Le Livre d’esquisses/La Nuit de Noël

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Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 201-213).

LA NUIT DE NOËL.


Saint François, saint Benoît,
Écartez de ce toit
Tout être redoutable ;
Le cauchemar et le lutin
Nommé Robin,
Robin bon diable,
Sylphes et rats, belettes et furets,
Et tous les malins farfadets :
Depuis le couvre-feu, cette heure où le jour baisse,
Jusqu’à ce que là-bas le soleil reparaisse.

Cartwright.


Nous avions un clair de lune magnifique, mais la nuit était extrêmement froide. Notre chaise roulait rapidement sur le sol durci ; le postillon faisait incessamment claquer son fouet, et la moitié du temps ses chevaux allaient le galop. « Il sait où il va, dit en souriant mon compagnon, et il voudrait bien arriver à temps pour prendre sa part des réjouissances et de la bonne chère de l’office. Vous saurez que mon père est un partisan fanatique de la vieille école, et qu’il tient à honneur de conserver quelque chose de la vieille hospitalité anglaise. C’est un échantillon passable de ce que vous rencontrerez rarement à notre époque dans toute sa pureté, le vieux gentilhomme campagnard anglais ; car chez nous les gens riches passent une si grande partie de leur temps à la ville, et la mode envahit tellement la campagne, que les fortes et belles particularités de l’ancienne vie rustique ont presque entièrement disparu. Mon père, lui, dès ses plus tendres années, prit l’honnête Peacham[1] pour son évangile, au lieu de Chesterfield ; il s’est mis dans la tête qu’il n’y avait pas de condition plus réellement honorable et digne d’envie que celle de gentilhomme campagnard vivant sur le domaine de ses pères, et passe, en conséquence, tout son temps sur sa propriété. Il combat vaillamment pour la résurrection des vieux divertissements rustiques et l’observance des fêtes, et est profondément versé dans les auteurs, anciens et modernes, qui ont traité ce sujet. Oui, son terrain favori, en fait de lecture, ce sont les auteurs qui fleurirent il y a deux siècles au moins, lesquels, soutient-il, écrivirent et pensèrent plus en véritables Anglais qu’aucun de ceux qui les ont suivis. Parfois même il regrette de n’être pas né quelques siècles plus tôt, quand l’Angleterre était elle-même et avait ses mœurs, ses coutumes particulières. Demeurant à quelque distance de la grande route, dans un endroit presque isolé de la contrée, sans rivalité de petite noblesse sous le vent, il possède le plus enviable de tous les bonheurs pour un Anglais, c’est-à-dire la faculté de se laisser aller au gré de son humeur sans être tourmenté. Comme il représente la plus ancienne famille du voisinage, et qu’une grande partie des paysans sont ses tenanciers, on le considère beaucoup, et, en général, on ne le connaît guère que sous le nom de « le Squire », titre qui fut accordé depuis un temps immémorial au chef de la famille. J’ai cru qu’il convenait de vous donner ces quelques aperçus au sujet de mon vieux et digne père, afin de vous préparer à quelques petites excentricités qui, autrement, auraient pu vous sembler absurdes. »

Nous longions depuis quelque temps déjà le mur d’un parc, lorsque enfin la chaise s’arrêta devant la porte. Elle était d’un vieux style grandiose et lourd, à barreaux de fer, lesquels se terminaient par le haut en fleurons et en arabesques. Les grandes colonnes carrées qui la soutenaient étaient surmontées des armes de la famille. Tout près attenant était la loge du concierge, abritée par de sombres sapins et presque ensevelie dans un bouquet d’arbustes.

