Le Journal d’une femme de chambre/15

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Eugène Fasquelle (p. 374-440).

XV

20 novembre.

Joseph, ainsi qu’il était convenu, est parti hier matin pour Cherbourg. Quand je suis descendue, il n’est déjà plus là. Marianne, mal réveillée, les yeux bouffis, la gorge graillonnante, tire de l’eau à la pompe. Il y a encore, sur la table de la cuisine, l’assiette où Joseph vient de manger sa soupe, et le pichet de cidre vide… Je suis inquiète et, en même temps, je suis contente, car je sens bien que c’est seulement d’aujourd’hui que se prépare, enfin, pour moi, une vie nouvelle. Le jour se lève à peine, l’air est froid. Au delà du jardin, la campagne dort encore sous d’épais rideaux de brume. Et j’entends, au loin, venant de la vallée invisible, le bruit très faible d’un sifflet de locomotive. C’est le train qui emporte Joseph et ma destinée… Je renonce à déjeuner… il me semble que j’ai quelque chose de trop gros, de trop lourd, qui m’emplit l’estomac… Je n’entends plus le sifflet… La brume s’épaissit, gagne le jardin…

Et si Joseph n’allait plus jamais revenir ?…


Toute la journée, j’ai été distraite, nerveuse, extrêmement agitée. Jamais la maison ne m’a été plus pesante, jamais les longs corridors ne m’ont paru plus mornes, d’un silence plus glacé ; jamais je n’ai autant détesté le visage hargneux et la voix glapissante de Madame. Impossible de travailler… J’ai eu avec Madame une scène très violente, à la suite de laquelle j’ai bien cru que je serais obligée de partir… Et je me demande ce que je vais faire durant ces six jours, sans Joseph… Je redoute l’ennui d’être seule, aux repas, avec Marianne. J’aurais vraiment besoin d’avoir quelqu’un avec qui parler…

En général, dès que le soir arrive, Marianne, sous l’influence de la boisson, tombe dans un complet abrutissement… Son cerveau s’engourdit, sa langue s’empâte, ses lèvres pendent et luisent comme la margelle usée d’un vieux puits… et elle est triste, triste à pleurer… Je ne puis tirer d’elle que de petites plaintes, de petits cris, de petits vagissements d’enfant… Cependant, hier soir, moins ivre qu’à l’ordinaire, elle me confie, au milieu de gémissements qui n’en finissent pas, qu’elle a peur d’être enceinte… Marianne enceinte !… Ça, par exemple, c’est le comble… Mon premier mouvement est de rire… Mais j’éprouve, bientôt, une douleur vive, quelque chose comme un coup de fouet au creux de l’estomac… Si c’était de Joseph que Marianne fût enceinte ?… Je me rappelle que, le jour de mon entrée ici, j’ai tout de suite soupçonné qu’ils pussent coucher ensemble… Mais ce soupçon stupide, rien depuis ne l’a justifié ; au contraire… Non, non, c’est impossible… Si Joseph avait eu des relations d’amour avec Marianne, je l’aurais su… je l’aurais flairé… Non, cela n’est pas… cela ne peut pas être… Et puis, Joseph est bien trop artiste dans son genre… Je demande :

— Vous êtes sûre d’être enceinte, Marianne.

Marianne se tâte le ventre… ses gros doigts s’enfoncent, disparaissent dans les plis du ventre, comme dans un coussin de caoutchouc mal gonflé :

— Sûre ?… Non… fait-elle… J’ai peur seulement.

— Et de qui pourriez-vous être enceinte, Marianne ?

Elle hésite à répondre… puis, brusquement, avec une sorte de fierté, elle proclame :

— De Monsieur, donc !

Cette fois, j’ai failli étouffer de rire. Il ne manquait plus que ça à Monsieur… Ah ! il est complet, Monsieur !… Marianne, qui croit que mon rire est de l’admiration, se met à rire, elle aussi…

— Oui… oui, de Monsieur !… répète-t-elle…

Mais comment se fait-il que je ne me sois aperçue de rien ?… Comment !… Une telle chose, si comique, s’est passée, pour ainsi dire, sous mes yeux, et je n’en ai rien vu… rien soupçonné ?… J’interroge Marianne, je la presse de questions… Et Marianne raconte avec complaisance, en se rengorgeant un peu :

— Il y a deux mois, Monsieur est entré dans la laverie où j’étais en train de laver la vaisselle du déjeuner. Il n’y avait pas longtemps que vous étiez arrivée ici… Et tenez, justement, Monsieur venait de causer avec vous, sur l’escalier. Quand il est entré dans la laverie, Monsieur faisait de grands gestes… soufflait très fort… avait les yeux rouges et hors la tête. J’ai cru qu’il allait tomber d’un coup de sang… Sans rien me dire, il s’est jeté sur moi, et j’ai bien vu de quoi il s’agissait… Monsieur, vous comprenez… je n’ai pas osé me défendre… Et puis, on a si peu d’occasions ici !… Ça m’a étonnée… mais ça m’a fait plaisir… Alors il est revenu, souvent… C’est un homme bien mignon… bien caressant…

— Bien cochon, hein, Marianne ?

— Oh oui !… soupire-t-elle, les yeux pleins d’extase… Et bel homme !… Et tout !…

Sa grosse face molle continue de sourire bestialement… Et sous la camisole bleue débraillée, tachée de graisse et de charbon, ses deux seins se soulèvent, énormes, et roulent. Je lui demande encore :

— Êtes-vous contente au moins ?

— Oui… je suis bien contente… réplique-t-elle. C’est-à-dire… je serais bien contente.. si j’étais certaine de ne pas être enceinte… À mon âge… ce serait trop triste !

Je la rassure de mon mieux… et elle accompagne chacune de mes paroles d’un hochement de tête… Puis elle ajoute :

— C’est égal… pour être plus tranquille… j’irai voir madame Gouin, demain…

J’éprouve une vraie pitié pour cette pauvre femme dont le cerveau est si noir, dont les idées sont si obscures… Ah ! qu’elle est mélancolique et lamentable !… Et que va-t-il lui arriver aussi, à celle-là ?… Chose extraordinaire, l’amour ne lui a pas donné un rayonnement… une grâce… Elle n’a pas ce halo de lumière que la volupté met autour des visages les plus laids… Elle est restée la même… lourde, molle et tassée… Et pourtant je suis presque heureuse que ce bonheur, qui a dû ranimer un peu sa grosse chair depuis si longtemps privée des caresses d’un homme, lui vienne de moi… Car, c’est après avoir excité ses désirs sur moi, que Monsieur est allé les assouvir, salement, sur cette triste créature… Je lui dis affectueusement :

— Il faut faire bien attention, Marianne… Si Madame vous surprenait, ce serait terrible…

— Oh il n’y a pas de danger !… s’écrie-t-elle… Monsieur ne vient que quand Madame est sortie… Il ne reste jamais bien longtemps… et lorsqu’il est content… il s’en va… Et puis, il y a la porte de la laverie qui donne sur la petite cour… et la porte de la petite cour… qui donne sur la venelle. Au moindre bruit, Monsieur peut s’enfuir, sans qu’on le voie… Et puis… qu’est-ce que vous voulez ?… Si Madame nous surprenait… eh bien… voilà !

— Madame vous chasserait d’ici… ma pauvre Marianne…

— Eh bien, voilà !… répète-t-elle, en balançant sa tête à la manière d’une vieille ourse…

Après un silence cruel, durant lequel je viens d’évoquer ces deux êtres, ces deux pauvres êtres en amour, dans la laverie :

— Est-ce que Monsieur est tendre avec vous ?…

— Bien sûr qu’il est tendre…

— Vous dit-il parfois des paroles gentilles ?… Qu’est-ce qu’il vous dit ?…

Et Marianne répond :

— Monsieur arrive… Il se jette sur moi, tout de suite… et puis il dit : « Ah ! bougre !… Ah ! bougre ! » Et puis, il souffle… il souffle… Ah ! il est bien mignon…

Je l’ai quittée le cœur un peu gros… Maintenant, je ne ris plus, je ne veux plus jamais rire de Marianne, et la pitié que j’ai d’elle devient un véritable et presque douloureux attendrissement.

Mais, c’est surtout sur moi que je m’attendris, je le sens bien. En rentrant dans ma chambre, je suis prise d’une sorte de honte et d’un grand découragement… Il ne faudrait jamais réfléchir sur l’amour. Comme l’amour est triste, au fond ! Et qu’en reste-t-il ? Du ridicule, de l’amertume, ou rien du tout… Que me reste-t-il, maintenant, de monsieur Jean dont la photographie se pavane, dans son cadre de peluche rouge, sur la cheminée ? Rien, sinon cette déception que j’ai aimé un sans-cœur, un vaniteux, un imbécile… Est-ce que, vraiment, j’ai pu aimer ce bellâtre, avec sa face blanche et malsaine, ses côtelettes noires d’ordonnance, sa raie au milieu du front ?… Cette photographie m’irrite… Je ne peux plus avoir devant moi, toujours, ces deux yeux si bêtes qui me regardent avec le même regard de larbin insolent et servile. Ah ! non… Qu’elle aille retrouver les autres, au fond de ma malle, en attendant que je fasse de ce passé, de plus en plus détesté, un feu de joie et des cendres !…


Et je pense à Joseph… Où est-il à cette heure ? Que fait-il ? Songe-t-il seulement à moi ? Il est, sans doute, dans le petit café. Il regarde, il discute, il prend des mesures, il se rend compte de l’effet que je produirai au comptoir derrière la glace, parmi l’éblouissement des verres et des bouteilles multicolores. Je voudrais connaître Cherbourg, ses rues, ses places, le port, afin de me représenter Joseph, allant, venant, conquérant la ville comme il m’a conquise. Je me tourne et me retourne dans mon lit, un peu fiévreuse. Ma pensée va de la forêt de Raillon à Cherbourg… du cadavre de Claire au petit café. Et, après une insomnie pénible, je finis par m’endormir avec l’image rude et sévère de Joseph dans les yeux, l’image immobile de Joseph qui se détache, là-bas, au loin, sur un fond noir, clapoteux, que traversent des mâtures blanches et des vergues rouges.


