Le Journalisme aux États-Unis

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Le Journalisme aux États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 113-143).
LE JOURNALISME
AUX ETATS-UNIS

L’exposition universelle de Philadelphie, en inaugurant dans le Nouveau-Monde ces grandes fêtes de l’industrie dont l’Europe a pris l’initiative, nous a permis de juger des progrès accomplis par les États-Unis dans tous les domaines de l’activité humaine. On peut mesurer le chemin parcouru par cette nation, qui ne compte encore qu’un siècle d’existence, et le sentiment qui domine est celui de l’étonnement. Des critiques de détail ont pu être formulées ; mais, pour qui s’attache à la réalité des choses, les résultats obtenus sont ! prodigieux et de nature à faire réfléchir l’homme d’état et l’économiste.

Si l’on se reporte par la pensée à ce qu’étaient les colonies anglaises et à ce que sont les États-Unis aujourd’hui, on se demande quels puissans engins de civilisation ont pu favoriser, précipiter cet essor si rapide d’un peuple dont l’histoire, pour être courte, n’en est pas moins bien remplie, et à qui n’ont été épargnées ni les épreuves de l’adversité, ni celles, plus difficiles peut-être à supporter, d’une éclatante prospérité. L’exposition de Philadelphie a répondu à ces questions. En assignant à la presse à imprimer de Hoe la place d’honneur dans la galerie des machines, les commissaires américains ont voulu rendre hommage à cette force dont Napoléon Ier disait qu’elle était plus à redouter que des centaines de mille baïonnettes. Elle l’a prouvé aux États-Unis ; elle y est parvenue à un tel degré de puissance et d’influence, elle a, sous un régime de liberté complète, donné des résultats parfois si inattendus qu’il nous a paru utile de résumer ici l’ensemble de nos études et de nos observations personnelles sur le journalisme américain.

Cette histoire de la presse a été faite et bien faite pour la France et pour l’Angleterre. En ce qui concerne ces deux pays, les livres et les documens abondent. M. Hatin, dans son savant ouvrage : Manuel de la liberté de la presse en France, nous a retracé les débuts et les tâtonnemens de nos devanciers, les luttes soutenues depuis François Ier jusqu’à la chute du second empire par les journalistes contre les divers pouvoirs qui se sont succédé. M. Germain nous a donné le Martyrologe de la presse de 1789 à 1864. Le même sujet a été traité par M. Fernand Girardin dans son livre : la Presse périodique de 1789 à 1867. En Angleterre, F. Knight Hunt a publié the Fourth Estate, Alexander Andrews the history of British Journalism, James Grant the Newspaper press, its origin, progress and present position. Aux États-Unis, les documens sont rares, et ce n’est que tout récemment qu’un écrivain consciencieux, Frédéric Hudson, a publié sur l’histoire du journalisme en Amérique un livre curieux, plein de faits intéressans, mais groupés sans ordre et d’une lecture fatigante. Avant lui, Isaïah Thomas avait écrit, en 1810, une Histoire de l’imprimerie aux États-Unis, et Joseph Buckingham un ouvrage intitulé : Buckingham’s reminiscences, dans lequel il parle incidemment de la presse dans les états de la Nouvelle-Angleterre. Ce dernier ouvrage parut en 1852 ; l’édition en est épuisée depuis longtemps. C’est à l’aide de ces matériaux divers et des écrits récens de Bennett, d’Henri Raymond et d’autres journalistes éminens qui nous ont laissé dans leurs mémoires les résultats de leurs travaux et de leur expérience personnelle, que nous essaierons de retracer l’histoire du journalisme aux États-Unis, depuis ses débuts jusqu’à nos jours.


I

C’est en 1438 que l’imprimerie fut découverte à Mayence. Le premier journal connu ne parut que dix-neuf ans plus tard à Nuremberg en 1457. En 1499, Ulrich Zell imprima la Chronick à Cologne. Ces premiers essais informes rappellent les acta diurna qui circulaient de main en main à Rome sous forme de manuscrits, et rendaient compte des incendies, des jugemens, exécutions, phénomènes atmosphériques et autres nouvelles locales. L’Italie dispute à l’Allemagne l’honneur de l’avoir devancée dans cette voie, et réclame la priorité pour Venise. La Grazetta, — ainsi nommée suivant les uns parce qu’elle se vendait une grazetta, petite pièce de monnaie d’alors, suivant d’autres du mot grazza, commérage, bavardage, — fut imprimée en 1570. On affirme qu’il en existe des copies dans une ou deux collections particulières à Londres. D’autre part, le catalogue la collection du British Muséum indique un numéro d’une feuille imprimée sous le titre de New Zeitung aus Hispanien und Italien, qui porte la date du mois de février 1534. Ce journal, publié à Nuremberg, et dont on ne possède qu’un exemplaire unique, je crois, contient la nouvelle de la conquête du Pérou. C’est le premier écrit périodique qui rende compte d’un fait extérieur. Voici comment il s’exprime : « Le gouvernement de Panumyra (Panama) a écrit à sa majesté Charles V qu’un navire venait d’arriver du Pérou avec une lettre du régent Francisco Piscara (Pizarro), annonçant qu’il s’était emparé du pays ; avec 200 Espagnols, infanterie et cavalerie, il avait attaqué un grand seigneur nommé Cassiko (cacique). Les Espagnols avaient été vainqueurs et lui avaient pris 5,000 castillons (pièces d’or), et 20,000 marcs d’argent. Enfin on avait fait payer au même Cassiko 2 millions en or. »

Des journaux que nous venons de citer, si tant est qu’on puisse leur donner ce nom, il ne reste qu’un souvenir confus et quelques rares numéros enfouis dans des collections peu faciles d’accès, A mesure que nous avançons, l’obscurité disparaît, les faits et les dates se précisent. En 1615 paraît à Francfort die Frankfurter-Oberpostamts-Zeitung, qui fut le premier journal quotidien et qui existe encore. Jusqu’ici l’Angleterre ne figure pas sur cette liste chronologique. Ce n’est qu’en 1622 qu’elle prend le cinquième rang avec l’apparition du Weekly Newes, journal hebdomadaire, comme son nom l’indique, et qu’elle précède la France de neuf années. En 1631, la Gazette de France, est publiée à Paris. La Suède, l’Ecosse, la Hollande, inaugurent successivement l’ère du journalisme en 1644, 1653 et 1656.

C’est en 1690 que paraît a Boston le premier journal publié aux États-Unis sous le titre de Publick Occurrences. On a cru longtemps que le News Letter, publié quatorze ans plus tard, était le doyen des publications périodiques américaines. Il n’en est rien ; les recherches faites par le rév. J.-B. Felt constatent que la priorité appartient sans conteste à Benjamin Harris, éditeur du Publick Occurrences. J’ai sous les yeux une copie de son premier numéro, daté Boston, 25 septembre 1690. L’éditeur débute modestement : « Mon intention, dit-il, est de fournir au public une fois par mois un compte-rendu de ce qui pourrait se passer d’important. Si, par extraordinaire, il venait à ma connaissance quelque nouvelle sérieuse dans l’intervalle, je publierai une feuille extra. Je prie toutes les personnes honorables de Boston de me tenir au courant. Considérant surtout qu’il importe de faire la guerre à l’esprit de mensonge, je n’imprimerai rien dont je n’aie contrôlé l’exactitude, et si je commets quelque erreur involontaire, je la rectifierai dans le numéro suivant. » Il n’en eut ni le temps ni le loisir. Ge programme hardi, ou du moins qui parut tel aux autorités anglaises, attira sur la tête de l’éditeur la censure administrative ; dans les vingt-quatre heures, les exemplaires furent saisis, et Benjamin Harris invité à s’occuper d’autre chose que de renseigner, une fois par mois, ses concitoyens sur ce qui pouvait se passer à Boston ou ailleurs. Ce début était peu encourageant. Harris quitta Boston, se rendit à Londres et y fonda en 1705 le Post, qui vit encore et occupe un rang distingué dans la presse anglaise.

Pendant quatorze ans, aucune nouvelle tentative ne fut faite. De temps à autre, on recevait quelques feuilles imprimées à Londres ; on les lisait à haute voix sur les places publiques, elles circulaient ensuite de mains en mains jusqu’à ce qu’elles tombassent en morceaux, ou qu’un riche individu s’en rendît propriétaire. Maculées, à peine lisibles, elles se vendaient encore une livre sterling. Le génie pratique des Américains ne pouvait longtemps s’accommoder d’un pareil état de choses, et la presse allait faire son apparition définitive ; dans quelles conditions et dans quel milieu politique et social ? C’est ce que nous allons examiner. Pour avoir une idée du chemin parcouru, il importe de se rendre un compte exact du point de départ. Le contraste est tellement grand entre les colonies anglaises de l’Amérique en 1690 et la puissante république qui achève de célébrer l’anniversaire séculaire de son indépendance qu’aucun pays à aucune époque de l’histoire n’en a offert de pareil.

Les colonies anglaises comptaient alors près d’un million d’habitans de race blanche et de nègres, la plupart esclaves. Cette population, dispersée sur la côte et sur les rives des grands fleuves, était comme perdue dans un espace immense. Peu de grandes villes, quelques villages, beaucoup de fermes très éloignées les unes des autres, et çà et là sur la frontière française ou indienne quelques campemens de hardis colons, pionniers, chasseurs, trappeurs, ainsi se groupaient dans les colonies du nord les occupans du sol. Boston et Philadelphie étaient alors les villes principales ; elles renfermaient chacune environ 8,000 habitans. New-York, qui naissait à peine, en avait 6,000, et offrait l’aspect d’un grand village. On tirait tout d’Angleterre : en fait de commerce, celui du cabotage existait seul, mais déjà les populations des côtes s’exerçaient à la pêche et préludaient par de timides essais aux entreprises hardies qui devaient les entraîner plus tard à la poursuite des cachalots jusqu’aux régions du pôle. L’argent était rare, presque inconnu ; on avait recours aux échanges. En 1635, les achats se soldaient au moyen de balles de fusil ; une balle équivalait à un sou. En 1652, on frappa quelques pièces de monnaie ; pendant trente ans, on se servit de la même matrice et les pièces ainsi frappées portèrent toutes la même date. Les routes étaient rares. Une diligence reliait New-York à Philadelphie et mettait deux jours à faire ce trajet ; aussi l’avait-on surnommée l’Éclair, Le système postal était des plus primitifs ; on expédiait les lettres de New-York à Boston une fois par mois. Benjamin Franklin fut un des premiers directeurs de la poste ; il raconte que, pour développer le système postal, il visita, avec sa fille Sally, les diverses stations, et qu’il mit cinq mois à ce voyage, que l’on peut accomplir aisément aujourd’hui en cinq jours.

