Le Livre d’esquisses/L’Épouse

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Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 24-32).
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L’ÉPOUSE.


Les trésors que la mer garde dans ses retraites
Valent-ils le bonheur, les voluptés secrètes
De l’homme qu’une femme étreint de son amour !
Je m’approche, et déjà de leur charmant séjour
L’air m’apporte, embaumé, la fraîcheur sans égale.
Quels parfums ravissants le mariage exhale !
La violette même a des parfums moins doux
Qui naît, parfume et meurt loin des regards jaloux.

Middleton.


J’ai souvent eu l’occasion de remarquer la force d’âme avec laquelle les femmes soutiennent les revers de fortune les plus écrasants. Ces désastres sous le poids desquels le courage de l’homme reste anéanti, qui le font rouler dans la poussière, semblent évoquer toute l’énergie de ce sexe délicat, et impriment à leur caractère une telle intrépidité, une telle élévation, que parfois elles deviennent presque sublimes. Rien ne peut être plus touchant que de voir une femme douce et frêle, qui n’était que faiblesse et que misère, dont la moindre pierre déchirait les pieds, alors qu’elle foulait les sentiers de la prospérité, grandir tout à coup en force morale pour être la consolation et l’appui de son mari dans l’infortune, et résister avec un inébranlable courage aux plus terribles rafales de l’adversité.

De même que la vigne qui longtemps enlaça le chêne de son gracieux feuillage et s’appuya sur lui pour se réchauffer aux rayons du soleil, si l’arbre majestueux vient à s’entr’ouvrir frappé par la foudre, jette autour de lui ses tendrons caressants et cherche à relier ses rameaux brisés, la Providence a voulu, et c’est un de ses beaux décrets, que la femme, sujette et simple ornement de l’homme aux jours de la fortune, fût son soutien et sa consolation quand le vent du malheur vient à souffler ; qu’elle s’insinuât dans les replis les plus rugueux de sa nature, soutînt avec amour la tête qui penche, et relevât le cœur brisé.

Je félicitais un jour un ami dont la famille s’épanouissait autour de lui, reliée par la plus vive affection. « Je ne puis vous souhaiter de plus grand bonheur, me dit-il avec enthousiasme, que d’avoir une femme et des enfants. — Êtes-vous heureux, ils sont là pour prendre leur part de votre bonheur ; ne l’êtes-vous pas, ils sont là pour vous consoler. » Et en effet, j’ai observé qu’un homme marié tombant dans le malheur reconquérait plutôt sa place dans le monde qu’un célibataire ; d’abord, parce que les besoins de ces êtres aimés et sans force qui n’attendent leur subsistance que de lui le stimulent plus énergiquement au travail ; mais surtout parce que les affections de la famille le calment et relèvent son courage, qu’il conserve vivace sa confiance en lui-même quand il voit que bien qu’au dehors tout soit pour lui ténèbres et abaissement, cependant il a encore dans son intérieur un petit monde d’amour dont il est le roi. Tandis qu’un célibataire est porté à se laisser aller au plus profond découragement, à l’oubli de soi-même, à s’imaginer qu’il est dans l’isolement et l’abandon ; et son cœur tombe en ruine comme une maison déserte, faute d’habitants.

Ces remarques me font souvenir d’un petit drame d’intérieur dont je fus autrefois témoin. Mon intime ami, Leslie, avait épousé une jeune fille aussi belle qu’accomplie, qui avait grandi au sein de la vie fashionable. Elle n’avait pas de fortune, il est vrai, mais celle de mon ami était considérable, et d’avance il se faisait un bonheur de satisfaire tous ses goûts d’élégance, tous ces rêves, toutes ces délicates fantaisies qui répandent autour des femmes un éclat en quelque sorte magique. — « Sa vie, disait-il, sera comme un conte de fée. »

La différence même de leurs caractères produisait une harmonieuse combinaison. Il avait un tour d’esprit romanesque et un peu sérieux ; elle n’était que vie et que sourires. J’ai souvent observé le muet ravissement avec lequel il la contemplait dans le monde, dont sa vivacité et son enjouement la rendaient les délices ; et qu’au milieu même des applaudissements ses yeux se tournaient vers lui, comme si là seulement elle voulait être louée et admirée. Lorsqu’elle s’appuyait sur son bras, sa taille svelte formait un gracieux contraste avec ses formes masculines. L’air de confiance passionnée avec lequel elle le regardait semblait lui donner les joies de l’orgueil qui triomphe et de la tendresse qui protège, comme s’il eût raffolé de son charmant fardeau, à cause de sa faiblesse même. Jamais couple jeune et bien assorti ne s’engagea dans le sentier fleuri du mariage avec une plus belle perspective de bonheur.

