Le Lys rouge/XXVI

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Calmann-Lévy (p. 297-310).


XXVI


Un fiacre la conduisit, le lendemain, jusqu’à une rue populeuse et pourtant déserte, à moitié triste, à moitié gaie, avec des murs de jardins dans l’intervalle des maisons neuves, et s’arrêta au point où la chaussée va passer sous l’arcade voûtée d’un hôtel Régence, couvert maintenant de poussière et d’oubli, qui, par fantaisie, se met en travers de la rue. Çà et là, des branches vertes, s’allongeant entre les pierres, égayent ce coin de ville. Thérèse, en sonnant à la petite porte, vit, dans la perspective bornée des maisons, une poulie sur une lucarne, et une grande clef dorée, enseigne d’un serrurier. Son regard s’emplissait de ces aspects nouveaux pour elle et déjà familiers. Des pigeons volaient au-dessus de sa tête ; elle entendait glousser des poules. Un domestique à moustaches, d’aspect militaire et rural, ouvrit la porte. Elle se trouva dans une cour sablée qu’ombrageait un platane et sur laquelle, à gauche, au ras de la rue, était la loge, avec des cages de serins aux fenêtres. De ce côté se dressait, sous un treillis vert, le pignon de la maison voisine. Un atelier de sculpteur y adossait sa charpente vitrée qui laissait voir des figures de plâtre endormies dans la poussière. À droite, le mur peu élevé qui fermait la cour portait scellés des débris précieux de frises, des fûts rompus de colonnettes. Au fond, l’hôtel, pas bien grand, ouvrait les six fenêtres à meneaux de sa façade cachée à demi par le lierre et les rosiers.

Philippe Dechartre, épris de l’architecture française du xve siècle, avait reproduit là, très savamment, les caractères d’une habitation privée du temps de Louis XII. Cette maison, commencée au milieu du second Empire, n’avait point été terminée. Le bâtisseur de tant de châteaux était mort sans pouvoir achever sa bicoque. Il valait mieux qu’il en fût ainsi. Conçu dans une manière qui avait alors sa distinction et son prix, mais qui semble aujourd’hui banale et démodée, ayant perdu peu à peu son large cadre de jardins, resserré maintenant entre les murs des hautes bâtisses, le petit hôtel de Philippe Dechartre, par la rudesse de ses pierres brutes qui s’effritaient dans l’attente du praticien mort peut-être depuis vingt ans, par la lourdeur naïve de ses trois lucarnes à peine dégrossies, par la simplicité du toit que la veuve de l’architecte avait fait couvrir à peu de frais, par tous les bonheurs de l’inachevé et de l’involontaire, corrigeait la disgrâce de son ancienneté trop neuve, de son romantisme archéologique, et s’accordait avec l’humilité d’un quartier enlaidi par le progrès de la population.

Enfin, sous son apparence de ruine et dans sa draperie verte, ce petit hôtel avait son charme. Soudainement, et d’instinct, Thérèse découvrait d’autres harmonies. Dans cette négligence élégante, qui s’étendait des murailles recouvertes de lierre aux vitres assombries de l’atelier et jusqu’au platane penché dont l’écorce jonchait de ses écailles l’herbe folle de la cour, elle devinait l’âme du maître, nonchalante, inhabile à conserver, traînant la mélancolie des passionnés. Elle eut dans sa joie un serrement de cœur à reconnaître cette indifférence où son ami laissait autour de lui les choses. Elle y trouvait une sorte de grâce et de noblesse, mais aussi un esprit de détachement contraire à sa propre nature, tout opposé à l’âme intéressée et soigneuse des Montessuy. Tout de suite elle songea que, sans gâter la douceur pensive de ce coin sauvage, elle y porterait son activité ordonnée, ferait sabler l’allée et, dans l’angle où venait un peu de soleil, mettrait la gaieté des fleurs. Elle regarda avec sympathie une statue venue là de quelque parc dévasté, une Flore couchée à terre, toute rongée d’une mousse noire, et ses deux bras gisant à son côté. Elle rêva de la relever bientôt, d’en faire un motif pour la fontaine dont elle voyait l’eau s’égoutter tristement dans le seau qui lui tenait lieu de vasque.

