Le Livre de la récompense des bienfaits secrets

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Traduction par L. Léon de Rosny.
Imprimerie de H. Carion (p. 1-6).

LE LIVRE DE LA RÉCOMPENSE DES BIENFAITS SECRETS

Traduit sur le texte chinois.


Observations préliminaires.


Le livre de la récompense des bienfaits secrets, dont nous donnons ici la première traduction faite sur le texte original chinois, forme un petit ouvrage attribué par les Tao-sse[1] à une de leurs divinités appelée 文昌梓潼帝君 Wen-tchang-tse-tong-ti-kiun. Il est composé de 541 caractères et rédigé dans un style qui offre les plus grands rapports avec celui du Kan-ing-pien[2], Livre des récompenses et des peines, recueil de maximes de l’école du Tao, attribué au philosophe Lao-tse. C’est ainsi qu’il renferme une suite de sentences morales et de conseils pour guider les hommes dans ce qu’ils doivent faire pour atteindre à la perfection, et dans ce qu’ils doivent éviter pour ne point devenir criminels. Il se termine par l’expression du bonheur qui doit couronner tôt ou tard l’homme qui a accompli les devoirs qui lui sont imposés.

Quoique ce livre appartienne plus particulièrement à l’école du Tao qu’à tout autre, on y remarque cependant un mélange de diverses doctrines, mélange qui, du reste, se rencontre fréquemment dans les ouvrages des Tao-sse, surtout dans ceux qui furent rédigés durant l’époque moyenne de l’existence de cette secte. C’est un fait aujourd’hui généralement reconnu par tous ceux qui se sont livrés à l’étude historique des diverses religions humaines, que l’esprit des institutions primitives des grands fondateurs de doctrines philosophiques est rapidement dénaturé et faussé par leurs disciples ; et qu’après quelques siècles, il ne reste plus qu’un amas de monstruosités trompeuses, qui démentent leur origine dès lors environnée de ténèbres. C’est ainsi qu’en Chine les Tao-sse ou sectateurs de l’école philosophique du Tao, fondée par Lao-tse, ont, de siècle en siècle, tellement falsifié les préceptes de leur maître, qu’aujourd’hui leur doctrine n’est plus, en réalité, qu’un mysticisme déréglé, et leur culte des pratiques de routine.

Au moyen âge de la secte des Tao-sse, l’influence du Bouddhisme indien s’y fit surtout sentir. L’écrivain que nous traduisons ci-dessous insiste sur la défense de faire subir aucun mauvais traitement à tout ce qui a vie dans la nature ; il cite, à l’appui de ses préceptes, plusieurs exemples de récompenses accordées par le Ciel à ceux qui se sont montrés compatissants pour les animaux. C’est cette même répugnance de faire subir aucune souffrance à quiconque a vie dans la nature, qui a porté l’auteur du Livre des récompenses et des peines à recommander à ses disciples de ne point faire périr ni de maltraiter un simple insecte, et même une plante, un arbuste 昆蟲草木猶不可傷[3].

Le texte chinois original du Yin-tchi-wen (Livre de la récompense des bienfaits secrets) a été lithographié en 1833 et publié pur la Société asiatique de Paris[4]. On le trouve ordinairement indiqué dans les bibliographies chinoises, conjointement à un autre opuscule du même genre, intitulé : Yu-kong yu-tsao-chin ki, ou Récit de la visite de l’Esprit du foyer à Yu-kong[5], dont le texte forme une des histoires intercalées dans les commentaires du Kan-ing-pien. La version tartare de ces deux petits ouvrages a été publiée par Jules Klaproth, dans sa Chrestomathie Mandchou, mais sans version européenne.

La traduction que nous donnons ici est généralement littérale : nous avons eu soin, autant qu’il nous a été possible, de laisser aux phrases que nous avions à rendre en français, une tournure telle qu’elle se prêtât aux divers sens que l’auteur chinois laisse entrevoir dans son écrit. Quelques phrases étaient d’une certaine difficulté à entendre, n’ayant eu, en notre possession, que le texte seul de ce livre, sans aucun commentaire pour en faciliter l’interprétation. Aussi espérons-nous qu’on nous pardonnera les fautes qui auraient pu se glisser dans notre travail, quoique nous pensions avoir, le plus souvent, surmonté les obstacles que nous présentait le texte du Yin-tchi-wen, et donné ainsi une traduction aussi fidèle que possible avec le peu de secours dont nous pouvions disposer[6].


LE LIVRE DE LA RÉCOMPENSE DES BIENFAITS SECRETS.