Par contre, l’éducation fit de bonne heure de grands progrès. Les puritains émigrans avaient apporté avec eux et implanté dans ce continent à peine connu deux idées fortes et vivaces : le sentiment religieux auquel ils avaient tout sacrifié, et comme complément direct le culte de la Bible. Cela impliquait la lecture assidue des livres saints : aussi vit-on, dès le début, partout où se groupaient quelques colons, s’élever le temple, construction aussi grossière et primitive que les cabanes de troncs d’arbres, et la maison d’école. Si pauvres, qu’ils fussent, ils ne reculaient devant aucun sacrifice de temps et de travail pour satisfaire à ces deux besoins de leur nature. A Boston, où fut fondée la première école, chaque famille donnait par année un boisseau de maïs ou 1 fr. 25 c. en argent pour le soutien de l’école et de l’instituteur. En 1700, dix pasteurs se réunirent dans une salle d’école, et déposèrent sur une table une dizaine de volumes chacun, en disant l’un après l’autre : Je donne ces livres pour aider à la fondation d’un collège dans le Connecticut. Telle fut l’origine du Yale College.

Alors comme aujourd’hui l’instituteur était entouré d’une grande considération. Il était, après le ministre, l’homme le plus estimé et le plus influent de la communauté. Il jouissait de privilèges particuliers et exerçait une juridiction spéciale sur les parens, qu’il pouvait même contraindre à envoyer leurs enfans à son école.

Si des colonies du nord nous passons à celles du sud, le contraste est frappant, et nous retrouvons en germe ces divergences de vues et d’idées qui devaient aboutir, le 12 avril 1861, au premier coup de canon tiré par les confédérés sur le fort Sumter, et à la guerre civile la plus longue et la plus sanglante des temps modernes. L’esprit puritain dominait d’une manière absolue dans les états de la Nouvelle-Angleterre. La vie sociale était gouvernée par les préceptes de la loi religieuse, dont la loi civile n’était que le reflet et la consécration. Cette vie grave, austère, condamnait l’homme à lutter contre les penchans de sa nature dans l’ordre moral, de même que le climat et les difficultés de la vie matérielle l’obligeaient à un labeur incessant. Le plaisir sous toutes ses formes, même les plus modestes, était banni, La musique était condamnée comme un instrument de Satan, le chant dans les temples devait être sans accompagnement. Amos n’avait-il pas écrit : « Je ne veux plus entendre la mélodie de tes violes ? » L’élément puritain, fortifié par d’élément hollandais, qui colonisa New-York, réussit, dans les premières années, à faire dominer ses vues et ses tendances dans les colonies du sud ; mais, bien que la race fût la même, le milieu était changé. Les conditions de la vie étaient autres, autres aussi le climat, les productions du sol. La grande divergence des peuples du nord et des peuples du midi s’accusait et s’accentuait, en attendant l’heure de la lutte inévitable, lutte aujourd’hui terminée en apparence.

Le point de départ de ces deux civilisations parallèles est le même. Chez toutes deux, nous retrouvons les mêmes traits caractéristiques : l’amour de l’indépendance, le sentiment religieux. Mais dans le nord la nature même du sol et du climat limite l’indépendance excessive et facilite le groupement de la population ; dans le sud, au contraire, tout favorise et développe le premier au détriment du second. Dans les états de la Nouvelle-Angleterre, l’église est le centre autour duquel se construisent les habitations. Constamment en lutte avec la nature, l’homme a besoin de se rapprocher de l’homme, l’isolement est un danger et une difficulté nouvelle ajoutée à tant d’autres.

Les conditions de la vie sont bien différentes dans la Virginie, dans la Caroline du sud. Les colons qui s’y fixent se recrutent dans une autre classe de la population anglaise que les émigrans du nord. Les modestes ressources de ces derniers les contraignent au travail aussitôt débarqués et ne leur permettent pas les dépenses nécessitées par un long et coûteux voyage pour ce rendre de New-York ou de Boston dans les colonies du sud. De grandes concessions de terres ont d’ailleurs précédé les colons. Certaines familles de l’aristocratie anglaise ont reçu de la couronne, à titre d’apanage ou de don, de vastes espaces incultes qu’elles abandonnent aux fils cadets. Ces dernière viennent demander à ce nouveau continent la fortune que leur enlève le droit de primogéniture, et la vie large et facile à laquelle ils sont habitués. Des plantations se fondent, isolées les unes des autres ; le sol, puissamment riche, donne en abondance le nécessaire et bientôt le superflu.

Si la vie est rude et simple, si le luxe et le confort n’existent pas encore, les élémens qui les constituent ne font pas défiant ? d’abord la grande propriété, puis un nombreux personnel de serviteurs ou d’esclaves ; les travaux d’une plantation l’exigent. Les chevaux importés d’Angleterre se multiplient rapidement sous ce climat où l’hiver est presque inconnu. Le planteur du sud, à cheval dès le matin, parcourant son estate, dirigeant ses nombreux travailleurs, retrouve ici la vie anglaise du gentleman farmer. Il sait commander et se faire obéir. Souverain absolu de tout ce qui l’entoure, il peut donner à ses goûts, plus athlétiques qu’intellectuels, pleine satisfaction. Combats de taureaux, courses, classe, tels sont les seuls plaisirs à sa portée, et ce sont ceux que les puritains du nord ont le plus en horreur. Çà et là quelques rares églises s’élèvent dans le voisinage des plantations, mais elles sont peu fréquentées, les distances sont grandes, et les plus proches voisins s’y rendent, seuls, Pour aller d’une plantation à l’autre, il faut remonter ou descendre en bateau les grands cours d’eau, ou parcourir à cheval, par des chemins à peine tracés, de vastes espaces. La vie sociale est à peu près nulle au début, et le sentiment de l’individualité se fortifie de tout ce que perd l’instinct de sociabilité.

Dans de pareilles conditions, il est difficile de fonder et de maintenir des écoles ; aussi n’y songe-t-on guère. On va plus loin même, et ici s’accentue de plus en plus la divergence de vues. Le gouverneur anglais Berkeley, fidèle représentant des idées du temps, disait en 1700 : « Je remercie Dieu de ce qu’il n’y a en Virginie ni écoles libres ni imprimerie, et j’espère qu’il en sera de même pendant des siècles. » Bien que ce vœu n’ait pas été exaucé et que la Virginie ait occupé et occupe encore un rang distingué dans les états du sud au point de vue de l’instruction publique, les progrès ont été lents et contrariés par la tendance aristocratique qui répugne à donner aux classes inférieures une instruction dont elle sent le prix et qu’elle entend réserver à ses membres. Habitués de bonne heure au commandement, aux exercices corporels, excellens cavaliers, chasseurs infatigables, les colons du sud devaient être et furent les chefs de l’insurrection qui affranchit les colonies du joug de la mère patrie, Ils devaient être et ils furent aussi les chefs de la nouvelle république, chefs politiques et militaires, présidens, hommes d’état, officiers, L’intérêt commun, la nécessité, firent taire longtemps les dissentimens particuliers ; mais les mœurs, les idées du sud, étaient antipathiques aux habitans de la Nouvelle-Angleterre, l’esclavage, surtout leur inspirait une répulsion profonde et bien justifiée. Puis le nord était manufacturier, et le sud agricole. L’un voulait des tarifs protecteurs pour ses fabriques naissantes, l’autre était partisan du libre-échange, condition essentielle de sa prospérité. Longtemps on se fit des concessions mutuelles, on essaya de nombreux compromis, jusqu’au jour où, consciens, de leur force, sûrs du nombre et impatiens d’affirmer et d’appliquer leurs idées, les états du nord déclarèrent l’institution de l’esclavage condamnée par la conscience, incompatible avec un gouvernement républicain, et appelèrent Abraham Lincoln à la présidence des États-Unis pour appliquer et faire triompher leur programme. En même temps, par l’adoption du tarif Morill, ils déclaraient la guerre aux intérêts du sud. On vit alors cette même force, qui avait fondé et créé l’Union, se retourner contre elle. La rupture du nord et du sud désorganisa les cadres de l’administration, de la diplomatie, de l’armée et de la marine, où les officiers étaient presque tous des hommes du sud. On sait le résultat de cette lutte gigantesque, la victoire du nord, la ruine du sud et les haines profondes qui subsistent.

De cet exposé rapide se déduisent certaines conclusions. Il est évident que le nord a dû être et a été le foyer du journalisme. Là presse naît de la diversité des intérêts et des tendances. Elle tarde à paraître là où cette diversité tarde à se produire. L’antagonisme de vues entre le nord et le sud s’est accentué surtout dans le nord, où l’éducation était plus répandue, où les grands centres se créaient et se peuplaient plus rapidement, où les idées républicaines dominaient et où les intérêts commerciaux, politiques et sociaux appelaient la libre discussion et demandaient des renseignemens exacts et précis. L’histoire de la presse aux États-Unis est donc surtout l’histoire de la presse des états du nord, et ce ne sera qu’incidemment et accessoirement que nous aurons à en suivre le développement dans le sud.


II

Nous avons constaté que le premier journal américain avait paru le 25 septembre 1690, qu’il avait vécu un jour, et que l’éditeur avait dû émigrer en Angleterre. L’insuccès d’Harris avait découragé ceux qui pouvaient être désireux de l’imiter ; aussi de 1690 à 1704 aucune tentative ne fut faite pour remplacer le Publick Occurrences. Le 24 avril 1704, John Campbell, directeur des postes à Boston, tenta de nouveau l’aventure. Sous le titre de Boston news Letters, il publia sous un petit format une sorte de feuille d’avis hebdomadaire. Le premier numéro né contenait que des annonces de maisons à louer ou à vendre, des signalemens de domestiques qui avaient quitté leurs maîtres, des indications de navires en partance.