Dechartre, qui depuis une heure épiait sa venue, joyeux, inquiet encore, tout tremblant de son bonheur agité, descendait les degrés du perron. Dans l’ombre fraîche du vestibule, où se devinait confusément la splendeur sévère des bronzes et des marbres, elle s’arrêta, étourdie par les battements de son cœur, qui sonnait à toute volée dans sa poitrine.

Il la pressa contre lui, et lui donna de longs baisers. Elle l’entendit, à travers le bourdonnement de ses tempes, qui lui rappelait les brusques délices de la veille. Elle revit le lion de l’Atlas sur la descente de lit, et elle rendit à Jacques ses baisers avec une lenteur délicieuse.

Il la conduisit par un anguleux escalier de bois dans la vaste salle qui servait autrefois de cabinet de travail à son père et où, lui-même, il dessinait, modelait et lisait surtout, aimant la lecture comme un opium et faisant des rêves sur la page inachevée.

Des tapisseries gothiques, très pâles, laissant deviner, dans une forêt merveilleuse, une dame coiffée du hennin, avec une licorne couchée à ses pieds sur l’herbe fleurie, montaient au-dessus des armoires jusqu’aux solives peintes du plafond.

Il la mena devant un divan large et bas, chargé de coussins que recouvraient de leurs lambeaux somptueux des chapes espagnoles et des dalmatiques byzantines ; mais elle s’assit dans un fauteuil.

— Vous voilà, vous voilà ! Le monde peut finir.

Elle répondit :

— Je pensais à la fin du monde, autrefois ; je ne la craignais pas. M. Lagrange me l’avait promise, par galanterie, et je l’attendais. Quand je ne vous connaissais pas, je m’ennuyais tant !

Elle regarda autour d’elle les tables chargées de vases et de statuettes, les tapisseries, la foule confuse et splendide des armes, des émaux, des marbres, des peintures, des livres anciens.

— Vous avez de belles choses.

— Pour la plupart elles viennent de mon père, qui vivait dans l’âge d’or des collections. Ces histoires de la licorne, dont la suite complète est à Cluny, mon père les a trouvées en 1851, dans une auberge de Meung-Sur-Yèvre.

Mais elle, curieuse et déçue :

— Je ne vois rien de vous, pas une statue, pas un bas-relief, pas une de ces cires si recherchées en Angleterre, pas une figurine, ni une plaque, ni une médaille.

— Si vous croyez que j’aurais plaisir à vivre au milieu de mes œuvres ! … Je les connais trop, mes figures… Elles m’ennuient. Ce qui n’a pas de secrets n’a pas de charmes.

Elle le regarda avec un dépit affecté.

— Vous ne m’aviez pas dit qu’on n’avait plus de charmes pour vous quand on n’avait plus de secrets.

Il lui prit la taille.

— Ah ! ce qui vit n’est que trop mystérieux. Et tu restes pour moi, ma bien-aimée, une énigme dont le sens inconnu contient les délices de la vie et les affres de la mort. Ne crains pas de te donner. Je te désirerai toujours, et je t’ignorerai toujours. Est-ce qu’on possède jamais ce qu’on aime ? Est-ce que les baisers, les caresses sont autre chose que l’effort d’un désespoir délicieux ? Quand je te tiens embrassée, je te cherche encore ; et je ne t’ai jamais, puisque je te veux toujours, puisque, en toi, je veux l’impossible et l’infini. Ce que tu es, du diable si je le saurai jamais ! Vois-tu, pour avoir modelé quelques méchantes figures, je ne suis pas un sculpteur. Je suis plutôt une espèce de poète et de philosophe, qui cherche dans la nature des sujets d’inquiétude et de tourment. Le sentiment de la forme ne me suffit pas. Mes confrères se moquent de moi, parce que je ne les égale pas en simplicité. Ils ont raison. Et cet animal de Choulette a raison aussi, quand il veut que nous vivions sans penser ni désirer. Notre ami, le cordonnier de Santa Maria Novella, qui ne sait rien de tout ce qui le rendrait injuste et malheureux, est un maître dans l’art de vivre. Je devrais t’aimer naïvement, sans cette espèce de métaphysique passionnelle qui me rend absurde et méchant. Il n’y a de bon que d’ignorer et d’oublier. Viens, viens, j’ai trop cruellement pensé à toi dans les tortures de l’absence : viens, ma bien-aimée. Il faut que je t’oublie toi-même en toi. C’est en toi seulement que je peux t’oublier et me perdre.

