Le Jugement des voyelles

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IV

LE JUGEMENT DES VOYELLES[1].

[1] Sous l’archontat d’Aristarque de Phalère[2], le septième jour du mois pyanepsion[3], le Sigma a assigné le Tau à comparoir devant les sept voyelles, pour cause de vol et de violence, se prétendant dépouillé de tous les mots qui se prononcent avec un double tau.

[2] « Voyelles[4], qui nous jugez, tant que le Tau ici présent, ne m’a fait éprouver que de légers torts, abusant de ce qui m’appartient, et s’introduisant où il n’a pas droit, j’ai supporté patiemment ce dommage : je feignais même de ne pas entendre les murmures qu’il soulevait, vu la modestie dont vous savez que j’ai toujours fait preuve, soit envers vous, soit envers les autres voyelles. Mais, comme il en est venu à ce point d’ambition et de folie, que, non content des usurpations que j’ai souffertes sans me plaindre, il veut redoubler de violence, je me vois forcé de le citer aujourd’hui devant vous, qui nous connaissez bien tous les deux. Je crains fort, après les pertes que j’ai déjà éprouvées, que mon ennemi, ajoutant à ses entreprises, ne me chasse avant peu de toutes les places qui m’appartiennent, et ne me réduise, si je le laisse faire, à être rayé du nombre des lettres, à n’être plus qu’un vain son.

[3] « Il est donc juste que non seulement vous qui siégez ici, mais que toutes les autres lettres soient mises à l’abri de ces tentatives. Si, en effet, il est permis à qui le veut de quitter sa place, pour prendre de force celle des autres, et si vous le tolérez, vous sans qui l’on ne peut rien écrire, je ne vois pas comment pourront subsister l’ordre et les lois qui nous régissent depuis notre origine. Mais je ne puis croire que vous vous laissiez aller à une insouciance, à une faiblesse, qui répugne à toute équité, et, lors même que vous vous montreriez injustes, je n’en poursuivrais pas moins ma demande en réparation.

[4] « Plût au ciel que l’on eût réprimé l’audace des autres lettres, dès qu’elles ont commencé à enfreindre les lois ! On ne verrait pas se continuer la guerre du Lambda et du Rhô qui se disputent κίσσηρις et κεφαλαργία[5] : le Gamma ne serait pas en lutte avec le Cappa, à propos de γναφεῖον et de γναφάλον[6] : il eût cessé ses querelles avec le Lambda, et ne lui eût pas enlevé, que dis-je ? volé, μόγις[7] : enfin, les autres lettres, vivant tranquilles, n’eussent pas introduit une confusion contraire aux lois. Or, il est bien que chacun demeure à la place qui lui est assignée par le sort ; car franchir les bornes que l’on doit respecter, c’est détruire toute justice.

[5] « Celui qui le premier a établi les lois qui nous gouvernent, Cadmus l’insulaire, ou Palamède, fils de Nauplius, ou Simonide[8], puisqu’il en est qui lui attribuent cet art ingénieux, celui-là n’a pas seulement fixé l’ordre d’après lequel nous devons être placées, l’une au premier rang, l’autre au second, mais il a déterminé les effets et les pouvoirs de chacune d’entre nous. C’est à vous, juges, que sont attribués les plus grands honneurs, puisque vous pouvez par vous-mêmes produire un son ; le second rang appartient aux demi-voyelles, parce qu’elles ont besoin d’un auxiliaire pour être prononcées ; les législateurs ont assigné le dernier à toutes les autres lettres qui ne peuvent former un son par elles-mêmes : il est donc du devoir des voyelles de faire observer ces lois.

[6] « À l’égard de ce Tau, car je ne puis lui donner un nom plus funeste que celui qu’il porte[9], et lui-même, j’en atteste les dieux, ne saurait se faire entendre, si deux lettres aimables et gracieuses, l’Alpha et l’Upsilon, qui siègent parmi vous, ne se joignaient à lui : pour ce Tau, dis-je, il a eu, par un trait d’audace qui surpasse tous les autres, l’insolence de me chasser des mots qui formaient mon héritage paternel, et m’a forcé d’abandonner jusqu’aux conjonctions et aux prépositions. Le moyen de tolérer un abus aussi monstrueux ! Mais il est temps que je vous apprenne quelle est l’occasion et le commencement de ses injustices.

[7] « Je voyageais un jour à Cybélus[10], petite ville assez agréable, que l’on dit être une colonie des Athéniens. J’avais amené avec moi le brave Rhô, mon excellent voisin, et je logeais chez un poète comique, nommé Lysimaque[11], qui, évidemment Béotien de naissance, voulait cependant se faire passer pour être du milieu de l’Attique. Ce fut chez cet hôte que je découvris les prétentions du Tau. Jusque-là, il n’avait que rarement osé dire τετταράκοντα, quarante, et, bien qu’il me privât d’un mot dont je faisais partie, j’y voyais un fait de bonne intelligence entre lettres élevées ensemble : bien plus, lorsqu’il m’enleva τήμερον, aujourd’hui, et autres mots semblables, j’entendis cette prononciation avec patience, et je me sentis peu offensé.

