Le Léman

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Le Léman[1].

Ô bleu Léman, amour de tes rivages,
Miroir du ciel où tremblent les nuages,
De ma patrie, ô suprême beauté,
Je n’entends plus ton murmure enchanté !
Voici des flots : mais leur vague étendue,
Leur pâle azur, assombri par les bois,
Leurs humbles bords, leur incertaine voix,
Que disent-ils à mon âme éperdue ?

Ô bleu Léman, toujours grand, toujours beau,
Que sur ta rive au moins j’aie un tombeau !

J’aime tes eaux que la brise amoureuse
Plisse au matin, d’une aile gracieuse,
Lorsqu’elle joue aux voiles des bateaux ;
Et quand rugit le vent, j’aime tes eaux :
Leur grave élan, leur bruissement sonore ;
Le choc puissant dont retentit le bord ;
La blanche écume amassée ; et du port
L’anse inquiète où l’onde roule encore.

Ô bleu Léman, toujours grand, toujours beau,
Que sur ta rive au moins j’aie un tombeau !

Le pur cristal de ta vague domptée
Se brise-t-il en écume argentée,
Sous une nef qu’à ton front méprisant
Semble attacher un lien trop pesant :
Ta grâce encor, fascinante et suprême,
Sur les flancs noirs du navire massif,
Jette un éclat magique et fugitif,
Pour s’en former un charmant diadème.

Ô bleu Léman, toujours grand, toujours beau,
Que sur ta rive au moins j’aie un tombeau !

 Quand du couchant les flammes nuancées
Sur ton miroir s’éteignent balancées,
Quand chaque flot plonge, mobile et pur,
Son île d’or dans l’Océan d’azur ;
De ma pensée, autour de toi captive,
L’amour encor repose sur tes eaux,
Avec les monts, les tours, les blancs oiseaux,
Et les manoirs[2] qui dorment sur ta rive.
Ô bleu Léman, toujours grand, toujours beau,
Que sur ta rive au moins j’aie un tombeau !

  1. Extrait du recueil Les deux voix (1835).
  2. Habitation féodale ; l’auteur pense surtout au château de Chillon.