Aujourd’hui, dimanche, je suis allée, l’après-midi, dans la chambre de Joseph. Les deux chiens me suivent, empressés ; ils ont l’air de me demander où est Joseph… Un petit lit de fer, une grande armoire, une sorte de commode basse, une table, deux chaises, tout cela en bois blanc ; un porte-manteau qu’un rideau de lustrine verte, courant sur une tringle, préserve de la poussière, tel en est le mobilier. Si la chambre n’est pas luxueuse, elle est tenue avec un ordre, une propreté extrêmes. Elle a quelque chose de la rigidité, de l’austérité d’une cellule de moine dans un couvent. Aux murs peints à la chaux, entre les portraits de Déroulède et du général Mercier, des images saintes, non encadrées, des Vierges… une Adoration des Mages, un massacre des Innocents… une vue du Paradis… Au-dessus du lit, un grand crucifix de bois noir, servant de bénitier, et que barre un rameau de buis bénit…

Ça n’est pas très délicat, sans doute… je n’ai pu résister au désir violent de fouiller partout, dans l’espoir, vague d’ailleurs, de découvrir une partie des secrets de Joseph. Rien n’est mystérieux, dans cette chambre, rien ne s’y cache. C’est la chambre nue d’un homme qui n’a pas de secrets, dont la vie est pure, exempte de complications et d’événements… Les clés sont sur les meubles et sur les placards ; pas un tiroir n’est fermé. Sur la table, des paquets de graines et un livre : Le Bon Jardinier… sur la cheminée, un paroissien dont les pages sont jaunies, et un petit carnet où sont copiées différentes recettes pour préparer l’encaustique, la bouillie bordelaise, et des dosages de nicotine, de sulfate de fer… Pas une lettre nulle part ; pas même un livre de comptes. Nulle part, la moindre trace d’une correspondance d’affaires, de politique, de famille ou d’amour… Dans la commode, à côté de chaussures hors d’usage et de vieux becs d’arrosage, des tas de brochures, de nombreux numéros de La Libre Parole. Sous le lit, des pièges à loirs et à rats… J’ai tout palpé, tout retourné, tout vidé, habits, matelas, linge et tiroirs. Il n’y a rien d’autre !… Dans l’armoire, rien n’est changé… elle est telle que je la laissai lorsque, voici huit jours, je la rangeai, en présence de Joseph. Est-il possible que Joseph n’ait rien ?… Est-il possible qu’il lui manque, à ce point, ces mille petites choses intimes et familières, par où un homme révèle ses goûts, ses passions, ses pensées… un peu de ce qui domine sa vie ?… Ah ! si pourtant… Du fond du tiroir de la table je retire une boîte à cigares, enveloppée de papier, ficelée par un quadruple tour de cordes fortement nouées… À grand’peine, je dénoue les cordes, j’ouvre la boîte et je vois sur un lit d’ouate cinq médailles bénites, un petit crucifix d’argent, un chapelet à grains rouges… Toujours la religion !…

Ma perquisition finie, je sors de la chambre, avec l’irritation nerveuse de n’avoir rien trouvé de ce que je cherchais, rien appris de ce que je voulais connaître. Décidément, Joseph communique à tout ce qu’il touche son impénétrabilité… Les objets qu’il possède sont muets, comme sa bouche, intraversables comme ses yeux et comme son front… Le reste de la journée, j’ai eu devant moi, réellement devant moi, la figure de Joseph, énigmatique, ricanante et bourrue, tour à tour. Et il m’a semblé que je l’entendais me dire :

— Tu es bien avancée, petite maladroite, d’avoir été si curieuse… Ah !… tu peux regarder encore, tu peux fouiller dans mon linge, dans mes malles et dans mon âme… tu ne sauras jamais rien !…

Je ne veux plus penser à tout cela, je ne veux plus penser à Joseph… J’ai trop mal à la tête, et je crois que j’en deviendrais folle… Retournons à mes souvenirs…


À peine sortie de chez les bonnes sœurs de Neuilly, je retombai dans l’enfer des bureaux de placement. Je m’étais pourtant bien promis de n’avoir plus jamais recours à eux… Mais, le moyen, quand on est sur le pavé, sans seulement de quoi s’acheter un morceau de pain ?… Les amies, les anciens camarades ? Ah ouitch !… Ils ne vous répondent même pas… Les annonces dans les journaux ?… Ce sont des frais très lourds, des correspondances qui n’en finissent pas… des dérangements pour le roi de Prusse… Et puis, c’est aussi bien chanceux… En tout cas, il faut avoir des avances, et les vingt francs de Cléclé avaient vite fondu dans mes mains… La prostitution ?… La promenade sur les trottoirs ?… Ramener des hommes, souvent plus gueux que soi ?… Ah ! ma foi, non… Pour le plaisir, tant qu’on voudra… Pour l’argent ? Je ne peux pas… je ne sais pas… je suis toujours roulée… Je fus même obligée de mettre au clou quelques petits bijoux qui me restaient, afin de payer mon logement et ma nourriture… Fatalement, la mistoufle vous ramène aux agences d’usure et d’exploitation humaine.

Ah ! les bureaux de placement, en voilà un sale truc… D’abord, il faut donner dix sous pour se faire inscrire ; ensuite au petit bonheur des mauvaises places… Dans ces affreuses baraques, ce ne sont pas les mauvaises places qui manquent, et, vrai ! l’on n’y a que l’embarras du choix entre des vaches borgnes et des vaches aveugles… Aujourd’hui, des femmes de rien, des petites épicières de quat’sous… se mêlent d’avoir des domestiques, et de jouer à la comtesse… Quelle pitié ! Si, après des discussions, des enquêtes humiliantes et de plus humiliants marchandages, vous parvenez à vous arranger avec une de ces bourgeoises rapaces, vous devez à la placeuse trois pour cent sur toute une année de gages… Tant pis, par exemple, si vous ne restez que dix jours dans la place qu’elle vous a procurée. Cela ne la regarde pas… son compte est bon, et la commission entière exigée. Ah ! elles connaissent le truc ; elles savent où elles vous envoient et que vous leur reviendrez bientôt… Ainsi, moi, j’ai fait sept places, en quatre mois et demi… Une série à la noire… des maisons impossibles, pires que des bagnes. Eh bien, j’ai dû payer au bureau trois pour cent, sur sept années, c’est-à-dire, en comprenant les dix sous renouvelés de l’inscription, plus de quatre-vingt-dix francs… Et il n’y avait rien de fait, et tout était à recommencer !… Est-ce juste, cela ?… N’est-ce pas un abominable vol ?…

Le vol ?… De quelque côté que l’on se retourne, on n’aperçoit partout que du vol… Naturellement, ce sont toujours ceux qui n’ont rien qui sont le plus volés et volés par ceux qui ont tout… Mais comment faire ? On rage, on se révolte, et, finalement, on se dit que mieux vaut encore être volée que de crever, comme des chiens, dans la rue… Le monde est joliment mal fichu, voilà qui est sûr… Quel dommage que le général Boulanger n’ait pas réussi, autrefois !… Au moins, celui-là, paraît qu’il aimait les domestiques…


Le bureau, où j’avais eu la bêtise de m’inscrire, est situé, rue du Colisée, dans le fond d’une cour, au troisième étage d’une maison noire et très vieille, presque une maison d’ouvriers. Dès l’entrée, l’escalier étroit et raide, avec ses marches malpropres qui collent aux semelles et sa rampe humide qui poisse aux mains, vous souffle un air empesté au visage, une odeur de plombs et de cabinets, et vous met, dans le cœur, un découragement… Je ne veux pas faire la sucrée, mais rien que de voir cet escalier, cela m’affadit l’estomac, me coupe les jambes, et je suis prise d’un désir fou de me sauver… L’espoir qui, le long du chemin, vous chante dans la tête, se tait aussitôt, étouffé par cette atmosphère épaisse, gluante, par ces marches ignobles et ces murs suintants qu’on dirait hantés de larves visqueuses et de froids crapauds. Vrai ! je ne comprends pas que de belles dames osent s’aventurer dans ce taudis malsain… Franchement, elles ne sont pas dégoûtées… Mais qu’est-ce qui les dégoûte, aujourd’hui, les belles dames ?… Elles n’iraient pas dans une pareille maison, pour secourir un pauvre… mais pour embêter une domestique, elles iraient le diable sait où !…

Ce bureau était exploité par Mme Paulhat-Durand, une grande femme de quarante-cinq ans, à peu près, qui, sous des bandeaux de cheveux légèrement ondulés et très noirs, malgré des chairs amollies, comprimées dans un terrible corset, gardait encore des restes de beauté, une prestance majestueuse… et un œil !… Mazette ! ce qu’elle a dû s’en payer, celle-là !… D’une élégance austère, toujours en robe de taffetas noir, une longue chaîne d’or rayant sa forte poitrine, une cravate de velours brun autour du cou, des mains très pâles, elle semblait d’une dignité parfaite et même un peu hautaine. Elle vivait collée avec un petit employé à la Ville, M. Louis — nous ne le connaissions que sous son prénom… C’était un drôle de type, extrêmement myope, à gestes menus, toujours silencieux, et très gauche dans un veston gris, râpé et trop court… Triste, peureux, voûté quoique jeune, il ne paraissait pas heureux, mais résigné… Il n’osait jamais nous parler, pas même nous regarder, car la patronne en était fort jalouse… Quand il entrait, sa serviette sous le bras, il se contentait de nous envoyer un petit coup de chapeau, sans tourner la tête vers nous, et, traînant un peu la jambe, il glissait dans le couloir comme une ombre… Et ce qu’il était éreinté, le pauvre garçon !… M. Louis, le soir, mettait au net la correspondance, tenait les livres… et le reste…

Mme Paulhat-Durand ne s’appelait ni Paulhat, ni Durand ; ces deux noms, qui faisaient si bien accolés l’un à l’autre, elle les tenait, paraît-il, de deux messieurs, morts aujourd’hui, avec qui elle avait vécu et qui lui avaient donné les fonds pour ouvrir son bureau. Son vrai nom était Joséphine Carp. Comme beaucoup de placeuses, c’était une ancienne femme de chambre. Cela se voyait d’ailleurs à toutes ses allures prétentieuses, à des manières parodiques de grande dame acquises dans le service et sous lesquelles, malgré la chaîne d’or et la robe de soie noire, transparaissait la crasse des origines inférieures. Elle se montrait insolente, c’est le cas de le dire, comme une ancienne domestique, mais cette insolence elle la réservait exclusivement pour nous seules, étant, au contraire, envers ses clientes, d’une obséquiosité servile, proportionnée à leur rang social et à leur fortune.

— Ah ! quel monde, Madame la comtesse, disait-elle, en minaudant… Des femmes de chambre de luxe, c’est-à-dire des donzelles qui ne veulent rien faire… qui ne travaillent pas, et dont je ne garantis pas l’honnêteté et la moralité… tant que vous voudrez !… Mais des femmes qui travaillent, qui cousent, qui connaissent leur métier, il n’y en a plus… je n’en ai plus… personne n’en a plus… C’est comme ça…

Son bureau était pourtant achalandé… Elle avait surtout la clientèle du quartier des Champs-Élysées, composée, en grande partie, d’étrangères et de juives… Ah ! j’en ai connu là des histoires !…

La porte s’ouvre sur un couloir qui conduit au salon où Mme Paulhat-Durand trône dans sa perpétuelle robe de soie noire. À gauche du couloir, c’est une sorte de trou sombre, une vaste antichambre avec des banquettes circulaires et, au milieu, une table recouverte d’une serge rouge décolorée. Rien d’autre. L’antichambre ne s’éclaire que par un vitrage étroit, pratiqué en haut et dans toute la longueur de la cloison, qui la sépare du bureau. Un jour faux, un jour plus triste que de l’ombre tombe de ce vitrage, enduit les objets et les figures d’une lueur crépusculaire, à peine.

Nous venions là, chaque matinée et chaque après-midi, en tas, cuisinières et femmes de chambre, jardiniers et valets, cochers et maîtres d’hôtel, et nous passions notre temps à nous raconter nos malheurs, à débiner les maîtres, à souhaiter des places extraordinaires, féeriques, libératrices. Quelques-unes apportaient des livres, des journaux, qu’elles lisaient passionnément ; d’autres écrivaient des lettres… Tantôt gaies tantôt tristes, nos conversations bourdonnantes étaient souvent interrompues par l’irruption soudaine, en coup de vent, de Mme Paulhat-Durand :

— Taisez-vous donc, Mesdemoiselles… criait-elle… On ne s’entend plus au salon…

Ou bien :

— Mademoiselle Jeanne !… appelait-elle d’une voix brève et glapissante.