[8] « Mais le jour que, enhardi par ses premiers succès, il dit καττίτερον, étain, κάττυμα, couture, πίτταν, poix, et que, dépouillant toute honte, il ajouta βασίλιτταν, reine, je fus saisi d’une violente indignation, la colère m’enflamma et je craignis qu’avec le temps on ne vînt à dire τῦκα, au lieu de σῦκα, figues. Je vous en conjure, au nom de Jupiter, pardonnez ce juste courroux à un malheureux réduit au désespoir et privé de tout soutien. Il ne s’agit point d’une perte légère et commune ; je me vois dépouillé de mes biens les plus chers, de ceux avec lesquels j’ai toujours vécu. Il arrache, pour ainsi dire, de mon sein, κίσσαν, la pie, cet oiseau babillard, et la nomme κίτταν : il m’enlève φάσσαν, la colombe, avec νήσσαις, ses petits, et κοσσύφοις, les merles, malgré la défense expresse d’Aristarque. Combien d’abeilles, μελισσῶν, il m’a fait perdre ! Il a pénétré dans l’Attique, et contrairement aux lois, il a enlevé du milieu même du pays le mont Hymette[12], sous vos yeux, et à la vue des autres syllabes.

[9] « Mais que dis-je ? Il me chasse de toute la Thessalie, et la fait appeler Thettalie ; il m’interdit la mer, θάλασσαν, il n’épargne pas les bettes des jardins, σευτλίων, et, comme on dit, il ne me laisse pas un pieu, πασσαλόν[13]. Cependant, vous êtes témoins que je suis une lettre patiente : je n’ai jamais accusé le Zêta de m’avoir dérobé σμάραγδον, une émeraude, et enlevé Smyrne tout entière[14]. Je ne me suis jamais plaint du Xi qui a violé notre traité, συνθήκην[15], avec l’aide de l’historien Thucydide, qu’il a pour complice. Je pardonne au Rhô, mon voisin, d’avoir planté chez lui mes myrtes un jour qu’il était malade, et, dans un accès de mauvaise humeur, de m’avoir frappé sur la joue[16]. Voilà comme je suis !

[10] « Mais ce Tau ! Examinons jusqu’où son caractère violent le porte envers les autres lettres. Il n’en a pas respecté une seule ; le Delta, le Thêta, le Zêta, presque toutes enfin, ont été ses victimes. Introduisez les lettres plaignantes[17]. Vous entendez, voyelles, juges du procès, vous entendez le Delta qui vous dit : « Il m’a ôté l’endéléchie[18], et il veut, contre toutes les lois, que l’on « prononce entéléchie. » Voici maintenant le Thêta qui se plaint et s’arrache les cheveux[19], de se voir privé de la coloquinte[20] ; et le Zêta, de ne plus pouvoir désormais jouer du chalumeau, sonner de la trompette[21], ni même murmurer. Comment supporter une telle conduite ? quelle peine assez forte pour punir cet abominable Tau ?

[11] « Mais ce n’est pas seulement contre les lettres, ses semblables, qu’il commet des injustices, il les étend jusqu’aux hommes, et voici comment : il les empêche d’user directement de leur propre langue ; et ce mot lui-même, ô juges, j’y songe tout en vous parlant des hommes, ne m’en a-t-il pas chassé, en faisant prononcer γλῶτταν, au lieu de γλῶσσαν ? Quelle peste de la langue que ce Tau ! Mais revenons aux hommes, et prenons la défense de leurs droits méconnus. Le Tau s’efforce d’enchaîner, de torturer, de déchirer leur voix. Si quelqu’un aperçoit une belle chose, et veut dire καλόν, que c’est beau, il se glisse dans la bouche, et fait dire, ταλόν[22], parce qu’il veut toujours occuper la première place. Qu’un autre veuille parler du pampre, κλήματος, — triste chose, τλῆμον ! — il lui fait dire τλῆμα, au lieu de κλῆμα[23]. Et il ne s’en prend pas seulement ainsi aux gens du commun, il a l’audace de s’attaquer au grand roi, à celui devant qui la terre et la mer tremblent et changent de nature : de Cyrus il a fait un fromage[24].

