Le Livre de la jungle (trad. Fabulet et Humières, ill. Becque)/Au tigre, au tigre !

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Traduction par Louis Fabulet et Robert d’Humières.
Éditions du Sagittaire (p. 83-116).



« AU TIGRE, AU TIGRE ! »






Reviens-tu content, chasseur fier ?
Frère, à l’affût j’eus froid hier.
C’est ton gibier que j’aperçois ?
Frère, il broute encore sous bois.
Où donc ta force et ton orgueil ?
Frère, ils ont fui mon cœur en deuil.
Si vite pourquoi donc courir ?
Frère, à mon trou je vais mourir.






Quand Mowgli quitta la caverne du loup, après sa querelle avec le Clan au Rocher du Conseil, il descendit aux terres cultivées où habitaient les villageois, mais il ne voulut pas s’y arrêter : la jungle était trop proche, et il savait qu’il s’était fait au moins un ennemi dangereux au Conseil. Il continua sa course par le chemin raboteux qui descendait la vallée ; il le suivit au grand trot, d’une seule traite, fit environ vingt milles et parvint à une contrée qu’il ne connaissait pas. La vallée s’ouvrait sur une vaste plaine parsemée de rochers et coupée de ravins. À un bout se tassait un petit village et à l’autre la jungle touffue s’abaissait rapidement vers les pâturages et s’y arrêtait net, comme si on l’eût tranchée d’un coup de bêche. Partout dans la plaine paissaient les bœufs et les buffles, et, quand les petits garçons chargés de la garde des troupeaux aperçurent Mowgli, ils poussèrent des cris et s’enfuirent, et les chiens parias jaunes, qui errent toujours autour d’un village hindou, se mirent à aboyer. Mowgli avança, car il se sentait grand faim, et, en arrivant à l’entrée du village, il vit le gros buisson épineux que chaque jour, au crépuscule, l’on tirait devant, poussé sur l’un des côtés.

— Hum ! dit-il, car il avait rencontré plus d’une de ces barricades dans ses expéditions nocturnes en quête de choses à manger. Alors, les hommes craignent le peuple de la jungle même ici !

Il s’assit près de la barrière et, au premier homme qui sortit, il se leva, ouvrit la bouche et en désigna du doigt le fond, pour indiquer qu’il avait besoin de nourriture. L’homme écarquilla les yeux, et remonta en courant l’unique rue du village, appelant le prêtre, gros hindou vêtu de blanc avec une marque rouge et jaune sur le front. Le prêtre vint à la barrière, et, avec lui, plus de cent personnes écarquillant aussi les yeux, parlant, criant et se montrant Mowgli du doigt.

— Ils n’ont point de façons, ces gens qu’on appelle des hommes ! se dit Mowgli. Il n’y a que le singe gris capable de se conduire comme ils font.

Il rejeta en arrière ses longs cheveux et fronça le sourcil en regardant la foule.

— Qu’y a-t-il là d’effrayant ? dit le prêtre. Regardez les marques de ses bras et de ses jambes. Ce sont les morsures des loups. Ce n’est qu’un enfant-loup échappé de la jungle.

En jouant avec lui, les petits loups avaient souvent mordu Mowgli plus fort qu’ils ne voulaient, et il portait aux jambes et aux bras nombre de balafres blanches. Mais il eût été la dernière personne du monde à nommer cela des morsures, car il savait, lui, ce que mordre veut dire.

Arré ! Arré ! crièrent en même temps deux ou trois femmes. Mordu par les loups, pauvre enfant ! C’est un beau garçon. Il a les yeux comme du feu. Parole d’honneur, Messua, il ressemble à ton garçon qui fut enlevé par le tigre.

— Laissez-moi voir ! dit une femme qui portait de lourds anneaux de cuivre aux poignets et aux chevilles.

Et elle étendit la main au-dessus de ses yeux pour regarder attentivement Mowgli.

— C’est vrai. Il est plus maigre, mais il a tout à fait les yeux de mon garçon.

Le prêtre était un habile homme et savait Messua la femme du plus riche habitant de l’endroit. Il leva les yeux au ciel pendant une minute et dit solennellement :

— Ce que la jungle a pris, la jungle le rend. Emmène ce garçon chez toi, ma sœur, et n’oublie pas d’honorer le prêtre qui voit si loin dans la vie des hommes.

— Par le Taureau qui me racheta ! dit Mowgli en lui-même, du diable si, avec toutes ces paroles, on ne se croirait pas à un autre examen du Clan ! Allons, puisque je suis un homme, il faut me conduire en homme.

La foule se dispersa en même temps que la femme faisait signe à Mowgli de venir jusqu’à sa hutte, où il y avait un lit laqué de rouge, un large récipient à grains, en terre cuite, orné de curieux dessins en relief, une demi-douzaine de casseroles en cuivre, l’image d’un dieu hindou dans une petite niche, et, sur le mur, un vrai miroir, tel qu’il s’en trouve pour huit sous dans les foires de campagne.

Elle lui donna un grand verre de lait et du pain, puis elle lui posa la main sur la tête et le regarda au fond des yeux… Elle pensait que peut-être c’était là son fils, son fils revenu de la jungle où le tigre l’avait emporté. Aussi lui dit-elle :

— Nathoo, Nathoo !

Mowgli ne parut pas connaître ce nom.

— Ne te rappelles-tu pas le jour où je t’ai donné des souliers neufs ?

Elle toucha ses pieds, ils étaient presque aussi durs que de la corne.

— Non, fit-elle avec tristesse, ces pieds-là n’ont jamais porté de souliers ; mais tu ressembles tout à fait à mon Nathoo, et tu seras mon fils.

