Le Livre des masques/Émile Verhaeren

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Mercure de France (p. 32-38).



ÉMILE VERHAEREN


De tous les poètes d’aujourd’hui, narcisses penchés le long de la rivière, M. Verhaeren est le moins complaisant à se laisser admirer. Il est rude, violent, maladroit. Occupé depuis vingt ans à forger un outil étrange et magique, il demeure dans une caverne de la montagne, martelant les fers rougis, radieux des reflets du feu, auréolé d’étincelles. C’est ainsi que l’on devrait le représenter, forgeron qui,


Comme s’il travaillait l’acier des âmes,
Martèle à grands coups pleins, les lames
Immenses de la patience et du silence.


Si on découvre sa demeure et qu’on l’interroge, il répond par une parabole dont chaque mot semble scandé sur l’enclume, et, pour conclure, il donne un grand coup du marteau lourd.

Quand il ne travaille pas dans sa forge, il s’en va par les campagnes, la tête et les bras nus, et les campagnes flamandes lui disent des secrets qu’elles n’ont encore dit à personne. Il voit des choses miraculeuses et n’en est pas étonné ; devant lui passent des êtres singuliers, des êtres que tout le monde coudoie sans le savoir, visibles pour lui seul. Il a rencontré le Vent de novembre :


Le vent sauvage de novembre,
Le vent,
L’avez-vous rencontré, le vent
Au carrefour des trois cents routes… ?


Il a vu la Mort et plus d’une fois ; il a vu la Peur ; il a vu le Silence


S’asseoir immensément du côté de la nuit.


Le mot caractéristique de la poésie de M. Verhaeren, c’est le mot halluciné. De page en page, ce mot surgit ; un recueil tout entier, les Campagnes hallucinées, ne l’a pas délivré de cette obsession ; l’exorcisme n’était pas possible, car c’est la nature et l’essence même de M. Verhaeren d’être le poète halluciné. « Les sensations, disait Taine, sont des hallucinations vraies », mais où commence la vérité et où finit-elle ? Qui oserait la circonscrire ? Le poète, qui n’a pas de scrupules psychologiques, ne s’attarde pas au soin de partager les hallucinations en vraies et en fausses ; pour lui, elles sont toutes vraies, si elles sont aiguës ou fortes, et il les raconte avec ingénuité, — et quand le récit est fait par M. Verhaeren, il est très beau. La beauté en art est un résultat relatif et qui s’obtient par le mélange d’éléments très divers, souvent les plus inattendus. De ces éléments, un seul est stable et permanent ; il doit se retrouver dans toutes les combinaisons : c’est la nouveauté. Il faut qu’une œuvre d’art soit nouvelle, et on la reconnaît nouvelle tout simplement à ceci qu’elle vous donne une sensation non encore éprouvée.

Si elle ne donne pas cela, une œuvre, quelque parfaite qu’on la juge, est tout ce qu’il y a de pire et de méprisable ; elle est inutile et laide, puisque rien n’est plus absolument utile que la beauté. Chez M. Verhaeren, la beauté est faite de nouveauté et de puissance ; ce poète est un fort et, depuis ces Villes tentaculaires qui viennent de surgir avec la violence d’un soulèvement tellurique, nul n’oserait lui contester l’état et la gloire d’un grand poète. Peut-être n’a-t-il pas encore achevé tout à fait l’instrument magique qu’il forge depuis vingt ans. Peut-être n’est-il pas encore tout à fait maître de sa langue ; il est inégal ; il laisse ses plus belles pages s’alourdir d’épithètes inopportunes, et ses plus beaux poèmes s’empêtrer dans ce qu’on appelait jadis le prosaïsme. Pourtant l’impression reste, de puissance et de grandeur, et oui : c’est un grand poète. Écoutez ce fragment des Cathédrales :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Ô ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent
Comme des houles !

Les ostensoirs, ornés de soie,
Vers les villes échafaudées,
En toits de verre et de cristal,
Du haut du chœur sacerdotal.
Tendent la croix des gothiques idées.

Ils s’imposent dans l’or des clairs dimanches
— Toussaint, Noël, Pâques et Pentecôtes blanches.
Ils s’imposent dans l’or et dans l’encens et dans la fête
Du grand orgue battant du vol de ses tempêtes

Les chapiteaux rouges et les voûtes vermeilles ;
Ils sont une âme, en du soleil,
Qui vit de vieux décor et d’antique mystère
Autoritaire.

Pourtant, dès que s’éteignent le cantique
Et l’antienne naïve et prismatique,
Un deuil d’encens évaporé s’empreint
Sur les trépieds d’argent et les autels d’airain,

Et les vitraux, grands de siècles agenouillés
Devant le Christ, avec leurs papes immobiles
Et leurs martyrs et leurs héros, semblent trembler
Au bruit d’un train hautain qui passe sur la ville.


M. Verhaeren paraît un fils direct de Victor Hugo, surtout en ses premières œuvres ; même après son évolution vers une poésie plus librement fiévreuse, il est encore resté romantique ; appliqué à son génie, ce mot garde toute sa splendeur et toute son éloquence. Voici, pour expliquer cela, quatre strophes évoquant les temps de jadis :


Jadis — c’était la vie errante et somnambule,
À travers les matins et les soirs fabuleux,
Quand la droite de Dieu vers les Chanaans bleus
Traçait la route d’or au fond des crépuscules.

Jadis — c’était la vie énorme, exaspérée,
Sauvagement pendue aux crins des étalons,
Soudaine, avec de grands éclairs à ses talons
Et vers l’espace immense immensément cabrée.

Jadis — c’était la vie ardente, évocatoire ;
La Croix blanche de ciel, la Croix rouge d’enfer
Marchaient, à la clarté des armures de fer,
Chacune à travers sang, vers son ciel de victoire.

Jadis — c’était la vie écumante et livide,
Vécue et morte, à coups de crime et de tocsins,
Bataille entre eux, de proscripteurs et d’assassins,
Avec, au-dessus d’eux, la mort folle et splendide.


Ces vers sont tirés des Villages illusoires, écrits presque uniquement en vers libres assonancés et coupés selon un rythme haletant, mais M. Verhaeren, maître du vers libre, l’est aussi du vers romantique, auquel il sait imposer, sans le briser, l’effréné, le terrible galop de sa pensée, ivre d’images, de fantômes et de visions futures.