Mlle Jeanne se levait, s’arrangeait un peu les cheveux, suivait la placeuse dans le bureau d’où elle revenait quelques minutes après, une grimace de dédain aux lèvres. On n’avait pas trouvé ses certificats suffisants… Qu’est-ce qu’il leur fallait ?… Le prix Monthyon alors ?… Un diplôme de rosière ?…

Ou bien on ne s’était pas entendu sur le prix des gages :

— Ah !… non… des chipies !… Un sale bastringue… rien à gratter… Elle fait son marché elle-même… Oh ! là ! là !… quatre enfants dans la maison… Plus souvent !

Tout cela ponctué par des gestes furieux ou obscènes.

Nous y passions toutes, à tour de rôle, dans le bureau, appelées par la voix de plus en plus glapissante de Mme Paulhat-Durand, dont les chairs cireuses, à la fin, verdissaient de colère… Moi, je voyais tout de suite à qui j’avais à faire et que la place ne pourrait pas me convenir… Alors, pour m’amuser, au lieu de subir leurs stupides interrogatoires, c’est moi qui les interrogeais les belles dames… Je me payais leur tête…

— Madame est mariée ?

— Sans doute…

— Ah !… Et madame a des enfants ?

— Certainement…

— Des chiens ?

— Oui…

— Madame fait veiller la femme de chambre ?

— Quand je sors le soir… évidemment…

— Et madame sort souvent le soir ?

Ses lèvres se pinçaient… Elle allait répondre. Alors, la dévisageant avec un regard qui méprisait son chapeau, son costume, toute sa personne, je disais d’un ton bref et dédaigneux :

— Je le regrette… mais la place de Madame ne me plaît pas… Je ne vais pas dans des maisons, comme chez Madame…

Et je sortais triomphalement…

Un jour, une petite femme, les cheveux outrageusement teints, les lèvres passées au minium, les joues émaillées, insolente comme une pintade et parfumée comme un bidet, me demanda après trente six questions :

— Avez-vous de la conduite ?… Recevez-vous des amants ?

— Et Madame ? répondis-je, sans m’étonner et très calme.

Quelques-unes, moins difficiles, ou plus lasses, ou plus timides, acceptaient des places infectes. On les huait.

— Bon voyage… Et à bientôt !…

À nous voir ainsi affalés sur les banquettes, veules, le corps tassé, les jambes écartées, songeuses, stupides ou bavardes… à entendre les successifs appels de la patronne. « Mademoiselle Victoire !… Mademoiselle Irène !… Mademoiselle Zulma !… » il me semblait, parfois, que nous étions en maison et que nous attendions le miché. Cela me parut drôle, ou triste, je ne sais pas bien, et j’en fis, un jour, la remarque tout haut… Ce fut un éclat de rire général. Chacune, immédiatement, conta ce qu’elle savait de précis et de merveilleux sur ces sortes d’établissements… Une grosse bouffie, qui épluchait une orange, exprima :

— Bien sûr que cela vaudrait mieux… On boulotte tout le temps, là dedans… Et du champagne, vous savez, Mesdemoiselles… et des chemises avec des étoiles d’argent… et pas de corset !

Une grande sèche, très noire de cheveux, les lèvres velues, et qui semblait très sale, dit :

— Et puis… ça doit être moins fatigant… Parce que, moi, dans la même journée, quand j’ai couché avec Monsieur, avec le fils de Monsieur… avec le concierge… avec le valet de chambre du premier… avec le garçon boucher… avec le garçon épicier… avec le facteur du chemin de fer… avec le gaz… avec l’électricité… et puis avec d’autres encore… eh bien, vous savez… j’en ai mon lot !…

— Oh ! la sale ! s’écria-t-on, de toutes parts.

— Avec ça !… Et vous autres, mes petits anges… Ah ! malheur !… répliqua la grande noire, en haussant ses épaules pointues.

Et elle s’administra, sur la cuisse, une claque…

Je me rappelle que, ce jour-là, je pensai à ma sœur Louise enfermée sans doute dans une de ces maisons. J’évoquai sa vie heureuse peut-être, tranquille au moins, en tout cas sauvée de la misère et de la faim. Et, dégoûtée plus que jamais de ma jeunesse morne et battue, de mon existence errante, de ma terreur des lendemains, moi aussi, je songeai :

— Oui, peut-être que cela vaudrait mieux !…

Et le soir arrivait… puis la nuit… une nuit, à peine plus noire que le jour… Nous nous taisions, fatiguées d’avoir trop parlé, trop attendu… Un bec de gaz s’allumait dans le couloir… et, régulièrement, à cinq heures, par la vitre de la porte, on apercevait la silhouette un peu voûtée de M. Louis qui passait, très vite, en s’effaçant… C’était le signal du départ.


Souvent de vieilles racoleuses de maisons de passe, des maquerelles à l’air respectable et toutes pareilles, en douceur mielleuse, à des bonnes sœurs, nous attendaient à la sortie, sur le trottoir… Elles nous suivaient discrètement, et dans un coin plus sombre de la rue, derrière les obscurs massifs des Champs-Élysées, loin de la surveillance des sergents de ville, elles nous abordaient :

— Venez donc chez moi, au lieu de traîner votre pauvre vie d’embêtement en embêtement et de misère en misère. Chez moi, c’est le plaisir, le luxe, l’argent… c’est la liberté…

Éblouies par les promesses merveilleuses, plusieurs de mes petites camarades écoutèrent ces brocanteuses d’amour… Je les vis partir avec tristesse… Où sont-elles maintenant ?…

Un soir, une de ces rôdeuses, grasse et molle, que j’avais déjà brutalement éconduite, parvint à m’entraîner dans un café du Rond-Point où elle m’offrit un verre de chartreuse. Je vois encore ses bandeaux grisonnants, sa sévère toilette de bourgeoise veuve, ses mains grassouillettes, visqueuses, chargées de bagues… Avec plus d’entrain, plus de conviction que les autres jours, elle me récita son boniment… Et comme je demeurais indifférente à toutes ses blagues :

— Ah ! si vous vouliez, ma petite ! s’écria-t-elle… Je n’ai pas besoin de vous regarder à deux fois pour voir combien vous êtes belle, de partout !… Et c’est un vrai crime de laisser en friche et de gaspiller avec des gens de maison une telle beauté !… Belle… et je suis sûre… polissonne comme vous êtes, votre fortune serait vite faite, allez ! Ah ! vous en auriez un sac, au bout de peu de temps !… C’est que, voyez-vous, j’ai une clientèle admirable… de vieux messieurs… très influents et très… très généreux… Le travail est quelquefois un peu dur… ça, je ne dis pas… Mais on gagne tant, tant d’argent !… Tout ce qu’il y a de mieux à Paris défile chez moi… des généraux illustres, des magistrats puissants… des ambassadeurs étrangers.

Elle se rapprocha de moi, baissant la voix…

— Et si je vous disais que le Président de la République lui-même… Mais oui, ma petite !… Ça vous donne une idée de ce qu’est ma maison… Il n’y en a pas une pareille dans le monde… La Rabineau, ça n’est rien à côté de ma maison… Et tenez, hier, à cinq heures, le Président était si content qu’il m’a promis les palmes académiques… pour mon fils, qui est chef du contentieux dans une maison d’éducation religieuse, à Auteuil. Ainsi…

Elle me regarda longtemps, me fouillant l’âme et la chair, et elle répéta :

— Ah ! si vous vouliez !… Quel succès !…

Puis, sur un ton confidentiel :

— Il vient aussi chez moi, souvent, mystérieusement, des dames du plus grand monde… quelquefois seules, quelquefois avec leurs maris ou leurs amants. Ah ! dame, vous comprenez, chez moi, il faut se mettre un peu à tout…

J’objectai un tas de choses, l’insuffisance de mon instruction amoureuse, le manque de lingerie de luxe, de toilettes… de bijoux… La vieille me rassura :

— Si ce n’est que ça !… dit-elle, il ne faut pas vous tourmenter… parce que, chez moi, la toilette, vous comprenez, c’est surtout la beauté naturelle… une bonne paire de bas, sans plus !…

— Oui… oui… je sais bien… mais encore…

— Je vous assure qu’il ne faut pas vous tourmenter… insista-t-elle avec bienveillance… Ainsi, j’ai des clients très chic, principalement les ambassadeurs… qui ont des manies… Dame ! à leur âge et avec leur argent, n’est-ce pas ?… Ce qu’ils préfèrent, ce qu’ils me demandent le plus, c’est des femmes de chambre, des soubrettes… une robe noire très collante… un tablier blanc… un petit bonnet de linge fin… Par exemple, des dessous riches… ça oui… Mais écoutez bien… Signez-moi un engagement de trois mois… et je vous donne un trousseau d’amour, tout ce qu’il y a de mieux, et comme les soubrettes du Théâtre-Français n’en ont jamais eu… ça, je vous en réponds…

Je demandai à réfléchir…

— Eh bien, c’est ça !… réfléchissez… conseilla cette marchande de viande humaine. Je vais toujours vous laisser mon adresse… Quand le cœur vous dira… eh bien, vous n’aurez qu’à venir… Ah ! je suis bien tranquille !… Et, dès demain, je vais vous annoncer au Président de la République…

Nous avions fini de boire. La vieille régla les deux verres, tira d’un petit portefeuille noir une carte qu’elle me remit, en cachette, dans la main. Lorsqu’elle fut partie, je regardai la carte et je lus :

Madame Rebecca Ranvet

Modes.

J’assistai chez Mme Paulhat-Durand à des scènes extraordinaires. Ne pouvant malheureusement les conter toutes, j’en choisis une qui peut passer pour un exemple de ce qui arrive, tous les jours, dans cette maison.

J’ai dit que le haut de la cloison, séparant l’antichambre du bureau, s’éclaire en toute sa longueur d’un vitrage garni de transparents rideaux. Au milieu du vitrage s’intercale un vasistas, ordinairement fermé. Une fois je remarquai que, par suite d’une négligence, que je résolus de mettre à profit, il était entr’ouvert… J’escaladai la banquette et, me haussant sur un escabeau de renfort, je parvins à toucher du menton le cadre du vasistas que je poussai tout doucement… Mon regard plongea dans la pièce, et voici ce que je vis.

Une dame était assise dans un fauteuil ; une femme de chambre était debout, devant elle ; dans un coin, Mme Paulhat-Durand rangeait des fiches, entre les compartiments d’un tiroir… La dame venait de Fontainebleau pour chercher une bonne… Elle pouvait avoir cinquante ans. Apparence de bourgeoise riche et rêche. Toilette sérieuse, austérité provinciale… Malingre et souffreteuse, le teint plombé par les nourritures de hasard et les jeûnes, la bonne avait pourtant une physionomie sympathique qui eût pu être jolie, avec du bonheur. Elle était très propre et svelte dans une jupe noire. Un jersey noir moulait sa taille maigre ; un bonnet de linge la coiffait gentiment, en arrière, découvrant le front où des cheveux blonds frisottaient.

Après un examen détaillé, appuyé, froissant, agressif, la dame se décida enfin à parler.

— Alors, dit-elle, vous vous présentez comme… quoi ?… comme femme de chambre ?

— Oui, Madame.

— Vous n’en avez pas l’air… Comment vous appelez-vous ?

— Jeanne Le Godec…

— Qu’est-ce que vous dites ?…

— Jeanne Le Godec, Madame…

La dame haussa les épaules.

— Jeanne… fit-elle… Ça n’est pas un nom de domestique… c’est un nom de jeune fille. Si vous entrez à mon service, vous n’avez pas la prétention, j’imagine, de garder ce nom de Jeanne ?…

— Comme Madame voudra.

Jeanne avait baissé la tête… Elle appuya davantage ses deux mains sur le manche de son parapluie.