Mowgli éprouvait un malaise parce qu’il n’avait jamais de sa vie été sous un toit ; mais, en regardant le chaume, il s’aperçut qu’il pourrait l’arracher toutes les fois qu’il voudrait s’en aller ; et, d’ailleurs, la fenêtre ne fermait pas.

Puis il se dit : — À quoi bon être homme, si on ne comprend pas le langage de l’homme ? À cette heure, je me trouve aussi niais et aussi muet que le serait un homme avec nous dans la jungle. Il faut que je parle leur langue.

Ce n’était pas seulement par jeu qu’il avait appris, pendant qu’il vivait avec les loups, à imiter l’appel du daim dans la jungle et le grognement du marcassin. De même, dès que Messua prononçait un mot, Mowgli l’imitait à peu près parfaitement, et, avant la nuit, il avait appris le nom de bien des choses dans la hutte.

Une difficulté se présenta à l’heure du coucher, parce que Mowgli ne voulait pas dormir emprisonné par rien qui ressemblât à une trappe à panthères autant que cette hutte, et lorsqu’on ferma la porte, il sortit par la fenêtre.

— Laisse-le faire, dit le mari de Messua. Rappelle-toi qu’il n’a peut-être jamais dormi dans un lit. S’il nous a été réellement envoyé pour remplacer notre fils, il ne s’enfuira pas.

Mowgli alla s’étendre sur l’herbe longue et lustrée qui bordait le champ ; mais il n’avait pas fermé les yeux qu’un museau gris et soyeux se fourrait sous son menton.

— Pouah ! grommela Frère Gris (c’était l’aîné des petits de Mère Louve). Voilà un pauvre salaire pour t’avoir suivi pendant vingt milles ! Tu sens la fumée de bois et l’étable

— tout à fait comme un homme, déjà. Réveille-toi, Petit Frère ; j’apporte des nouvelles.

— Tout le monde va bien dans la jungle ? demanda Mowgli, en le serrant dans ses bras.

— Tout le monde, sauf les loups qui ont été brûlés par la Fleur Rouge. Maintenant, écoute. Shere Khan est parti chasser au loin jusqu’à ce que son habit repousse, car il est vilainement roussi. Il jure qu’à son retour il couchera tes os dans la Waingunga.

— Nous sommes deux à jurer. Moi aussi j’ai fait une petite promesse. Mais les nouvelles sont toujours bonnes à savoir. Je suis fatigué, ce soir, très fatigué de toutes ces nouveautés, Frère Gris ; mais tiens-moi toujours au courant.

— Tu n’oublieras pas que tu es un loup ? Les hommes ne te le feront pas oublier ? demanda Frère Gris d’une voix inquiète.

— Jamais. Je me rappellerai toujours que je t’aime, toi et tous ceux de notre caverne ; mais je me rappellerai toujours aussi que j’ai été chassé du Clan.

— Et que tu peux être chassé d’un autre clan ! — Les hommes ne sont que des hommes, Petit Frère, et leur bavardage est comme le babil des grenouilles dans la mare. Quand je reviendrai ici je t’attendrai dans les bambous, au bord du pacage.

Pendant les trois mois qui suivirent cette nuit, Mowgli ne passa guère la barrière du village, tant il besognait à apprendre les us et coutumes des hommes. D’abord il eut à porter un pagne autour des reins, ce qui l’ennuya horriblement ; ensuite, il lui fallut savoir ce que c’était que l’argent, à quoi il ne comprenait rien du tout, et le labourage, dont il ne voyait pas l’utilité. Puis, les petits enfants du village le mettaient en colère. Heureusement, la Loi de la Jungle lui avait appris à ne pas se fâcher, car, dans la jungle, la vie et la nourriture dépendent du sang-froid ; mais quand ils se moquaient de lui parce qu’il refusait de jouer à leurs jeux, comme de lancer un cerf-volant, ou parce qu’il prononçait un mot de travers, il avait besoin de se rappeler qu’il est indigne d’un chasseur de tuer des petits tout nus, pour s’empêcher de les prendre et de les casser en deux. Il ne se rendait pas compte de sa force le moins du monde. Dans la jungle il se savait faible en comparaison des bêtes ; mais, dans le village, les gens disaient qu’il était fort comme un taureau.

Il ne se faisait assurément aucune idée de ce que peut être la crainte. Le jour où le prêtre du village lui déclara que s’il volait ses mangues le dieu du temple serait en colère, il alla prendre l’image, l’apporta au prêtre dans sa maison, et lui demanda de mettre le dieu en colère, parce qu’il aurait plaisir à se battre avec. Ce fut un scandale affreux, mais le prêtre l’étouffa, et le mari de Messua paya beaucoup de bon argent pour apaiser le Dieu.

Mowgli n’avait pas non plus le moindre sentiment de la différence qu’établit la caste entre un homme et un autre homme. Quand l’âne du potier glissait dans l’argilière, Mowgli le hissait dehors par la queue, et il aidait à empiler les pots lorsqu’ils partaient pour le marché de Kanhiwara. Geste on ne peut plus choquant, attendu que le potier est de basse caste, et son âne pis encore. Si le prêtre le réprimandait, Mowgli le menaçait de le camper aussi sur l’âne, et le prêtre conseilla au mari de Messua de mettre l’enfant au travail aussitôt que possible ; en conséquence, le chef du village prescrivit à Mowgli d’avoir à sortir avec les buffles le jour suivant et de les garder pendant qu’ils seraient à paître.