Si dépourvue d’intérêt qu’elle nous paraisse, cette publication causa une profonde émotion dans la ville de Boston. Le premier numéro fut porté en hâte par le magistrat au président de l’université d’Harvard comme une des plus étonnantes curiosités que l’on pût voir dans la colonie. Enhardi par le succès, Campbell ne s’enferma pas longtemps dans le cadre étroit de son premier numéro. Timidement d’abord, il donna quelques rares nouvelles commerciales, maritimes, puis enfin politiques. Il se sentait surveillé ; mais l’opinion publique l’appuyait et le poussait à marcher en avant. Il reproduisit quelques extraits de la Gazette de Londres) cependant il faut croire que les exemplaires lui parvenaient avec irrégularité, car dans un de ses numéros il s’excuse modestement auprès de ses lecteurs d’être en retard de treize mois sur les nouvelles d’Europe. Est-ce là ce qui nuisit à son succès pécuniaire ? Nous ne savons ; en tout cas, ce ne fut pas la concurrence. Quoi qu’il en soit, après quinze ans d’existence le News Letter n’était pas dans une position brillante, à en juger par un appel que Campbell adressa à ses lecteurs. Il leur dit que la vente hebdomadaire atteint à peine 300 numéros, qu’il est obligé d’augmenter le prix de l’abonnement de 6 shillings par an, et qu’encore à ce prix il couvrira seulement ses frais matériels et ne recevra aucune rémunération pour son travail personnel.

Ce second début n’était pas encore encourageant ; pourtant il y avait progrès. Un journal, prenons ce titre ambitieux à défaut d’autre, avait pu vivre quinze années. La carrière était ouverte, de nombreux concurrens allaient entrer en lice.

Campbell ne les vit pas avec plaisir. Le Boston Gazette publia son premier numéro le 21 décembre 1719. « Je plains les lecteurs de cette nouvelle feuille, écrit-il dans le numéro qui suivit la publication de son rival, on y sent l’odeur de la bière bien plus que celle de la lampe. C’est une lecture malsaine pour le peuple. Pour moi, voici près de seize ans que je publie mon journal, et je puis dire que c’est à lui que l’on doit d’avoir si peu de fausses nouvelles en circulation. » vraies ou fausses, il est certain que Campbell en mettait peu en circulation, et on ne saurait accuser ses contemporains d’ingratitude pour l’accueil qu’ils firent à son rival d’abord, puis en 1721 au Courant publié par James Franklin, frère de l’illustre Benjamin Franklin, qui n’allait pas tarder à entrer en scène et à donner un vigoureux essor au journalisme américain. James Franklin releva vivement les attaques de Campbell et le réduisit au silence. Le pionnier de la presse de Boston abdiqua et rentra dans la vie privée, non sans prédire toutes les catastrophes possibles à ses concurrens. Ces discussions personnelles n’étaient guère de nature à intéresser longtemps le public. Il importait d’élargir le champ des débats. Les circonstances s’y prêtèrent, et Benjamin Franklin débuta dans le journalisme en se constituant l’avocat et le défenseur de la vaccine. Lady Wortley Montague venait d’importer d’Angleterre la découverte nouvelle. Le clergé se déclara contre l’innovation ; les Franklin et leurs adhérens furent dénoncés comme libres penseurs, athées, inspirés du diable. La polémique américaine naissante s’affirmait par cette liberté de langage et d’injures qui la caractérise encore aujourd’hui et qui ne laisse pas de nous étonner par sa violence. Les Franklin répondirent avec la même vivacité, et James, l’éditeur en nom, fut, comme d’ordinaire, arrêté et mis en prison. C’était une solution, mais cela ne prouvait pas qu’il eût tort et que la vaccine fût une idée diabolique.

Cette première mésaventure fut suivie d’une autre. En juin 1722, un pirate fit son apparition en vue de Black Head. Le Courant gourmanda la lenteur des autorités à envoyer des vaisseaux. Le lendemain, James Franklin retournait à la prison de Boston, et un ordre en conseil lui interdisait à l’avenir de parler dans son journal de ce qui pouvait, de près ou de loin, concerner le gouvernement, l’administration, le clergé et les collèges. Il fallait bien de l’habileté pour continuer à publier un journal dans ces conditions ; mais ce n’était ni l’habileté, ni l’énergie qui manquaient aux Franklin. Benjamin n’était alors âgé que de seize ans, mais il y avait en lui l’étoffe d’un homme, et les difficultés, loin de les abattre, développent des natures comme la sienne.

Des mesures arbitraires prises contre des journaux aussi peu lus ne pouvaient provoquer un vif mouvement d’opinion publique, ni soulever des passions bien violentes. Il fallait, pour en arriver là, que le gouvernement fournît un autre aliment à l’irritation, et que la presse pût prendre en main une cause vraiment populaire. La maladresse des autorités anglaises lui fit beau jeu. Pour s’assurer le concours de l’église anglicane, on proposa de lui donner le rang de religion d’état. C’était s’aliéner les nombreux dissidens des colonies du nord. Les Franklin venaient de fonder la première fabrique de papier. Les autorités anglaises affirmèrent que les colonies ne pouvaient en aucune façon s’affranchir de l’importation de la mère patrie. Pitt lui-même, l’ami de l’Amérique, déclarait « que les colonies n’avaient pas le droit de fabriquer même un fer à cheval. » En 1750, interdiction de travailler le fer, défense de scier le bois et de le débiter en planches, de faire usage des cours d’eau comme force motrice, d’élever des fabriques ou manufactures. Les colons devaient se borner à la culture des terres et tirer d’Angleterre tout ce qui leur était nécessaire. Dans les colonies du sud, la canne ne pouvait être convertie en sucre ou en mélasses, le coton ne pouvait être travaillé. Les taxes enfin, votées par le parlement, où les colons n’étaient pas représentés, pesaient sur une population active, énergique, dont elles gênaient la production, et qui sentait sa force croître avec ses griefs. La presse se fit l’écho, timide d’abord, indigné bientôt, d’une pareille oppression. Ces phrases brèves et incisives, <$ui précèdent une révolution et en deviennent le mot d’ordre, circulèrent. « L’impôt sans le droit de représentation est une tyrannie, n écrivait James Otis.

La lutte commençait ; nombre d’esprits ardens et aventureux se jetèrent dans la mêlée. Les rares journaux publiés à Boston, New-York, Annapolis, Charleston, virent s’augmenter considérablement le nombre de leurs lecteurs. D’autres se fondèrent. Samuel Adams lança le premier à l’Angleterre le mot attribué depuis à Napoléon Ier : nation of shopkeepers (nation de boutiquiers). On le retrouve dans l’Indépendant Advertiser de1748. A ses côtés, Hugh Gaine, Philip Freneau, le poète de la révolution, James Otis, John Adams, Samuel Cooper, Joseph-Warren, Benjamin Austin, combattant les prétentions de l’Angleterre, prêchaient la résistance à l’oppression, et Benjamin Franklin répondait hardiment aux menaces des autorités : « Quiconque peut, comme moi, vivre de pain et d’eau n’a besoin de personne et ne craint personne. »

Devant ces symptômes, le gouvernement anglais s’émut. Des troupes furent envoyées aux colonies ? les journaux, menacés d’abord, suspendus ensuite, se publièrent en cachette. Le Stamp act, dirigé surtout contre eux, vint mettre le feu aux poudres. Il imposait un droit de timbre de 5 à 20 centimes par exemplaire et de 2 shillings (2 fr. 50 cent.) par annonce. C’était la ruine de la presse, et cela au moment où la presse devenait le symbole et le palladium des droits des colonies. « Le soleil de la liberté s’est couché, écrivit Benjamin Franklin, il ne reste plus aux Américains qu’à allumer les lampes de l’industrie et de l’économie. » — « Soyez assuré, lui répondit le colonel Thompson dans son journal, que nous allons allumer des torches et non des lampes. » La foule acclama, envahit les résidences des autorités anglaises, les saccagea, aux cris de « vive la liberté, pas de timbre ! » Dans l’assemblée de la Caroline du nord, le président John Ashe répondit au gouverneur Tyron : « Nous résisterons à cette loi jusqu’à la mort. » Le premier navire qui apporta d’Angleterre la cargaison de papier timbré, destiné aux colonies reçut ordre du colonel Ashe, soutenu par la population, de s’éloigner sous peine de voir son chargement jeté par-dessus bord. Les autorités hésitèrent, et cette hésitation raviva le courage des hommes politiques plus clairvoyans qui ne cessaient, dans le parlement, de défendre la cause des colons. Camden, Pitt, Barre, provoquèrent une enquête, et la formation d’une commission apétale. Benjamin Franklin, mandé à la barre de la chambre des communes, plaida éloquemment les droits de ses compatriotes. Ses réponses énergiques et brèves aux questions qui lui furent posées impressionnèrent vivement la majorité, et le ministère, convaincu enfin que le droit de timbre ne pourrait être perçu que par la force, se décida à le supprimer.

Cette nouvelle fut accueillie en Amérique avec une joie dont les journaux se firent l’écho retentissant. Ils la célébrèrent comme une victoire personnelle. C’étaient eux que cet impôt menaçait surtout, c’étaient donc eux qui triomphaient. Après avoir vaincu pour leur compte il leur incombait, maintenant que leur existence était assurée, de revendiquer les droits communs, l’affranchissement du commerce des colonies et la consécration du principe posé par eux : « Pas de taxe sans droit de représentation. » C’était au nom de ce principe même que l’Angleterre avait fait sa révolution. Ses colonies d’Amérique s’en emparaient à leur tour et paralysaient sa force en ébranlant sa conviction dans son droit.

Organe des revendications populaires, la presse voyait son rôle grandir et son existence s’identifier avec celle des colonies. Elle avait combattu, pour, elle-même il est vrai, mais elle avait vaincu. C’était un journaliste, Benjamin Franklin, qui le premier avait fait entendre la voix de l’Amérique dans le parlement anglais, c’étaient les journaux qui ralliaient en un faisceau commun les volontés, les énergies et les passions. Ils portaient à la connaissance de tous les faits d’oppression, les actes de résistance, les excès de la soldatesque : ils prêchaient l’union, la confédération des colonies, signalaient les dangers de l’isolement et lançaient aux masses encore disséminées, mais déjà exaspérées, leur nouveau mot d’ordre : « Join or die, unissez-vous ou périssez. »

On les lisait, on les approuvait, et, le 5 septembre 1774, 53 délégués représentant les provinces, sauf la Géorgie, se réunissaient à Philadelphie. Dans cette réunion solennelle, qui décida des destinées de l’Amérique, Patrick Henry électrisa l’assemblée par son éloquence. On décréta la formation de compagnies de volontaires ; ils affluèrent, et dans toutes les colonies on se mit à fondre des balles, à fabriquer des cartouches, à exercer les hommes au maniement des armes. La presse, qui jusqu’ici n’avait été que l’écho des sentimens populaires, les devançait : elle indiquait le but à atteindre, les moyens d’y parvenir. Inconsciente encore de sa force, elle l’apprenait en s’en servant, et devenait une puissance en parlant au nom de toute une population dont elle allait être un des plus puissans instrumens d’affranchissement.

