Le Métal : Histoire d’il y a vingt mille ans

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LE MÉTAL

HISTOIRE D’IL Y A VINGT MILLE ANS, par R. DUNAN


Dans la nuit compacte et lourde, une lueur légère s’épandit de l’Orient. Une mousseline ténue semblait envelopper l’obscurité et la dissoudre. Le jour fluait, en ondes insaisissables, de la plaie lumineuse qui s’élargissait au levant. Ce fut une lame rigide, couleur de rouille, puis une nuée oscillante et violette qui vaguait vers le zénith.

Le monde se dévoilait peu à peu sous la clarté. D’abord la masse tumultueuse des rocs et des pics lancéolé de jaillissements aigus l’ombre atténuée. Puis s’étendit la brutale grisaille des granits et des schistes ascendant vers le Sud jusqu’aux horizons fermés. Enfin, l’immense forêt aux teintes bleues répandit au nord et à l’Est son infini pullulement de chlorophylles. La rumeur qui s’en élevait semblait gonfler l’énorme coupole du ciel où d’énormes nuages ocre vaguaient dans l’éther.

Sur un pic rocheux dominant la forêt géante, à l’orée d’une caverne encore ignorée de la clarté, une forme animale veillait dans un fouillis de pelages. Sous la lumière jaillissant intarissablement de l’orient, les contours des choses s’avéraient peu à peu. Les sentiers et chemins qui conduisaient à la caverne devinrent nets. Alors la forme se leva et vint s’accouder sur une saillie de roc. La vue s’étendait depuis les débris rocheux et hostiles qui formaient les pentes menant à la caverne, jusqu’aux lointains verts et bleus où pâturaient les herbivores, où coulaient les fleuves, où la vie régnait dans le désordre et la lutte. L’homme regarda.

La bête véritable de ce temps-là possédait déjà une incroyable variété de formes. Le nègre et la négroïde aux narines déprimées, le prognathe d’Australasie, le jaune et le blanc se différenciaient depuis des millénaires. Des centaines de siècles d’évolution sur elles-mêmes avaient creusé entre les races de prodigieux abîmes.

L’être qui surveillait la sylve au pied de cette chaîne qui devait un jour se nommer les Pyrénées, était un des derniers survivants de la race artiste qui peuplait immémorialement le sol que bien plus tard on nommerait la France. Depuis longtemps, l’abaissement de la température après des pluies gigantesques, avait chassé les troupeaux du sol où le Magdalénien vivait. Les grands ruminants eux-mêmes avaient disparu, et l’homme, pour qui la chasse était devenue ingrate et dure, avait dû quitter les cavernes prodigieuses où, pendant des milliers de générations, ses aïeux s’étaient prolongés. À la recherche du gibier, il avait gagné vers le Sud, mais l’énorme masse pyrénéenne arrêtait la marche et depuis un demi-siècle, la tribu vivait là.

L’homme qui inspectait les abords de l’habitat eut un cri bref et rauque. De l’ombre sortit un autre homme et tous deux s’absorbèrent sans parler devant le soleil levant.

Une sphère géante apparaissait au ras de l’horizon ; orange et violette, elle semblait tourner sur elle-même en jetant des étincelles. Les rayons venaient se poser sur les choses comme des flèches aiguës. Une vie débordante emplissait le monde. Les oiseaux pépiaient avec bruit.

Les deux hommes étaient de haute stature avec un torse puissant et des jambes courtes. Leur masque creux et ravagé quoiqu’ils fussent jeunes, avait cette expression de douleur méditée qui devait, cent siècles plus tard, être un élément de beauté. Une vitalité hargneuse et rapide se manifestait en chacun de leurs gestes. Les muscles obéissants possédaient cette réactivité immédiate que seules les bêtes devaient conserver lorsque la civilisation naquit. Leurs vêtements étaient savants et commodes. C’étaient des peaux de bêtes cousues avec des tendons. Les bras seuls étaient libres et les jambes à partir de mi-cuisse. Leurs oreilles mobiles cherchaient les bruits et les captaient avec précision ; sous le miroir lumineux des yeux, les narines épiaient, en aspirations régulières, les odeurs que charriait le vent. Ces hommes n’étaient point, alors, comme devaient le juger plus tard leurs descendants, de faibles animaux mal armés et peu désignés pour la conquête du globe. C’étaient d’admirables machines, intelligentes et souples, puissantes et despotiques, qui ne craignaient ni les félins ni les plantigrades carnivores. Seule, la redoutable question des nourritures, qui demeurera vingt mille ans plus tard le tourment des cités, se posait sans cesse devant eux comme un terrible problème. Il fallait à l’homme primitif, pour qu’il développât son humanité latente, que la chasse lui fût à la fois délicate et facile, qu’il eût des loisirs et que toute son activité ne fût pas utilisée en besognes vaines. Or, la fuite des Magdaléniens vers le Sud avait détruit les habitudes anciennes ; un demi-siècle n’avait pas encore donné à ceux-ci cette facilité de vie sans quoi l’homme ne fût jamais issu du grand singe ancestral.