Rien ne pouvait plaire davantage à Mowgli ; et, le soir même, puisqu’il était chargé d’un service public, il se dirigea vers le cercle de gens qui se réunissaient quotidiennement sur une plate-forme en maçonnerie, à l’ombre d’un grand figuier. C’était le club du village, et le chef, le veilleur et le barbier, qui savaient tous les potins de l’endroit, et le vieux Buldeo, le chasseur du village, qui possédait un mousquet, s’assemblaient et fumaient là. Les singes bavardaient, perchés sur les branches hautes, et il y avait sous la plate-forme un trou, demeure d’un cobra auquel on servait une petite jatte de lait tous les soirs, parce qu’il était sacré ; et les vieillards, assis autour de l’arbre, causaient et aspiraient leurs gros houkas très avant dans la nuit. Ils racontaient d’étonnantes histoires de dieux, d’hommes et de fantômes ; et Buldeo en rapportait de plus étonnantes encore sur les habitudes des bêtes dans la jungle, jusqu’à faire sortir les yeux de la tête aux enfants, assis en dehors du cercle. La plupart des histoires concernaient des animaux, car pour ces villageois la jungle était toujours à leur porte. Le daim et le sanglier fouillaient leurs récoltes, et de temps à autre le tigre enlevait un homme, au crépuscule, en vue des portes du village.

Mowgli qui naturellement connaissait un peu les choses dont ils parlaient, avait besoin de se cacher la figure pour qu’on ne le vît pas rire, tandis que Buldeo, son mousquet en travers des genoux, passait d’une histoire merveilleuse à une autre plus merveilleuse encore ; et les épaules de Mowgli en sautaient de gaieté.

Buldeo expliquait maintenant comment le tigre qui avait enlevé le fils de Messua était un tigre fantôme, habité par l’âme d’un vieux coquin d’usurier mort quelques années auparavant.

— Et je sais que cela est vrai, dit-il, parce que Purun Dass boitait toujours du coup qu’il avait reçu dans une émeute, quand ses livres de comptes furent brûlés, et le tigre dont je parle boite aussi, car les traces de ses pattes sont inégales.

— C’est vrai, c’est vrai, ce doit être la vérité ! approuvèrent ensemble les barbes grises.

— Toutes vos histoires ne sont-elles que pareilles turlutaines et contes de lune ? dit Mowgli. Ce tigre boite parce qu’il est né boiteux, comme chacun sait. Et parler de l’âme d’un usurier dans une bête qui n’a jamais eu le courage d’un chacal, c’est parler comme un enfant.

La surprise laissa Buldeo sans parole pendant un moment, et le chef du village ouvrit de grands yeux.

— Oh, oh ! C’est le marmot de jungle, n’est-ce pas ? dit enfin Buldeo. Puisque tu es si malin, tu ferais mieux d’apporter sa peau à Kanhiwara, car le gouvernement a mis sa tête à prix pour cent roupies. Mais tu ferais encore mieux de te taire quand tes aînés parlent !

Mowgli se leva pour partir.

— Toute la soirée, je suis resté ici à vous écouter, jeta-t-il, par-dessus son épaule, et, sauf une ou deux fois, Buldeo n’a pas dit un mot de vrai sur la jungle, qui est à


sa porte. Comment croire, alors, ces histoires de fantômes, de dieux et de lutins qu’il prétend avoir vus ?

— Il est grand temps que ce garçon aille garder les troupeaux ! dit le chef du village, tandis que Buldeo soufflait et renâclait de colère devant l’impertinence de Mowgli.

Selon la coutume de la plupart des villages hindous, quelques jeunes pâtres emmenaient le bétail et les buffles de bonne heure le matin, et les ramenaient à la nuit tombante ; et les mêmes bestiaux qui fouleraient à mort un homme blanc se laissent battre, bousculer et ahurir par des enfants dont la tête arrive à peine à la hauteur de leur museau. Tant que les enfants restent avec les troupeaux, ils sont en sûreté, car le tigre lui-même n’ose charger le bétail en nombre ; mais, s’ils s’écartent pour cueillir des fleurs ou courir après les lézards, il leur arrive d’être enlevés. Mowgli descendit la rue du village au point du jour, assis sur le dos de Rama, le grand taureau du troupeau ; et les buffles bleu ardoise, avec leurs longues cornes traînantes et leurs yeux hagards, se levèrent de leurs étables, un par un, et le suivirent ; et Mowgli, aux enfants qui l’accompagnaient, fit voir très clairement qu’il était le maître. Il frappa les buffles avec un long bambou poli, et dit à Kamya, un des garçons, de laisser paître le bétail tandis qu’il allait en avant avec les buffles et de prendre bien garde à ne pas s’éloigner du troupeau.

Un pâturage indien est tout en rochers, en mottes, en trous et en petits ravins, parmi lesquels les troupeaux se dispersent et disparaissent. Les buffles aiment généralement les mares et les endroits vaseux, où ils se vautrent et se chauffent dans la boue chaude durant des heures. Mowgli les conduisit jusqu’à la lisière de la plaine, où la Waingunga sortait de la jungle ; là, il se laissa glisser du dos de Rama, et s’en alla trottant vers un bouquet de bambous où il trouva Frère Gris.

— Ah ! dit Frère Gris, je suis venu attendre ici bien des jours de suite. Que signifie cette besogne de garder le bétail ?

— Un ordre que j’ai reçu, dit Mowgli ; me voici pour un temps berger de village. Quelles nouvelles de Shere Khan ?

— Il est revenu dans le pays et t’a guetté longtemps par ici. Maintenant, il est reparti, car le gibier se fait rare. Mais il veut te tuer.

— Très bien, fit Mowgli. Aussi longtemps qu’il sera loin, viens t’asseoir sur ce rocher-là, toi ou l’un de tes frères, de façon que je puisse vous voir en sortant du village. Quand il reviendra, attends-moi dans le ravin proche de l’arbre dhâk, au milieu de la plaine. Il n’est pas nécessaire de courir dans la gueule de Shere Khan.