Nous sortirions du cadre restreint de ce travail, si nous suivions pas à pas les péripéties de cette lutte, qui devait aboutir le 25 novembre 1783 à l’évacuation des colonies américaines par les troupes anglaises et à la naissance de la grande république des États-Unis. Lorsque lord North reçut la nouvelle de la capitulation de l’armée commandée par Cornwallis, et de la reddition des armes et des drapeaux entre les mains de Washington et de Rochambeau, il s’écria : « Il me semble que j’ai reçu une balle dans la poitrine. Grand Dieu ! tout est perdu. » Il disait vrai. Il eût pu ajouter que cette balle, qui portait un coup si terrible à l’influence anglaise, avait été fondue dans un atelier d’imprimerie et qu’un fragment de journal avait servi de bourre.

La guerre était terminée ; la victoire complète. Les divergences de vues avaient disparu devant un danger commun, mais avec la paix elles allaient reparaître. Il ne s’agissait plus de combattre, il fallait organiser. Si l’on s’entendait sur le but, on n’était pas d’accord quant aux moyens. La presse et la population se scindèrent en deux grands partis politiques, représentés par deux hommes éminens : d’un côté les fédéralistes, dirigés par Alexander Hamilton ; de l’autre les démocrates, qui reconnaissaient comme chef Thomas Jefferson. Pendant la guerre, l’énergie populaire avait pu suppléer à la faiblesse du lien fédéral créé par les représentans réunis à Philadelphie, mais cette ébauche de constitution ne pouvait suffire à la situation nouvelle. Les journaux fédéralistes en réclamaient le maintien avec quelques légères modifications, ils se déclaraient partisans des droits des états, droits qu’il importait pourtant de limiter, si l’on voulait constituer une véritable Union. Leurs adversaires, faisant bon marché des droits des états, réclamaient une Union intime, absolue, seule garantie, disaient-ils, de force et de durée, sans laquelle la nationalité américaine succomberait infailliblement dans une nouvelle lutte avec l’Angleterre. On s’arrêta à un moyen terme, qui pour le moment suffisait aux nécessités de la situation et devait en effet assurer à la république de longues années d’une éclatante prospérité. C’est pourtant à l’origine et aux conditions de ce pacte fédéral que devaient en appeler les états du sud lors de la guerre de sécession. Comme toutes les constitutions, celle-ci portait en elle des germes de conflit et laissait la porte ouverte à des interprétations différentes.

Quelle était l’importance et quel était alors le nombre des journaux aux États-Unis ? Nous avons constaté qu’en 1704 il ne se publiait qu’un journal. Il paraissait une fois par semaine, et cela suffisait et au-delà aux besoins d’une population urbaine de 8,000 habitans. En 1725, 4 journaux représentent à eux quatre un tirage annuel de 170,000 exemplaires. La population est de 1 million. Au début de la guerre d’indépendance en 1775, la presse est représentée par 37 journaux. Leur tirage total annuel est de 1,200,000 exemplaires. La population a plus que doublé, elle est de 2,800,000 habitans, En 1800, nous trouvons 359 journaux, un tirage annuel de 22,321,700 exemplaires, pour une population de 7,239,814. La nombre des journaux est presque décuplé, leur tirage est dans la proportion sur la période précédente de 20 à 1 pour une population triplée. On peut juger par ces chiffres de l’influence que les événemens exercèrent sur la presse américaine et de l’incroyable essor qu’ils lui permirent de prendre. Nous sommes loin du temps où Campbell pouvait à peine tirer à 300 exemplaires sa feuille hebdomadaire et faisait à ses rares lecteurs un appel aussi pathétique qu’inutile.

La presse traversa, non sans encombre et sans bon nombre de faillites, la période critique de 1783 à 1790. Les journaux paraissaient, publiaient quelques numéros, puis succombaient, quitte à renaître quelques semaines ou quelques mois plus tard sous un titre nouveau. Vers 1790, l’horizon s’éclaircit un peu ; sous, la main ferme et sage de Washington, la confiance renaissait, et quelques feuilles mieux rédigées, mieux renseignées que les autres groupaient autour d’elles des sympathies, des lecteurs et des appuis financiers. Un homme de talent et d’énergie, qui avait joué usa rôle dans la guerre de l’indépendance, le major Bursell, fonda à Boston la Centinel, feuille dévouée à l’administration de Washington et qui lui prêta en mainte occasion un concours aussi intelligent que désintéressé. Ce fut le premier journal aux États-Unis qui gagna de l’argent ; il en fit un noble emploi : Bursell publia gratuitement tous les actes du congrès, et lorsque le secrétaire des finances lui fit demander son compte, il l’envoya acquitté. Par l’organe de son président, le congrès répondit ; « Lorsque M. Bursell a généreusement offert de publier les lois et actes du congrès sans rémunération, nous étions pauvres et nous avons accepté sa proposition ; maintenant nous pouvons payer nos dettes, et ceci est une dette d’honneur. » Un mandat de 7,000 dollars accompagnait cette réponse.

A l’époque où Bursell publiait son journal, deux personnages qui devaient jouer un grand rôle dans notre histoire se trouvaient à Boston. L’un, Louis-Philippe, duc d’Orléans, appelé à régner un jour sur la France, donnait des leçons dans une école ; l’autre était Talleyrand, le futur ministre de l’empire. Tous deux alors (1795) avaient quitté la France pour se soustraire aux fureurs révolutionnaires. Ils fréquentaient assidûment les bureaux du journal la Centinel, surtout à l’arrivée des journaux d’Europe, rares alors, et apportés par des navires voiliers. Bursell leur communiquait avec obligeance les numéros du Moniteur. Pour le remercier, Louis-Philippe se dessaisit en sa faveur d’un atlas qu’il possédait, livre rare aux États-Unis. C’est à l’aide de ces cartes que Bursell put tenir ses lecteurs au courant de la marche des armées françaises, et retracer les étonnantes campagnes d’Italie. Le modeste cadeau du duc d’Orléans fit la fortune de la Centinel qui avait, sur ses rivaux le précieux avantage de pouvoir préciser, là où, ils en étaient réduits aux conjectures. Burselli continua d’éditer la Centinel jusqu’en 1828. Il vendit son journal à Adams et Hudson, et se retira des affaires avec une fortune considérable pour l’époque.

Boston avait alors le privilège d’être la ville la plus peuplée et la plus intelligente des États-Unis. Il s’y publiait plusieurs journaux ; l’un des plus influens était le Chronicle, qui comptait parmi ses rédacteurs John Prentiss, qui vient de mourir âgé de plus de quatre-vingt-quatorze ans, et qui a joué dans le congrès un rôle important. Le Chronicle avait pour éditeur Benjamin Austin. Une de ces discussions si fréquentes entre journalistes américains surgit, en août 1805, entre lui et Selfridge, collaborateur du Boston Gazette, et se termina par l’assassinat en pleine rue et en plein jour du fils d’Austin, âgé de vingt et un ans, par Selfridge. Ce dernier en fut quitte pour quelques mois de prison.. Il y a soixante-dix ans que le revolver a pour la première fois joué son rôle dans le journalisme aux États-Unis ». Depuis il n’a cessé de figurer comme un des objets indispensables d’un cabinet de rédaction, et plus d’une fois cet argument a servie non à convaincre peut-être, mais à faire taire un adversaire. L’histoire de la presse aux États-Unis est pleine de faits pareils, et l’on ne saurait trop flétrir cette brutalité des mœurs politiques qui a envahi le congrès et l’a parfois transformé en une arène de combattans.

Si Boston jouissait d’une supériorité incontestée au point de vue intellectuel, d’autres villes grandissaient aussi. New-York, Salem, Providence, voyaient s’augmenter, avec le chiffre de leurs habitans, leur importance commerciale et politique. De nouveaux états obtenaient leur admission dans l’Union. Vermont en 1791, Kentucky en 1792, Tennessee en 1796, portaient à 16 le nombre des états. Alors, comme aujourd’hui, aussitôt, qu’un nouveau settlement se formait, on voyait s’élever le temple, l’école et le bureau du journal. Beaucoup de ces feuilles éphémères ne faisaient que paraître et disparaître, mais la semence était jetée, le germe devait lever plus tard. Nous avons vu, de nos jours, la presse faire plus encore et devancer la civilisation dans les vastes solitudes qui séparent de la Californie les états de l’ouest. Le Frontier Index, publié pendant la construction du grand chemin de fer du Pacifique, se déplaçait à mesure que les travaux avançaient, et précédait de quelques jours les rails et la locomotive. On peut ne voir là qu’un tour de force d’originalité, mais si l’on se reporte à l’époque dont nous parlons, si l’on tient compte de ce qu’étaient alors ces états nouveaux où le colon disputait le sol aux animaux féroces et aux Indiens, on conviendra que les journaux qui paraissaient dans ces villages naissans étaient bien les ancêtres du Frontier Index. Eux aussi étaient les fanaux mouvans qui précédaient et éclairaient la marche des pionniers et des colons qui, partis de l’Atlantique, ne devaient s’arrêter qu’aux rives de l’Océan-Pacifique.