[12] « C’est ainsi qu’il insulte aux hommes dans les mots : mais de plus, en réalité, comment les traite-t-il ? Les hommes gémissent, se désolent, et maudissent souvent Cadmus lui-même d’avoir introduit le Tau dans la famille des lettres. Ils disent que c’est à son image, que c’est à l’imitation de sa figure que les tyrans ont fait tailler le bois sur lequel ils les mettent en croix[25]. C’est de lui, en effet, qu’on a donné ce nom sinistre à cette sinistre invention. Or, pour tous ces forfaits, de combien de maux le jugez-vous digne ? Quant à moi, je ne sais qu’un supplice qui puisse égaler ses crimes, c’est qu’il soit attaché à sa propre figure, puisque c’est sur lui que les hommes ont pris modèle pour fabriquer la croix, et que c’est de lui qu’ils l’ont ainsi nommée[26].

  1. Ce traité est de la jeunesse de Lucien. On peut en rapprocher le livre de Celio Calcagnini, Apologia pro littera T, Bâle, 1539, in-8o, et le poëme de Guill. Nicola, De litteris inventis, Londres, 1711, In-8o.
  2. Le fameux critique Aristarque était de Samothrace, et non point de Phalère. Lucien ne pouvait pas l’ignorer ; c’est donc par plaisanterie qu’il lui donne cette qualité, de même qu’il en fait un archonte.
  3. Le mois de pyanepsion correspondait au mois d’octobre. Ceci compose le libelle d’accusation, γραφὴ τῆς δίκης, lu par le greffier, avant que la parole soit au demandeur.
  4. Plaidoyer de Sigma.
  5. Au lieu de κίσσηρις, pierre ponce, les Attiques prononçaient κίσσηλις, et par une substitution contraire κεφαλαργία, mal de tête, au lieu de κεφαλαλγία. Aristophane se moque, pour la même raison, d’Alcibiade, qui prononçait κόλαξ, un flatteur, au lieu de κόραξ, un corbeau. Voy. Plutarque, Vie d’Alcibiade, § I, trad. de M. A. Pierron.
  6. Κναφεῖον, atelier de foulon, et κνάφαλον, bourre de matelas, pouvaient aussi commencer par un γ.
  7. Μόγις et μόλις signifient également avec peine ; mais μόλις est plus usité chez les Ioniens et les Éoliens.
  8. Sur les inventeurs de l’écriture, voy. la dissertation de Juste Lipse, sur le xive chapitre des Annales de Tacite, et dans l’Encyclopédie moderne de F. Didot, un article de M. Léon Vaïsse. Cf. Lucain, Pharsale, III, v. 220, et l’imitation si connue de Brébeuf. — Cadmus est appelé ici insulaire, parce que la ville de Tyr, sa patrie, était jadis située sur une île. Voy. Ovide, Métam., XV, v. 288.
  9. Le Τ était considéré comme de mauvais augure, parce qu’il ressemble à une croix.
  10. Ville de Phrygie, suivant les commentateurs.
  11. Lucien est le seul auteur qui fasse mention de ce poëte.
  12. On prononçait Hymesse d’après le système critiqué par Lucien.
  13. Dans tous ces mots les Attiques substituent le double τ ou le τ simple au σ simple et au double σ.
  14. En prononçant ζμαράγδον et Zmyrne. Cette dernière forme se trouve souvent sur les médailles.
  15. Thucydide, et généralement les Attiques, commencent par ξ les mots formés de la préposition σύν.
  16. Au lieu de μυρσίνη, myrte, les Attiques disaient μυῤῥίνη, et κόῤῥη, la joue, au lieu de κόρση.
  17. Ici le greffier lit la liste de ces lettres.
  18. Le mot ἐνδελέχειαν, perfection d’une chose, sa forme essentielle, que le Tau veut faire prononcer ἐντελέχειαν, est le terme par lequel on dit qu’Aristote désignait l’âme humaine.
  19. Allusion à la disparition du θ dans le mot θρίξ, cheveu, qui prend le τ au génitif et aux cas dérivés.
  20. Les Attiques écrivaient κολοκύντη au lieu de κολοκύνθη.
  21. Συρίζειν, jouer du chalumeau, et σαλπίζειν, sonner de la trompette, se prononçaient attiquement συρίττειν et σαλπίττειν γρύζειν, murmurer, devenait γρύττειν.
  22. Le scoliaste de Sophocle, fait observer, à propos du vers 1346 d’Œdipe à Colone, que le personnage appelé Talaüs par le poète, est appelé par quelques-uns Calaüs.
  23. En prononçant τλῆμα, au lieu de κλῆμα, on fait et l’on dit une chose triste, τλῆμον.
  24. Κῦρος, Cyrus, devient Τῦρος, fromage.
  25. Voy. la note 4 de la page 27.
  26. Une croix s’appelle σταυρός, mais le Sigma, tournant à son profit les substitutions et les retranchements de lettres qu’il reproche à son adversaire, insinue que la croix se nomme ταυρός.