Puis Mowgli choisit une place à l’ombre, se coucha et dormit pendant que les buffles paissaient autour de lui. La garde des troupeaux, dans l’Inde, est un des métiers les plus paresseux du monde. Le bétail change de place et broute, puis se couche et change de place encore, sans mugir presque jamais. Il grogne seulement. Quant aux buffles, ils disent rarement quelque chose, mais entrent l’un après l’autre dans les mares bourbeuses, s’enfoncent dans la boue jusqu’à ce que leurs mufles et leurs grands yeux bleu faïence se montrent seuls à la surface, et là, ils restent immobiles comme des blocs. Le soleil fait vibrer les rochers dans la chaleur de l’atmosphère, et les petits bergers entendent un vautour (jamais plus) siffler presque hors de vue au-dessus de leur tête ; et ils savent que s’ils mouraient, ou si une vache mourait, ce vautour descendrait en fauchant l’air, que le plus


proche vautour, à des milles plus loin, le verrait choir et suivrait, et ainsi de suite, de proche en proche, et qu’avant même qu’ils fussent morts il y aurait là une vingtaine de vautours affamés venus de nulle part. Tantôt ils dorment et se réveillent et se rendorment, et tressent de petits paniers d’herbe sèche et y mettent des sauterelles, ou attrapent deux mantes religieuses pour les faire lutter ; ou enfilent en colliers des noix de jungle rouges et noires, ou guettent soit le lézard qui se chauffe sur la roche soit le serpent à la poursuite d’une grenouille près des fondrières. Tantôt ils chantent de longues, longues chansons avec de bizarres trilles indigènes à la chute des phrases, et le jour leur semble plus long qu’à la plupart des hommes la vie entière, et peut-être ils élèvent un château de boue avec des figurines d’hommes, de chevaux, de buffles, modelées en boue également, et placent des roseaux dans la main des hommes, et prétendent que ce sont des rois avec leurs armées, ou les dieux qu’il faut adorer. Puis le soir vient, les enfants rassemblent les bêtes en criant, les buffles s’arrachent de la boue gluante avec un bruit semblable à des coups de fusil partant l’un après l’autre, et tous prennent la file à travers la plaine grise pour retourner vers les lumières qui scintillent là-bas au village.

Chaque jour Mowgli conduisait les buffles à leurs marécages, et chaque jour il voyait le dos de Frère Gris à un mille et demi dans la plaine (il savait ainsi que Shere Khan n’était pas de retour), et chaque jour il se couchait sur l’herbe, écoutant les rumeurs qui s’élevaient autour de lui, et rêvant aux anciens jours dans la Jungle. Shere Khan aurait fait un faux pas de sa patte boiteuse, là-haut dans les fourrés, au bord de la Waingunga, que Mowgli l’eût entendu par ces longs matins silencieux.

Un jour enfin, il ne vit pas Frère Gris au poste convenu. Il rit et dirigea ses buffles vers le ravin proche de l’arbre dhâk, que couvraient tout entier des fleurs d’un rouge doré. Là se tenait Frère Gris, chaque poil du dos hérissé.

— Il s’est caché pendant un mois pour te mettre hors de tes gardes. Il a traversé les champs, la nuit dernière, avec Tabaqui, et suivi ta voie chaude, fit le loup haletant.

Mowgli fronça les sourcils :

— Je n’ai pas peur de Shere Khan, mais Tabaqui sait plus d’un tour !

— Ne crains rien, dit Frère Gris, en se passant légèrement la langue sur les lèvres, j’ai rencontré Tabaqui au lever du soleil. Il enseigne maintenant sa science aux vautours, mais il m’a tout raconté, à moi, avant que je lui casse les reins. Le plan de Shere Khan est de t’attendre à la barrière du village, ce soir — de t’attendre, toi, et personne d’autre. En ce moment, il dort dans le grand ravin desséché de la Waingunga.

— A-t-il mangé aujourd’hui, ou chasse-t-il à vide ? fit Mowgli.

Car la réponse, pour lui, signifiait vie ou mort.

— Il a tué à l’aube — un sanglier — et il a bu aussi. Rappelle-toi que Shere Khan ne peut jamais rester à jeun, même lorsqu’il s’agit de sa vengeance.

— Oh ! le fou, le fou ! Quel triple enfant cela fait !… Mangé et bu ! Et il se figure que je vais attendre qu’il ait dormi !… À présent, où est-il couché, là-haut ? Si nous étions seulement dix d’entre nous, nous pourrions en venir à bout tandis qu’il est couché. Mais ces buffles ne chargeront pas sans l’avoir éventé, et je ne sais pas leur langage. Pouvons-nous le tourner et trouver sa piste en arrière, de façon qu’ils puissent la flairer ?

— Il a descendu la Waingunga à la nage, de très loin en amont, pour couper la voie, dit Frère Gris.

— C’est Tabaqui, j’en suis sûr, qui lui aura donné l’idée ! Il n’aurait jamais inventé cela tout seul.

Mowgli se tenait pensif, un doigt dans la bouche :

— Le grand ravin de la Waingunga. Il débouche sur la plaine à moins d’un demi-mille d’ici. Je peux tourner à travers la jungle, mener le troupeau jusqu’à l’entrée du ravin, et alors, en redescendant, balayer tout — mais il s’échappera par l’autre bout. Il nous faut boucher cette issue. Frère Gris, peux-tu me rendre le service de couper le troupeau en deux ?

— Pas tout seul — peut-être — mais j’ai amené du renfort, quelqu’un de rusé.

Frère Gris s’éloigna au trot et se laissa tomber dans un trou. Alors, de ce trou, se leva une énorme tête grise que Mowgli reconnut bien, et l’air chaud se remplit du cri le plus désolé de la jungle — le hurlement de chasse d’un loup en plein midi.

— Akela ! Akela ! dit Mowgli en battant des mains. J’aurais dû savoir que tu ne m’oublierais pas. Nous avons de la besogne sur les bras ! Coupe le troupeau en deux, Akela. Retiens les vaches et les veaux d’une part, et les taureaux de l’autre avec les buffles de labour.