III

La période comprise entre 1810 et 1820 est marquée aux États-Unis par un développement constant que ralentissent parfois, sans l’arrêter, les guerres avec les tribus indiennes, la rupture avec l’Angleterre, la bataille de la Nouvelle-Orléans, les dissensions intérieures qui aboutissent au compromis du Missouri, la crise financière, la guerre des banques. En 1802, le président Jefferson nous achète pour 80 millions la Louisiane. La presse est unanime pour approuver cet achat, qui inspirait aux deux parties contractantes des réflexions qu’il est utile de relever ici : « Nous sommes parvenus à un âge avancé, écrivait Monroe, négociateur du traité, mais nous n’avons pas vécu en vain, et ce traité est le plus grand service que nous ayons rendu à notre patrie. » Napoléon, de son côté, disait : « Cet accroissement de territoire consolide à jamais la puissance des États-Unis. J’ai suscité à l’Angleterre un rival sur les mers qui tôt ou tard abaissera son orgueil. »

L’épreuve ne devait pas tarder à se faire, mais les circonstances étaient peu favorables aux États-Unis, dont la marine naissante ne pouvait encore lutter avec celle de l’Angleterre. Les difficultés qui surgirent en 1807 et qui aboutirent à la guerre en 1812 trouvèrent l’opinion publique divisée. La presse se partagea en deux camps, dont l’un, organe du parti démocratique et représentant des états de l’ouest, voulait la guerre, et dont l’autre, écho des opinions des fédéralistes de la Nouvelle-Angleterre et notamment de Boston, la déclarait impolitique et désastreuse. Les premiers l’emportèrent. Le danger commun fit taire ces dissidences, et la presse, en surexcitant puissamment les passions patriotiques, apporta à l’administration un concours énergique et décisif. La bataille de la Nouvelle-Orléans, gagnée le 8 janvier 1815 parle général Andrew Jackson, et la prise, par la frégate américaine Constitution, de deux bâtimens de guerre anglais permirent aux États-Unis de négocier une paix honorable qui non-seulement consacrait à nouveau leur indépendance, mais forçait l’Angleterre et avec elle les états européens à compter avec la jeune république. Un autre résultat de cette guerre fut de donner à la presse antifédéraliste la consécration du succès, d’augmenter son prestige auprès de l’administration et dans le congrès et de faire élire président son candidat James Monroe, qui reçut 183 votes présidentiels contre 34 donnés au candidat fédéraliste Rufus King.

De cette époque date l’influence considérable exercée par la presse sur les élections, et la pratique, depuis consacrée par l’usage, de distribuer au parti victorieux les places et les emplois conquis par le vote sur le parti vaincu et dépossédé. Le cadre de ce travail ne nous permet, pas d’étudier les conséquences qu’a eues pour les États-Unis l’application de cette théorie absolue, vivement critiquée par les uns, qui y voient une destruction systématique et périodique des rouages administratifs, préconisée par les autres, qui n’admettent pas que l’administration laisse aux mains d’adversaires politiques le maniement des affaires.

La paix était à peine conclue que la presse républicaine, représentée parce que l’on a appelé le triumvirat des journaux, l’Enquirer, le Globe et l’Albany Argus, organisa dans tous les états une coalition puissante, dirigée par Martin van Buren, William Marcy, John A. Dix, qui devaient tous trois jouer un rôle considérable dans l’histoire de leur pays. Cette coalition ne tarda pas. à dominer le président et son cabinet. Van Buren, Marcy et Dix étaient désignés dans la presse sous le nom de régence d’Albany. Ils faisaient et renversaient les ministres ; leurs journaux, tout-puissans, exigeaient et obtenaient le renvoi de leurs adversaires de toutes les places, les plus élevées comme les plus modestes, et désignaient au pouvoir exécutif leurs candidats, aussitôt acceptés. Ce n’était pas seulement le pouvoir fédéral qui était obligé de compter avec eux ; dans chaque état, ils exercèrent la même inquisition et rencontrèrent la même obéissance. En quelques mois, les fédéralistes furent exclus de toutes les positions officielles et remplacés par les candidats proposés par les journaux du parti vainqueur.

A aucune époque, l’intervention de la presse dans les questions de personnes et de politique générale ne fut aussi dictatoriale. C’est la presse qui souleva, la question de l’acquisition de la Floride à l’Espagne et décida le vote par le congrès d’une somme de 25 millions de francs, prix auquel l’Espagne consentit à céder sa colonie. « L’Amérique aux Américains » devenait le mot d’ordre national. la reçu depuis de nombreuses consécrations par la conquête de la Californie et du Texas, l’annexion de l’Orégon, l’achat d’Alaska à la Russie et les démonstrations menaçantes faites à diverses reprises sur les frontières du Mexique et sur celles du Canada.

Au début de cette étude, nous avons précisé les causes principales auxquelles était due la colonisation de l’Amérique par l’Europe, les mobiles auxquels obéissaient les émigrans ; l’amour de l’indépendance et les convictions religieuses. La presse politique répond au premier de ces besoins : par elle et avec elle, le colon a ébranlé, puis secoué le joug de la métropole ; par elle et avec elle, il a vaincu, proclamé son indépendance politique, fondé une république, créé une constitution, concilié dans une assez juste mesure les droits de l’état et ceux ; de l’individu. Examinons maintenant quelle satisfaction a été donnée aux deux autres besoins de sa nature. A côté de la presse politique, il y a la presse religieuse ; résumons en quelques mots son histoire et les résultats obtenus.

Le premier journal exclusivement consacré aux questions religieuses parut à Boston le 3 janvier 1816. L’éditeur était Nathaniel Willis, qui a raconté dans une autobiographie très curieuse comment, après de longues années d’épreuves, de perplexités et de difficultés, il réussit enfin, avec l’appui du docteur Morse, à fonder le Recorder, qui subsiste encore, et qui a tracé le chemin où depuis se sont engagés nombre de rivaux. Presque simultanément parurent le Congregationalist, puis le Watehman, organe des baptists, qui compte 21,000 abonnés, le New-York Observer, qui tire à 60,000 exemplaires, le Zion Herald, journal des méthodistes, le Christian Register, oracle des unitairiens. L’église presbytérienne est représentée par l’Evangelist, primitivement publié par une association de jeunes gens réunis dans un dessein commun, celui de favoriser les progrès de l’éducation, de soutenir la cause de la tempérance et de combattre l’institution de l’esclavage. L’Independent, organe des congrégationalistes, une des feuilles les plus répandues de la presse religieuse, doit également son existence à trois négocians de New-York, Chittenden, Hunt et Bower, qui consacrèrent des sommes considérables à assurer le succès de cette publication. Henry Ward Beecher, le célèbre prédicateur, fut un de ses premiers éditeurs et y soutint, avec une vigueur et une âpreté de langage qui n’avaient rien à envier aux feuilles politiques, de nombreuses controverses avec l’Evangelist et d’autres publications rivales. On se passionne aussi vivement ans États-Unis pour les discussions religieuses que ; pour les discussions politiques, et la modération de la forme et dur langage fait également défaut aux unes et aux autres. Le catholicisme compte de nombreux adhérens et, dans la presse, des partisans zélés ; rédigés avec talent, ses journaux ont des lecteurs nombreux et assidus, et soutiennent avec leurs adversaires des controverses dans lesquelles de part et d’autre on fait preuve d’une incontestable érudition. Les juifs possèdent deux journaux. Les spiritualistes, au nombre de 1,500,000, ont également plusieurs organes, dont le Spiritualist est le plus important.

La presse exclusivement religieuse compte peu de journaux quotidiens : d’ordinaire ils paraissent le samedi ou le dimanche matin ; leurs abonnés les lisent le dimanche après le service divin. Les controverses théologiques, les récits de conversion, les progrès des missionnaires et la reproduction des sermons des principaux prédicateurs en remplissent les colonnes. Il est rare qu’ils empiètent sur le terrain de la politique, mais au début de la guerre de sécession, et pendant toute la durée de cette lutte, ils ont joué un rôle des plus importans. Adversaire passionnée de l’esclavage, la presse religieuse a contribué tout autant, si ce n’est plus, que la presse politique à précipiter les événemens. Dès le début, elle s’est déclarée hostile à toute tentative de compromis. Sans défaillance aucune, même dans les plus mauvais jours, elle a soutenu le courage et l’ardeur du parti républicain et de l’administration de Lincoln, Divisée sur tant de points, elle s’est trouvée unanime pour conseiller et soutenir la résistance. Les feuilles catholiques, très influentes sur la population irlandaise, parlaient et agissaient dans le même sens que leurs rivales de toutes sectes. On peut affirmer sans exagération que la presse religieuse a joué, pendant cette période critique de l’histoire des États-Unis, le premier rôle. Les attaques dirigées contre l’esclavage sont venues d’elle, et deux de ses hommes les plus éminens, Henry Ward Beecher et Wendell Philipps, ont exercé sur l’opinion publique une véritable dictature.

C’est en grande partie à ces deux hommes que la presse religieuse est redevable de l’immense développement qu’elle a pris dans ces derniers temps. Quelques chiffres permettront de s’en faire une idée. Il se publie aux États-Unis 420 journaux exclusivement religieux. Leur tirage annuel est de près d’un milliard et demi d’exemplaires, le chiffre de leurs abonnés dépasse 9,000,000. Ce n’est pas tout. L’Association de la presse évangélique et, après elle, d’autres associations analogues, représentant des sectes diverses, se sont assuré le concours de nombreuses feuilles politiques et ont obtenu d’elles, en échange de l’appui qu’elles leur apportent, de consacrer chaque semaine un certain nombre de colonnes à l’examen et à la discussion des questions religieuses. C’est ainsi que le New-York Herald, un des journaux les plus répandus aux États-Unis, publie chaque lundi un résumé des sermons prononcés la veille dans les principales églises de New-York. Plus encore, recourant aux services coûteux du câble transatlantique, il se fait télégraphier un extrait des prédications les plus importantes des églises de Rome, de Londres et de Paris.

Revenons maintenant à la presse politique. Nous l’avons laissée à l’apogée de son pouvoir et de son influence ; elle vient de les affirmer par une révolution dans les mœurs politiques, et, posant en principe que les emplois et les places de tout ordre appartiennent au parti victorieux, elle a passé de la théorie à la pratique, chassé les fédéralistes vaincus de l’administration et inauguré le règne des politicians. Du moment où le fait d’appartenir au parti qui triomphe donne un droit incontestable aux dépouilles, la vie politique devient une carrière comme une autre, et, plus que d’autres, de nature à tenter des esprits aussi aventureux que peu scrupuleux. L’influence, et partant le droit, se mesure au nombre d’électeurs que l’on peut entraîner. Un siège dans le cabinet revient à celui qui, dans une élection présidentielle, peut entraîner les suffrages d’un ou plusieurs états, et les subordonnés qui manipulent la matière électorale dans les villes et villages ont en perspective un emploi dans les douanes ou dans les bureaux de l’administration.