Le postillon fit tinter une grosse cloche, qui retentit dans l’air silencieux et glacé. Aussitôt y répondirent les aboiements éloignés de chiens qui semblaient former la garnison du château. Une vieille femme parut en même temps à la porte. La lune donnait en plein sur elle, de sorte que j’examinai tout à mon aise une petite et primitive dame presque entièrement vêtue à la mode d’autrefois, avec un fichu très-propre et un corsage lacé, dont les cheveux argentés perçaient de dessous une coiffe d’une blancheur éblouissante. Elle vint à nous en faisant force révérences, et exprima simplement, sans tarir, la joie qu’elle éprouvait de revoir son jeune maître. Son mari, parut-il, était en haut, dans la maison, célébrant à l’office la nuit de Noël. Ils ne pouvaient rien faire sans lui, car c’était le plus fort de la bande pour les chansons et les récits.

Mon ami me proposa de descendre et de faire, en nous promenant dans le parc, le trajet jusqu’à la maison, qui se trouvait non loin de là, pendant que la chaise poursuivrait sa marche. Notre route serpentait le long d’une imposante avenue d’arbres, entre les branches dépouillées desquels étincelait la lune, roulant à travers la voûte profonde d’un ciel sans nuage. La pelouse qui se trouvait au bout était revêtue d’un léger manteau de neige, et resplendissait çà et là lorsque les rayons de la lune tombaient sur le cristal de la glace ; et l’on pouvait voir dans le lointain une vapeur légère et transparente s’échapper des vallées, qui montait peu à peu et menaçait d’enrouler le paysage dans son linceul.

Mon compagnon jetait autour de lui des regards transportés. « Que de fois, me dit-il, j’ai escaladé cette avenue, quand je revenais à la maison lors des vacances du collège ! Que de fois j’ai joué sous ces arbres lorsque j’étais petit ! Je me sens pour eux une espèce de respect filial, comme lorsque nous arrêtons nos regards sur les personnes qui prirent soin de nous dans notre enfance. Mon père ne manquait jamais d’exiger pour nous des congés, afin de nous avoir autour de lui, lors des fêtes de famille. Il avait l’habitude de diriger et de surveiller nos jeux avec la minutie que mettent certains parents pour les études de leurs enfants. Il tenait extrêmement à ce que nous jouassions aux vieux jeux anglais selon leur forme originale, et recourait à de vieux bouquins pour les règles et la solution des difficultés. Cependant je vous assure qu’il n’y eut jamais si ravissante pédanterie. C’était la politique du bon vieux gentilhomme de faire sentir à ses enfants que la maison était le plus charmant endroit du monde, et j’estime ce délicieux sentiment de l’intérieur l’un des plus beaux présents que pût faire un père. »

Ici nous fûmes interrompus par les clameurs d’une troupe de chiens de toute espèce et de toute grandeur, « chiens d’arrêt, chiens courants, chiens dégénérés de tous les calibres, » qui, troublés par le retentissement de la cloche du portier et le roulement de la chaise, arrivèrent en bondissant, gueule béante, à travers la pelouse.


« — Petits et grands, Tray, Blanche, Chéri, vois,
Cher ami, tons ces chiens qui jappent après moi ! »


s’écria Bracebridge en riant. Au son de cette voix bien connue, l’aboiement se convertit en un glapissement de plaisir, et en moins d’un instant il fut entouré, presque accablé des caresses de ces fidèles animaux.