Les deux loups traversèrent en courant, de-ci, de-là, comme à la chaîne des dames, le troupeau qui s’ébroua, leva la tête et se sépara en deux masses.

D’un côté les vaches, serrées autour de leurs veaux, qui se pressaient au centre, lançaient des regards furieux et piaffaient, prêtes, si l’un des loups s’était arrêté un moment, à le charger et à l’écraser sous leurs sabots. De l’autre, les taureaux adultes et les jeunes s’ébrouaient aussi et frappaient du pied, mais, bien qu’ils parussent plus imposants, ils étaient beaucoup moins dangereux, car ils n’avaient pas de veaux à défendre. Six hommes n’auraient pu partager le troupeau si nettement.

— Quels ordres ? haleta Akela. Ils essaient de se rejoindre.

Mowgli se hissa sur le dos de Rama :

— Chasse les taureaux sur la gauche, Akela. Frère Gris, quand nous serons partis, tiens bon ensemble les vaches, et fais-les remonter par le débouché du ravin.

— Jusqu’où ! dit Frère Gris, haletant et mordant de droite et de gauche.

— Jusqu’à ce que les côtés s’élèvent assez pour que Shere Khan ne puisse les franchir ! cria Mowgli. Garde-les jusqu’à ce que nous redescendions.

Les taureaux décampèrent aux aboiements d’Akela, et Frère Gris s’arrêta en face des vaches. Elles foncèrent sur lui, et il fuit devant elles jusqu’au débouché du ravin, tandis qu’Akela chassait les taureaux loin sur la gauche.

— Bien fait ! Un autre temps de galop comme celui-là, et ils sont joliment lancés. Tout beau, maintenant — tout beau, Akela ! Un coup de dent de trop et les taureaux chargent. Hujah ! C’est de l’ouvrage plus sûr que de courre un daim noir. Tu n’aurais pas cru que ces lourdauds pouvaient aller si vite ? cria Mowgli.

— J’ai — j’en ai chassé dans mon temps, souffla Akela dans un nuage de poussière. Faut-il les rabattre dans la jungle ?

— Oui ! Rabats-les bien vite ! Rama est fou de rage. Oh ! si je pouvais seulement lui faire comprendre ce que je veux de lui maintenant.

Les taureaux furent rabattus sur la droite, cette fois-ci, et se jetèrent dans le fourré qu’ils enfoncèrent avec fracas. Les autres petits bergers, qui regardaient, en compagnie de leurs troupeaux, à un demi-mille plus loin, se précipitèrent vers le village aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter, en criant que les buffles étaient devenus enragés et s’étaient enfuis. Mais le plan de Mowgli était simple. Il voulait décrire un grand cercle en remontant, atteindre la tête du ravin, puis le faire descendre aux taureaux et prendre Shere Khan entre eux et les vaches. Il savait qu’après manger et boire le tigre ne serait pas en état de combattre ou de grimper aux flancs du ravin. Maintenant, il calmait de la voix ses buffles, et Akela, resté loin en arrière, se contentait de japper de temps en temps pour presser l’arrière-garde. Cela faisait un vaste, très vaste cercle : ils ne tenaient pas à serrer le ravin de trop près pour donner déjà l’éveil à Shere Khan. À la fin Mowgli parvint à rassembler le troupeau affolé à l’entrée du ravin, sur une pente gazonnée qui dévalait rapidement vers le ravin lui-même. De cette hauteur on pouvait voir par-dessus les cimes des arbres jusqu’à la plaine qui s’étendait en bas ; mais, ce que Mowgli regardait, c’étaient les flancs du ravin. Il put constater avec une vive satisfaction qu’ils montaient presque à pic, et que les vignes et les lianes qui en tapissaient les parois ne donneraient pas prise à un tigre s’il voulait s’échapper par là.

— Laisse-les souffler, Akela, dit-il en levant la main. Ils ne l’ont pas encore éventé. Laisse-les souffler. Il est temps de s’annoncer à Shere Khan. Nous tenons la bête au piège.

Il mit ses mains en porte-voix, héla dans la direction du ravin — c’était tout comme héler dans un tunnel — et les échos bondirent de rocher en rocher.

Au bout d’un long intervalle répondit le miaulement traînant et endormi du tigre repu qui s’éveille.

— Qui appelle ? dit Shere Khan.

Et un magnifique paon s’éleva du ravin, battant des ailes et criant.

— C’est moi, Mowgli. Voleur de bétail, il est temps de venir au Rocher du Conseil ! En bas — pousse-les en bas, Akela ! En bas. Rama, en bas !

Le troupeau hésita un moment au bord de la pente, mais Akela, donnant de la voix, lança son plein hurlement de chasse et les buffles se ruèrent les uns derrière les autres exactement comme des steamers dans un rapide, le sable et les pierres volant autour d’eux. Une fois partis, plus moyen de s’arrêter, et, avant qu’ils fussent en plein dans le lit du ravin, Rama éventa Shere Khan et mugit.

— Ah, ah ! dit Mowgli sur son dos. Tu sais, maintenant !

