La Légende des siècles/Le Jour des rois

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La Légende des sièclesHetzel1 (p. 113-127).

V

LE JOUR DES ROIS


I


L’aube sur les grands monts se leva frémissante
Le six janvier de l’an du Christ huit cent soixante,
Comme si dans les cieux cette clarté savait
Pourquoi l’homme de fer et d’acier se revêt
Et quelle ombre il prépare aux livides journées.

Une blême blancheur baigne les Pyrénées ;

Le louche point du jour de la morne saison,
Par places, dans le large et confus horizon,
Brille, aiguise un clocher, ébauche un monticule ;
Et la plaine est obscure, et dans le crépuscule
L’Egba, l’Arga, le Cil, tous ces cours d’eau rampants,
Font des fourmillements d’éclairs et de serpents ;
Le bourg Chagres est là près de sa forteresse.


II



Le mendiant du pont de Crassus, où se dresse
L’autel d’Hercule offert aux Jeux Aragonaux,
Est, comme à l’ordinaire, entre deux noirs créneaux,
Venu s’asseoir, tranquille et muet, dès l’aurore.
La larve qui n’est plus ou qui n’est pas encore
Ressemble à ce vieillard, spectre aux funèbres yeux,
Grelottant dans l’horreur d’un haillon monstrueux ;
C’est le squelette ayant faim et soif dans la tombe.
Dans ce siècle où sur tous l’esclavage surplombe,
Où tout être, perdu dans la nuit, quel qu’il soit,
Même le plus petit, même le plus étroit,
Offre toujours assez de place pour un maître,
Où c’est un tort de vivre, où c’est un crime d’être,
Ce pauvre homme est chétif au point qu’il est absous ;
Il habite le coin du néant, au-dessous

Du dernier échelon de la souffrance humaine,
Si bas, que les heureux ne prennent pas la peine
D’ajouter sa misère à leur joyeux orgueil,
Ni les infortunés d’y confronter leur deuil ;
Penché sur le tombeau plein de l’ombre mortelle,
Il est comme un cheval attendant qu’on dételle ;
Abject au point que l’homme et la femme, les pas,
Les bruits, l’enterrement, la noce, les trépas,
Les fêtes, sans l’atteindre, autour de lui s’écoulent ;
Et le bien et le mal, sans le voir, sur lui roulent ;
Tout au plus raille-t-on ce gueux sur son fumier ;
Tout le tumulte humain, soldats au fier cimier,
Moines tondus, l’amour, le meurtre, la bataille,
Ignore cette cendre ou rit de cette paille ;
Qu’est-il ? Rien, ver de terre, ombre ; et même l’ennui
N’a pas le temps de perdre un coup de pied sur lui.
Il rampe entre la chose et la bête de somme ;
Tibère, sans marcher dessus, verrait cet homme,
Cet être obscur, infect, pétrifié, dormant,
Ne valant pas l’effort de son écrasement ;
Celui qui le voit, dit : « C’est l’idiot ! » et passe ;
Son regard fixe semble effaré par l’espace ;
Infirme, il ne pourrait manier des outils ;
C’est un de ces vivants lugubres, engloutis
Dans cette extrémité de l’ombre où se termine
La maladie en lèpre et l’ordure en vermine.
C’est à lui que les maux en bas sont limités ;
Du rendez-vous des deuils et des calamités

Sa loque, au vent flottante, est l’effroyable enseigne ;
Sous ses ongles crispés sa peau s’empourpre et saigne ;
Il regarde, voit-il ? il écoute, entend-il ?
Si cet être aperçoit l’homme, c’est de profil,
Nul visage n’étant tourné vers ses ténèbres ;
La famine et la fièvre ont ployé ses vertèbres ;
On voudrait balayer son ombre du pavé ;
Au passant qui lui donne, il bégaye un Ave ;
Sa parole ébauchée en murmure s’achève ;
Et si, dans sa stupeur et du fond de son rêve,
Parfois à quelque chose, ici bas, il répond,
C’est à ce que dit l’eau sous les arches du pont.

Sa maigreur est hideuse aux trous de sa guenille.
Et le seul point par où ce fantôme chenille
Touche aux hommes courbés le soir et le matin,
C’est, à l’aube, au couchant, sa prière en latin,
Dans l’ombre, d’une voix lente psalmodiée.