Nous étions alors arrivés pleinement en vue de l’antique résidence de famille, à demi plongée dans une ombre épaisse, à demi éclairée par les froids rayons tombés de la lune. C’était un bâtiment irrégulier, non sans grandeur, et dont l’architecture semblait appartenir à différentes époques. Une aile était évidemment fort ancienne ; elle avait de lourdes fenêtres à chapiteaux de pierre, qui faisaient l’arc et se projetaient sous le lierre qui les recouvrait, entre le feuillage duquel les petits carreaux de verre, qu’on eût pris pour des diamants, étincelaient sous la lune. Le reste de la maison était dans le goût français du temps de Charles II, ayant été réparé, modifié, à ce que me dit mon ami, par un de ses ancêtres, qui revint avec ce monarque à la Restauration. Le terrain qui s’étendait autour de la maison était disposé d’après le système gourmé d’autrefois : parterres artificiels, arbustes taillés, terrasses surélevées, lourdes balustrades de pierre ; et décoré d’urnes, avec une ou deux statues de plomb et un jet d’eau. J’appris que le vieux gentilhomme était extrêmement soigneux de maintenir ce luxe expiré dans son état primitif. Il admirait ce mode de disposition des jardins ; cela avait un air de magnificence, était élégant et noble, et convenait au bon vieux style de famille. L’imitation si vantée de la nature dans les jardins modernes avait pris naissance avec les idées républicaines modernes, mais ne s’accordait pas avec un gouvernement monarchique : elle sentait son système du nivellement. — Je ne pus m’empêcher de sourire de cette introduction de la politique à propos de jardins, tout en exprimant quelque crainte de trouver le vieux gentilhomme assez intolérant en fait d’opinion. — Frank m’assura cependant que c’était presque la seule fois qu’il eût jamais entendu son père se mêler de politique, et il était persuadé qu’il tenait cette idée d’un membre du Parlement qui avait à certaine époque passé quelques semaines avec lui, le Squire accueillant avec bonheur tous les moyens possibles de défendre ses ifs taillés et ses terrasses régulières, qu’avaient de temps à autre attaqués des arrangeurs de jardins modernes.

Comme nous approchions de la maison, nous entendîmes un bruit de musique, et de temps à autre un éclat de rire, lesquels partaient d’une extrémité du bâtiment. Cela devait, me dit Bracebridge, venir de l’office, où de grandes réjouissances étaient autorisées et même encouragées par le Squire pendant les douze jours de Noël, pourvu que toute chose se passât conformément aux anciens usages. Là se maintenaient dans toute leur pureté les antiques jeux du colin-maillard, de la jument sauvage, de la main chaude, de l’escamotage, de la pomme suspendue, du snap-dragonn; la bûche de Noël et la chandelle de Noël étaient brûlées selon les règles, et le gui, avec ses baies blanches, pendait au milieu de la pièce, à l’imminent péril de toutes les jolies servantes[2].

Les domestiques étaient si absorbés par leurs divertissements que nous dûmes sonner à plusieurs reprises avant de pouvoir nous faire entendre. Lorsqu’il eut appris notre arrivée, le Squire sortit pour nous recevoir, accompagné de ses deux autres fils : l’un un jeune officier près l’armée, alors à la maison par suite de congé ; l’autre un élève d’Oxford, tout frais émoulu de l’université. Le Squire était un beau vieux gentilhomme à mine florissante, aux cheveux argentés bouclant légèrement autour d’un visage ouvert et vermeil, dans lequel un physionomiste qui aurait eu l’avantage, comme moi, d’une ou deux notions préliminaires, aurait pu découvrir un singulier mélange de bienveillance et d’originalité.

Chaudement affectueuse fut l’entrevue. Comme la soirée était déjà fort avancée, le Squire ne voulut pas nous permettre de déposer nos habits de voyage, mais nous introduisit tout de suite auprès de la compagnie, qui était réunie dans une immense grande salle d’un style gothique. Elle se composait des différentes branches d’une famille aux nombreuses ramifications, où se trouvait la proportion habituelle de vieux oncles et de vieilles tantes, de confortables dames mariées, de filles surannées, de rougissantes cousines de campagne au visage épanoui, de jouvenceaux ayant à peine quitté le nid et de petites pensionnaires aux yeux vifs. Ils étaient diversement occupés : les uns, en cercle, jouaient aux cartes ; d’autres conversaient autour du foyer ; à l’une des extrémités de la salle un groupe de jeunes gens, quelques-uns à peu près formés, d’autres d’un âgé plus tendre, plus boutonnant, était entièrement absorbé par un jeu plein d’intérêt, et la profusion de chevaux de bois, de trompettes à un penny et de poupées en lambeaux qui jonchaient le plancher témoignaient du passage d’une bande de petits êtres féeriques qui, après avoir folâtré tout un heureux jour, avaient été emportés pour employer à dormir une paisible nuit.