Et le torrent de cornes noires, de mufles écumants, d’yeux fixes, tourbillonna dans le ravin, absolument comme roulent des rochers en temps d’inondation, les buffles plus faibles rejetés vers les flancs du ravin qu’ils frôlaient en écorchant la brousse. Ils savaient maintenant quelle besogne les attendait en avant — la terrible charge des buffles à laquelle nul tigre ne peut espérer de résister. Shere Khan entendit le tonnerre de leurs sabots, se leva et rampa lourdement vers le bas du ravin, cherchant de tous côtés un moyen de s’enfuir ; mais les parois étaient à pic, il lui fallait rester là, lourd de son repas et de l’eau qu’il avait bue, prêt à tout plutôt qu’à livrer bataille. Le troupeau plongea dans la mare qu’il venait de quitter, en faisant retentir l’étroit vallon de ses mugissements. Mowgli entendit des mugissements répondre à l’autre bout du ravin, il vit Shere Khan se retourner (le tigre savait que, dans ce cas désespéré, mieux valait encore faire tête aux buffles qu’aux vaches avec leurs veaux) et alors, Rama broncha, faillit tomber, continua sa route en piétinant quelque chose de flasque, puis, les autres taureaux à sa suite, pénétra dans le second troupeau à grand bruit, tandis que les buffles plus faibles étaient soulevés des quatre pieds au-dessus du sol par le choc de la rencontre. La charge entraîna dans la plaine les deux troupeaux renâclant, donnant de la corne et frappant du sabot. Mowgli attendit le bon moment pour se laisser glisser du dos de Rama, et cogna de droite et de gauche autour de lui avec son bâton.

— Vite, Akela ! Arrête-les ! Sépare-les, ou bien ils vont se battre. Emmène-les, Akela. Hai, Rama ! Hai ! hai ! hai ! mes enfants. Tout doux, maintenant, tout doux ! C’est fini.

Akela et Frère Gris coururent de côté et d’autre en mordillant les buffles aux jambes, et, bien que le troupeau fît d’abord volte-face pour charger de nouveau en remontant la gorge, Mowgli réussit à faire tourner Rama, et les autres le suivirent aux marécages. Il n’y avait plus besoin de trépigner Shere Khan. Il était mort, et les vautours arrivaient déjà.

— Frères, il est mort comme un chien, dit Mowgli, en cherchant de la main le couteau qu’il portait toujours dans une gaine suspendue à son cou maintenant qu’il vivait avec les hommes. Mais il ne se serait jamais battu. Wallah ! sa peau fera bien sur le Rocher du Conseil. Il faut nous mettre à la besogne, lestement.

Un enfant élevé parmi les hommes n’aurait jamais rêvé d’écorcher seul un tigre de dix pieds, mais Mowgli savait mieux que personne comment tient une peau de bête, et comment elle s’enlève. Toutefois, c’était un rude travail, et Mowgli tailla, tira, peina pendant une heure, tandis que les loups le contemplaient, la langue pendante, ou s’approchaient et l’aidaient à tirer quand il l’ordonnait. Tout à coup une main tomba sur son épaule ; et, levant les yeux, il vit Buldeo avec son mousquet. Les enfants avaient raconté dans le village la charge des buffles, et Buldeo était sorti fort en colère, très pressé de corriger Mowgli pour n’avoir pas pris soin du troupeau. Les loups s’éclipsèrent dès qu’ils virent l’homme venir.

— Quelle est cette folie ? dit Buldeo d’un ton de colère. Et tu te figures pouvoir écorcher un tigre ! Où les buffles l’ont-ils tué ? C’est même le Tigre Boiteux, et il y a cent roupies pour sa tête. Bien, bien, nous fermerons les yeux sur la négligence avec laquelle tu as laissé le troupeau s’échapper, et peut-être te donnerai-je une des roupies de la récompense quand j’aurai porté la peau à Kanhiwara.

Il fouilla dans son pagne, en tira une pierre à fusil et un briquet, et se baissa pour brûler les moustaches de Shere Khan. La plupart des chasseurs indigènes ont coutume de brûler les moustaches du tigre pour empêcher son fantôme de les hanter.

— Hum ! dit Mowgli comme à lui-même, tout en rabattant la peau d’une des pattes. Ainsi, tu emporteras la peau à Kanhiwara pour avoir la récompense et tu me donneras peut-être une roupie ? Eh bien, j’ai dans l’idée de garder la peau pour mon compte. Hé, vieil homme, à bas le feu.

— Quelle est cette façon de parler au chef des chasseurs du village ? Ta chance et la stupidité de tes buffles t’ont aidé à tuer ce gibier. Le tigre venait de manger, sans quoi il serait maintenant à vingt milles. Tu ne peux même pas l’écorcher proprement, petit mendiant, et il faut que ce soit moi, Buldeo, qui me laisse dire : « Ne brûle pas ses moustaches ! » Mowgli, je ne te donnerai pas un anna de la récompense, mais une bonne correction et voilà tout. Laisse cette carcasse !

— Par le Taureau qui me racheta ! dit Mowgli en attaquant l’épaule, dois-je rester tout l’après-midi à bavarder avec ce vieux singe ? Ici, Akela ! cet homme-là m’assomme !

Buldeo, encore penché sur la tête de Shere Khan, se trouva soudain aplati dans l’herbe, un loup gris sur les reins, tandis que Mowgli continuait à écorcher, comme s’il n’y avait eu que lui dans toute l’Inde.

— Ou-ui, dit-il entre ses dents. Tu as raison, après tout, Buldeo. Tu ne me donneras jamais un anna de la récompense. Il y a une vieille querelle entre ce tigre boiteux et moi — une très vieille querelle, et — j’ai gagné !

Pour rendre justice à Buldeo, eût-il eu dix ans de moins et eût-il rencontré Akela dans les bois, qu’il eût couru la chance d’une bataille, mais un loup qui obéissait aux ordres d’un enfant, d’un enfant qui lui-même avait dés difficultés personnelles avec des tigres mangeurs d’hommes, n’était pas un animal ordinaire. C’était de la sorcellerie, de la magie, et de la pire espèce, pensait Buldeo, et il se demandait si l’amulette qu’il avait au cou suffirait à le protéger. Il restait là sans bouger d’une ligne, s’attendant, chaque minute, à voir Mowgli lui-même se changer en tigre.

— Maharaj ! Grand roi ! murmura-t-il enfin d’un ton déconfit.