Ti-kiun a dit :

Pendant dix-sept générations, j’ai été lettré et ta-fou. Jamais je n’ai opprimé le peuple ni tyrannisé les employés. J’ai arraché les hommes au malheur, j’ai soulagé leur infortune ; j’ai eu pitié de leurs orphelins, j’ai supporté leur crime ; j’ai fait de nombreux bienfaits secrets. En haut, j’ai ému le Ciel azuré. Puissent les hommes, comme moi, conserver leur cœur, le Ciel t’enverra la félicité !

C’est pour cela qu’enseignant aux hommes, je leur dis : Autrefois Yu-kong, après avoir rempli la charge de juge criminel [devint puissant et] éleva un portail, par où un quadrige [pouvait passer]. Tou-chi, pour avoir secouru les hommes, en haut, il cueillit l’olivier à cinq branches[7] ; pour avoir [à l’aide d’un pont de paille] sauvé une fourmi qui allait se noyer, il parvint à être inscrit sur la liste des docteurs ; pour avoir enterré un serpent, il eut la gloire d’être nommé ministre[8].

Si tu veux élargir le champ de ton bonheur, appuie-toi sur la région de ton cœur. Fais continuellement des bienfaits ; fais à chaque espèce des actions méritoires ; tu seras utile aux créatures, tu seras utile aux hommes. Cultivant le bien, tu cultives ton bonheur. Droit, juste, pour le ciel, renouvelle-toi toi-même. Avec compassion et amour, pour (le bonheur de) l’empire, aime le peuple. Sois fidèle à ton maître, pieux envers tes parents. Honore ton frère aîné ; sois confiant en tes amis.

Tantôt offre un hommage sincère à l’étoile Teou[9] ; tantôt prosterne-toi devant Bouddha et prie dans les livres sacrés. Récompense les quatre bienfaits[10] ; pratique largement les trois enseignements[11] ; aide le malheureux, et de même le poisson [abandonné] sur un chemin sec. Délivre celui qui est en péril, et de même délivre l’oiseau [pris] dans un lacet à mailles serrées. Aie pitié de l’orphelin ; sois compatissant pour la veuve ; honore les vieillards ; aie pitié des pauvres ; apporte des habits et de la nourriture pour ceux qui, sur les routes, ont faim et froid. Mets dans un cercueil les restes d’un cadavre exposé au jour [sans sépulture].

Si ta maison est riche, soutiens tes parents ; et si, cette année, il y a une disette, secours généreusement tes voisins et tes amis. Que ton boisseau et ta balance soient parfaitement exacts. Ne fais point lever de lourds impôts, pour dépenser peu [pour le peuple][12]. Quant à tes esclaves et tes serviteurs, traite-les avec magnanimité, car serait-il juste d’être dur à leur égard ?

Par l’impression, publie des livres sacrés. Répare les pagodes et les monastères, s’ils sont abîmés. Donne des remèdes et des secours pour soulager les maladies et la pauvreté[13]. Prépare une infusion de thé pour apaiser la chaleur de la soif. Les uns achètent les animaux pour leur conserver la vie et les mettre en liberté ; d’autres observent le jeûne et s’abstiennent de répandre le sang.

En marchant regarde toujours [s’il n’y a point sous tes pieds] des insectes et des fourmis [que, par mégarde, tu pourrais écraser]. Ne brûle point les forêts des montagnes[14]. Allume, dans la nuit, un flambeau pour éclairer la marche des hommes. Fais une barque pour leur faciliter la traversée du fleuve. Ne monte point sur les montagnes pour saisir les oiseaux dans des filets. Ne t’approche pas de l’eau pour empoisonner les poissons et les reptiles. Ne tue point le bœuf laboureur. Ne jette point un papier couvert de caractères[15] ; ne médite point un stratagème contre le riche patrimoine de ton prochain. Ne convoite point le talent et l’habileté d’autrui. N’envie point des hommes et les épouses et les filles. Garde-toi d’exciter des disputes et des procès parmi les hommes. Garde-toi de rompre leurs mariages. Garde-toi, pour des intérêts personnels, de rompre la concorde existant entre le frère aîné et le cadet. Garde-toi, pour de petits profits, de faire que le père et le fils ne se réconcilient point. Ne profite point de ta puissance pour déshonorer les bons. Ne t’appuie point sur tes richesses pour opprimer les pauvres. Aime les hommes bons, invite à la vertu, en la pratiquant toi-même dans ton corps et dans ton âme. Fuis les méchans : C’est ainsi que tu pourras éviter les malheurs qui te menacent[16].

Cache toujours les fautes [d’autrui] et montre le bien [qu’il fait]. Que ta bouche n’accède point lorsque ton cœur refuse[17]. Enlève les chardons et les épines qui croissent sur la voie. Enlève aussi les pierres et les matériaux qui s’opposent à la route (d’autrui). Répare les sentiers que quelques siècles ont rendus difficiles dans les montagnes. Fais construire des ponts sur lesquels mille et dix mille hommes puissent aller et venir. Livre à la postérité l’instruction (destinée) à corriger le mal des hommes. Abandonne tes richesses pour le bien de l’humanité tout entière. Dans tes actions, conforme-toi à la Raison céleste, en émettant des paroles, conforme-toi au sentiment humain. Vois les sages de l’antiquité dans tes actions les plus privées[18]. Examine ta conscience à l’ombre de ta couverture.