— Levez la tête… ordonna la dame… tenez-vous droite… Vous voyez bien que vous allez percer le tapis avec la pointe de votre parapluie… D’où êtes-vous ?

— De Saint-Brieuc…

— De Saint-Brieuc !…

Et elle eut une moue de dédain, qui devint bien vite une affreuse grimace… Les coins de sa bouche, l’angle de ses yeux se plissèrent comme si elle eût avalé un verre de vinaigre.

— De Saint-Brieuc !… répéta-t-elle… Alors vous êtes bretonne ?… Oh ! je n’aime pas les bretonnes… Elles sont entêtées et malpropres…

— Moi, je suis très propre, Madame, protesta la pauvre Jeanne.

— C’est vous qui le dites… Enfin, nous n’en sommes pas là… Quel âge avez-vous ?

— Vingt-six ans.

— Vingt-six ans ?… Sans compter les mois de nourrice, sans doute ?… Vous paraissez bien plus vieille… Ce n’est pas la peine de me tromper…

— Je ne trompe pas Madame… J’assure bien à Madame que je n’ai que vingt-six ans… Si je parais plus vieille, c’est que j’ai été longtemps malade…

— Ah ! vous avez été malade ?… répliqua la bourgeoise avec une dureté railleuse… ah ! vous avez été longtemps malade ?… Je vous préviens, ma fille, que sans être pénible la maison est assez importante, et qu’il me faut une femme de très forte santé…

Jeanne voulut réparer ses imprudentes paroles. Elle déclara :

— Oh ! mais, je suis guérie… tout à fait guérie…

— C’est votre affaire… D’ailleurs, nous n’en sommes pas là… Vous êtes fille… mariée ?… Quoi ?… Qu’est-ce que vous êtes ?

— Je suis veuve, Madame.

— Ah !… Vous n’avez pas d’enfant, je suppose ?

Et comme Jeanne ne répondait pas tout de suite, la dame, plus vivement, insista :

— Enfin… Avez-vous des enfants, oui ou non ?…

— J’ai une petite fille, avoua-t-elle timidement…

Alors, faisant des grimaces et des gestes comme si elle eût chassé loin d’elle un vol de mouches :

— Oh ! pas d’enfant dans la maison… cria-t-elle… pas d’enfant dans la maison… Je n’en veux à aucun prix… Où est-elle, votre fille ?

— Elle est chez une tante de mon mari…

— Et qu’est-ce que c’est que cette tante ?

— Elle tient un débit de boissons, à Rouen…

— C’est un triste métier… L’ivrognerie, la débauche, en voilà un joli exemple, pour une petite fille !… Enfin, cela vous regarde… c’est votre affaire… Quel âge a votre fille ?

— Dix-huit mois, Madame.

Madame sauta, se retourna violemment dans son fauteuil. Elle était outrée, scandalisée… Une sorte de grognement sortit de ses lèvres :

— Des enfants !… Je vous demande un peu !… Des enfants quand on ne peut pas les élever, les avoir chez soi !… Ces gens-là sont incorrigibles, ils ont le diable au corps !…

De plus en plus agressive, féroce même, elle s’adressa à Jeanne toute tremblante devant son regard.

— Je vous avertis, dit-elle, détachant nettement chaque mot… je vous avertis que, si vous entrez à mon service, je ne tolérerai pas qu’on vous amène, chez moi, dans ma maison, votre fille… Pas d’allées et venues dans la maison… je ne veux pas d’allées et venues dans la maison… Non, non… Pas d’étrangers… pas de vagabonds… pas de gens qu’on ne connaît point… On est bien assez exposée avec le courant… Ah ! non… merci !

Malgré cette déclaration peu engageante, la petite bonne osa pourtant demander :

— En ce cas, Madame me permettra bien d’aller voir ma fille, une fois… une seule fois… par an ?

— Non…

Telle fut la réponse de l’implacable bourgeoise. Et elle ajouta :

— Chez moi, on ne sort jamais… C’est un principe de la maison… un principe sur lequel je ne saurais transiger… Je ne paie pas des domestiques pour que, sous prétexte de voir leurs filles, ils s’en aillent courir le guilledou. Ce serait trop commode, vraiment. Non… non… Vous avez des certificats ?

— Oui, Madame.

Elle tira de sa poche un papier dans lequel étaient enveloppés des certificats jaunis, froissés, salis, et elle les tendit à Madame, silencieusement… d’une pauvre main frissonnante… Celle-ci, du bout des doigts, comme pour ne pas se salir, et avec des grimaces de dégoût, en déplia un qu’elle se mit à lire, à haute voix :

— « Je certifie que la fille J…

S’interrompant brusquement, elle dirigea d’atroces regards vers Jeanne, anxieuse et de plus en plus troublée :

— La fille ?… Il y a bien la fille… Ah ça !… vous n’êtes donc pas mariée ?… Vous avez un enfant… et vous n’êtes pas mariée ?… Qu’est-ce que cela signifie ?

La bonne expliqua :

— Je demande bien pardon à Madame… Je suis mariée depuis trois ans. Et ce certificat date de six ans… Madame peut voir…

— Enfin… c’est votre affaire…

Et elle reprit la lecture du certificat :

— « … que la fille Jeanne Le Godec est restée à mon service pendant treize mois, et que je n’ai rien eu à lui reprocher sous le rapport du travail, de la conduite et de la probité… » Oui, c’est toujours la même chose… Des certificats qui ne disent rien… qui ne prouvent rien… Ce ne sont pas des renseignements, ça… Où peut-on écrire à cette dame ?

— Elle est morte…

— Elle est morte… Parbleu, c’est évident qu’elle est morte… Ainsi, vous avez un certificat, et précisément la personne qui vous l’a donné est morte… Vous avouerez que c’est assez louche…

Tout cela était dit avec une expression de suspicion très humiliante, et sur un ton d’ironie grossière. Elle prit un autre certificat.

— Et cette personne ?… Elle est morte aussi, sans doute ?

— Non, Madame… Mme Robert est en Algérie avec son mari, qui est colonel…

— En Algérie ! s’exclama la dame… Naturellement… Et comment voulez-vous qu’on écrive en Algérie ?… Les unes sont mortes… les autres sont en Algérie. Allez donc chercher des renseignements en Algérie ?… Tout cela est bien extraordinaire !…

— Mais, j’en ai d’autres, Madame, supplia l’infortunée Jeanne Le Godec. Madame peut voir… Madame pourra se renseigner…

— Oui ! oui ! je vois que vous en avez beaucoup d’autres… je vois que vous avez fait beaucoup de places… beaucoup trop de places même… À votre âge, comme c’est engageant !… Enfin, laissez-moi vos certificats… je verrai… Autre chose, maintenant… Que savez-vous faire ?

— Je sais faire le ménage… coudre… servir à table…

— Vous faites bien les reprises ?

— Oui, Madame…

— Savez-vous engraisser les volailles ?

— Non, Madame… Ça n’est pas mon métier…

— Votre métier, ma fille — proféra sévèrement la dame — est de faire ce que vous commandent vos maîtres. Vous devez avoir un détestable caractère…

— Mais non, Madame… Je ne suis pas du tout répondeuse

— Naturellement… Vous le dites… elles le disent toutes… et elles ne sont pas à prendre avec des pincettes… Enfin… voyons… je vous l’ai déjà dit, je crois… sans être particulièrement dure, la place est assez importante… On se lève à cinq heures…

— En hiver aussi ?…

— En hiver aussi… Oui, certainement… Et pourquoi dites-vous : « En hiver aussi ?… » Est-ce qu’il y a moins d’ouvrage en hiver ?… En voilà une question ridicule !… C’est la femme de chambre qui fait les escaliers, le salon, le bureau de Monsieur… la chambre, naturellement…, tous les feux… La cuisinière fait l’antichambre, les couloirs, la salle à manger… Par exemple, je tiens à la propreté… Je ne veux pas voir chez moi un grain de poussière… Les boutons des portes bien astiqués, les meubles bien luisants… les glaces bien essuyées… Chez moi, la femme de chambre s’occupe de la basse-cour…

— Mais, je ne sais pas, moi, Madame…

— Vous apprendrez !… C’est la femme de chambre qui savonne, lave, repasse, — excepté les chemises de Monsieur, — qui coud… je ne fais rien coudre au dehors, excepté mes costumes — qui sert à table… qui aide la cuisinière à essuyer la vaisselle… qui frotte… Il faut de l’ordre… beaucoup d’ordre… Je suis à cheval sur l’ordre… sur la propreté… et surtout sur la probité… D’ailleurs, tout est sous clé… Quand on veut quelque chose, on me le demande… J’ai horreur du gaspillage… Qu’est-ce que vous avez l’habitude de prendre le matin ?

— Du café au lait, Madame…

— Du café au lait ?… Vous ne vous gênez pas. Oui, elles prennent toutes maintenant du café au lait… Eh bien, ce n’est pas mon habitude, à moi. Vous prendrez de la soupe… ça vaut mieux pour l’estomac… Qu’est-ce que vous dites ?…

Jeanne n’avait rien dit… Mais on sentait qu’elle faisait des efforts pour dire quelque chose. Elle se décida :

— Je demande pardon à Madame… qu’est-ce que Madame donne comme boisson ?

— Six litres de cidre par semaine…

— Je ne peux pas boire de cidre, Madame… Le médecin me l’a défendu…

— Ah ! le médecin vous l’a défendu… Eh bien, je vous donnerai six litres de cidre. Si vous voulez du vin, vous l’achèterez… Ça vous regarde… Que voulez-vous gagner ?

Elle hésita, regarda le tapis, la pendule, le plafond, roula son parapluie dans ses mains, et timidement :

— Quarante francs, dit-elle.

— Quarante francs !… s’exclama Madame… Et pourquoi pas dix mille francs, tout de suite ?… Vous êtes folle, je pense… Quarante francs !… Mais, c’est inouï ! Autrefois, l’on donnait quinze francs…, et l’on était bien mieux servie… Quarante francs !… Et vous ne savez même pas engraisser les volailles !… vous ne savez rien !… Moi, je donne trente francs… et je trouve que c’est déjà bien trop cher… Vous n’avez rien à dépenser chez moi… Je ne suis pas exigeante pour la toilette… Et vous êtes blanchie, nourrie. Dieu sait comme vous êtes nourrie !… C’est moi qui fais les parts…

Jeanne insista :

— J’avais quarante francs dans toutes les places où j’ai été…

Mais la dame s’était levée… Et, sèchement, méchamment :

— Eh bien… il faut y retourner, fit-elle… Quarante francs !… Cette imprudence !… Voici vos certificats… vos certificats de gens morts… Allez-vous-en !

Soigneusement, Jeanne enveloppa ses certificats les remit dans la poche de sa robe, puis, d’une voix douloureuse et timide :

— Si Madame voulait aller jusqu’à trente-cinq francs… pria-t-elle… on pourrait s’arranger…

— Pas un sou… Allez-vous-en !… Allez en Algérie retrouver votre Mme Robert… Allez où vous voudrez. Il n’en manque pas des vagabondes comme vous… on les a au tas… Allez-vous-en !…

La figure triste, la démarche lente, Jeanne sortit du bureau après avoir fait deux révérences… À ses yeux, au pincement de ses lèvres, je vis qu’elle était sur le point de pleurer.