— Eh bien ? fit Mowgli, sans tourner la tête et en ricanant.

— Je suis un vieil homme. Je ne savais pas que tu fusses rien de plus qu’un petit berger. Puis-je me lever et partir, ou bien ton serviteur va-t-il me mettre en pièces ?

— Va, et la paix avec toi ! Seulement, une autre fois, ne te mêle pas de mon gibier. Lâche-le, Akela.

Buldeo s’en alla clopin-clopant vers le village aussi vite qu’il pouvait, regardant par-dessus son épaule pour le cas où Mowgli se serait métamorphosé en quelque chose de terrible. À peine arrivé, il raconta une histoire de magie, d’enchantement et de sortilège, qui fit faire au prêtre une mine très grave.

Mowgli continua sa besogne, mais le jour tombait que


les loups et lui n’avaient pas séparé complètement du corps la grande et rutilante fourrure.

— Maintenant, il nous faut cacher ceci et rentrer les buffles. Aide-moi à les rassembler, Akela.

Le troupeau rallié s’ébranla dans le brouillard du crépuscule. En approchant du village, Mowgli vit des lumières, il entendit souffler et sonner les conques et les cloches. La moitié du village semblait l’attendre à la barrière.

— C’est parce que j’ai tué Shere Khan ! se dit-il.

Mais une grêle de pierres siffla à ses oreilles, et les villageois crièrent :

— Sorcier ! Fils de loup ! Démon de la jungle ! Va-t’en ! Va-t’en bien vite, ou le prêtre te rendra à ta forme de loup. Tire, Buldeo, tire !

Le vieux mousquet partit avec un grand bruit, et un jeune buffle poussa un gémissement de douleur.

— Encore de la sorcellerie ! crièrent les villageois. Il peut faire dévier les balles. Buldeo, c’est justement ton buffle.

— Qu’est ceci maintenant ? demanda Mowgli stupéfait, tandis que les pierres s’abattaient drues autour de lui.

— Ils sont assez pareils à ceux du Clan, tes frères d’ici ! dit Akela, en s’asseyant avec calme. Il me paraît que si les balles veulent dire quelque chose, on a envie de te chasser.

— Loup ! Petit de Loup ! Va-t’en ! cria le prêtre en agitant un brin de la plante sacrée appelée tulsi.

— Encore ? L’autre fois, c’était parce que j’étais un homme. Cette fois, c’est parce que je suis un loup. Allons-nous-en, Akela.

Une femme — c’était Messua — courut vers le troupeau et pleura :

— Oh ! mon fils, mon fils ! Ils disent que tu es un sorcier qui peut se changer en bête à volonté. Je ne le crois pas, mais va-t’en, ou ils vont te tuer. Buldeo raconte que tu es un magicien, mais moi je sais que tu as vengé la mort de Nathoo.

— Reviens, Messua ! cria la foule. Reviens, ou nous allons te lapider !

Mowgli se mit à rire, d’un vilain petit rire sec, une pierre venait de l’atteindre à la bouche :

— Rentre vite, Messua. C’est une de ces fables ridicules qu’ils répètent sous le gros arbre, à la tombée de la nuit. Au moins, j’aurai payé la vie de ton fils. Adieu, et dépêche-toi, car je vais leur renvoyer le troupeau plus vite que n’arrivent leurs tessons. Je ne suis pas sorcier, Messua. Adieu !

— Maintenant, encore un effort, Akela ! cria-t-il. Fais rentrer le troupeau.

Les buffles n’avaient pas besoin qu’on les pressât pour regagner le village. Au premier hurlement d’Akela, ils chargèrent comme une trombe à travers la barrière, dispersant la foule de droite et de gauche.

— Faites votre compte, cria dédaigneusement Mowgli. J’en ai peut-être volé un. Comptez-les bien, car je ne serai plus jamais berger sur vos pâturages. Adieu, enfants des hommes, et remerciez Messua de ce que je ne viens pas avec mes loups vous pourchasser dans votre rue.

Il fit demi-tour, et s’en fut en compagnie du Loup Solitaire ; et, comme il regardait les étoiles, il se sentit heureux.

— J’en ai assez de dormir dans des trappes, Akela. Prenons la peau de Shere Khan et allons-nous-en. Non, nous ne ferons pas de mal au village, car Messua fut bonne pour moi.

Quand la lune se leva, inondant la plaine de sa clarté laiteuse, les villageois, terrifiés, virent passer au loin Mowgli, avec deux loups sur les talons et un fardeau sur la tête, à ce trot soutenu des loups qui dévorent les longs milles comme du feu. Alors, ils sonnèrent les cloches du temple et soufflèrent de plus belle dans les conques ; et Messua pleura, et Buldeo broda l’histoire de son aventure dans la jungle, finissant par raconter que le loup se tenait debout sur ses jambes de derrière et parlait comme un homme.


La lune allait se coucher quand Mowgli et les deux loups arrivèrent à la colline du Conseil ; ils firent halte à la caverne de Mère Louve.

— On m’a chassé du Clan des hommes, Mère ! héla Mowgli, mais je reviens avec la peau de Shere Khan. J’ai tenu parole.

Mère Louve sortit d’un pas raide, ses petits derrière elle, et ses yeux s’allumèrent lorsqu’elle aperçut la peau.

— Je le lui ai dit, le jour où il fourra sa tête et ses épaules dans cette caverne, réclamant ta vie, petite grenouille — je le lui ai dit, que le chasseur serait chassé. C’est bien fait.

— Bien fait, Petit Frère ! dit une voix profonde qui venait du fourré. Nous étions seuls, dans la jungle, sans toi.