Mais, pour le malheur de mon ami, sa fortune était aventurée dans d’immenses spéculations ; et quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis son mariage, que, par une suite de désastres inattendus, elle lui fut enlevée, et qu’il se trouva presque réduit à la misère. Pendant quelque temps il garda le secret de sa situation ; il allait, le visage bouleversé et le cœur brisé. Sa vie n’était plus qu’une longue agonie ; et ce qui la rendait plus intolérable encore, c’était la nécessité d’avoir toujours, en présence de sa femme, le sourire sur les lèvres ; car il ne pouvait se résoudre à l’accabler sous la fatale nouvelle. Mais elle vit, avec les yeux perçants de l’affection, que quelque chose le chagrinait. Elle remarqua ses regards altérés, ses soupirs à demi comprimés, et ne se laissa pas tromper par ses douloureux et vains essais de gaieté. Elle mit en œuvre tout ce qu’elle avait d’enjouement, toutes les cajoleries de la tendresse, pour le rappeler au bonheur : elle ne fit qu’enfoncer un peu plus le trait dans son âme. Plus il voyait de raisons pour l’aimer, plus poignante était cette idée qu’il allait bientôt la faire misérable. Encore quelques jours, pensait-il, et le sourire fuira ces joues, — les chants expireront sur ces lèvres, — le chagrin amortira l’éclat de ces yeux, — et le cœur léger qui bat maintenant si joyeux dans son sein pèsera plus lourd, comme le mien, sous les misères et les soucis de ce monde.

Enfin il vint un jour à moi et m’exposa toute sa situation du ton du plus profond désespoir. Quand je l’eus écouté jusqu’au bout, je lui dis : « Votre femme sait-elle tout ceci ? » — À cette question il fond en larmes, il éclate en sanglots. « Pour l’amour de Dieu, s’écrie-t-il, si vous avez de moi quelque pitié, ne me parlez pas de ma femme ; cette pensée me ferait devenir fou !

— Et pourquoi non ? lui dis-je. Elle le saura toujours tôt ou tard ; vous ne pouvez le lui cacher longtemps, et cette nouvelle peut la frapper plus dangereusement que si vous la lui communiquiez vous-même : car la voix de ceux que nous aimons adoucit pour nous les nouvelles les plus amères. Et puis vous vous privez des forces que vous trouveriez dans sa sympathie ; et non-seulement cela, mais vous mettez encore en péril le seul lien qui puisse unir à jamais les cœurs : — une communauté sans réserve de pensées et de sentiments. Elle s’apercevra bientôt que quelque chose vous obsède, et, quand on aime bien, on ne veut pas de réserve ; on se croit méprisé, outragé, quand ceux que nous aimons nous cèlent même leurs chagrins.

— Oh ! mais, mon ami, penser au coup que je vais porter à tous ses plans pour l’avenir, au profond désespoir dans lequel je vais plonger son âme, quand je lui dirai que son époux est un mendiant ! qu’il lui faut renoncer à toutes les élégances de la vie, — à tous les plaisirs de la société, — pour tomber avec moi dans l’indigence et l’obscurité ! Lui dire que je l’ai précipitée de la sphère où elle aurait pu continuer à se mouvoir dans un éclat sans fin, — être la lumière de tous les yeux, — faire battre tous les cœurs ! Comment supportera-t-elle la pauvreté ? elle a grandi au milieu de tous les raffinements de l’opulence. Comment supportera-t-elle l’oubli ? elle a été l’idole de la société. Oh ! je briserai son cœur ! — je briserai son cœur ! — ».

Je vis que sa douleur était éloquente, et je lui laissai avoir son cours : car le chagrin se soulage avec des mots. Quand son paroxysme se fut calmé, qu’il fut retombé dans un sombre silence, je revins tout doucement à mon sujet, et le pressai de révéler sur-le-champ sa position à sa femme. Il secoua tristement mais résolûment la tête.

« Mais comment ferez-vous pour le lui cacher ? Il est nécessaire qu’elle le sache, afin que vous puissiez prendre les mesures exigées par votre changement de fortune. Il vous faudra modifier votre manière de vivre ; — mais (je vis l’angoisse passer sur ses traits) que cela ne vous afflige pas : je suis sûr que vous n’avez jamais placé la félicité dans la pompe extérieure. — Vous avez encore des amis, de véritables amis, qui ne vous estimeront pas moins parce que vous serez moins splendidement logés ; et certainement il n’est pas besoin d’un palais pour être heureux avec Marie.

— Je pourrais être heureux avec elle, s’écria-t-il violemment agité, dans une cabane ! — Je pourrais descendre avec elle dans la pauvreté et la poussière ! — Je pourrais — je pourrais — Dieu la bénisse ! s’écria-t-il en lâchant les rênes de sa douleur et de sa tendresse.

