Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XV/12

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Méline, Cans et compagnie (9-10p. 108-118).
Quinzième partie


XII


La visite.


Il est inutile de faire remarquer que, par une réserve remplie de dignité, Gabriel s’était contenté de recourir aux moyens les plus généreux pour arracher M. Hardy à l’influence meurtrière des révérends pères ; il répugnait à la grande et belle âme du jeune missionnaire de descendre jusqu’à la révélation des odieuses machinations de ces prêtres. Il n’aurait eu recours à ce moyen extrême que si sa parole pénétrante et sympathique eût échoué contre l’aveuglement de M. Hardy.

— Travail, prière et pardon ! disait avec ravissement M. Hardy, après avoir serré Gabriel entre ses bras. Avec ces trois mots, vous m’avez rendu à la vie, à l’espérance…

Il venait de prononcer ces paroles, lorsque la porte s’ouvrit ; un domestique entra et remit silencieusement au jeune prêtre une large enveloppe, puis sortit.

Assez étonné, Gabriel prit l’enveloppe et la regarda d’abord machinalement ; puis, apercevant à l’un de ses angles un timbre particulier, il la décacheta précipitamment, en tira et lut un papier plié en forme de dépêche ministérielle, à laquelle pendait un sceau de cire rouge.

— Oh ! mon Dieu !… s’écria involontairement Gabriel d’une voix douloureusement émue.

Puis s’adressant à M. Hardy :

— Pardon… monsieur…

— Qu’y a-t-il ? apprenez-vous quelque fâcheuse nouvelle ?… dit M. Hardy avec intérêt.

— Oui… bien triste…, reprit Gabriel avec accablement.

Puis, il ajouta en se parlant à lui même :

— Ainsi… c’était pour cela qu’on m’avait mandé à Paris… l’on n’a pas même daigné m’entendre, l’on me frappe sans me permettre de me justifier…

Après un nouveau silence, il dit avec un soupir de résignation profonde :

— Il n’importe… je dois obéir… j’obéirai… mes vœux m’y obligent.

M. Hardy, regardant le jeune prêtre avec autant de surprise que d’inquiétude, lui dit affectueusement :

— Quoique mon amitié, ma reconnaissance vous soient bien récemment acquises… ne puis-je vous être bon à quelque chose ? Je vous dois tant… que je serais heureux de pouvoir m’acquitter un peu…

— Vous aurez fait beaucoup pour moi, mon frère, en me laissant un bon souvenir de ce jour… vous me rendrez plus facile la résignation à un chagrin cruel.

— Vous avez un chagrin ?… dit vivement M. Hardy.

— Ou plutôt, non… une surprise pénible, dit Gabriel.

Et, détournant la tête, il essuya une larme qui coulait sur sa joue et il reprit :

— Mais, en m’adressant au Dieu bon, au Dieu juste, les consolations ne me manqueront pas ;… elles commencent déjà, puisque je vous laisse dans une bonne et généreuse voie… Adieu donc, mon frère… à bientôt…

— Vous me quittez ?…

— Il le faut. Je désire d’abord savoir comment cette lettre m’est parvenue ici ;… puis je dois obéir à l’instant à un ordre que je reçois… Mon bon Agricol va venir prendre vos ordres ; il me dira votre résolution, la demeure où je pourrai vous rencontrer… et, quand vous le voudrez, nous nous reverrons.

Par discrétion, M. Hardy n’osa pas insister pour connaître la cause du chagrin subit de Gabriel, et lui répondit :

— Vous me demandez quand nous nous reverrons ? mais demain, car je quitte aujourd’hui cette maison.

— À demain donc, mon cher frère, dit Gabriel en serrant la main de M. Hardy.

Celui-ci, par un mouvement involontaire, peut-être instinctif, au moment où Gabriel retirait sa main, la serra, et la garda entre les siennes comme si, craignant de le voir partir, il eût voulu le retenir auprès de lui.