III



Flamme au septentrion. C’est Vich incendiée.
Don Pancho s’est rué sur Vich au point du jour,
Pancho, roi d’Oloron, commande au carrefour

Des trois pertuis profonds qui vont d’Espagne en France ;
Voulant piller, il a donné la préférence
À Vich, qui fait commerce avec Tarbe et Cahors ;
Pancho, fauve au dedans, est difforme au dehors ;
Il est camard, son nez étant sans cartilages,
Et si méchant, qu’on dit que les gens des villages
Ramassent du poil d’ours où cet homme a passé.
Il a brisé la porte, enjambé le fossé,
Est entré dans l’église, et sous les sombres porches
S’est dressé, rouge spectre, ayant aux poings deux torches ;
Et maintenant, maisons, tours, palais spacieux,
Toute la ville monte en lueur dans les cieux.

Flamboiement au midi. C’est Girone qui brûle.
Le roi Blas a jadis eu d’Inez la matrulle,
Deux bâtards, ce qui fait qu’à cette heure l’on a
Gil, roi de Luz, avec Jean, duc de Cardona ;
L’un règne à Roncevaux et l’autre au col d’Andorre.
Quiconque voit des dieux dans les loups, les adore.
Ils ont, la veille au soir, quitté leurs deux donjons,
Ensemble, avec leur bande, en disant : « Partageons ! »
N’étant pas trop de deux pour ce qu’ils ont à faire.
En route, le plus jeune a crié : « Bah ! mon frère,
Rions ; et renonçons à la chose, veux-tu ?
Revenons sur nos pas ; je ne suis point têtu,
Si tu veux t’en ôter, c’est dit, je me retire.
— Ma règle, a dit l’aîné, c’est de ne jamais rire

Ni reculer, ayant derrière moi l’enfer. »
Et c’est ainsi qu’ils ont, ces deux princes de fer,
Après avoir rompu le mur qui la couronne,
Brûlé la belle ville heureuse de Girone ;
Et fait noir l’horizon que le Seigneur fait bleu.

Rougeur à l’orient. C’est Lumbier en feu.
Ariscat l’est venu piller pour se distraire.
Ariscat est le roi d’Aguas ; ce téméraire,
Car, en basque, Ariscat veut dire le Hardi,
À son donjon debout près du pic du Midi,
Comme s’il s’égalait à la montagne immense.
Il brûle Lumbier comme on brûla Numance ;
L’histoire est quelquefois l’infidèle espion :
Elle oublie Ariscat et vante Scipion ;
N’importe ! le roi basque est invincible, infâme,
Superbe, comme un autre, et fait sa grande flamme ;
Cette ville n’est plus qu’un bûcher ; il est fier ;
Et le tas de tisons d’Ariscat, Lumbier,
Vaut bien Tyr, le monceau de braises d’Alexandre.

Fumée à l’occident. C’est Teruel en cendre.
Le roi du mont Jaxa, Gesufal le Cruel,
Pour son baiser terrible a choisi Teruel ;
Il vient d’en approcher ses deux lèvres funèbres,
Et Teruel se tord dans un flot de ténèbres.

Le fort que sur un pic Gesufal éleva
Est si haut, que du faîte on voit tout l’Alava,
Tout l’Èbre, les deux mers, et le merveilleux golfe
Où tombe Phaéton et d’où s’envole Astolphe.
Gesufal est ce roi, gai comme les démons,
Qui disait aux pays gisant au pied des monts,
Sol inquiet, tremblant comme une solfatare :
« Je suis ménétrier ; je mets à ma guitare
La corde des gibets dressés sur le chemin ;
Dansez, peuples ! j’ai deux royaumes dans ma main ;
Aragon et Léon sont mes deux castagnettes. »
C’est lui qui dit encor : « Je fais les places nettes. »
Et Teruel, hier une ville, aujourd’hui
Est de l’ombre. Ô désastre ! ô peuple sans appui !
Des tourbillons de nuit et d’étincelles passent,
Les façades au fond des fournaises s’effacent,
L’enfant cherche la femme et la femme l’enfant,
Un râle horrible sort du foyer étouffant ;
Les flammèches au vent semblent d’affreux moustiques ;
On voit dans le brasier le comptoir des boutiques
Où le marchand vendait la veille, et les tiroirs
Sont là béants, montrant de l’or dans leurs coins noirs.
Le feu poursuit la foule et sur les toits s’allonge ;
On crie, on tombe, on fuit, tant la vie est un songe !