Pendant que les compliments allaient leur train entre le jeune Bracebridge et sa famille, j’eus le loisir d’examiner la pièce où je me trouvais. Je l’ai qualifiée de grande salle ; bien certainement c’en avait été une autrefois ; et il était évident que le Squire s’était efforcé de la remettre à peu près dans son état primitif. Au-dessus de la lourde et saillante cheminée était suspendu le portrait d’un guerrier armé de toutes pièces et debout près d’un cheval blanc ; sur la muraille opposée se détachaient un casque, un bouclier et une lance. À l’une des extrémités était enfoncée dans le mur une énorme paire d’andouillers, dont les branches servaient d’agrafes à suspendre les chapeaux, les fouets et les éperons ; dans tous les coins de l’appartement se voyaient des fusils de chasse, des lignes pour la pêche, et autres engins de même nature. L’ameublement était dans la manière incommode des anciens jours, bien qu’on eût ajouté quelques articles de confortable moderne, et que le plancher de chêne eût été recouvert d’un tapis ; le tout offrait un bizarre mélange de salon et de grande salle.

La grille avait été retirée de la vaste cheminée pour faire place à un feu de bois, au milieu duquel était une énorme bûche projetant un immense volume de lumière et de chaleur : je compris que c’était la bûche de Noël, que le Squire avait eu bien soin de faire apporter et allumer la veille de Noël, suivant l’ancienne coutume[3].

C’était charmant, en vérité, de voir le vieux Squire, assis dans son fauteuil héréditaire, au coin du foyer hospitalier de ses ancêtres, jetant autour de lui ses regards en soleil d’un système, dardant la chaleur et la joie sur tous les cœurs. Le chien couché par terre à ses pieds lui-même, quand il changeait nonchalamment de position et bâillait, regardait avec amour son maître au visage, frétillait de la queue contre le plancher, et puis s’étendait de nouveau pour dormir, plein de confiance dans sa protection et dans sa bonté. Il est une émanation du cœur, dans la franche hospitalité, qui ne peut se décrire, mais qu’on sent immédiatement, et qui met tout d’abord l’étranger à son aise ; et il y avait à peine quelques minutes que j’étais assis au coin du confortable foyer du vieux et digne cavalier, que je me trouvais tout autant chez moi que si j’avais fait partie de la famille.

Peu de temps après notre arrivée on annonça le souper. Il était servi dans une chambre spacieuse à boiseries de chêne, dont les panneaux étincelaient de bougies et autour de laquelle étaient plusieurs portraits de famille décorés de houx et de lierre. Outre les lumières ordinaires, deux grands cierges, appelés chandelles de Noël, entourés de guirlandes, avaient été placés sur un buffet excessivement brillant, au milieu de la vaisselle de famille. La table était abondamment fournie de mets substantiels ; mais le Squire soupa de frumentée[4] ; car c’était, dans l’ancien temps, le plat de résistance pour la nuit de Noël. Je fus heureux de voir que ma vieille amie la rissole figurait au cortége ; et découvrant qu’elle était parfaitement orthodoxe, que je n’aurais pas à rougir de cette prédilection, je l’accueillis avec toute la chaleur dont nous accueillons d’ordinaire une vieille et très-aimable connaissance.

La gaieté de la compagnie était singulièrement excitée par les saillies d’un personnage excentrique auquel M. Bracebridge adressait toujours la bizarre appellation de maître Simon. C’était un petit homme propret et plein de feu, et qui avait évidemment l’air d’un vieux garçon. Son nez était conformé en bec de perroquet, son visage légèrement marqué de la petite vérole, mais réjouissant, et toujours en floraison, comme en automne une feuille mordue par la gelée. Il avait l’œil excessivement vif et brillant, et un air de malice aux aguets dans l’expression qui était irrésistible. C’était évidemment le bel esprit de la famille ; prodiguant les fines plaisanteries et les insinuations avec les dames, et causant une gaieté sans fin en rabâchant sur de vieux thèmes, lesquels malheureusement mon ignorance des chroniques de la famille ne me permit pas de goûter. Son grand bonheur pendant le repas sembla consister à tenir une jeune fille qu’il avait pour voisine dans une agonie continue de rires étouffés, en dépit de la crainte qu’elle avait des regards réprobateurs de sa mère, assise vis-à-vis. Il était l’idole de la partie jeune de la compagnie, qui riait à la moindre chose qu’il disait ou faisait, et à chaque mouvement de sa physionomie. Je n’en fus pas surpris, car il devait être à leurs yeux un prodige de talents. Il savait imiter Polichinelle et Judy, faire une vieille femme avec sa main, à l’aide d’un bouchon brûlé et d’un mouchoir, et tailler dans une orange une si burlesque caricature que toute cette jeunesse en riait à mourir.