Le jeune prêtre, surpris, regarda M. Hardy ; celui-ci lui dit, en souriant doucement, et en abandonnant sa main qu’il tenait :

— Pardon, mon frère, mais, vous le voyez, grâce à ce que j’ai souffert ici… je suis devenu un peu comme les enfants, qui ont peur… lorsqu’on les laisse seuls…

— Et moi, je suis rassuré sur vous… Je vous laisse avec des pensées consolantes, avec des espérances certaines. Elles suffiront à occuper votre solitude jusqu’à l’arrivée de mon bon Agricol… qui ne peut tarder à revenir… Encore adieu et à demain, mon frère.

— Adieu… et à demain, mon cher sauveur. Oh ! ne manquez pas de venir, car j’aurai encore grand besoin de votre bienfaisant appui pour faire mes premiers pas au grand soleil… moi qui suis resté si longtemps immobile dans les ténèbres…

— À demain donc, dit Gabriel, et jusque-là, courage, espoir et prière…

— Courage, espoir et prière, dit M. Hardy ; avec ces mots là on est bien fort.

Et il resta seul.

Chose étrange, l’espèce de crainte involontaire qu’il avait ressentie au moment où Gabriel s’était disposé à sortir, se reproduisait à l’esprit de M. Hardy sous une autre forme ; aussitôt après le départ du jeune prêtre, le pensionnaire des révérends pères crut voir une ombre sinistre et croissante succéder au pur et doux rayonnement de la présence de Gabriel…

Cette sorte de réaction était d’ailleurs concevable après une journée d’émotions profondes et diverses, surtout si l’on songe à l’état d’affaiblissement physique et moral où se trouvait M. Hardy depuis si longtemps.

Un quart d’heure environ s’était passé depuis le départ de Gabriel, lorsque le domestique affecté au service du pensionnaire des révérends pères entra et lui remit une lettre.

— De qui cette lettre ? demanda M. Hardy.

— D’un pensionnaire de la maison, monsieur, répondit le domestique en s’inclinant.

Cet homme avait une figure sournoise et béate, les cheveux plats, parlait tout bas et tenait toujours les yeux baissés ; en attendant la réponse de M. Hardy, il croisa ses mains et fit tourner benoîtement ses pouces.

M. Hardy décacheta la lettre qu’on venait de lui remettre, et lut ce qui suit :


« Monsieur,


« J’apprends seulement aujourd’hui, à l’instant et par hasard, que je me trouve avec vous dans cette respectable maison ; une longue maladie que j’ai faite, la profonde retraite dans laquelle je vis, vous expliqueront assez mon ignorance de notre voisinage. Bien que nous ne nous soyons rencontrés qu’une fois, monsieur, la circonstance qui m’a récemment procuré l’honneur de vous voir a été pour vous tellement grave, que je ne puis croire que vous l’ayez oubliée… »


M. Hardy fit un mouvement de surprise, rassembla ses souvenirs, et, ne trouvant rien qui pût le mettre sur la voie, continua de lire :


« Cette circonstance a d’ailleurs éveillé en moi une si profonde et si respectueuse sympathie pour vous, monsieur, que je ne puis résister à mon vif désir de vous présenter mes hommages, surtout en apprenant que vous quittez aujourd’hui cette maison, ainsi que vient de me le dire à l’instant même l’excellent et digne abbé Gabriel, un des hommes que j’aime, que j’admire et que je vénère le plus au monde.

« Puis-je croire, monsieur, qu’au moment de quitter notre commune retraite pour rentrer dans le monde, vous daignerez accueillir favorablement cette prière, peut-être indiscrète, d’un pauvre vieillard, voué désormais à une profonde solitude, et qui ne peut espérer de vous rencontrer au milieu du tourbillon de la société, qu’il a quittée pour toujours ?