Les conditions nouvelles de la vie politique aux États-Unis devaient amener une révolution dans la presse. De 1820 à 1832, elle devient exclusivement l’organe des partis qui se disputent le pouvoir. Contrôlée, dominée par une poignée de politicians, elle menace de tomber, dans le discrédit. L’opinion publique, qu’elle cesse de représenter, s’éloigne d’elle et attend pour la diriger des hommes nouveaux et des organes plus indépendans.

D’un autre côté, les progrès rapides du commerce demandaient qu’une part plus large fût faite aux annonces, que le prix d’abonnement fût réduit, que des renseignemens plus précis sur les marchés étrangers fussent fournis. Les journaux inféodés aux partis n’avaient ni le temps ni les moyens de satisfaire à ces besoins nouveaux. Il fallait créer une pressé nouvelle, ce que l’on a appelé depuis la presse indépendante : elle date de 1832.

Un homme dont le nom est bien connu en Europe, le fondateur et le propriétaire du New-York Herald, J. Gordon Bennett, l’incarnation du journalisme aux États-Unis, est entré le premier dans la voie nouvelle. L’immense fortune qu’il a réalisée, l’éclatant succès de sa tentative hardie, prouvent la puissance d’une idée juste, saisie à temps et suivie avec persévérance. L’histoire de J. Gordon Bennett et du New-York Herald peut être considérée comme l’histoire du journalisme américain. En étudiant la carrière de cet homme remarquable, qui a refusé les fonctions d’ambassadeur pour rester journaliste, nous assisterons à la naissance, aux progrès et aux transformations de la presse moderne aux États-Unis, et nous verrons comment, en s’appliquant à donner une légitime satisfaction à tous les intérêts et à tous les besoins, elle est devenue ce qu’elle est aujourd’hui.


IV

James Gordon Bennett débuta dans le journalisme sous les auspices de la régence d’Albany. Il fut un des partisans déclarés de Jackson et de Martin van Buren, et fit ses premières armes dans le Courier, l’organe le plus accrédité du parti. Jeune, actif, énergique, il ne devait pas servir longtemps en sous-ordre ; ses velléités d’indépendance et surtout de réformes dans l’organisation de la presse amenèrent des tiraillemens auxquels il crut se soustraire en fondant un nouveau journal. En 1832, il publia le New-York Globe. Le prix d’abonnement était réduit de 10 dollars à 8.

Cette première tentative échoua. Une réduction de 2 dollars n’était pas suffisante pour rallier de nombreux abonnés ; d’autre part les chefs et les organes accrédités du parti voyaient avec inquiétude se fonder une feuille nouvelle qui, tout en se déclarant fidèle, entendait s’affranchir dans une certaine mesure d’un contrôle sévère. Bennett hésitait à rompre, à se déclarer franchement indépendant. Son journal, en tant que feuille de parti, était terne, comparé à ses rivaux ; sans satisfaire personne, il mécontentait tout le monde : Bennett comprit son erreur et suspendit sa publication. Il essaya alors de renouer avec ses anciens amis ; mais ses exigences rendirent toute négociation impossible, et la rupture fut complète.

Libre désormais de toute attache de parti, ne comptant plus que sur lui-même, Bennett partit pour New-York aussi léger d’argent que riche d’espoir. Il allait enfin tenter de réaliser son rêve. Créer une feuille indépendante en dehors et au-dessus des partis, une feuille qui ne fût ni fédéraliste, ni républicaine, ni démocratique, mais purement américaine et dévouée à l’intérêt national, quitter le terrain de la polémique pour celui des faits, renseigner exactement ses lecteurs en leur laissant la tâche de se former à eux-mêmes leur opinion, mettre cette feuille à la portée de tous par un prix d’abonnement très réduit, demander à l’annonce, encore peu pratiquée et dont il prévoyait le développement, les ressources nécessaires, tel était le plan du futur éditeur du New-York Herald, et c’est avec un capital de 500 dollars qu’il songeait à le réaliser.

Pour tenter aujourd’hui une entreprise pareille à New-York, il faudrait un capital minimum de 300,000 dollars (1,500,000 fr.). Le compte-rendu soumis récemment aux actionnaires d’un journal qui n’occupe dans la presse new-yorkaise qu’un rang inférieur constate en effet que le comité d’administration a dû sacrifier 200,000 dollars du fonds social (1 million) pour le maintenir pendant une année.

Le premier numéro du New-York Herald parut le 5 mai 1835. Dans ce premier numéro, qui se composait de douze colonnes de texte et de quatre d’annonces, Bennett expose son programme à ses lecteurs. Tout d’abord le prix de l’abonnement est réduit à 3 dollars par an (15 francs). C’est aux annonces qu’il entend demander le plus clair de ses recettes. Quant à sa ligne politique, il déclare nettement n’en pas avoir. « Notre seul guide, dit-il, sera le bon sens appliqué aux affaires. Nous n’appartenons à aucun parti, nous ne sommes l’organe d’aucune faction ou coterie et nous ne soutiendrons aucun candidat, pas plus pour la présidence que pour le plus mince emploi. Notre but est de recueillir et de donner des faits exacts, des renseignemens précis sur tout ce qui se passe. Notre journal s’adresse aux masses, au négociant comme à l’ouvrier, au banquier comme au commis. Chacun d’eux trouvera dans nos colonnes ce qui peut l’intéresser, lui servir, et tirera lui-même ses conclusions des faits que nous mettrons sous ses yeux. »

Fidèle à son programme, il supprimait les articles politiques et les remplaçait par les documens officiels, par les résultats des.élections, s’abstenant de toute appréciation, de tout commentaire. Cette tentative originale fut accueillie avec le sourire de l’incrédulité. On n’admettait pas encore qu’un journal indépendant de tout parti politique pût se maintenir quelque temps, bien moins encore prospérer. Aucune feuille jusqu’ici ne s’était occupée des affaires financières ; Bennett fut le premier qui publia une cote des fonds publics. C’est dans son numéro du 13 mai 1835 qu’elle parut. Il y rendait compte des ventes et achats effectués a la bourse de la-veille et dés prix obtenus par les valeurs diverses. Cette innovation fut fort mal accueillie. Les banquiers et courtiers contestèrent son droit à rendre compte de leurs opérations ; c’était, affirmaient-ils, intervenir dans leurs affaires privées. Le New-York Herald fut assailli de réclamations, de menaces, de procès, l’éditeur lui-même fut injurié et maltraité à la Bourse ; mais le bruit qui se faisait autour de la feuille nouvelle attirait sur elle l’attention et lui amenait dès abonnés et des acheteurs.

La crise financière de 1837 assura son succès : prédite par lui, annoncée jour par jour dans son bulletin financier, elle lui donna une autorité tells qu’on cessa de contester l’utilité de ses renseignemens. Son exemple trouva promptement des imitateurs : ses concurrens, qui avaient été les plus ardens à le blâmer, suivirent son exemple, et la masse du public sut gré au Herald d’avoir résolûment persévéré dans la voie nouvelle dont l’utilité n’était plus contestable.

Bennett fut également un des premiers à se rendre dompte des progrès immenses que devait amener, tant dans l’industrie que dans le mode de locomotion, l’application pratique de la vapeur. « Une des tentatives les plus grandioses du siècle, écrit-il en 1835, est celle qui consiste à relier l’ancien au Nouveau-Monde par un service de bâtimens à vapeur. » Sans cesse ni trêve, il développa cette thèse pendant des mois, ralliant des adhérens ; gourmandant la lenteur du congrès à voter une subvention et lui prédisant, ce qui arriva en effet, que l’Angleterre, plus intelligente et plus soucieuse des intérêts commerciaux, prendrait l’initiative et ferait de la compagnie projetée une compagnie essentiellement anglaise.

Un an après la publication de son premier numéro, Bennett avait pu rembourser les avances consenties par ceux qui lui avaient fait crédit pour le papier, les types, etc. Le nouveau journal pouvait équilibrer ses recettes et ses dépenses. L’éditeur, sans plus attendre, décida d’agrandir son format et affirma une fois de plus son programme. « Dans une ville comme New-York, écrivait-il il n’y a pas de limite à l’esprit d’entreprise ; le travail, la capacité et le talent peuvent tout oser. L’année dernière, quand je commençai la publication de mon journal, sans capital et sans amis, on se moquait de moi, j’étais un fou, un cerveau fêlé. A force de travail, d’économie et de détermination, je me suis maintenu, j’ai eu raison de mes adversaires, et j’inaugure aujourd’hui dans le journalisme une ère nouvelle dont les résultats étonneront un jour l’Amérique entière. »

Ce n’est pas, on le voit, par la modestie que brillait l’heureux éditeur du New-York Herald ; mais on ne saurait lui refuser un coup d’œil juste, une indomptable persévérance et une remarquable intelligence des transformations que la société moderne était appelée à subir, des besoins nouveaux qui allaient se manifester et du rôle que la presse était destinée à jouer. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur, en abrégeant les distances, en facilitant les transports, ouvraient à son ambition un champ immense dans l’avenir et, pour le présent, devaient, d’après ses calculs, décupler, centupler te nombre de ses lecteurs. Aussi fut-il le premier à s’assurer, partout où cela lui fut possible, des correspondans intéressés à la vente de sa feuille. Lorsqu’en 1836 le général Houston quitta New-York pour prendre le commandement des troupes américaines qui allaient envahir le Texas, il invita Bennett à l’accompagner. Le Herald commençait à peine à percer, mais son éditeur n’en répondit pas moins : « Qu’irais-je faire au Texas ? New-York n’est même pas assez vaste pour moi. » En 1838, le petit vapeur Sirius, venant d’Angleterre, entra dans le port de New-York, salué par les applaudissemens frénétiques de la population. Les magasins fermèrent, les affaires furent suspendues, on ne parlait que du Sirius et de la perspective brillante de la navigation à vapeur. Le Herald en avait le premier signalé les avantages et prédit le succès. Bennett n’hésita pas à s’embarquer et à venir en Europe. En quelques mois, il parcourut l’Angleterre, la France, l’Allemagne et l’Italie, choisissant dans chacune des capitales des correspondans à même de le bien renseigner, organisant un service de dépêches régulières. A son retour, il fit construire toute une flottille de bateaux chargés d’aller au-devant des paquebots avant leur temps d’arrêt forcé à la quarantaine et de lui rapporter en toute hâte les lettres et les journaux d’Europe.