Restée seule, la dame, furieuse, s’écria :

— Ah ! les domestiques… quelle plaie !… On ne peut plus se faire servir aujourd’hui…

À quoi Mme Paulhat-Durand, qui avait terminé le triage de ses fiches, répondit, majestueuse, accablée et sévère :

— Je vous avais avertie, Madame. Elles sont toutes comme ça… Elles ne veulent rien faire et gagner des mille et des cents… Je n’ai rien d’autre aujourd’hui… je n’ai que du pire. Demain je verrai à vous trouver quelque chose… Ah ! c’est bien désolant, je vous assure…

Je redescendis de mon observatoire, au moment où Jeanne Le Godec rentrait dans l’antichambre en rumeur.

— Et bien ? lui demanda-t-on…

Elle alla s’asseoir sur la banquette, au fond de la pièce, et la tête basse, les bras croisés, le cœur bien gros, la faim au ventre, elle resta silencieuse, tandis que ses deux petits pieds s’agitaient nerveusement, sous la robe…


Mais je vis des choses plus tristes encore.

Parmi les filles qui, tous les jours, venaient chez Mme Paulhat-Durand, j’en avais remarqué une, d’abord parce qu’elle portait une coiffe bretonne, ensuite parce que rien que de la voir, cela me causait une mélancolie invincible. Une paysanne égarée dans Paris, dans ce Paris effrayant qui sans cesse se bouscule et est emporté dans une fièvre mauvaise, je ne connais rien de plus lamentable. Involontairement, cela m’invite à un retour sur moi-même, cela m’émeut infiniment… Où va-t-elle ?… D’où vient-elle ?… Pourquoi a-t-elle quitté le sol natal ? Quelle folie, quel drame, quel vent de tempête l’ont poussée, l’ont fait échouer sur cette grondante mer humaine, attristante épave ?… Ces questions, je me les posais, chaque jour, examinant cette pauvre fille si affreusement isolée, dans un coin, parmi nous…

Elle était laide de cette laideur définitive qui exclut toute idée de pitié et rend les gens féroces, parce que, véritablement, elle est une offense envers eux. Si disgraciée de la nature soit-elle, il est rare qu’une femme atteigne à la laideur totale, absolue, cette déchéance humaine. Généralement, il y a en elle quelque chose, n’importe quoi, des yeux, une bouche, une ondulation du corps, une flexion des hanches, moins que cela, un mouvement du bras, une attache du poignet, une fraîcheur de la peau, où le regard des autres puisse se poser sans en être offusqué. Même chez les très vieilles, une grâce survit presque toujours aux déformations de la carcasse, à la mort du sexe, un souvenir reste dans la chair couturée, de ce qu’elles furent jadis… La bretonne n’avait rien de pareil, et elle était toute jeune. Petite, le buste long, la taille carrée, les hanches plates, les jambes courtes, si courtes qu’on pouvait la prendre pour une cul-de-jatte, elle évoquait réellement l’image de ces vierges barbares, de ces saintes camuses, blocs informes de granit qui se navrent, depuis des siècles, sur les bras gauchis des calvaires armoricains. Et son visage ?… Ah ! la malheureuse !… Un front surplombant, des prunelles effacées comme par le frottement d’un torchon, un nez horrible, aplati à sa naissance, sabré d’une entaille, au milieu, et, brusquement, à son extrémité, se relevant, s’épanouissant en deux trous noirs, ronds, profonds, énormes, frangés de poils raides… Et sur tout cela, une peau grise, squameuse, une peau de couleuvre morte… une peau qui s’enfarinait, à la lumière… Elle avait, pourtant, l’indicible créature, une beauté que bien des femmes belles eussent enviée : ses cheveux… des cheveux magnifiques, lourds, épais, d’un roux resplendissant à reflets d’or et de pourpre. Mais, loin d’être une atténuation à sa laideur, ces cheveux l’aggravaient encore, la rendaient éclatante, fulgurante, irréparable.

Ce n’est pas tout. Chacun de ses gestes était une maladresse. Elle ne pouvait faire un pas sans se heurter à quelque chose ; ses mains laissaient toujours retomber l’objet saisi ; ses bras accrochaient les meubles et fauchaient tout ce qu’il y avait dessus… Elle vous marchait sur les pieds, vous enfonçait, en marchant, ses coudes dans la poitrine. Puis, elle s’excusait d’une voix rude, sourde, d’une voix qui vous soufflait au visage une odeur empestée, une odeur de cadavre… Dès qu’elle entrait dans l’antichambre, c’était aussitôt parmi nous, comme une sorte de plainte irritée qui, vite, se changeait en récriminations insultantes et s’achevait en grognements. La misérable créature traversait la pièce sous les huées, roulait sur ses courtes jambes, renvoyée de l’une à l’autre comme une balle, allait s’asseoir dans le fond, sur la banquette. Et chacune affectait de se reculer, avec des gestes de significatif dégoût, et des grimaces qui s’accompagnaient d’une levée de mouchoirs… Alors, dans l’espace vide, instantanément formé, derrière ce cordon sanitaire qui l’isolait de nous, la morne fille s’installait, s’accotait au mur, silencieuse et maudite, sans une plainte, sans une révolte, sans même avoir l’air de comprendre que ce mépris s’adressât à elle.

Bien que je me mêlasse, quelquefois, pour faire comme les autres, à ces jeux féroces, je ne pouvais me défendre, envers la petite bretonne, d’une espèce de pitié. J’avais compris que c’était là un être prédestiné au malheur, un de ces êtres qui, quoi qu’ils fassent, où qu’ils aillent, seront éternellement repoussés des hommes, et aussi des bêtes, car il y a une certaine somme de laideur, une certaine forme d’infirmités que les bêtes elles-mêmes ne tolèrent pas.

Un jour, surmontant mon dégoût, je m’approchai d’elle, et lui demandai :

— Comment vous appelez-vous ?…

— Louise Randon…

— Je suis bretonne… d’Audierne… Et vous aussi, vous êtes bretonne ?

Étonnée que quelqu’un voulût bien lui parler, et craignant une insulte ou une farce, elle ne répondit pas tout de suite… Elle enfouit son pouce dans les profondes cavernes de son nez. Je réitérai ma question :

— De quelle partie de la Bretagne êtes-vous ?

Alors, elle me regarda et, voyant sans doute que mes yeux n’étaient pas méchants, elle se décida à répondre :

— Je suis de Saint-Michel-en-Grève…, près de Lannion.

Je ne sus plus que lui dire… Sa voix me repoussait. Ce n’était pas une voix, c’était quelque chose de rauque et de brisé, comme un hoquet… quelque chose aussi de roulant, comme un gargouillement… Ma pitié s’en allait avec cette voix… Pourtant, je poursuivis :

— Vous avez encore vos parents ?

— Oui… mon père… ma mère… deux frères… quatre sœurs… Je suis l’aînée…

— Et votre père ?… qu’est-ce qu’il fait ?…

— Il est maréchal ferrant.

— Vous êtes pauvre ?

— Mon père a trois champs, trois maisons, trois batteuses…

— Alors, il est riche ?…

— Bien sûr… il est riche… Il cultive ses champs… il loue ses maisons… avec ses batteuses il va, dans la campagne, battre le blé des paysans… et c’est mon frère qui ferre les chevaux…

— Et vos sœurs ?

— Elles ont de belles coiffes, avec de la dentelle… et des robes bien brodées.

— Et vous ?

— Moi, je n’ai rien…

Je me reculai pour ne pas sentir l’odeur mortelle de cette voix…

— Pourquoi êtes-vous domestique ?… repris-je.

— Parce que…

— Pourquoi avez-vous quitté le pays ?

— Parce que…

— Vous n’étiez pas heureuse ?…

Elle dit très vite d’une voix qui se précipitait et roulait les mots… comme sur des cailloux :

— Mon père me battait… ma mère me battait.. mes sœurs me battaient… tout le monde me battait… on me faisait tout faire… C’est moi qui ai élevé mes sœurs…

— Pourquoi vous battait-on ?

— Je ne sais pas… pour me battre… Dans toutes les familles, il y en a toujours une qui est battue… parce que… voilà… on ne sait pas…

Mes questions ne l’ennuyaient plus. Elle prenait confiance…

— Et vous… me dit-elle… est-ce que vos parents ne vous battaient pas ?…

— Oh ! si…

— Bien sûr… C’est comme ça…

Louise ne fouilla plus son nez… et posa ses deux mains, aux ongles rognés, à plat, sur ses cuisses… On chuchotait, autour de nous. Les rires, les querelles, les plaintes empêchaient les autres d’entendre notre conversation…

— Mais comment êtes-vous venue, à Paris ? demandai-je après un silence.

— L’année dernière… conta Louise… il y avait à Saint-Michel-en-Grève une dame de Paris qui prenait les bains de mer avec ses enfants… Je me suis proposée chez elle… parce qu’elle avait renvoyé sa domestique qui la volait. Et puis… elle m’a emmenée à Paris… pour soigner son père… un vieux, infirme, qui était paralysé des jambes…

— Et vous n’êtes pas restée dans votre place ?… À Paris, ce n’est plus la même chose…

— Non… fit-elle, avec énergie. Je serais bien restée, ça n’est pas ça… Seulement, on ne s’est pas arrangé…

Ses yeux, si ternes, s’éclairèrent étrangement. Je vis dans son regard briller une lueur d’orgueil. Et son corps se redressait, se transfigurait presque.

— On ne s’est pas arrangé, reprit-elle… Le vieux voulait me faire des saletés…

Un instant, je restai abasourdie par cette révélation. Était-ce possible ? Un désir, même le désir d’un ignoble et infâme vieillard, était allé vers elle, vers ce paquet de chair informe, vers cette ironie monstrueuse de la nature… Un baiser avait voulu se poser sur ces dents cariées, se mêler à ce souffle de pourriture… Ah ! quelle ordure est-ce donc que les hommes ?… Quelle folie effrayante est-ce donc que l’amour…. Je regardai Louise… Mais la flamme de ses yeux s’était éteinte…. Ses prunelles avaient repris leur aspect mort de tache grise.

— Il y a longtemps de ça ?… demandai-je…

— Trois mois…

— Et depuis, vous n’avez pas retrouvé de place ?

— Personne ne veut plus de moi… Je ne sais pas pourquoi… Quand j’entre dans le bureau, toutes les dames crient, en me voyant : « Non, non… je ne veux pas de celle-là »… Il y a un sort sur moi, pour sûr… Car enfin, je ne suis pas laide… je suis très forte… je connais le service… et j’ai de la bonne volonté. Si je suis trop petite, ce n’est pas de ma faute… Pour sûr, on a jeté un sort sur moi…

— Comment vivez-vous ?

— Chez le logeur ; je fais toutes les chambres, et je ravaude le linge… On me donne une paillasse dans une soupente et, le matin, un repas…

Il y en avait donc de plus malheureuses que moi !… Cette pensée égoïste ramena dans mon cœur la pitié évanouie.

— Écoutez… ma petite Louise… dis-je d’une voix que j’essayai de rendre attendrie et convaincante… C’est très difficile, les places à Paris… Il faut savoir bien des choses, et les maîtres sont plus exigeants qu’ailleurs. J’ai bien peur pour vous… À votre place, moi, je retournerais au pays…

Mais Louise s’effraya :

— Non… non… fit-elle… jamais !… Je ne veux pas rentrer au pays… On dirait que je n’ai pas réussi… que personne n’a voulu de moi… on se moquerait trop… Non… non… c’est impossible… j’aimerais mieux mourir !…

À ce moment, la porte de l’antichambre s’ouvrit. La voix aigre de Mme Paulhat-Durand appela :

— Mademoiselle Louise Randon !