« En attendant l’honneur de votre réponse, monsieur, veuillez recevoir l’assurance des sentiments de profonde estime de celui qui a l’honneur d’être,

« Monsieur,
« Avec la plus haute considération,
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« Rodin. »

Après la lecture de cette lettre et le nom de celui qui la signait, M. Hardy rassembla de nouveau ses souvenirs, chercha longtemps et ne put se rappeler ni le nom de Rodin, ni à quelle grave circonstance celui-ci faisait allusion.

Ensuite d’un assez long silence, il dit au domestique :

— C’est M. Rodin qui vous a remis cette lettre ?

— Oui, monsieur.

— Et… qu’est-ce que M. Rodin ?

— Un bon vieux monsieur, qui relève d’une longue maladie qui a failli l’emporter. Depuis quelques jours à peine il est convalescent, mais il est toujours si triste et si faible, qu’il fait peine à voir ; ce qui est grand dommage, car il n’y a pas de plus digne, de plus brave homme dans la maison… si ce n’est monsieur, qui vaut bien M. Rodin, ajouta le domestique en s’inclinant d’un air respectueusement flatteur.

— M. Rodin ? dit M. Hardy pensif, cela est singulier ; je ne me rappelle pas ce nom, ni aucun événement qui s’y rattache.

— Si monsieur veut me donner sa réponse, reprit le domestique, je la porterai à M. Rodin ; il est chez le père d’Aigrigny, à qui il est allé faire ses adieux.

— Ses adieux ?

— Oui, monsieur, les chevaux de poste viennent d’arriver.

— Pour qui ? demanda M. Hardy.

— Pour le père d’Aigrigny, monsieur.

— Il va donc en voyage ? dit M. Hardy assez étonné.

— Oh ! ce n’est sans doute pas pour rester bien longtemps absent, dit le domestique d’un air confidentiel, car le révérend père n’emmène personne et n’emporte qu’un léger bagage. D’ailleurs le révérend père viendra sans doute faire ses adieux à monsieur… Mais que faut-il répondre à M. Rodin ?

La lettre que M. Hardy venait de recevoir du révérend père était conçue en termes si polis, on y parlait de Gabriel avec tant de considération, que M. Hardy, poussé d’ailleurs par une curiosité naturelle, et ne voyant aucun motif de refuser cette entrevue au moment de quitter la maison, répondit au domestique :

— Veuillez dire à M. Rodin, que s’il veut se donner la peine de venir, je l’attends ici.

— Je vais à l’instant le prévenir, monsieur, dit le domestique en s’inclinant.

Et il sortit.

Resté seul, M. Hardy, tout en se demandant quel pouvait être M. Rodin, s’occupa de quelques menus préparatifs de départ ; pour rien au monde il n’eût voulu passer la nuit dans cette maison, et afin d’entretenir son courage, il se rappelait à chaque instant l’évangélique et doux langage de Gabriel, ainsi que les croyants récitent quelques litanies pour ne pas succomber à la tentation.

Bientôt le domestique rentra et dit à M. Hardy :

— M. Rodin est là, monsieur.

— Priez-le d’entrer.

Rodin entra, vêtu de sa robe de chambre noire, et tenant à la main son vieux bonnet de soie.

Le domestique disparut.

Le jour commençait à baisser.

M. Hardy se leva pour aller à la rencontre de Rodin, dont il ne distinguait pas encore bien les traits ; mais, lorsque le révérend père fut arrivé dans la zone plus lumineuse qui avoisinait la porte-fenêtre, M. Hardy, ayant un instant contemplé le jésuite, ne put retenir un léger cri arraché par la surprise et par un souvenir cruel.

Ce premier mouvement d’étonnement et de douleur passé, M. Hardy, revenant à lui, dit à Rodin d’une voix altérée :

— Vous ici… monsieur ?… Ah ! vous avez raison… la circonstance dans laquelle je vous ai vu pour la première fois était bien grave…

— Ah ! mon cher monsieur, dit Rodin d’une voix paterne et satisfaite, j’étais sûr que vous ne m’aviez pas oublié.