Frank Bracebridge me raconta son histoire en deux mots. C’était un vieux garçon possesseur d’un revenu modeste, mais indépendant, lequel, grâce à une soigneuse,économie, suffisait à tous ses besoins. Il gravitait à travers le système de la famille comme fait une comète vagabonde dans son orbite, visitant une branche aujourd’hui, demain une autre tout à fait éloignée, ainsi qu’il arrive souvent aux personnes dont les liaisons sont très-étendues et la fortune très-petite, en Angleterre. Il lui fallait sans cesse gazouiller et se trémousser ; mettant d’ailleurs à profit l’heure présente ; et le fréquent changement de scènes et de compagnies l’avait empêché de prendre ces habitudes bourrues et peu accommodantes dont les vieux garçons sont si peu charitablement accusés. C’était la chronique vivante de la famille, étant versé dans la généalogie, l’histoire et les alliances de la maison des Bracebridge, ce qui faisait de lui le favori des vieillards ; c’était en outre le petit-maître de toutes les vieilles dames et des filles surannées, parmi lesquelles il était habituellement considéré comme un jeune homme, et le grand ordonnateur des jeux parmi les enfants ; de telle sorte qu’il n’y avait pas d’être plus populaire, dans la sphère où il se mouvait, que M. Simon Bracebridge. Depuis quelques années il avait presque entièrement demeuré avec le Squire, dont il était le factotum, et qu’il charmait singulièrement en se mettant au pas de son humeur pour ce qui était du vieux temps, en ayant toujours un lambeau de vieille poésie pour chaque circonstance. Nous eûmes alors un échantillon du talent susmentionné, car le souper ne fut pas plus tôt enlevé et les vins épicés et autres boissons particulières à la circonstance introduits, qu’on eut recours à maître Simon pour une bonne vieille chanson de Noël. Il se recueillit pendant un instant ; enfin, avec une étincelle dans les yeux et une voix qui n’était en aucune façon mauvaise, si ce n’est qu’elle dégénérait parfois en fausset, comme les notes d’un chalumeau fêlé, il tremblota cette vieille et joyeuse chanson :


À la fin de Noël est arrivé le jour !
De coups précipités martelons le tambour ;
Appelons nos voisins, tous ils trouveront place ;
Et quand leur groupe ami sera formé, qu’on fasse
Chère lie et grand feu : si bon leur semble, alors,
La brise et la froidure en rageront dehors, etc.


Le souper avait disposé chacun à la gaieté : un vieux joueur de harpe dut venir de l’office, où il s’était démené toute la soirée, et, suivant toute apparence, réconforté avec l’excellente bière du Squire. C’était, me dit-on, une espèce de parasite du logis ; il habitait ostensiblement le village, mais on le trouvait plus souvent dans la cuisine du Squire que dans sa propre maison, le vieux gentilhomme aimant à la passion le son de « la harpe dans la grand’salle ».