— C’est-y moi qu’on appelle ?… me demanda Louise, effarée et tremblante…

— Mais oui… c’est vous… Allez vite… et tâchez de réussir, cette fois….

Elle se leva, me donna dans la poitrine, avec ses coudes écartés, un renfoncement, me marcha sur les pieds, heurta la table, et roulant sur ses jambes trop courtes, poursuivie par les huées, elle disparut.

Je montai sur la banquette, et poussai le vasistas, pour voir la scène qui allait se passer là… Jamais le salon de Mme Paulhat-Durand ne me parut plus triste : pourtant Dieu sait s’il me glaçait l’âme, chaque fois que j’y entrais. Oh ! ces meubles de reps bleu, jaunis par l’usure ; ce grand registre étalé, comme une carcasse de bête fendue, sur la table qu’un tapis de reps, bleu aussi, recouvrait de taches d’encre et de tons pisseux… Et ce pupitre, où les coudes de M. Louis avaient laissé, sur le bois noirci, des places plus claires et luisantes… et le buffet dans le fond, qui montrait des verreries foraines, des vaisselles d’héritage… Et sur la cheminée, entre deux lampes débronzées, entre des photographies pâlies, cette agaçante pendule, qui rendait les heures plus longues, avec son tic-tac énervant… et cette cage, en forme de dôme, où deux serins nostalgiques gonflaient leurs plumes malades… Et ce cartonnier aux cases d’acajou, éraflées par des ongles cupides… Mais je n’étais pas là en observation pour inventorier cette pièce, que je connaissais, hélas ! trop bien… cet intérieur lugubre, si tragique, malgré son effacement bourgeois, que, bien des fois, mon imagination affolée le transformait en un funèbre étal de viande humaine… Non… je voulais voir Louise Randon aux prises avec les trafiquants d’esclaves…

Elle était là, près de la fenêtre, à contre-jour, immobile, les bras pendants. Une ombre dure brouillait, comme une opaque voilette, la laideur de son visage et tassait, ramassait davantage la courte, massive difformité de son corps… Une lumière dure allumait les basses mèches de ses cheveux, ourlait les contours gauchis du bras, de la poitrine, se perdait dans les plis noirs de sa jupe déplorable… Une vieille dame l’examinait. Assise sur une chaise, elle me tournait le dos, un dos hostile, une nuque féroce… De cette vieille dame, je ne voyais que son chapeau noir, ridiculement emplumé, sa rotonde noire, dont la doublure se retroussait dans le bas en fourrure grise, sa robe noire, qui faisait des ronds sur le tapis… Je voyais, surtout, posée sur un de ses genoux, sa main gantée de filoselle noire, une main noueuse d’arthritique, qui remuait avec de lents mouvements, et dont les doigts sortaient, rentraient, crispaient l’étoffe, pareils à des serres, sur une proie vivante… Debout, près de la table, très droite, très digne, Mme Paulhat-Durand attendait.

Ce n’est rien, n’est-ce pas ? la rencontre de ces trois êtres vulgaires, en ce vulgaire décor… Il n’y a, semble-t-il, dans ce fait banal, ni de quoi s’arrêter, ni de quoi s’émouvoir… Eh bien, cela me parut, à moi, un drame énorme, ces trois personnes qui étaient là, silencieuses et se regardant… J’eus la sensation que j’assistais à une tragédie sociale, terrible, angoissante, pire qu’un assassinat !… J’avais la gorge sèche. Mon cœur battit violemment.

— Je ne vous vois pas bien, ma petite, dit tout à coup la vieille dame… ne restez pas là… Je ne vous vois pas bien… Allez dans le fond de la pièce, que je vous voie mieux…

Et elle s’écria d’une voix étonnée :

— Mon Dieu !… que vous êtes petite !…

Elle avait, en disant ces mots, déplacé sa chaise, et me montrait, maintenant, son profil. Je m’attendais à voir un nez crochu, de longues dents dépassant la lèvre, un œil jaune et rond d’épervier. Pas du tout, son visage était calme, plutôt aimable. Au vrai, ses yeux n’exprimaient rien, ni méchanceté, ni bonté. Ce devait être une ancienne boutiquière, retirée des affaires… Les commerçants ont ce talent de se composer des physionomies spéciales, où rien ne transparaît de leur nature intérieure. À mesure qu’ils s’endurcissent dans le métier et que l’habitude des gains injustes et rapides développe les instincts bas, les ambitions féroces, l’expression de leur face s’adoucit, ou plutôt se neutralise. Ce qu’il y a de mauvais en eux, ce qui pourrait rendre les clients méfiants, se cache dans les intimités de l’être, ou se réfugie sur des surfaces corporelles, ordinairement dépourvues de tout caractère expressif. Chez cette vieille dame, la dureté de son âme invisible à ses prunelles, à sa bouche, à son front, à tous les muscles détendus de sa molle figure, éclatait réellement à la nuque. Sa nuque était son vrai visage, et ce visage était terrible.

Louise, sur l’ordre de la vieille dame, avait gagné le fond de la pièce. Le désir de plaire la rendait véritablement monstrueuse, lui donnait une attitude décourageante. À peine se fut-elle placée dans la lumière que la dame s’écria :

— Oh ! comme vous êtes laide, ma petite !

Et prenant à témoin Mme Paulhat-Durand :

— Se peut-il, vraiment, qu’il y ait sur la terre des créatures aussi laides que cette petite ?…

Toujours solennelle et digne, Mme Paulhat-Durand répondit :

— Sans doute, ce n’est pas une beauté… mais Mademoiselle est très honnête…

— C’est possible… répliqua la vieille dame… Mais elle est trop laide… Une telle laideur, c’est tout ce qu’il y a de plus désobligeant… Quoi ?… Qu’avez-vous dit ?

Louise n’avait pas prononcé une parole. Elle avait seulement un peu rougi, et baissait la tête. Un filet rouge bordait l’orbe de ses yeux ternes. Je crus qu’elle allait pleurer.

— Enfin… nous allons voir ça… reprit la dame dont les doigts, en ce moment, furieusement agités, déchiraient l’étoffe de la robe, avec des mouvements de bête cruelle.

Elle interrogea Louise sur sa famille, les places qu’elle avait faites, ses capacités en cuisine, en ménage, en couture… Louise répondait par des « Oui, dame ! », ou des : « Non, dame ! », saccadés et rauques… L’interrogatoire, méticuleux, méchant, criminel, dura vingt minutes.

— Enfin, ma petite, conclut la vieille, le plus clair de votre histoire c’est que vous ne savez rien faire… Il faudra que je vous apprenne tout… Pendant quatre ou cinq mois, vous ne me serez d’aucune utilité… Et puis, laide comme vous êtes, ça n’est pas engageant… Cette entaille sur le nez ?… Vous avez donc reçu un coup ?

— Non, Madame… je l’ai toujours eue…

— Ah ! ça n’est pas engageant… Qu’est-ce que vous voulez gagner ?

— Trente francs … blanchie… et le vin… prononça Louise, d’une voix résolue…

La vieille bondit :

— Trente francs !… Mais vous ne vous êtes donc jamais regardée ?… C’est insensé !… Comment ?… personne ne veut de vous… personne jamais ne voudra de vous ? — si je vous prends, moi, c’est parce que suis bonne… c’est parce que, dans le fond, j’ai pitié de vous ! — et vous me demandez trente francs !… Eh bien, vous en avez de l’audace, ma petite… C’est, sans doute, vos camarades qui vous conseillent si mal… Vous avez tort de les écouter…

— Bien sûr, approuva Mme Paulhat-Durand. Elles se montent la tête, toutes ensemble…

— Alors !… offrit la vieille, conciliante… je vous donnerai quinze francs… Et vous paierez votre vin… C’est beaucoup trop… Mais je ne veux pas profiter de votre laideur et votre détresse.

Elle s’adoucissait… Sa voix se fit presque caressante :

— Voyez-vous, ma petite… c’est une occasion unique et que vous ne retrouverez plus… Je ne suis pas comme les autres, moi… je suis seule… je n’ai pas de famille… je n’ai personne… Ma famille, c’est ma domestique… Qu’est-ce que je lui demande à ma domestique ?… De m’aimer un peu, voilà tout… Ma domestique vit avec moi, mange avec moi… à part le vin… Ah ! je la dorlote, allez… Et puis, quand je mourrai — je suis très vieille et souvent malade — quand je mourrai, bien sûr que je n’oublierai pas celle qui m’aura été dévouée, qui m’aura bien servie… bien soignée… Vous êtes laide… très laide… trop laide… Eh ! mon Dieu, je m’habituerai à votre laideur, à votre figure… Il y en a de jolies qui sont de bien méchantes femmes et qui vous volent, c’est certain !… La laideur, c’est quelquefois une garantie de moralité, dans une maison… Vous n’amènerez pas d’hommes, chez moi, n’est-ce pas ?… Vous voyez que je sais vous rendre justice… Dans ces conditions-là, et bonne comme je suis… ce que je vous offre, ma petite… mais c’est une fortune… mieux qu’une fortune… une famille !…

Louise était ébranlée. Certainement, les paroles de la vieille faisaient chanter des espoirs inconnus dans sa tête. Sa rapacité de paysanne lui montrait des coffres pleins d’or, des testaments fabuleux… Et la vie en commun, avec cette bonne maîtresse, la table partagée… des sorties fréquentes dans les squares et les bois suburbains, tout cela l’émerveillait… Tout cela lui faisait peur aussi, car des doutes, une invincible et originelle méfiance tachaient d’une ombre l’étincellement de ces promesses… Elle ne savait que dire, que faire… à quoi se résoudre… J’avais envie de lui crier : « Non !… n’accepte pas ! » Ah ! je la voyais, moi, cette existence de recluse, ces travaux épuisants, ces reproches aigres, la nourriture disputée, les os écharnés et les viandes gâtées jetés à sa faim… et l’éternelle, patiente, torturante exploitation d’un pauvre être sans défense. « Non, n’écoute plus, va-t-en !… » Mais ce cri qui était sur mes lèvres, je le réprimai :

— Approchez-vous un peu, ma petite… commanda la vieille… On dirait que vous avez peur de moi… Allons… n’ayez plus peur de moi… approchez-vous… Comme c’est curieux… il me semble que vous êtes déjà moins laide… Déjà je m’habitue à votre visage…

Louise s’approcha lentement, les membres raidis, diligente à ne heurter aucune chaise, aucun meuble… s’efforçant de marcher avec élégance, la pauvre créature !… Mais, à peine fut-elle près de la vieille que celle-ci la repoussa avec une grimace.

— Mon Dieu ! cria-t-elle… mais qu’est-ce que vous avez ?… Pourquoi sentez-vous mauvais, comme ça ?… vous avez donc de la pourriture dans le corps ?… C’est affreux !… c’est à ne pas croire… Jamais quelqu’un n’a senti, comme vous sentez… Vous avez donc un cancer dans le nez… dans l’estomac, peut-être ?…

Mme Paulhat-Durand fit un geste noble :

— Je vous avais prévenue, Madame… dit-elle… Voilà son grand défaut… C’est ce qui l’empêche de trouver une place.