IV



Qu’est-ce que ce torrent de rois ? Pourquoi ce choix,
Quatre villes ? Pourquoi toutes quatre à la fois ?
Sont-ce des châtiments, ou n’est-ce qu’un carnage ?
Pas de choix. Le hasard, ou bien le voisinage,
Voilà tout ; le butin pour but et pour raison ;
Quant aux quatre cités brûlant à l’horizon,
Regardez : vous verrez bien d’autres rougeurs sombres.
Toute la perspective est un tas de décombres.
La montagne a jeté sur la plaine ses rois,
Rien de plus. Quant au fait, le voici : Navarrois,
Basques, Aragonais, Catalans, ont des terres ;
Pourquoi ? Pour enrichir les princes. Monastères
Et seigneurs sont le but du paysan. Le droit
Est l’envers du pouvoir dont la force est l’endroit ;
Depuis que le puissant sur le faible se rue,
Entre l’homme d’épée et l’homme de charrue,
Il existe une loi dont l’article premier
C’est que l’un est le maître et l’autre le fermier ;
Les enfants sont manants, les femmes sont servantes.
À quoi bon discuter ? Sans cessions ni ventes,
La maison appartient au fort, source des lois,
Et le bourg est à qui peut pendre le bourgeois ;

Toute chose est à l’homme armé ; les cimeterres
Font les meilleurs contrats et sont les bons notaires ;
Qui peut prendre doit prendre ; et le tabellion
Qui sait le mieux signer un bail, c’est le lion.

Cela posé, qu’ont fait ces peuples ? Leur délire
Fut triste. L’autre mois, les rois leur ont fait dire
D’alimenter les monts d’où l’eau vers eux descend,
Et d’y mener vingt bœufs et vingt moutons sur cent,
Plus, une fanéga d’orge et de blé par homme.
La plaine est ouvrière et partant économe ;
Les pays plats se sont humblement excusés,
Criant grâce, alléguant qu’ils n’ont de rien assez,
Que maigre est l’Aragon et pauvre la Navarre.
Peuple pauvre, les rois prononcent peuple avare ;
De là, frémissement et colère là-haut.
Ordre aux arrière-bans d’accourir au plus tôt ;
Et Gesufal, celui d’où tombent les sentences,
A fait venir devant un monceau de potences
Les alcades des champs et les anciens des bourgs,
Affirmant qu’il irait, au son de ses tambours,
Pardieu ! chercher leurs bœufs chez eux sous des arcades
Faites de pieds d’anciens et de jambes d’alcades.
Le refus persistant, les rois sont descendus.



V



Et c’est pourquoi, s’étant par message entendus,
En bons cousins, étant convenus en famille
De sortir à la fois, vers l’heure où l’aube brille,
Chacun de sa montagne et chacun de sa tour,
Ils vont fêtant le jour des rois, car c’est leur jour,
Par un grand brûlement de villes dans la plaine.

Déroute ; enfants, vieillards, bœufs, moutons ; clameur vaine,
Trompettes, cris de guerre : exterminons ! frappons !
Chariots s’accrochant aux passages des ponts ;
Les champs hagards sont pleins de sombres débandades ;
La même flamme court sur les cinq Mérindades ;
Olite tend les bras à Tudela qui fuit
Vers la pâle Estrella sur qui le brandon luit ;
Et Sanguesa frémit, et toutes quatre ensemble
Appellent au secours Pampelune qui tremble.
Comme on sait tous les noms de ces rois, Gilimer,
Torismondo, Garci, grand-maître de la mer,
Harizetta, Wermond, Barbo, l’homme égrégore,
Juan, prince de Héas, Guy, comte de Bigorre,
Blas-el-Matador, Gil, Francavel, Favilla,
Et qu’enfin, c’est un flot terrible qui vient là,

Devant toutes ces mains dans tant d’horreurs trempées,
On n’a pas songé même à courir aux épées ;
On sent qu’en cet essaim que la rage assembla,
Chaque monstre est un grain de cendre d’Attila,
Qu’ils sont fléaux, qu’ils ont en eux l’esprit de guerre ;
Qu’ouverts comme Oyarzun, fermés comme Figuère,
Tous les bourgs sont égaux devant l’effrayant vol
De ces chauves-souris du noir ciel espagnol,
Et que tours et créneaux croulent comme des rêves
Au tourbillonnement farouche de leurs glaives ;
Nul ne résiste ; on meurt. Tas d’hommes poursuivis !
Pas une ville n’a dressé son pont-levis,
Croyant fléchir les rois écumants de victoire
Par l’acceptation tremblante de leur gloire.
On se cache, on s’enfuit, chacun avec les siens.
Ils ont vers Gesufal envoyé leurs anciens,
Pieds nus, la corde au cou, criant miséricorde ;
Fidèle à sa promesse, il a serré la corde.