— Et croyez-moi, mon ami, dis-je en m’avançant et en lui serrant chaudement la main ; — croyez-moi, elle peut être la même pour vous. Que dis-je ? plus : ce sera une source d’orgueil et de triomphe pour elle. — Vous verrez paraître toute l’énergie que recèle sa nature, une brûlante sympathie : car elle se réjouira de vous prouver qu’elle vous aime pour vous-même. Il y a dans le cœur de toute véritable femme une étincelle de feu divin, qui se dérobe et dort au grand jour de la prospérité, mais qui s’allume, éclaire et jette des flammes quand tout s’assombrit à l’heure de l’adversité. Nul homme ne sait ce qu’est la femme qu’il adore, — nul homme ne sait quel ange dévoué il a auprès de lui, — tant qu’il n’a pas passé avec elle à travers les redoutables épreuves de la vie. »

Il y avait quelque chose dans la véhémence de mon action, dans les tours figurés de mon langage, qui saisit l’imagination échauffée de Leslie. Je sus à quel auditeur j’avais affaire ; et profitant de l’impression que j’avais produite, je finis par lui persuader de rentrer chez lui et de soulager, en l’ouvrant à sa femme, son cœur chargé de tristesse.

Je dois l’avouer, malgré tout ce que j’avais dit, je n’étais pas sans quelque inquiétude pour le résultat. Qui peut compter sur le courage d’une personne dont la vie tout entière n’a été qu’un cercle de plaisirs ? Elle qui était si gaie pouvait refuser de s’engager dans le ténébreux et redoutable sentier d’humiliation et d’abaissement qu’on lui indiquait tout à coup du doigt ; elle pouvait se cramponner à ces régions pleines de soleil où jusque-là la vie leur avait été si facile. Et puis, dans le monde fashionable, la ruine est accompagnée de tant d’amères mortifications, mortifications auxquelles, dans les autres rangs de la société, elle reste étrangère. — Bref, ce n’est pas sans crainte que, le lendemain matin, je rencontrai Leslie. Il avait tout avoué.

« Et comment supporte-t-elle son malheur ?

— Comme un ange ! Il m’a semblé même qu’elle en éprouvait un soulagement, car elle a jeté ses bras autour de mon cou, me demandant si c’était tout ce qui dernièrement me rendait malheureux. — Mais la pauvre fille, ajouta-t-il, elle ne peut se faire une idée de la vie qui nous est imposée désormais. Elle ne conçoit la pauvreté que d’une façon abstraite, pour avoir lu des poésies, et là elle ne va jamais sans l’amour. Elle ne sent pas encore les privations ; elle n’a perdu aucune de ces commodités, de ces jouissances que donne le luxe et auxquelles elle est accoutumée. — Elle ne souffre pas. Que nous venions à connaître d’une manière pratique, grâce à l’expérience, les soucis mesquins, les sordides privations, les humiliations de chaque jour, — ce sera lors la véritable épreuve.

— Mais, lui dis-je, maintenant que vous avez accompli la tâche la plus pénible, celle de lui tout confier, le plus tôt que vous mettrez le monde dans le secret sera le meilleur. Cette révélation peut avoir quelque chose de mortifiant, mais ce n’est qu’une misère, et ce sera bientôt passé ; tandis qu’autrement vous la subissez à chaque heure du jour, par anticipation. Ce n’est pas tant la pauvreté que la honte de la pauvreté qui abat un homme ruiné, — la lutte entre l’esprit orgueilleux et la bourse vide, — le besoin de conserver les apparences du luxe, ce qui ne peut toujours durer. Ayez le courage de paraître pauvre, et vous aurez enlevé à la pauvreté son plus piquant aiguillon. » Je trouvai sur ce point Leslie parfaitement préparé ; il n’avait pas lui-même de faux orgueil, et, quant à sa femme, elle n’avait d’autre désir que de se conformer à leur nouvelle position.

Quelques jours après il vint me voir dans la soirée. Il avait disposé de sa maison d’habitation, et pris une petite chaumière à la campagne, à quelques milles de la ville ; il avait été occupé tout le jour à y envoyer des meubles. La nouvelle demeure n’exigeait que peu d’objets, et tous de l’espèce la plus simple. Tout le splendide mobilier de sa dernière résidence avait été vendu, à l’exception de la harpe de sa femme. Elle était, disait-il, trop étroitement liée à l’idée de sa femme elle-même ; elle se rattachait à la petite histoire de leurs amours, car quelques-uns des plus doux moments qu’ils avaient passés à l’époque où il lui faisait la cour étaient ceux où il s’appuyait sur cet instrument et prêtait l’oreille aux sons attendris de sa voix. Je ne pus m’empêcher de sourire à ce trait de galanterie romanesque dans un époux passionné.