La vieille continua de gémir…

— Mon Dieu !… mon Dieu !… Est-ce possible ?… Mais vous allez empester toute ma maison… vous ne pourrez pas rester près de moi… Ah ! mais !… cela change nos conditions… Et moi qui avais, déjà, de la sympathie pour vous !… Non, non… malgré toute ma bonté, ce n’est pas possible… ce n’est plus possible !…

Elle avait tiré son mouchoir, chassait loin d’elle l’air putride, répétant :

— Non, vraiment, ce n’est plus possible !…

— Allons, Madame, intervint Mme Paulhat-Durand… faites un effort… Je suis sûre que cette malheureuse fille vous en sera toujours reconnaissante…

— Reconnaissante ?… c’est fort bien… Mais ce n’est pas la reconnaissance qui la guérira de cette infirmité effroyable… Enfin… soit !… Par exemple, je ne puis plus lui donner que dix francs… Dix francs, seulement !… C’est à prendre ou à laisser…

Louise qui avait, jusque-là, retenu ses larmes, suffoqua :

— Non… je ne veux pas… je ne veux pas… je ne veux pas…

— Écoutez, Mademoiselle… dit sèchement Mme Paulhat-Durand… Vous allez accepter cette place… ou bien je ne me charge plus de vous, jamais… Vous pourrez aller demander des places dans les autres bureaux… J’en ai assez, à la fin… Et vous faites du tort à ma maison…

— C’est évident ! insista la vieille… Et ces dix francs, vous devriez m’en remercier… C’est par pitié, par charité que je vous les offre… Comment ne comprenez-vous pas que c’est une bonne œuvre… dont je me repentirai, sans doute, comme des autres ?…

Elle s’adressa à la placeuse :

— Qu’est-ce que vous voulez ?… Je suis ainsi… je ne peux pas voir souffrir les gens… je suis bête comme tout devant les infortunes… Et ce n’est point à mon âge que je changerai, n’est-ce pas ?… Allons, ma petite, je vous emmène…

Sur ces mots, une crampe me força de descendre de mon observatoire… Je n’ai jamais revu Louise…


Le surlendemain, Mme Paulhat-Durand me fit entrer cérémonieusement dans le bureau, et, après m’avoir examinée d’une façon un peu gênante, elle me dit :

— Mademoiselle Célestine… j’ai une bonne… très bonne place pour vous… Seulement, il faudrait aller en province… oh ! pas très loin…

— En province ?… Je n’y cours pas, vous savez…

La placeuse insista :

— On ne connaît pas la province… il y a d’excellentes places, en province…

— Oh ! d’excellentes places… En voilà une blague ! rectifiai-je… D’abord il n’y a pas de bonnes places, nulle part…

Mme Paulhat sourit, aimable et minaudière. Jamais je ne l’avais vue sourire ainsi :

— Je vous demande pardon, mademoiselle Célestine… Il n’y a pas de mauvaises places…

— Parbleu ! je le sais bien… il n’y a que de mauvais maîtres…

— Non… que de mauvais domestiques… Voyons… Je vous donne des maisons, tout ce qu’il y a de meillieur, ce n’est pas de ma faute si vous n’y restez point…

Elle me regarda avec presque de l’amitié :

— D’autant que vous êtes très intelligente… Vous représentez… vous avez une jolie figure… une jolie taille… des mains charmantes, pas du tout abîmées par le travail… des yeux qui ne sont pas dans vos poches… Il pourrait vous arriver des choses heureuses… On ne sait pas toutes les choses heureuses qui pourraient vous arriver… avec de la conduite…

— Avec de l’inconduite… voulez-vous dire…

— Ça dépend des façons de voir… Moi, j’appelle ça de la conduite…

Elle s’amollissait… Peu à peu, son masque de dignité tombait… Je n’avais plus devant moi que l’ancienne femme de chambre, experte à toutes les canailleries… En ce moment, elle avait des yeux cochons, des gestes gras et mous, ce lapement en quelque sorte rituel de la bouche, qu’ont toutes les proxénètes et que j’avais observé aux lèvres de « Madame Rebecca Ranvet, Modes »… Elle répéta :

— Moi, j’appelle ça de la conduite.

— Ça, quoi ? fis-je.

— Voyons, Mademoiselle… Vous n’êtes pas une débutante et vous connaissez la vie… On peut parler avec vous… Il s’agit d’un monsieur seul, déjà âgé… pas extrêmement loin de Paris… très riche… oui, enfin, assez riche… Vous tiendrez sa maison… quelque chose comme gouvernante… comprenez-vous ?… Ce sont des places très délicates… très recherchées… d’un grand profit… Il y a là un avenir certain, pour une femme comme vous, intelligente comme vous, gentille comme vous… et qui aurait, je le répète, de la conduite…

C’était mon ambition… Bien des fois, j’avais bâti de merveilleux avenirs sur la toquade d’un vieux… et ce paradis rêvé était là, devant moi, qui souriait, qui m’appelait !… Par une inexplicable ironie de la vie… par une contradiction imbécile et dont je ne puis comprendre la cause, ce bonheur, tant de fois souhaité et qui s’offrait, enfin… je le refusai net.

— Un vieux polisson… oh non !… je sors d’en prendre… Et ils me dégoûtent trop les hommes, les vieux, les jeunes, et tous…

Mme Paulhat-Durand resta, quelques secondes, interdite… Elle ne s’attendait pas à cette sortie… Retrouvant son air digne, austère, qui mettait tant de distance entre la bourgeoise correcte qu’elle voulait être et la fille bohème que je suis, elle dit :

— Ah ! ça, Mademoiselle… que croyez-vous donc ?… pour qui me prenez-vous donc ?… qu’imaginez-vous donc ?

— Je n’imagine rien… Seulement, je vous répète que les hommes, j’en ai plein le dos… voilà !

— Savez-vous bien de qui vous parlez ?… Ce monsieur, Mademoiselle, est un homme très respectable… Il est membre de la Société de Saint-Vincent-de-Paul… Il a été député royaliste, Mademoiselle…

J’éclatai de rire :

— Oui… oui… allez toujours !… Je les connais vos Saint-Vincent-de-Paul… et tous les saints du diable… et tous les députés… Non, merci !…

Brusquement, sans transition :

— Qu’est-ce que c’est au juste que votre vieux ? demandai-je… Ma foi… un de plus… un de moins… ça n’est pas une affaire, après tout…

Mais Mme Paulhat-Durand ne se dérida pas. Elle déclara d’une voix ferme :

— Inutile, Mademoiselle… Vous n’êtes pas la femme sérieuse, la personne de confiance qu’il faut à ce monsieur. Je vous croyais plus convenable… Avec vous, on ne peut pas avoir de sécurité…

J’insistai longtemps… Elle fut inflexible. Et je rentrai dans l’antichambre, l’âme toute vague… Oh, cette antichambre si triste, si obscure, toujours la même !… Ces filles étalées, écrasées sur les banquettes… ce marché de viande humaine, promise aux voracités bourgeoises… ce flux de saletés et ce reflux de misères qui vous ramènent là, épaves dolentes, débris de naufrages, éternellement ballottés…

— Quel drôle de type, je fais !… pensai-je. Je désire des choses… des choses… des choses… quand je les crois irréalisables, et, sitôt qu’elles doivent se réaliser, qu’elles m’arrivent avec des formes précises… je n’en veux plus…

Dans ce refus, il y avait cela, certes, mais il y avait aussi un désir gamin d’humilier un peu Mme Paulhat-Durand… et une sorte de vengeance de la prendre, elle si méprisante et si hautaine, en flagrant délit de proxénétisme…

Je regrettai ce vieux qui, maintenant, avait, pour moi, toutes les séductions de l’inconnu, toutes les attirances d’un inaccessible idéal… Et je me plus à évoquer son image… un vieillard propret, avec des mains molles, un joli sourire dans sa face rose et rasée, et gai, et généreux, et bon enfant, pas trop passionné, pas aussi maniaque que M. Rabour, se laissant conduire par moi, comme un petit chien…

— Venez ici… Allons, venez ici…

Et il venait, caressant, frétillant, avec un bon regard de soumission.

— Faites le beau, maintenant…

Il faisait le beau, si drôle, tout droit sur son derrière, et les pattes de devant battant l’air…

— Oh ! le bon toutou !

Je lui donnais du sucre… je caressais son échine soyeuse. Il ne me dégoûtait plus… et je songeais encore :

— Suis-je bête, tout de même !… Un bon chien-chien… un beau jardin… une belle maison… de l’argent, de la tranquillité, mon avenir assuré, avoir refusé tout cela !… et sans savoir pourquoi !… Et ne jamais savoir ce que je veux… et ne jamais vouloir ce que je désire !… Je me suis donnée à bien des hommes et, au fond, j’ai l’épouvante — pire que cela — le dégoût de l’homme, quand l’homme est loin de moi. Quand il est près de moi, je me laisse prendre aussi facilement qu’une poule malade… et je suis capable de toutes les folies. Je n’ai de résistance que contre les choses qui ne doivent pas arriver et les hommes que je ne connaîtrai jamais… Je crois bien que je ne serai jamais heureuse…

L’antichambre m’accablait… Il me venait de cette obscurité, de ce jour blafard, de ces créatures étalées, des idées de plus en plus lugubres… Quelque chose de lourd et d’irrémédiable planait au-dessus de moi… Sans attendre la fermeture du bureau, je partis le cœur gros, la gorge serrée… dans l’escalier, je croisai M. Louis. S’accrochant à la rampe, il montait lentement, péniblement les marches… Nous nous regardâmes une seconde. Il ne me dit rien… moi non plus, je ne trouvai aucune parole… mais nos regards avaient tout dit… Ah ! lui, aussi, n’était pas heureux… Je l’écoutai, un instant, monter les marches… puis je dégringolai l’escalier… Pauvre petit bougre !


Dans la rue je restai un moment étourdie… Je cherchai des yeux les recruteuses d’amour… le dos rond, la toilette noire de Mme Rebecca Ranvet, Modes… Ah ! si je l’avais vue, je serais allée à elle, je me serais livrée à elle… Aucune n’était là… Des gens passaient, affairés, indifférents, qui ne faisaient point attention à ma détresse… Alors, je m’arrêtai chez un mastroquet, où j’achetai une bouteille d’eau-de-vie, et, après avoir flâné, toujours hébétée, la tête lourde, je rentrai à mon hôtel…

Vers le soir, tard, j’entendis qu’on frappait à ma porte. Je m’étais allongée, sur le lit, à moitié nue, stupéfiée par la boisson.

— Qui est là ? criai-je.

— C’est moi…

— Qui toi ?

— Le garçon…

Je me levai, les seins hors la chemise, les cheveux défaits et tombant sur mon épaule, et j’ouvris la porte :

— Que veux-tu ?…

Le garçon sourit… C’était un grand gaillard, à cheveux roux, que j’avais plusieurs fois rencontré dans les escaliers… et qui me regardait toujours, avec d’étranges regards.

— Que veux-tu ? répétai-je…

Le garçon sourit encore, embarrassé, et, roulant entre ses gros doigts le bas de son tablier bleu, taché de plaques d’huile, il bégaya :

— Mam’zelle… je…

Il considérait d’un air de morne désir, mes seins, mon ventre presque nu, ma chemise que la courbe des hanches arrêtait…

— Allons, entre… espèce de brute… criai-je tout à coup.

Et, le poussant dans ma chambre, je refermai la porte, violemment, sur nous deux…

Oh ! misère de moi… On nous retrouva, le lendemain, ivres et vautrés sur le lit… dans quel état, mon Dieu !…

Le garçon fut renvoyé… Je n’ai jamais su son nom !