Ses concurrens devaient l’imiter sous peine de succomber dans la lutte. Il suffisait en effet de quelques heures, de quelques minutes pour décider du succès. Aux portes des principaux journaux stationnaient des armées de news-boys impatiens qui se disputaient les feuilles humides pour les porter jusque dans les quartiers les plus reculés de la ville. C’était à qui des éditeurs publierait le premier l’extra contenant les nouvelles. Le second se vendait à peine, le dernier ne trouvait plus d’acheteurs. Bennett triomphait toujours. Semblable à un général d’armée, il dirigeait tout son monde, surveillait le tirage, répartissait à chacun sa tâche. Les chevaux les plus rapides attendaient au quai l’arrivée des sacs de dépêches, les transportaient au bureau du journal, où une nuée d’employés découpaient, traduisaient, composaient la copie aussitôt livrée aux typographes.

Constamment battus par leur heureux rival, ses concurrens imaginèrent de faire cause commune contre lui, de réunir leurs ressources. Ils organisèrent des relais plus fréquens, des bateaux plus rapides. Rien n’y fit ; la lutte fut acharnée, mais courte. Le sang-froid de Bennett, son coup d’œil juste et prompt, l’admirable organisation de son état-major, l’amour-propre surexcité de ses employés, largement payés, triomphèrent de toutes les résistances. On raconte encore dans les bureaux des journaux de New-York les principaux incidens de ces luttes de vitesse, ces extra publiés d’heure en heure, à mesure que les nouvelles d’Europe arrivaient, les pièges tendus aux concurrens. On se passionnait, on engageait des paris comme on le fait pour les courses de chevaux, et des sommes importantes servaient d’enjeu. Le Herald était le favori, et un riche négociant de New-York offrit un jour de parier 3,000 dollars, contre 500 en sa faveur sans trouver preneur.

Ce n’était pas seulement son habileté à devancer ses rivaux et son indépendance avérée qui assuraient à Bennett la faveur publique. Bien que formé à l’école du journalisme politique, il en répudiait comme écrivain les procédés et la forme, et lorsqu’il fonda le Herald, il adopta une manière à lui, qu’il appelait dans l’intimité le « genre français, » et qu’ont imitée depuis les journalistes américains. Avant lui, on copiait exactement les écrivains anglais. Les articles de fond, les editorials, s’étalaient amplement et lourdement en colonnes serrées, coupées par de rares alinéas, et se prolongeaient de numéro en numéro jusqu’à complet épuisement du sujet traité. Une érudition indigeste en faisait le fond, un style pompeux et solennel constituait la forme. Les argumens, longuement développés, se liaient les uns aux autres par des transitions pesamment amenées. Lus séparément, ces articles étaient inintelligibles, il fallait relire toute la série ou n’avoir pas oublié, en ouvrant son journal, ceux de la veille et des jours précédens. Ces longues et pénibles élucubrations étaient signées invariablement des noms de Honestus, Scœvola, Amérions, Publius, Scipio.

Bennett introduisit le premier dans la presse américaine l’article court, nerveux, précis, l’entrefilet, le paragraphe découpé en alinéas, le bulletin résumé des nouvelles du jour. Il abandonna le moule anglais emprunté à Addison, Junius, Swift, et conservé précieusement comme une tradition des grands maîtres. Cela lui était facile. Contrairement à ses rivaux, il n’avait ni thèse à développer, ni parti à soutenir, ni système politique à étayer laborieusement par des argumens. Il ne se préoccupait que des faits, il les donnait le plus souvent sans commentaire aucun, parfois avec un commentaire sobre et précis. « Je ne vous vois lire que le New-York Herald, » disait un de ses amis à un ministre anglais accrédité près du cabinet de Washington. « C’est le seul de vos journaux qui soit intelligible, » répondit-il. Et il avait raison alors.

Bennett portait, il y a peu d’années, sur notre presse française un jugement curieux : « Les journaux français, disait-il, sont très en retard quant au format, aux annonces et aux nouvelles étrangères ; mais ils ont au suprême degré l’art de la forme. Un journal en France qui saurait s’affranchir des partis politiques, se borner comme le mien à donner des nouvelles sur tout ce qui se passe dans le monde, et laisserait ses lecteurs tirer leurs propres conclusions, réussirait comme j’ai réussi. »

Où Bennett fut vraiment sans rival, ce fut dans le parti qu’il sut tirer de l’annonce. Avant lui les feuilles politiques, les seules qui existassent alors, consacraient à l’annonce la quatrième page, comme nos journaux. On la lisait à peine ; mal rédigée, maintenue sans changement, pendant des semaines et des mois dans le même cadre loué à l’année, souvent même à crédit, elle rapportait peu au négociant, moins encore an journal. Le prix élevé de l’abonnement, en limitant à un petit nombre de lecteurs la circulation de la feuille, paralysait l’annonce. On tournait dans un cercle vicieux, car on ne pouvait élever le prix de cette dernière qu’à la condition d’augmenter le tirage et de réduire le prix de vente. Bennett, en mettant son journal à la portée de tous au prix réduit de 15 francs par an, s’assurait une circulation considérable, mais ruineuse, à moins de combler et au-delà le déficit par une extension considérable donnée à l’annonce. Il y réussit en remaniant le système en usage, en y introduisant la variété et la clarté.

Aucune annonce ne pouvait paraître plus d’une fois, à moins d’être modulée ou renouvelée. Insérée sous des rubriques spéciales, elle ne pouvait en rien se distinguer des autres, le type était uniforme, le prix le même. Les offres et les demandes étaient classées par catégories où chacun, suivant sa convenance, savait trouver ce qu’il cherchait. Lorsqu’en 1845, Bennett fut sollicité par l’administration fédérale de reproduire les avis officiels, il s’y refusa péremptoirement, alléguant qu’il ne reconnaissait pas à l’état le droit de fixer lui-même le prix qu’il lui convenait de payer, et n’admettant pas, disait-il, que le gouvernement jouît d’une faveur refusée aux simples particuliers. L’annonce est en effet tellement entrée dans les mœurs aux États-finis, que le gouvernement lui-même y a constamment recours, et se sert de ce moyen pour soutenir les journaux qui lui sont dévoués. Bennett déclara qu’entendant maintenir son indépendance et la mettre à l’abri de tout soupçon, il n’insérerait aucune annonce ministérielle.

Il pouvait s’en passer. Ce mode de rapports entre le consommateur et le producteur joue aux États-Unis et en Angleterre un rôle dont nous n’avons aucune idée. L’annonce est, pour la race anglo-saxonne, le premier et le dernier mot, l’âme même du commerce. Elle envahit tout, on la retrouve partout ; nouveau Protée, elle emprunte toutes les formes ; mais c’est surtout dans les journaux qu’elle se produit comme mn des rouages essentiels et organisés de la vie de tous les jours. Le grand négociant qui offre en vente un changement entier y a recours aussi bien que la modeste maîtresse de maison à la recherche d’une « bonne pour tout faire. » Appartemens à louer, chevaux et voitures à vendre, mobiliers à céder, offres d’association, tout s’y trouve. Sous le titre personal s’établit une correspondance secrète dont les seuls intéressés ont la clé. On y coudoie drames et comédies, romans d’amour, plaintes touchantes, avis grotesques. Le tableau est complet.

En parcourait les colonnes serrées, on peut mieux et plus facilement que par tout autre moyen, se faire une idée des mœurs, coutumes, civilisation, de ce peuple nouveau, dont les uns ont fait le type achevé du progrès moderne, dont les autres accusent la corruption : et prédisent la ruine prochaine, que l’on accable de louange et de blâme également peu mérités, et que l’on juge sans le bien comprendre.

Les chiffres donneront une idée de ce qu’est l’annonce. Nous avons sous les yeux un numéro du New-York Herald, feuille quadruple dans, laquelle nous constatons huit colonnes d’articles divers, trente-huit colonnes de nouvelles télégraphiques et autres, et cinquante colonnes d’annonces, en tout quatre-vingt-seize colonnes. Notons que tout a été composé à nouveau, que pas une ligne, même des annonces, n’a paru dans le numéro de la veille et ne paraîtra dans celui du lendemain. Pour imprimer ce numéro, on a employé en tout 849,550 lettres. Le tirage a absorbé plus de onze tonnes ; de papier. La composition seule a coûté 600 dollars. Joignons à cela le traitement des rédacteurs et des correspondans, celui des plieuses et des vendeurs, le coût des télégrammes de toutes les parties de l’Union, les dépêches d’Europe à 11 fr. par mot, et on se rendra compte de cette immense machine qui s’appelle le New-York Herald. Le Times de Londres est loin d’en approcher, et pourtant il publiait il y a peu d’années l’avis suivant : « Notre édition d’aujourd’hui se composera de 24 pages. Il y a cinquante ans, nos annonces s’élevaient à 150 par exemplaire, aujourd’hui elles atteignent 4,000. » Les chiffres que nous relèverons plus loin constateront combien l’Angleterre est dépassée par les États-Unis tant par le nombre des journaux que par l’importance de leur tirage.

Bennett fut également le premier à signaler le conflit inévitable qui se préparait entre les états du nord et ceux du sud, et à résister à la pression exercée par les hommes politiques du parti républicain pour déterminer la crise. La guerre déclarée, il organisa immédiatement dans ses bureaux un bureau spécial du sud où se dépouillaient les journaux, les dépêches, les lettres de ses correspondans répartis dans les différens états confédérés. Il affecta aux dépenses de ce travail une somme de deux millions cinq cent mille francs, et débuta par donner une liste exacte des différens corps d’armée du sud, avec leurs forces en cavalerie, infanterie, artillerie, l’indication précise de leurs dépôts, les noms des commandans et officiers. Les détails étaient si précis que ses ennemis l’accusèrent d’avoir des intelligences dans le camp ennemi. Rappelant habilement son opposition à la guerre, sa partialité apparente pour le sud, on insinua qu’il continuait par cet exposé formidable à soutenir la cause de l’esclavage et à trahir le nord ; mais où le déchaînement ne connut plus de bornes, ce fut deux jours après la fatale bataille de Bull’s Run. L’opinion publique, mal renseignée par le gouvernement, considérait cette première bataille rangée comme indécise, lorsque parut un extra du Herald annonçant que les troupes fédérales avaient été battues complètement et donnant une liste complète et nominative des tués et des blessés.