Évitant le mal et pratiquant la vertu, jamais la mauvaise étoile ne descendra sur toi ; toujours tu trouveras des esprits de bonheur pour te protéger. La récompense la plus prochaine que tu recevras, sera pour toi même ; une plus éloignée sera pour tes descendants[19]. Cent bonheurs réunis t’atteindront ; mille nuages de félicité se réuniront [pour toi]. Toutes ces choses heureuses ne proviennent-elles pas [de la pratique] des bienfaits secrets ?

Léon de Rosny.

  1. Les Tao-sse sont les sectateurs de l’École philosophique du Tao, dont Lao-tse, célèbre philosophe chinois qui vivait dans le 6e siècle avant notre ère, fut le fondateur. Quant à la valeur du mot tao (litt. voie), nous ne pourrions essayer d’établir ici sa véritable signification sans entrer dans des discussions qui dépasseraient de beaucoup l’étendue du texte que nous traduisons. On pourra consulter, à ce sujet, le Livre de la voie et de la vertu, traduit en français par Stanislas Julien. Paris, 1842, in-8o.
  2. Cet ouvrage a été traduit du chinois en français par Abel-Rémusat ; puis, sur la version mandchoue par Klaproth ; enfin M. St-Julien en publia, en 1835, une nouvelle traduction, accompagnée des commentaires et des traits historiques racontés à la suite de chaque sentence.
  3. À l’appui de cette recommandation, on trouve, dans le Kan-ing-pien, l’histoire suivante : « Lorsque Ing-chen restait dans sa maison, en été, il n’arrachait pas l’herbe ; en hiver, il ne faisait pas démolir les vieux murs, de peur de tuer les insectes qui s’y trouvent. Dans la suite, il eut un fils nommé Jou-yu, qui fut un ministre célèbre sous la dynastie des Song. » Traduction de M. Stanislas Julien, p. 73.
  4. Dans la Chrestomathie chinoise (publiée par Klaproth) ; in-4o.
  5. Traduit en français par M. Stanislas Julien. Paris, 1854, in-8o.
  6. Yin-tchi-wen est le titre original du Livre de la Récompense des bienfaits secrets. Morrison le définit ainsi : A famous essay exhorting the world to the practice of virtue, as the means of procuring the blessing of heaven.
  7. C’est-à-dire qu’il obtint la palme académique.
  8. En chinois 宰相 tsay-siang « supremi consiliarii. » Basile, Dict. chin. latin, édit. de Guignes.
  9. Par l’étoile Teou, on entend ordinairement l’étoile du nord 北斗 (Peteou), ou ω, h g n o d’Hercule.
  10. Par les quatre bienfaits, il faut entendre ceux que l’on doit au ciel, à la terre, au prince et à ses parents.
  11. Par les trois enseignements, on entend la doctrine des Bouddhistes, celle des Lettrés et celle des Tao-sse.
  12. En chinois : 不可輕出重入. Mot à mot : Pas falloir légèrement sortir, lourdement entrer.
  13. Dans le texte chinois publié par la société asiatique de Paris (dans sa Chrestomathie chinois), on lit dans cette phrase 藥林 yo-lin, c’est-à-dire « une forêt de médicaments. » Je pense qu’il faut lire, à la place du second caractère, le mot tsay, que l’on écrit également avec la clef 154, et qui signifie « richesses, » et de là « secours en argent, » etc.
  14. Il est recommandé de ne point incendier les forêts, entre autres raisons, afin de ne point faire périr les animaux qu’elles renferment.
  15. Sien-you-kouen ayant détruit un exemplaire de l’ouvrage du philosophe Meng-tse, (Mencius), toute sa famille fut exterminée.
  16. Littéralement : Devant tes yeux et tes sourcils.
  17. 不可口是心非 Littéralement : Il ne faut pas avec la bouche dire oui et avec le cœur non.
  18. Littéralement : « Dans son bouillon et sur la muraille. » Il y a ici une allusion à Chun (empereur qui régna en Chine 2285 ans avant J. C.), qui avait perpétuellement à l’esprit les sages de l’antiquité, au point que, lorsqu’il prenait de la nourriture, il les voyait dans son bouillon, et lorsqu’il était assis, il les voyait sur la muraille.
  19. Littéralement : pour tes fils et tes neveux ; c’est-à-dire : la première récompense que le ciel t’enverra te sera destinée personnellement et plus tard cette récompense se renouvellera pour ton fils et pour sa postérité.