Le Livre d’un père/L’Escalade

La bibliothèque libre.







XLV

L’ESCALADE


I



Du sommet, vierge encor, but de notre journée,
Et d’où la plaine immense est au loin dominée,
Un taillis nous sépare, ardu, planté de houx,
Hérissé de bruyère entre de noirs cailloux.
Las de gravir, assis sur un roc de basalte,
Avant l’heure, aux trois quarts du chemin je fais halte.
Tourné vers ces hauts lieux d’où je me sens banni,
J’étanche la sueur de mon front dégarni.
Mais eux ! comme enivrés d’être seuls et sans guide,
Dressant vers l’inconnu leur jeune tête avide,
Et par de joyeux cris l’un l’autre s’animant,
Les deux vaillants garçons grimpent allègrement.
Moi, je les suis du cœur, et, comme dans un rêve,
Je crois que mon désir les porte et les soulève ;

Quand mon regard les perd sous le taillis plus noir,
Je les devine encore en cessant de les voir.

Voici qu’un vent rapide écarte un peu les branches :
Le vert sombre des houx trahit leurs vestes blanches.
Un rocher, par moment, me les cache, et soudain
J’ai revu, bondissants, le chevreuil et le daim.
On s’arrête ; et vers moi, durant la courte étape,
Prompt à me rassurer, un long hourra s’échappe.
Et j’applaudis, heureux témoin de leur essor ;
Et du fond de mon cœur je les exhorte encor.


II



Courage ! enfants, montez où je ne puis atteindre !
J’ai fait ce que j’ai pu, j’ai montré le chemin ;
Je suis las, l’heure approche où mon feu va s’éteindre ;
C’est à vous de me tendre une vaillante main.

C’est à vous d’emporter mon âme sur vos ailes,
D’annoncer une aurore au soir qui va finir ;
C’est par vous, par vos yeux, ô mes oiseaux fidèles,
Que mes yeux et mon cœur plongent dans l’avenir.

À vous voir sur ces monts, souples, joyeux, alertes,
Altérés d’inconnu, fuir à travers les bois,
Je sens, avec l’air vif de ces cimes désertes,
Courir dans mon vieux sang les ardeurs d’autrefois.


Ma jeunesse revient, mais sereine, apaisée ;
C’est la même chaleur avec un jour plus pur,
C’est un ciel à midi, s’humectant de rosée,
C’est l’arbre encore en fleur couronné de fruit mûr.

Un flot de vie en moi de partout s’insinue,
Comme un présent du ciel et comme un don de vous ;
Je sens, de ma saison tout à coup revenue,
La verdure aussi fraîche et le parfum plus doux.

Quand le chêne au tronc creux n’a d’entier que l’écorce,
Ainsi l’abeille y fait sa divine liqueur ;
Il sera consolé d’avoir perdu sa force…
Le chêne, au lieu de sève, a du miel dans le cœur.

Volez donc, posez-vous sur toutes ces merveilles,
Sur ces fleurs des hauts lieux qui vous restent ouverts,
C’est de vous que j’attends, ô mes chères abeilles,
La sève de mon âme et le miel de mes vers.

Allez sur les sommets d’où la clarté ruisselle,
Cueillir plus haut que moi votre part d’idéal ;
Emportez de ces bois quelque vertu nouvelle,
Pour en faire aux aïeux un tribut filial.

Chantez, jeunes oiseaux, le chêne va se taire !
Ce qu’ébauchait ma vie, à vous de le finir.
Puisse grandir en vous notre âme héréditaire,
Et mon père, attendri, par vos mains me bénir.

Que m’importent mes jours si près de disparaître,
Enfants, mes seuls objets d’espérance ou d’effroi !

J’aime en vous l’avenir, tous ceux qui doivent naître
Et tous ces morts sacrés que je sens vivre en moi.

De ma mère aux doux yeux vous êtes le sourire,
À travers nos soucis, la grâce et le bonheur ;
Sang de l’auguste aïeul qui se plut à m’instruire,
Vous êtes le devoir et vous serez l’honneur.

Marchez donc vaillamment pour que je me repose,
Et partis de la pierre où lassé je m’assieds,
Parvenus sur ce pic baigné de vapeur rose,
Voyez-moi de bien haut et dans l’ombre à vos pieds.

Que cet âpre sentier sourie à votre audace !
Prenez pour but ces lieux d’un difficile accès,
Où les intérêts vils n’ont pas marqué leur trace.
La gloire est dans l’effort. Qu’importe le succès !