On n’a pas même à Reuss, ô fureur de ces rois !
Épargné le couvent des Filles de la Croix ;
Comme on force un fermoir pour feuilleter un livre,
Ils en ont fait briser la porte au soldat ivre.
Hélas ! Christ abritait sous un mur élevé
Ces anges où Marie est lisible, où l’Ave
Est écrit, mot divin, sur des pages fidèles,
Vierges pures ayant la Vierge sainte en elles,

Reliure d’ivoire à l’exemplaire d’or !
La grille ouverte, ils ont franchi le corridor ;
Les nonnes frémissaient au fond du sanctuaire ;
En vain le couvent sombre agitait son suaire,
En vain grondait au seuil le vieux foudre romain,
En vain l’abbesse, blanche, en deuil, la crosse en main,
Sinistre, protégeait son tremblant troupeau d’âmes ;
Devant des mécréants, des saintes sont des femmes ;
L’homme parfois à Dieu jette d’affreux défis ;
L’autel, l’horreur du lieu, le sanglant crucifix,
Le cloître avec sa nuit, l’abbesse avec sa crosse,
Tout s’est évanoui dans un rire féroce.
Et ceci fut l’exploit de Blas-el-Matador.

Partout on voit l’alcade et le corrégidor
Pendus, leurs noms au dos, à la potence vile,
L’un, devant son hameau, l’autre devant sa ville.

Tous les bourgs ont tendu leurs gorges au couteau.
Chagres, comme le reste, est mort sur son coteau.
Ô deuil ! ce fut pendant une journée entière,
Entre les parapets de l’étroit pont de pierre
Que bâtit là Crassus, lieutenant de César,
Comme l’écrasement d’un peuple sous un char.
Ils voulaient s’évader, les manants misérables ;
Mais les pointes d’épée, âpres, inexorables,

Comme des becs de flamme, accouraient derrière eux ;
Les bras levés, les cris, les pleurs, étaient affreux ;
On n’avait jamais vu peut-être une contrée
D’un tel rayonnement de meurtre pénétrée ;
Le pont, d’un bout à l’autre, était un cliquetis ;
Les soldats arrachaient aux mères leurs petits ;
Et l’on voyait tomber morts et vivants dans l’Èbre,
Pêle-mêle, et pour tous, hélas ! ce pont funèbre
Qui sortait de la ville, entrait dans le tombeau.


VI



Le couchant empourpra le mont Tibidabo ;
Le soir vint ; tirant l’âne obstiné qui recule,
Le soldat se remit en route au crépuscule,
Heure trouble assortie au cri du chat-huant ;
Lourds de butin, le long des chemins saluant
Les images des saints que les passants vénèrent,
Vainqueurs, sanglants, joyeux, les rois s’en retournèrent
Chacun avec ses gens, chacun vers son état ;
Et, reflet du couchant, ou bien de l’attentat,
La chaîne des vieux monts, funeste et vaste bouge,
Apparaissait, dans l’ombre horrible, toute rouge ;
On eût dit que, tandis qu’en bas on triomphait,
Quelque archange vengeur de la plaine avait fait

Remonter tout ce sang au front de la montagne.
Chaque bande, à travers la brumeuse campagne,
Dans des directions diverses s’enfonça ;
Ceux-là vers Roncevaux, ceux-ci vers Tolosa ;
Et les pillards tâtaient leurs sacs, de peur que l’ombre
N’en fît tomber l’enflure ou décroître le nombre,
La crainte du voleur étant d’être volé.
Meurtre du laboureur et pillage du blé,
La journée était bonne, et les files de lances
Serpentaient dans les champs pleins de sombres silences ;
Les montagnards disaient : « Quel beau coup de filet ! »
Après avoir tué la plaine qui râlait,
Ils rentraient dans leurs monts, comme une flotte au havre,
Et, riant et chantant, s’éloignaient du cadavre.
On vit leurs dos confus reluire quelque temps,
Et leurs rangs se grouper sous les drapeaux flottants
Ainsi que des chaînons ténébreux se resserrent,
Puis ces farouches voix dans la nuit s’effacèrent.


VII



Le pont de Crassus, morne et tout mouillé de sang,
Resta désert.
Resta désert.Alors, tragique et se dressant,

Le mendiant, tendant ses deux mains décharnées,
Montra sa souquenille immonde aux Pyrénées,
Et cria dans l’abîme et dans l’immensité :
« Confrontez-vous. Sentez votre fraternité,
Ô mont superbe, ô loque infâme ! neige, boue !
Comparez, sous le vent des cieux qui les secoue,
Toi, tes nuages noirs, toi, tes haillons hideux,
Ô guenille, ô montagne ; et cachez toutes deux,
Pendant que les vivants se traînent sur leurs ventres,
Toi, les poux dans tes trous, toi, les rois dans tes antres ! »