Et Bagheera vint en courant jusqu’aux pieds nus de Mowgli. Ils escaladèrent ensemble le Rocher du Conseil. Mowgli étendit la peau sur la pierre plate où Akela avait coutume de s’asseoir, et la fixa au moyen de quatre éclats de bambou ; puis Akela se coucha dessus, et lança le vieil appel au Conseil : « Regardez, regardez bien, ô Loups ! » exactement comme il l’avait lancé quand Mowgli fut apporté là pour la première fois.

Depuis la déposition d’Akela, le Clan était resté sans chef, menant chasse et bataille à son gré. Mais tous, par habitude, répondirent à l’appel ; et quelques-uns boitaient pour être tombés dans des pièges, et d’autres traînaient une patte fracassée par un coup de feu, d’autres encore étaient galeux pour avoir mangé des nourritures immondes, et beaucoup manquaient. Mais ceux qui restaient vinrent au Rocher du Conseil, et là, ils virent la peau zébrée de Shere Khan étendue sur la pierre, et les énormes griffes qui pendaient au bout des pattes vidées.

— Regardez bien, ô Loups ! Ai-je tenu parole ? dit Mowgli.

Et les loups aboyèrent Oui. Et l’un d’eux, tout déchiré de blessures, hurla :

— Ô Akela ! conduis-nous de nouveau. Ô Toi, petit d’homme ! conduis-nous aussi. Nous en avons assez de vivre sans lois, et nous voulons redevenir le Peuple Libre.

— Non, ronronna Bagheera, cela ne se peut pas. Et si, repus, la folie allait vous reprendre ? Ce n’est pas pour rien que vous êtes appelés le Peuple Libre. Vous avez lutté pour la liberté, elle vous appartient. Mangez-la, ô Loups !

— Le clan des hommes et le clan des loups m’ont repoussé, dit Mowgli. Maintenant, je chasserai seul dans la Jungle.

— Et nous chasserons avec toi ! dirent les quatre louveteaux.

Mowgli s’en alla et, dès ce jour, il chassa dans la jungle avec les quatre petits. Mais il ne fut pas toujours seul, car, au bout de quelques années, il devint homme et se maria.

Mais c’est là une histoire pour les grandes personnes.



LA CHANSON DE MOWGLI

« Telle qu’il la chanta au Rocher du Conseil lorsqu’il dansa sur la peau de Shere Khan. »


C’est la chanson de Mowgli. — Moi, Mowgli, je chante.

Que la Jungle écoute quelles choses j’ai faites :

Shere Khan dit qu’il tuerait — qu’il tuerait ! Que près des portes, au crépuscule, il tuerait Mowgli la Grenouille !

Il mangea, il but. Bois bien, Shere Khan, quand boiras-tu encore ? Dors et rêve à ta proie.

Je suis seul dans les pâturages. Viens, Frère Gris ! Et toi. Solitaire, viens, nous chassons la grosse bête ce soir.

Rassemblez les grands taureaux buffles, les taureaux à la peau bleue, aux yeux furieux. Menez-les çà et là selon que je l’ordonne. Dors-tu encore, Shere Khan ? Debout, oh ! debout. Voici que je viens et les taureaux derrière moi !

Rama, le roi des buffles, frappa du pied. Eaux de la Waingunga, où Shere Khan s’en est-il allé ?

Il n’est point Sahi pour creuser des trous, ni Mor le Paon pour voler.

Il n’est point Mang, la Chauve-Souris, pour se suspendre aux branches.

Petits bambous qui craquez, dites où il a fui !

Ow ! il est là. Ahoo ! il est là. Sous les pieds de Rama gît le Boiteux. Lève-toi, Shere Khan. Lève-toi et tue ! Voici du gibier ; brise le cou des taureaux !

Chut ! il dort. Nous ne l’éveillerons pas, car sa force est très grande. Les vautours sont descendus pour la voir. Les fourmis noires sont montées pour la connaître. Il se tient grande assemblée en son honneur.

Alala ! Je n’ai rien pour me vêtir. Les vautours verront que je suis nu. J’ai honte devant tous ces gens.

Prête-moi ta robe, Shere Khan. Prête-moi ta gaie robe rayée, que je puisse aller au Rocher du Conseil.

Par le Taureau qui m’a payé, j’avais fait une promesse — une petite promesse. Il ne manque que ta robe pour que je tienne parole.

Couteau en main — le couteau dont se servent les hommes, — avec le couteau du chasseur je me baisserai pour prendre mon dû.

Eaux de la Waingunga, soyez témoin que Shere Khan me donne sa robe, car il m’aime. Tire, Frère Gris ! Tire, Akela ! Lourde est la peau de Shere Khan.

Le Clan des Hommes est irrité. Ils jettent des pierres et parlent comme des enfants. Ma bouche saigne. Laissez-moi partir.

À travers la nuit, la chaude nuit, courez vite avec moi, mes frères. Nous quitterons les lumières du village, nous irons vers la lune basse.

Eaux de la Waingunga, le Clan des Hommes m’a chassé. Je ne leur ai point fait de mal, mais ils avaient peur de moi. Pourquoi ?

Clan des Loups, vous m’avez chassé aussi. La Jungle m’est fermée, les portes du village aussi. Pourquoi ?

De même que Mang vole entre les bêtes et les oiseaux, de même je vole entre le village et la Jungle. Pourquoi ?

Je danse sur la peau de Shere Khan, mais mon cœur est très lourd. Les pierres du village ont frappé ma bouche et l’ont meurtrie. Mais mon cœur est très léger, car je suis revenu à la Jungle. Pourquoi ?

Ces deux choses se combattent en moi comme les serpents luttent au printemps. L’eau tombe de mes yeux et, pourtant, je ris. Pourquoi ?

Je suis deux Mowglis, mais la peau de Shere Khan est sous mes pieds. Toute la Jungle sait que j’ai tué Shere Khan. Regardez, regardez bien, ô Loups !

Ahae ! Mon cœur est lourd de choses que je ne comprends pas.