Le pèlerin d’en haut souvent tombe ou chancelle ;
Il se heurte, il se brise à l’obstacle maudit ;
Mais, tandis que son corps s’use à la rude échelle,
Son esprit la dépasse et son âme grandit.

Montez dans la douleur, sûrs de la récompense ;
Quand le but invoqué s’enfuirait devant vous,
Vers le faîte entrevu de tout homme qui pense,
Montez d’un pas plus ferme et plus hardi que nous.

Saisissez donc, enfants, ce flambeau de la vie ;
Tandis que les vieillards se querellent entre eux,
Partez, jeunes coureurs, purs de crainte et d’envie,
Éclairant sous vos pas l’avenir ténébreux.


Montez jusqu’où visait le rêve de vos pères ;
Et sans rien accepter dans ce temps odieux,
Tâchez, dans vos combats, sous des astres prospères,
De venger notre injure et d’absoudre nos dieux.

Prenez la voie étroite, et pour prix de vos peines,
En plein azur, assis sur ce rocher vermeil,
Attirez de vos mains, vers ces hauteurs sereines,
Mon âme qui vous suit du côté du soleil.



III



Encor quelques degrés franchis de ce pas ferme,
Et de l’âpre escalade ils atteindront le terme.
Le sommet désiré va leur livrer ses fleurs.
Des cieux mélangés d’ombre et de sombres couleurs
Le soleil plus rapide embrasse au loin la voûte :
Il s’abaisse ; on dirait qu’il veut, las de sa route,
Choisir, pour s’y poser dans le calme du soir,
Ce faîte où deux enfants ont rêvé de s’asseoir.
Du rocher qui flamboie aux deux coureurs que j’aime,
Mesuré par mes yeux, l’intervalle est le même
Qu’entre ce trône ardent et les pieds d’or du Dieu
Le terme de la course apparaît au milieu.
Or, songeant au duel de Jacob et de l’ange,
Moi j’assistais d’en bas à cette lutte étrange.

Cependant les troupeaux, les hommes de labour,
Se hâtent vers la plaine avant la fin du jour.

À travers la bruyère et les taillis en pente,
Sur la roche inégale où le sentier serpente,
Les chèvres, les brebis, les vaches au poil roux,
Passent en longue file en contournant les houx.
Des rebords du plateau jusque vers la colline
Tinte à chaque détour la clochette argentine.
Voici, tout près de moi, le chien et le berger.
Je ne suis plus pour eux un bizarre étranger.
Le vieux pâtre interrompt sa ballade ingénue ;
Il s’approche, il m’adresse un mot de bienvenue.
Il sait de quoi je songe, et, d’un geste joyeux,
Lève un bras vers la cime où se tournent mes yeux.
Il sourit, et, flattant l’orgueil qui me travaille,
Il vante de mes gars la souplesse et la taille ;
Et jamais à mon cœur, jamais si douce voix
Ne vaut ce mâle éloge en son rude patois.
Mais le soleil déjà touche à l’ardente roche,
Et le basalte aigu s’enflamme à son approche.
Tout à coup, s’affaissant sur le sombre plateau,
— Comme un bloc de fer rouge écrasé du marteau
S’éparpille en éclairs contre la noire enclume, —
L’astre en feu rejaillit, et tout l’azur s’allume.
Or, du même coup d’œil qui saisit dans les airs
Les jets de l’incendie et le vol des éclairs,
J’aperçois, dessinés en silhouette noire,
Mes gars, les bras levés en signe de victoire.
Voilà le globe d’or descendu derrière eux.
Un trait rouge a bordé le profil ténébreux
Du rocher dominant la montagne aux flancs sombres.
Dans le ciel bleu je vois s’agrandir les deux ombres ;
Et, de là-haut, deux cris serrés et triomphants
M’apportent le salut et l’orgueil des enfants.


Alors, bénissant Dieu de mon œuvre achevée,
Heureux d’ouvrir l’espace à ma chère couvée,
Je songe que le jour du combat va venir
Pour eux, et qu’il s’agit pour moi de bien finir ;
Et je me réjouis par-dessus toute chose,
De laisser après moi des soldats à ma cause,
Au droit, à l’idéal, à tout ce que je crois ;
Des fidèles, enfin, au Dieu mort sur la croix.
Le passé disparaît dans ce rêve suprême,
Et je sens tout mon cœur, détaché de moi-même,
S’envoler vers mes fils dans ces champs lumineux,
Pour vivre de leur vie et s’absorber en eux.


Avril 1866.