La danse, comme la plupart des danses après souper, fut joyeuse : quelques personnes âgées s’y joignirent, et le Squire lui-même y figura plusieurs fois avec une partenaire en compagnie de laquelle il affirmait avoir, à chaque fête de Noël, dansé pendant près d’un demi-siècle. Maître Simon, qui semblait être une espèce de trait d’union entre les temps anciens et les temps modernes, et, par suite, était un peu passé de mode quant au caractère de ses agréments, s’était évidemment piqué d’honneur, et s’efforçait de s’attirer des éloges au moyen des ailes de pigeon, du rigodon, et autres grâces de l’ancienne école ; mais il avait eu le malheur de s’accoupler à une petite sauteuse, jeune fille sortant de pension, et celle-ci, par sa jeunesse et sa vivacité, le mettait continuellement à la torture, triomphait de toutes ses tentatives d’élégance mesurée : — tels sont les accouplements mal assortis auxquels sont, hélas ! enclins les dandys d’un autre âge.

Le jeune étudiant, au rebours, avait débauché une de ses tantes, une vieille fille, sur laquelle le coquin se faisait un jeu d’exercer avec impunité mille petites friponneries ; son sac était bourré de plaisanteries pratiques, et il n’avait pas de plus grand plaisir que de faire enrager ses tantes et ses cousines. Au demeurant, il en est ainsi pour tous les jeunes fous de son espèce, c’était pour lui, parmi les femmes, un engouement universel. Mais le couple le plus intéressant de la danse était le jeune officier et une pupille du Squire, belle et rougissante jeune fille de dix-sept ans. À plusieurs timides œillades que j’avais surprises dans le cours de la soirée, je soupçonnai l’amour d’avoir dressé contre eux ses batteries ; du reste, le jeune soldat était précisément le héros qui devait captiver une fille romanesque. Il était grand, svelte, beau garçon, et, comme la plupart des jeunes officiers anglais pendant les dernières années, avait glané quelques petits agréments sur le continent ; — il parlait le français et l’italien — pouvait croquer un paysage — chantait très-passablement — dansait divinement ; enfin il avait été blessé à Waterloo : — quelle jeune fille de dix-sept ans, convenablement versée dans la poésie et les romans, eût pu résister à un pareil miroir de chevalerie et de perfection !

Quand la danse fut finie, il saisit une guitare, et, s’appuyant contre la vieille cheminée de marbre, dans une attitude que je fus assez porté à croire étudiée, il commença la petite chanson française du Troubadour. Mais le Squire se récria, disant qu’on ne devait chanter, la veille de Noël, que du bon vieux anglais ; sur quoi le jeune ménestrel, levant les yeux au plafond pendant un instant, comme pour un effort de mémoire, entonna sans plus se faire prier, d’un air de galanterie tout régence, le « Morceau nocturne à Julia », de Herrick : —


Les vers luisants leurs yeux te prêteront ;
Les farfadets, au regard qui pétille,
Comme au foyer quand l’étincelle brille,
À tes côtés se rangeront.

Feux follets ne t’égareront ;
Serpents, orvets ne te mordront.
En route, pars, allons, courage !
Aucun danger : sur ton passage
Tous les esprits s’écarteront.

Rien ne doit t’arrêter. Crains-tu d’affronter l’ombre ?
Que la lune sommeille en un nuage sombre ?
Mais de la nuit les astres radieux
Te prêteront leurs feux,
Comme de clairs flambeaux sans nombre.
 
Ma Julia, dis, laisse-toi
Prier d’amour ; oh ! viens à moi !
Quand de ma main, si l’amour me protège,
Je toucherai ta main de neige,
Je verserai mon âme en toi.


Le choix du poëme pouvait avoir été ou ne pas avoir été un compliment à l’adresse de la belle Julia, car je découvris que c’était ainsi que se nommait la jeune fille : ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’avait pas le moins du monde conscience d’aucune application semblable, car elle ne jeta pas une seule fois les yeux sur le chanteur, mais tint constamment ses regards baissés vers le parquet. Son visage était couvert, il est vrai, d’une charmante rougeur ; il est vrai que sa poitrine se soulevait doucement ; mais tout cela, sans doute, était causé par l’émotion de la danse. En vérité, si grande était son indifférence, qu’elle s’amusait à dévaster, en l’effeuillant, un magnifique bouquet de fleurs de serre chaude, et que, juste au moment où la chanson finissait, le bouquet gisait en ruine sur le plancher.