Il la prit dans ses bras et, relevant la voilette, lui mit des baisers sur la bouche.

Un peu effarouchée dans cette vaste salle inconnue, comme gênée par le regard des choses étranges, elle tira le tulle noir jusqu’à son menton.

— Ici ! Vous n’y pensez pas !

Il lui dit qu’ils étaient seuls.

— Seuls ? Et l’homme aux terribles moustaches qui m’a ouvert la porte ?

Il sourit.

— C’est Fusellier, l’ancien domestique de mon père. Sa femme et lui composent toute ma maison. Soyez tranquille. Ils se tiennent dans la loge, fidèles et hargneux. Vous verrez madame Fusellier ; elle est familière, je vous avertis.

— Mon ami, pourquoi M. Fusellier, suisse et maître d’hôtel, a-t-il des moustaches de Tartare ?

— Ma chérie, la nature les lui a données et je les lui laisse volontiers. Je lui sais gré d’avoir l’air d’un ancien sergent-major devenu pépiniériste, et de me donner ainsi l’illusion qu’il est mon voisin de campagne.

Assis au coin du divan, il l’attira sur ses genoux, lui donna des baisers qu’elle lui rendit.

Elle se releva vivement.

— Montrez-moi les autres pièces. Je suis curieuse. Je veux tout voir.

Il la conduisit au second étage. Des aquarelles de Philippe Dechartre couvraient les murs du corridor. Il ouvrit une porte et la fit entrer dans une chambre meublée de palissandre.

C’était la chambre de sa mère. Il la gardait intacte, dans son passé d’hier, le seul passé qui nous touche vraiment et nous attriste. Inhabitée depuis neuf ans, la chambre n’avait pas l’air encore résigné à la solitude. L’armoire à glace épiait le regard de la vieille dame, et, sur la pendule d’onyx, une Sapho pensive s’ennuyait de ne plus entendre le bruit du balancier.

Il y avait deux portraits aux murs. L’un, de Ricard, représentait Philippe Dechartre, très pâle, la chevelure agitée, l’œil noyé dans un rêve romantique, la bouche pleine d’éloquence et de bonté. L’autre, peint d’une main moins inquiète, faisait voir une dame entre deux âges, presque belle dans sa maigreur ardente. C’était madame Philippe Dechartre.

— La chambre de ma pauvre maman est comme moi, dit Jacques : elle se souvient.

— Vous ressemblez à votre mère, dit Thérèse. Vous avez ses yeux. Paul Vence m’a dit qu’elle vous adorait.

— Oui, répondit-il en souriant, elle était excellente, maman ; intelligente, exquise, absurde merveilleusement. Elle avait la folie de l’amour maternel, et ne me laissait pas un moment de repos ; elle se tourmentait et me tourmentait.

Thérèse regardait un bronze de Carpeaux posé sur le chiffonnier.

— Vous reconnaissez, fit Dechartre, le Prince impérial, à ses oreilles en ailes de Zéphire qui égayent un peu son froid visage. Ce bronze est un cadeau de Napoléon III. Mes parents allaient à Compiègne. Mon père, pendant le séjour de la cour à Fontainebleau, prit le plan du château et dessina la galerie. Le matin, l’Empereur venait en redingote, avec une pipe d’écume, se poser près de lui comme un pingouin sur un rocher. En ce temps-là, j’étais externe à Bonaparte. J’écoutais ces histoires à table, et elles me sont restées. L’Empereur se tenait là tranquille et doux, interrompant son long silence par quelques paroles étouffées sous ses grosses moustaches ; puis il s’animait un peu, expliquait ses idées de machines. Il était inventeur et mécanicien. Il tirait un crayon de sa poche et faisait des figures démonstratives sur les dessins de mon père désolé. Il lui gâtait ainsi deux ou trois études par semaine… Il aimait beaucoup mon père et lui promettait des travaux et des honneurs qui ne venaient jamais. L’Empereur était bon, mais il n’avait pas d’influence, comme disait maman. En ce temps-là, j’étais gamin. Il m’est resté depuis lors une vague sympathie pour cet homme qui manquait de génie, mais dont l’âme était affectueuse et belle, qui portait dans les grandes aventures de la vie un courage simple et un doux fatalisme… Et puis, ce qui me le rend sympathique, c’est qu’il fut combattu et injurié par des gens qui voulaient prendre sa place et qui n’avaient pas même, comme lui, au fond de l’âme, l’amour du peuple. Nous les avons vus depuis, au pouvoir. Ciel ! qu’ils sont vilains ! Le sénateur Loyer, par exemple, qui chez vous, au fumoir, fourrait des cigares dans sa poche, et m’invitait à faire de même. « Pour la route », disait-il. Ce Loyer, c’est un méchant homme, dur aux malheureux, aux faibles, aux humbles. Et Garain, est-ce que vous ne lui trouvez pas une âme dégoûtante ? Vous vous rappelez : la première fois que j’ai dîné chez vous, on a parlé de Napoléon. Vos cheveux, noués au-dessus de la nuque et traversés d’une flèche de diamant, se tordaient avec une violence adorable. Paul Vence a dit des choses subtiles. Garain ne comprenait pas. Vous m’avez demandé mon avis.