Je ne voudrais pas quitter le bureau de placement de Mme Paulhat-Durand sans donner un souvenir à un pauvre diable que j’y rencontrai. C’était un jardinier veuf depuis quatre mois et qui venait chercher une place. Parmi tant de figures lamentables qui passèrent là, je n’en vis pas une aussi triste que la sienne et qui semblât plus accablée par la vie. Sa femme était morte d’une fausse couche — d’une fausse couche ? — la veille du jour où, après deux mois de misère, ils devaient, enfin, entrer dans une propriété, elle comme basse-courière, lui comme jardinier. Soit malchance, soit lassitude et dégoût de vivre, il n’avait rien trouvé, depuis ce grand malheur ; il n’avait même rien cherché… Et ce qui lui restait de petites économies avait vite fondu dans ce chômage. Quoiqu’il fût très défiant, j’étais parvenue à l’apprivoiser un peu… Je mets sous forme de récit impersonnel le drame si simple, si poignant qu’il me conta, un jour que, très émue par son infortune, je lui avais marqué plus d’intérêt et plus de pitié. Le voici.


Quand ils eurent visité les jardins, les terrasses, les serres et, à l’entrée du parc, la maison du jardinier, somptueusement vêtue de lierres, de bignones et de vignes vierges, ils revinrent l’âme en attente, l’âme en angoisse ; lentement, sans se parler, vers la pelouse où la comtesse suivait, d’un regard d’amour, ses trois enfants qui, chevelures blondes, claires fanfreluches, chairs roses et heureuses, jouaient dans l’herbe, sous la surveillance de la gouvernante. À vingt pas, ils s’arrêtèrent respectueusement, l’homme la tête découverte, sa casquette à la main, la femme, timide sous son chapeau de paille noire, gênée dans son caraco de laine sombre, tortillant, pour se donner une contenance, la chaînette d’un petit sac de cuir. Très loin, le parc déroulait, entre d’épais massifs d’arbres, ses pelouses onduleuses.

— Voyons… approchez… dit la comtesse avec une encourageante bonté.

L’homme avait la figure brunie, la peau hâlée de soleil, de grosses mains noueuses, couleur de terre, le bout des doigts déformé et luisant par le frottement continu des outils. La femme était un peu pâle, d’une pâleur grise sous les taches de rousseur qui lui éclaboussaient le visage… un peu gauche aussi et très propre. Elle n’osait pas lever les yeux sur cette belle dame qui, tout à l’heure, allait l’examiner indiscrètement, l’accabler de questions torturantes, lui retourner l’âme et la chair, comme les autres… Et elle s’acharnait à regarder ce joli tableau des trois babies jouant dans l’herbe, avec des manières contenues et des grâces étudiées déjà…

Ils avancèrent, lentement, de quelques pas et tous les deux, d’un geste mécanique et simultané, ils se croisèrent les mains, sur le ventre.

— Eh bien ?… demanda la comtesse… vous avez tout visité ?

— Madame la comtesse est bien bonne… répondit l’homme… C’est très grand… c’est très beau… Oh ! c’est une superbe propriété… Par exemple, il y a du travail…

— Et je suis très exigeante, je vous préviens, très juste… mais très exigeante. J’aime que tout soit tenu dans la perfection… Et des fleurs… des fleurs… des fleurs… toujours… partout… D’ailleurs, vous avez deux aides, l’été ; un seul, l’hiver… C’est suffisant…

— Oh ! répliqua l’homme… le travail ne me gêne pas. Tant plus il y en a, tant plus je suis content. J’aime mon métier… et je le connais… arbres… primeurs… mosaïques et tout… Pour ce qui est des fleurs… avec de bons bras… du goût, de l’eau… un bon paillis… et, sauf votre respect, madame la comtesse… beaucoup de fumier et d’engrais, on a ce qu’on veut…

Après une pause, il continua :

— Ma femme aussi est bien active… bien adroite… et elle a de l’administration… Elle n’a pas l’air fort, à la voir… mais elle est courageuse, jamais malade, et elle s’entend aux bêtes comme personne… Là, d’où nous venons, il y avait trois vaches… et deux cents poules… Ainsi !

La comtesse fit un signe de tête approbateur.

— Le logement vous plaît ?

— Le logement aussi est très beau… C’est quasiment trop grand pour de petites gens comme nous… et nous n’avons pas assez de meubles pour le meubler… Mais on n’habite que ce qu’on habite, bien sûr… Et puis, c’est loin du château… Faut ça… Les maîtres n’aiment pas quand les jardiniers sont trop près… Et nous, on craint de gêner… De cette façon on est chacun chez soi… Ça vaut mieux pour tout le monde… Seulement…

L’homme hésita pris d’une timidité soudaine, devant ce qu’il avait à dire…

— Seulement… quoi ?… interrogea la comtesse, après un silence qui augmenta la gêne de l’homme.

Celui-ci serra plus fort sa casquette, la tourna entre ses gros doigts, pesa davantage sur le sol, et, s’enhardissant :

— Eh bien, voilà ! fit-il… Je voulais dire à madame la comtesse que les gages n’étaient pas assez forts pour la place. C’est trop court… Avec la meilleure volonté du monde, on ne pourra pas arriver… Madame la comtesse devrait donner un peu plus…

— Vous oubliez, mon ami, que vous êtes logé, chauffé, éclairé… que vous avez les légumes et les fruits… que je donne une douzaine d’œufs par semaine et un litre de lait par jour… C’est énorme…

— Ah ! madame la comtesse donne le lait et les œufs ?… Et elle éclaire ?

Et, comme pour lui demander conseil, il regardait sa femme, tout en murmurant :

— Dame !… c’est quelque chose… On ne peut pas dire le contraire… ça n’est pas mauvais…

La femme balbutia :

— Pour sûr… ça aide un peu…

Puis, tremblante et embarrassée :

— Madame la comtesse donne aussi, sans doute, des étrennes au mois de janvier et à la Saint-Fiacre ?

— Non, rien…

— C’est l’habitude, pourtant…

— Ça n’est pas la mienne…

À son tour, l’homme s’enquit :

— Et pour les belettes…, les fouines…, les putois ?

— Rien, non plus… je vous laisse la peau !…

Cela fut dit d’un ton sec, net, après quoi il n’y avait plus à insister… Et, tout à coup :

— Ah ! je vous préviens, une fois pour toutes, que je défends au jardinier de vendre ou de donner à quiconque des légumes. Je sais bien qu’il faut en faire trop pour en avoir assez… et que les trois quarts se perdent. Tant pis !… J’entends qu’on les laisse se perdre…

— Bien sûr… comme partout, quoi !…

— Ainsi, c’est entendu ?… Depuis quand êtes-vous mariés ?

— Depuis six ans… répondit la femme.

— Vous n’avez pas d’enfants ?

— Nous avions une petite fille… Elle est morte !

— Ah ! c’est bien… c’est très bien… approuva négligemment la comtesse… Mais vous êtes jeunes tous les deux… vous pouvez en avoir encore ?

— On ne le souhaite guère, allez, madame la comtesse… Mais dame ! on attrape ça plus facilement que cent écus de rente…

Les yeux de la comtesse étaient devenus sévères :

— Je dois encore vous prévenir que je ne veux pas, absolument pas d’enfants chez moi. S’il vous survenait un enfant, je me verrais forcée de vous renvoyer… tout de suite… Oh ! pas d’enfants !… Cela crie, cela est partout, cela dévaste tout… cela fait peur aux chevaux et donne des épidémies… Non, non… pour rien au monde, je ne tolérerais un enfant chez moi… Ainsi, vous voilà prévenus… Arrangez-vous… prenez vos précautions…

À ce moment, l’un des enfants, qui était tombé, vint se réfugier en criant et se cacher dans la robe de sa mère… Celle-ci le prit dans ses bras, le berça avec des paroles gentilles, le câlina, l’embrassa tendrement, et le renvoya apaisé, souriant, avec les deux autres… La femme se sentit subitement le cœur bien gros… Elle crut qu’elle n’aurait pas la force de retenir ses larmes… Il n’y avait donc de joie, de tendresse, d’amour, de maternité que pour les riches ?… Les enfants s’étaient remis à jouer sur la pelouse… Elle les détesta d’une haine sauvage, elle eût voulu les injurier, les battre, les tuer… injurier et battre aussi cette femme insolente et cruelle, cette mère égoïste qui venait de prononcer des paroles abominables, des paroles qui condamnaient à ne pas naître tout ce qui dormait d’humanité future, dans son ventre de pauvresse… Mais elle se contint, et elle dit simplement, sur un nouvel avertissement, plus autoritaire que les autres :

— On fera attention, madame la comtesse… on tâchera…

— C’est cela… car je ne saurais trop vous le répéter… C’est un principe chez moi… un principe avec lequel je ne transigerai jamais…

Et elle ajouta, avec une inflexion presque caressante dans la voix :

— D’ailleurs, croyez-moi… Quand on n’est pas riche… mieux vaut ne pas avoir d’enfants…

L’homme, pour plaire à sa future maîtresse, conclut :

— Bien sûr… bien sûr… Madame la comtesse parle bien…

Mais une haine était en lui. La lueur sombre et farouche, qui passa comme un éclair dans ses yeux, démentait la servilité forcée de ces dernières paroles… La comtesse ne vit point briller cette lueur de meurtre, car, instinctivement, elle avait le regard fixé sur le ventre de la femme, qu’elle venait de condamner à la stérilité ou à l’infanticide.

Le marché fut vite conclu. Elle fit ses recommandations, détailla minutieusement les services qu’elle attendait de ses nouveaux jardiniers, et, comme elle les congédiait d’un hautain sourire, elle dit sur un ton qui n’admettait pas de réplique :

— Je pense que vous avez des sentiments religieux… Ici, tout le monde va, le dimanche, à la messe et fait ses Pâques… J’y tiens absolument….

Ils s’en revinrent, sans se parler, très graves, très sombres. La route était poudreuse, la chaleur lourde et la pauvre femme marchait péniblement, tirait la jambe. Comme elle étouffait un peu, elle s’arrêta, posa son sac à terre et délaça son corset.

— Ouf !… fit-elle en aspirant de larges bouffées d’air…

Et son ventre, longtemps comprimé, se tendit, s’enfla, accusa la rondeur caractéristique, la tare de la maternité, le crime… Ils continuèrent leur chemin.

À quelques pas de là, sur la route, ils entrèrent dans une auberge et se firent servir un litre de vin.

— Pourquoi que tu n’as pas dit que j’étais enceinte ? demanda la femme.

L’homme répondit :

— Tiens ! pour qu’elle nous fiche à la porte, comme les trois autres…

— Aujourd’hui ou demain, va !…

Alors l’homme murmura entre ses dents :

— Si t’étais une femme… eh bien, tu irais, dès ce soir, chez la mère Hurlot… elle a des herbes !

Mais la femme se mit à pleurer… Et elle gémissait, dans ses larmes :

— Ne dis pas ça… ne dis pas ça… Ça porte malheur !

L’homme tapa sur la table, et il cria :

— Faut donc crever… nom de Dieu !…

Le malheur vint. Quatre jours après, la femme eut une fausse couche — une fausse couche ? — et mourut en d’affreuses douleurs d’une péritonite.

Et quand l’homme eut terminé son récit, il me dit :

— Ainsi, me voilà tout seul, maintenant. Je n’ai plus de femme, plus d’enfant, plus rien. J’ai bien songé à me venger… oui, j’ai songé longtemps à tuer ces trois enfants qui jouaient sur la pelouse… Je ne suis pas méchant pourtant, je vous assure, et pourtant, les trois enfants de cette femme, je vous le jure, je les aurais étranglés avec une joie…, une joie !… Ah ! oui… Et puis, je n’ai pas osé… Qu’est-ce que vous voulez ? On a peur… on est lâche… on n’a de courage que pour souffrir !