On dut alors se séparer pour la nuit, après avoir toutefois observé l’affectueuse et vieille coutume qui consiste à se serrer cordialement la main. Comme je traversais la grande salle pour me rendre dans la pièce qui m’était destinée, je m’aperçus que les cendres chaudes de la bûche de Noël expirante projetaient encore une lueur sombre, et si ce n’eût pas été l’époque où « les esprits inquiets alors n’osent bouger », j’aurais presque été tenté de sortir furtivement à minuit, et de regarder si les fées ne pourraient pas bien être à prendre leurs ébats autour du foyer.

Ma chambre se trouvait dans la partie vieille du logis, et son lourd ameublement semblait avoir été fabriqué à l’époque des géants. La pièce était à panneaux, avec des corniches sculptées d’un lourd travail, dans lesquelles s’entremêlaient d’une façon étrange des fleurons et des figures grotesques, et une rangée de portraits à la mine rébarbative me regardaient fixement et lugubrement des murailles. Le lit, de damas riche quoique fané, et surmonté d’un baldaquin très-élevé, se dressait dans un renfoncement, en face d’une fenêtre à ogive. Je m’étais à peine plongé dans mes draps que je crus entendre des accords de musique éclater dans l’air précisément au-dessous de la croisée. J’écoutai, et je découvris qu’ils provenaient d’un groupe : d’où je conclus que c’étaient les violons de quelque village environnant. Ils faisaient le tour de la maison, jouant sous les fenêtres. Je tirai les rideaux pour entendre plus distinctement. Les rayons de la lune traversaient la partie supérieure de la lourde fenêtre, éclairant en partie le haut de cette antique pièce. Les sons, à mesure qu’ils s’éloignaient, devenaient de plus en plus doux et aériens, et semblaient s’harmoniser avec le silence et cette nuit de clair de lune. J’écoutai, j’écoutai — ils devenaient de plus en plus légers et lointains, — et comme ils expiraient peu à peu dans l’éloignement, ma tête s’affaissa sur l’oreiller, et je m’endormis profondément.


  1. Le Parfait Gentilhomme, par Peacham, 1622.
  2. Le gui se suspend encore, à Noël, dans les fermes et les cuisines ; et les jeunes gens ont le privilège d’embrasser les jeunes filles amenées au-dessous, à charge par eux de détacher chaque fois une baie du buisson. Quand toutes les baies sont cueillies, le privilége expire.
  3. La Bûche de Noël est un gros bloc de bois, quelquefois un tronc d’arbre, qu’on apporte dans la maison avec de grandes cérémonies la veille de Noël, qu’on place dans le foyer et qu’on allume avec le tison formé par la bûche de l’année précédente. Tant qu’elle durait il y avait force rasades, chants et narrés d’histoires. Quelquefois elle était accompagnée de chandelles de Noël ; mais dans les chaumières la seule clarté provenait de la lueur d’un rouge pâle que jetait le grand feu de bois. La bûche de Noël devait brûler toute la nuit ; si elle s’éteignait, c’était considéré comme un présage de malheur. Herrick en parle dans une de ses chansons : —


    Arrivez, apportez au bruit de vos chansons
    La bûche de Noël, ô mes joyeux garçons !
    Place au foyer pour elle, et que le feu rayonne !
    Amis, de l’abandon ! la bonne femme ordonne
    Qu’on soit bien gai, qu’on boive à l’espoir des beaux jours
    Au plein succès de ses amours.


    La bûche de Noël se brûle encore dans bien des fermes et des cuisines en Angleterre, particulièrement dans le nord ; il y a même plusieurs superstitions qui s’y rattachent, en honneur parmi les paysans. Si, pendant qu’elle est en train de brûler, il arrive une personne qui louche ou qui soit nu-pieds, c’est considéré comme un mauvais présage. Le tison qui reste de la bûche de Noël est soigneusement mis de côté pour allumer le feu de Noël de l’année suivante.

  4. Gâteaux de froment qu’on a fait bouillir dans le lait avec force aromates. (Note du traducteur.)