Il se rendait alors à la chaumière, dont sa femme avait été occupée tout le jour à surveiller l’arrangement. Ma sensibilité était fortement excitée ; je suivais avec intérêt ce drame domestique : aussi, comme c’était une belle soirée, lui proposai-je de l’accompagner.

Il était accablé par les fatigués du jour, et tomba, pendant la route, dans un accès de sombre rêverie.

« Pauvre Marie ! ». Ces mots, suivis d’un gros soupir, s’échappèrent à la fin de ses lèvres.

« Quoi ? demandai-je ; lui serait-il arrivé quelque chose ?

— Eh quoi ! dit-il en me lançant un regard plein d’impatience, n’est-ce donc rien que d’être réduite à cette humiliante situation, — d’être emprisonnée dans une misérable chaumière, — d’être obligée de se fatiguer aux menus détails des occupations domestiques ?

— Son changement de fortune l’a donc fait murmurer ?

— Murmurer ! elle n’a été que douceur et que gaieté. Que dis-je ? il semble qu’elle soit plus heureuse que jamais ; elle n’a été pour moi qu’amour, que tendresse, que consolation !

— L’admirable fille ! m’écriai-je. Vous vous dites pauvre, mon ami : jamais vous ne fûtes aussi riche. — Vous ne saviez pas quels inépuisables trésors de perfection vous possédiez dans cette femme.

— Oh ! mon ami, si cette première entrevue là-bas avait seulement eu lieu, je crois que je pourrais me consoler. Mais c’est son premier jour d’expérience réelle ; introduite dans une humble demeure, elle a été occupée tout le jour à disposer les misérables objets qui doivent y trouver place ; — pour la première fois elle a connu les fatigues des soins domestiques ; — elle a pour la première fois jeté les yeux autour d’elle pour ne rencontrer qu’un intérieur dénué de toute chose élégante, — et presque de toute chose convenable ; et maintenant peut-être elle s’assied épuisée, sans courage, les yeux fixés sur cet avenir de pauvreté et de misère. »

Il y avait dans ce tableau une certaine vraisemblance ; je ne pouvais le contredire. — Nous marchâmes silencieusement.

Après nous être détournés de la grande route pour nous engager dans un étroit sentier, si fort ombragé de grands arbres que cela lui donnait l’air d’une profonde solitude, nous arrivâmes en vue de la chaumière. L’extérieur en était assez humble pour satisfaire le poëte le plus pastoral, et cependant elle avait un aspect rustique qui enchantait. Tout un bout était recouvert d’une profusion de feuilles de vigne sauvage ; quelques arbres y laissaient gracieusement retomber leurs branches ; et je remarquai plusieurs pots de fleurs disposés avec beaucoup de goût autour de la porte, et sur la pelouse, en avant. Un petit guichet ouvrait sur une allée bordée d’arbrisseaux qui serpentait jusqu’à la porte. Comme nous approchions, nous entendîmes le son de la musique. — Leslie serra mon bras : nous nous arrêtâmes pour écouter. C’était la voix de Marie, qui chantait avec simplicité et de la manière la plus touchante un petit air dont son mari était particulièrement amoureux.

Je sentis la main de Leslie trembler sur mon bras. Il fit quelques pas en avant afin d’entendre plus distinctement ; son pied fit résonner le sable de l’allée. Un visage radieux et beau parut à la croisée, puis s’évanouit après avoir jeté un coup d’œil ; — un pas léger se fit entendre, — et Marie vint en sautillant à notre rencontre. Elle avait un joli vêtement blanc et tout à fait rustique ; quelques fleurs sauvages étaient entrelacées dans ses beaux cheveux ; la fraîcheur était sur sa joue ; toute sa personne s’illuminait de sourires. — Je ne l’avais jamais vue si charmante.

Mon bon Georges, s’écria-t-elle, je suis si heureuse que vous soyez arrivé ! J’étais toujours aux aguets, toujours à descendre le sentier, espérant toujours vous apercevoir. J’ai mis la table sous un bel arbre derrière la maison, et j’ai cueilli les fraises les plus délicieuses, car je sais que vous les aimez ; — et nous avons la plus excellente crème. — Et puis tout est si calme ici, si charmant ! — Oh ! dit-elle en passant son bras sous celui de son mari, pendant qu’elle le regardait en face avec du bonheur dans les yeux ; oh ! nous serons si heureux ! »

Le pauvre Leslie était accablé. — Il la prit dans ses bras, — la serra sur son sein, l’embrassant et l’embrassant encore. Il ne pouvait parler, mais il avait les yeux pleins de larmes ; et bien que la fortune lui ait souri depuis, que sa vie ait été, en somme, une heureuse vie, il m’a souvent assuré n’avoir jamais eu un moment de plus exquise félicité.