— C’était pour vous faire briller. J’avais déjà l’orgueil de vous.

— Oh ! Je n’aurais jamais pu trouver une seule phrase devant des gens si sérieux. Pourtant, j’avais envie de dire que Napoléon III me plaisait mieux que le premier, que je le trouvais plus touchant ; mais peut-être que cette idée-là aurait produit un mauvais effet. D’ailleurs, je ne suis pas assez dépourvu de tout talent pour m’occuper de politique.

Il tournait dans la chambre, regardait les meubles avec une tendresse familière. Il ouvrit un tiroir du secrétaire :

— Tenez, les lunettes de maman. Ce qu’elle les a cherchées, ses lunettes ! Maintenant, je vais vous montrer ma chambre. Si elle n’est pas bien faite, vous excuserez madame Fusellier, que j’ai instruite à respecter mon désordre.

Les rideaux des fenêtres étaient baissés. Il ne les releva pas. Au bout d’une heure, elle-même écarta les pans du satin rouge ; des rais de lumière éblouirent ses yeux et se répandirent dans ses cheveux défaits. Elle chercha une glace, et ne trouva qu’un miroir de Venise, terne dans sa large bordure d’ébène. Se haussant sur la pointe des pieds pour s’y voir :

— Est-ce moi, demanda-t-elle, ce spectre sombre et lointain ? Celles qui se sont mirées dans cette glace n’ont pas dû vous en faire de grands compliments.

Comme elle prenait des épingles sur la table, elle remarqua un petit bronze qu’elle n’avait pas encore vu. C’était un vieil ouvrage italien, de goût flamand : une femme nue, les jambes courtes, le ventre lourd et plissé, qui avait l’air de courir, le bras étendu. Elle trouvait à cette figure un air canaille et drôle. Elle demanda ce qu’elle faisait.

— Elle fait ce que fait madame Mondanité sur le portail de la cathédrale de Bâle.

Mais Thérèse, qui était allée à Bâle, ne connaissait pas madame Mondanité. Elle examina de nouveau le petit bronze, ne comprit pas, et demanda :

— C’est donc bien inconvenant ? Comment une chose qui se fait sur le portail d’une église peut-elle être difficile à dire, ici ?

Tout à coup une inquiétude lui vint :

— Mon Dieu ! que penseront de moi M. et madame Fusellier ?

Puis, découvrant sur le mur un médaillon où Dechartre avait modelé un profil de gamine, amusante et vicieuse :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça, c’est Clara, une petite marchande de journaux de la rue Demours. Elle m’apportait le Figaro tous les matins. Elle avait des fossettes aux joues, des nids à baisers. Un jour, je lui ai dit : « Je vais te faire ton portrait. » Elle vint, un matin d’été, avec des boucles d’oreilles et des bagues achetées à la fête de Neuilly. Puis elle ne reparut plus. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Elle était trop instinctive pour faire une grande cocotte. Voulez-vous que je l’ôte ?

— Non, elle est très bien dans ce coin. Je ne suis pas jalouse de Clara.

Il était temps de rentrer chez elle, et elle ne se décidait pas à partir. Elle noua ses bras au cou de son ami.

— Oh ! je t’aime ! Et puis tu as été aujourd’hui riant et gai. La gaieté te va si bien ! Tu l’as fine et légère. Je voudrais te rendre toujours gai. J’ai besoin de joie, presque autant que d’amour ; et qui me donnera de la joie, si tu ne m’en donnes pas ?