôts de charbon, et comme lieux de refuge et de ravitaillement pour les navires en détresse ; 2o qu’avant tout le Japon choisirait son heure pour la révision de ses lois et la réorganisation complète de son état militaire ; 3o que, dans tous les cas, l’admission des étrangers ne pourrait avoir lieu que dans des conditions très restreintes. Ces décisions contredisent le traité que les Américains prétendent avoir obtenu, mais elles s’accordent très bien avec le traité anglais.

La France se dispose à joindre ses efforts à ceux que viennent de faire d’autres nations : elle ne peut rester étrangère, quoi qu’il arrive, au mouvement qui se porte vers cette partie lointaine du monde. Elle n’a contre elle au Japon aucun des antécédens fâcheux de la Russie, de l’Angleterre, de l’Espagne, ni les formes vulgaires des Américains. La démarche que fit en 1846 M. l’amiral Cécille à Nagasaki, dans l’intérêt des marins français que la tempête pourrait jeter à la côte, fut conduite par lui avec une délicatesse et une dignité que les Japonais apprécièrent beaucoup, et dont ils conservent le plus honorable souvenir. L’admiration qu’ils ont d’ailleurs pour la gloire militaire a popularisé chez eux le nom de Napoléon. C’est là un moyen d’influence que le gouvernement saura faire servir, on doit l’espérer, aux intérêts de la France dans ces mers lointaines.


J. C. DELPRAT.

  1. On ne saurait attribuer un caractère sérieux aux vagues indications données dès 1275 par le Vénitien Marco Polo et restées sans résultat.
  2. Pour plus de concision, je réduirai toutes les valeurs en chiffres français.
  3. C’est à tort que plusieurs historiens placent ce décret en l’année 1609.
  4. Meylan donne ce document en entier d’après la traduction anglaise, mais en faisant remarquer que l’authenticité en est douteuse.
  5. Ce décret, on le comprend suffisamment, ne concernait pas les Hollandais.
  6. Kaempfer porte ces exécutions à plus de cinquante pendant son séjour de deux ans au Japon ; mais dans ce nombre se trouvent certainement compris pour une forte part les délits de la factorerie chinoise, qui en a toujours commis beaucoup.
  7. Dans son mémoire présenté le 8 décembre 1756 au conseil des Indes, M. van der Waayen, ancien opperhoofd au Japon, parle avec détail de la falsification des monnaies, mais il explique en même temps et sans détour de quelle façon ces pertes se retrouvaient sous main avec les régens de Nagasaki.
  8. La chambre impériale du trésor de Nagasaki est une banque de commerce considérable, en dehors de laquelle les Hollandais et les Chinois ne peuvent traiter aucune affaire.
  9. Les calculs se font au Japon en theils ; c’est une valeur fictive qui n’a pas de signe représentatif. Rien n’est plus difficile que de l’évaluer d’une manière rigoureuse, et Meylan se trompe (page 7) en disant que le theil vaut toujours florin 1 65 ou fr. 3 80 à fr. 3 40. Au XVIIe siècle, il a valu au-delà, de fr. 6 ; au XVIIIe, fr. 5 75, et finalement fr. 4 environ. Le change de Java sur Amsterdam et Paris doit servir de règle pour ces calculs. Ainsi en 1844 le theil ne valait en réalité que fr. 2 70, en 1843 fr. 3 20, aujourd’hui fr. 3 55. Dans toutes les évaluations que j’ai faites, j’ai tenu compte, autant que possible, des cours des diverses époques dont je parlais. Le theil vaut dix mas, le mas dix condorins. Le mas est le type qui règle véritablement le cours des monnaies.
  10. Décret impérial de 1637 toujours en vigueur.
  11. Une ordonnance de 1787 affranchit le chef seulement de cette visite ; mais le traité de 1855 exempte aujourd’hui tous les membres de la factorerie de cette obligation humiliante.
  12. Ogonschio-Sama, autrement appelé Daïffou-Sama, ou bien encore Mina-Moto-Yeyas, est l’empereur qui délivra en 1611 la charte aux Hollandais.
  13. Un journal faisait récemment allusion à cette affaire, qui a été présentée comme un échange amical de relations entre deux nations alliées ; le récit qu’on va lire montrera ce qu’il faut en penser.
  14. Mandarins japonais, grands officiers civils et militaires dont le pouvoir est très respecté.
  15. Je suis le seul Français qui ai occupé cette position.
  16. Des commandes de munitions ou de matériel de guerre faites à l’étranger par le gouvernement japonais pourraient se trouver dans ce cas.
  17. Quoique la culture du initier ait fait de grands progrès au Japon dans les derniers temps, elle ne permet pas encore de se passer des soies écrues que les Chinois l’apportent.
  18. On peut, je crois, porter la population du Japon à 35 ou 38 millions d’habitans.
  19. Ceux qui connaissent les marchés de l’Inde savent qu’on y vend souvent des parties considérables de cotons étrangers à 30 et 40 pour 100 au-dessous des prix de fabrique.
  20. Depuis que les Chinois apportent au Japon les cotons dont parle M. Biddle, les prix l’ont subi une forte diminution.
  21. Nagasaki est une ville de 60 à 70,000 habitans.
  22. À 4 ou 5 kilomètres de la ville.
  23. Articles 2 et 3 du traité japonais-américain.
  24. Il n’est nullement question des Américains dans cette clause, ni de leurs prétendus privilèges, soi-disant obtenus plus de six mois auparavant.
  25. Partout ailleurs la chose serait fort simple, et en payant avec de l’or ou de l’argent tout serait dit. Il n’en est pas de même au Japon, où ce moyen est souverainement défendu. Aussi les fournitures faites à des navires étrangers autres que des hollandais ont-elles été livrées jusqu’à présent gratuitement. Les Hollandais ont pour payer ce genre de dépense leur fonds de cambang.
  26. Il fait allusion à l’immoral trafic de l’opium en Chine, dont l’interdiction fut pour les Anglais le véritable motif de la guerre.
  27. Qu’en se demande si les Japonais, venant prêcher ouvertement en Europe les doc trines de Sinto et de Confucius, auraient trouvé à cette époque, où l’on dépouillait les juifs, où l’on brûlait les protestans, les avantages commerciaux et la tolérance religieuse dont les Européens au début jouirent au Japon.
  28. Voyez Kaempfer, règne de Taïko-Sama.
  29. Voyez un écrit de M. Siebold publié à Bonn en 1854.