Les bureaux du ministère de la guerre furent assiégés par une foule inquiète. Le ministre fit répondre qu’il n’avait pas de détails et ne comprenait pas comment le New-York Herald avait pu en donner d’aussi complets. Accusé hautement de connivence avec l’ennemi et de publication de nouvelles fausses, Bennett provoqua la nomination d’une commission d’enquête. Il mit sous les yeux des membres les lettres et dépêches de ses correspondans, les listes partielles envoyées par eux, soigneusement contrôlées ; il dépouilla et résuma devant eux le travail énorme de son bureau spécial où s’agitait jour et nuit une armée d’employés ; il les congédia émerveillés et parfaitement édifiés sur l’authenticité des pièces et sur la manière dont il se les était procurées. Le ministre de la guerre constata officiellement ce résultat et écrivit à M. Bennett pour le remercier et le féliciter de ses efforts patriotiques.

La circulation du Herald doubla presque instantanément, et l’on vit pendant toute la durée de la guerre ce curieux spectacle d’un journal renseignant le public et l’administration elle-même sur la marche, les revers et les succès de ses troupes, devançant les informations officielles, osant dire toute la vérité dans les circonstances les plus critiques. Ce fait constate combien est entière la liberté de la presse aux États-Unis : aucune entrave administrative, aucune loi spéciale ne la limite. Si ce régime, ou plutôt cette absence de régime, offre des inconvéniens, il présente aussi d’immenses avantages ; c’est à lui que les États-Unis ont dû de s’affranchir du joug de l’Angleterre, c’est à lui aussi qu’ils sont en partie redevables de leur prospérité de 1775 à 1861. Pendant la crise terrible de la guerre de sécession, ils lui ont dû de connaître toute la vérité, de mettre leurs efforts à la hauteur du péril. Lorsque le président Lincoln fit le premier appel de 75,000 hommes pour briser la résistance du sud, les journaux dénoncèrent cette levée comme insuffisante. « trois cent mille hommes ne suffiront pas, » osèrent-ils dire. Pendant la guerre, nous les voyons railler le prétendu mouvement tournant de Mac-Clellan. « Appelons les choses par leur nom, disait le New-York Herald, ce prétendu mouvement est une retraite devant des forces supérieures. » Constamment tenue en éveil, surexcitée par la presse, l’opinion publique ne s’égara pas : elle entendit la vérité et sut la comprendre ; elle ne s’endormit pas dans ce calme menteur d’où un peuple ne sort qu’exaspéré contre son gouvernement et sans confiance en lui-même. Nous en avons fait une triste et douloureuse expérience. Le silence imposé à la presse est aussi fatal au pouvoir qui l’impose qu’au peuple qui le subit.

La guerre civile terminée laissait le nord vainqueur, mais épuisé d’hommes et d’argent. La dette fédérale s’élevait à plus de 14 milliards de francs. En quatre années le gouvernement avait demandé au crédit plus de 13 milliards, sans compter les impôts. L’or était monté jusqu’à 285, c’est-à-dire que l’on donnait 285 dollars en papier-monnaie pour 100 dollars en numéraire. La ruine absolue du sud entraînait celle de nombreuses maisons de commerce, de banques et de particuliers du nord, créanciers des planteurs pour des sommes considérables et dont les créances ne reposaient plus que sur des ruines fumantes et un sol sans valeur depuis que l’émancipation des esclaves le laissait sans culture. Le pays était inondé de papier-monnaie, le numéraire avait disparu. A la fin de 1864, la circulation des greenbacks dépassait 3 milliards 1/2.

Le gouvernement et la presse abordèrent l’examen des questions financières avec la même liberté d’allures. Toutes les opinions se produisirent librement, furent examinées, discutées dans les journaux, et, quoi qu’on ait dit et pu dire de la corruption administrative aux États-Unis, il n’en est pas moins vrai qu’en quelques années le crédit fut rétabli sur des bases solides, et qu’aujourd’hui les fonds publics américains constituent un placement de premier ordre. Le cours du 5 pour 100 fédéral consolidé est de 105 à 108. Sans doute on peut relever à la charge de l’administration actuelle nombre de faits scandaleux. On a vu un ministre de la guerre spéculer sur les contrats, trafiquer de son influence. Il n’est pas le seul, et la presse américaine ne s’est pas fait faute d’étaler au grand jour toutes les plaies honteuses de l’administration ; mais il faut aussi tenir compte du droit qu’elle possède de tout dire, droit dont elle use et abuse. Pourtant les plaies dévoilées sont les moins dangereuses ; celles que l’on ignore ou que l’on cache par crainte du scandale n’en existent pas moins, et, comme un cancer dissimulé, elles s’étendent, se propagent et causent d’incalculables ravages.

En 1866, Bennett céda à son fils la direction de son journal. Nous avons vu qu’il avait débuté dans sa carrière d’éditeur avec 500 dollars (2,500 francs). Il se retira avec une fortune personnelle de vingt-cinq millions de francs. Un de ses amis lui demandait alors s’il était vrai, comme le bruit en courait, qu’il songeait à vendre le Herald. « Il n’y a pas de capitaliste à New-York assez riche pour l’acheter, » répondit-il. Il avait raison, et lorsque son fils en prit possession, l’estimation faite fut de 20 millions de francs. James Gordon Bennett Jr continue à marcher sur les traces de son père et à maintenir le Herald au premier rang de la presse américaine. Actif et énergique, il s’est signalé lui aussi par certains faits que ses adversaires qualifient de gigantesques réclames. Nous en citerons quelques-uns : au lendemain de la bataille de Sadowa et de la paix conclue avec l’Autriche, le roi de Prusse prononça un discours important à l’ouverture du Reichstag. Le correspondant à Berlin du New-York Herald se présente au bureau du télégraphe quelques heures après et remet à l’employé étonné le discours du roi, en le priant de le télégraphier à New-York. « A New-York, répond celui-ci ; mais il me faut le temps de calculer ce que cela coûtera, c’est une somme énorme. — télégraphiez toujours, dit le correspondant, déposant 50,000 francs sur le bureau, nous compterons après. » tout compte fait, la dépense était de 36,000 francs, mais le Herald publiait le discours à l’heure même où il paraissait dans les journaux de Berlin.

En 1868, il fit mieux encore : il envoya Stanley, devenu fameux depuis, en qualité de correspondant à la suite de l’armée du général anglais Napier, qui entrait en Abyssinie. On attendait avec une vive émotion à Londres les nouvelles de cette expédition hasardeuse. Stanley, à la disposition duquel le journal avait mis des sommes considérables, trouva moyen de gagner de vitesse, à l’aide de relais organisés d’avance, les courriers du général en chef. Le Herald fut le premier à annoncer les succès obtenus et à envoyer de New-York au gouvernement anglais, par le télégraphe, les nouvelles impatiemment attendues. On n’a pas oublié enfin que, sur l’ordre de son éditeur, Stanley se rendit en Afrique, retrouva Livingstone, et devança si bien l’expédition anglaise envoyée à la recherche de l’illustre voyageur, qu’il revenait à Zanzibar, son but atteint, au moment où les explorateurs se mettaient en marche pour pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique. Ce résultat extraordinaire, dû à l’initiative d’un simple journaliste, parut si peu vraisemblable, que l’on commença par révoquer en doute les récits de Stanley, et que l’on n’y ajouta foi que le jour où il remit à la Société géographique de Londres les lettres et le journal de Livingstone lui-même. Réclame pour réclame, celles-là, ont du moins le mérite d’une incontestable utilité.

Si nous avons choisi le New-York Herald pour en faire l’objet d’une étude particulière, c’est que son histoire résume mieux qu’aucune autre celle du journalisme moderne aux États-Unis. Il nous a paru curieux aussi de constater les résultats d’une entreprise aussi hardie qu’originale : fonder dans un milieu moderne un journal indépendant de tout parti politique, ne relevant d’aucun, ne professant aucune opinion, ne s’attachant qu’à fournir des faits exacts et laissant ses lecteurs dégager eux-mêmes leurs impressions et tirer leurs conclusions. Le succès éclatant du Herald prouve qu’aux États-Unis tout au moins la réussite est possible dans ces conditions, et qu’un journal peut vivre et prospérer sans lier son existence à celle d’un parti politique quelconque.

Une étude analogue sur la presse politique nous mènerait trop loin. Bornons-nous à constater qu’à côté du Herald vivent et prospèrent également, bien qu’à un moindre degré, nombre de journaux appartenant à cette catégorie. Parmi les plus célèbres, nous citerons le New-York Tribune, fondé en 1841 et dirigé pendant trente et un ans avec un incontestable talent par Horace Greeley, qui disputa en 1872 la présidence des États-Unis au général Grant, et n’échoua que de quelques voix. Le New-York Times, édité par Henry J. Raymond, le Ledger, fondé par Banner, le World, occupent dans la presse américaine le second rang.

Nous avons sous les yeux le relevé statistique de la presse aux États-Unis en 1870 ; nous en extraierons quelques chiffres qui ont leur éloquence. À cette date, il se publiait 5,871 feuilles, comptant 20,842,475 abonnés. Le tirage annuel de tous ces journaux réunis dépassait 1 milliard 1/2 d’exemplaires, pour une population de 38,555,000. Si nous comparons maintenant la presse des États-Unis à celle des autres pays, nous arrivons aux résultats suivans : en 1870, l’Angleterre comptait 1456 journaux, la France environ 1,700, la Prusse 809, l’Autriche 650, la Russie 337, l’Italie 723. Un calcul approximatif portant sur le monde entier donne un total, moins les États-Unis, de 7,642 journaux et publications périodiques de toute nature. Si l’on rapproche ce total de celui des États-Unis, on se rendra compte de l’immense développement de la presse chez ce peuple, qui vient de célébrer le premier anniversaire séculaire de son indépendance. C’est en parlant de cette presse que William Thackeray écrivait : « Voyez-la, elle ne repose jamais, ses ambassadeurs parcourent le monde entier, ses messagers sillonnent toutes les routes, ses correspondans marchent à la suite des armées, ses courriers attendent dans l’antichambre des ministres ; elle est partout. Un de ses agens intrigue à Madrid, un autre relève la cote de la Bourse de Londres. La presse est reine. Gardienne des libertés publiques, son sort est lié au leur ; elles vivront ou périront ensemble. »


C. DE VARIGNY.