Et voilà que depuis un mois, en ce pays perdu et isolé, entre la montagne farouche et la sylve désertée, des événements redoutables avaient remis en question l’existence même de la tribu. Partis quérir des coquillages à la mer qui déroulait non loin ses volutes infinies, deux hommes n’étaient plus revenus. Un adolescent prétendait avoir entendu des voix humaines et, enfin, le veilleur lui-même avait rapporté de sa dernière chasse, avec quelque gibier dur et nauséeux, un objet autour duquel tout le clan méditait depuis quatre jours. C’était une flèche comme on en utilisait depuis des millénaires. On la lançait avec un projecteur recourbé tournant dans la main et présenté par la courbe concave en face de l’objet à atteindre. Mais ce Magdalénien, qui savait tailler les silex, les diorites et toutes les pierres dures, qui savait leur donner la forme d’une feuille de saule ou les triples saillies d’un harpon barbelé, le Magdalénien ignorait la nature de cette pointe lourde et froide, qui n’était d’aucune matière connue et dont il avait immédiatement compris la pénétration, la puissance, la portée et le danger. En son cerveau affiné par les soucis, s’affirmait la certitude que cette pointe de métal représentait un avenir, une puissance, qui renouvelait les destins humains.

Ils étaient une bande de six hommes, venus des terres australes par les défilés qui côtoient la mer intérieure. Outlaws d’une sorte de monarchie atlante, rigoureuse et despotique, ils avaient fui le dur labeur des métaux, l’extraction du minéral que des prêtres, avec des paroles magiques, transforment en armes terribles grâce au dieu Feu. Révoltés, ils traînaient depuis de longs mois, dans ce qui devait s’appeler un jour l’Ibérie, des âmes violentes et ambitieuses. Ils avaient gagné le Nord parce qu’au sud de leur terroir natal des peuplades nègres, à la civilisation brillante, terrifiaient depuis des siècles les métallurgistes. Ces hommes se procuraient des flèches de cuivre ou de pyrite ferrique, des massues garnies de pointes, des lames aiguës et coupantes, armes invincibles à cette époque-là, en attaquant des gens de leur race qui partaient négocier au loin des assortiments d’objets métalliques. Déjà l’exportation florissait, avec une façon de loyauté commerciale, qui comportait aussi ses bandits et ses hors-la-loi. Plusieurs de ces aventuriers étaient morts. Ils demeuraient six, agiles et maigres, petits et très laids, selon les canons futurs de la beauté. Leurs bras descendaient presque jusqu’aux rotules, leurs fémurs incurvés et leurs faces bestiales, puissamment endentées, complétaient un aspect simiesque. Leur connaissance de l’art était nulle, mais ils savaient « usiner » tout ce qui se présentait et leur science des édifices, leur capacité inconnue auparavant, de travail coordonné en troupes, leur avait conféré une redoutable puissance. Ils espéraient le gîte durable et l’aventure. Déjà, le goût était venu aux humains de jouer leur vie sans en attendre aucun bénéfice calculable. Le plaisir d’user des armes les plus perfectionnées, de sentir en soi-même l’agrandissement de personnalité que comportent le meurtre et le triomphe, tout ce qui, des centaines de siècles plus tard, inspirera encore les civilisés et les fera s’entr’occire ; l’âme guerrière, enfin, vivait d’une vie audacieuse chez ces premiers fils du monde.

À quelques milliers de pas du gîte où rêvaient les Magdaléniens épiant l’horizon, les hommes du métal avaient allumé le feu pour cuire quelque gibier menu. Leur savoir du feu était prodigieux et ne se retrouva jamais plus. Ils savaient creuser un four, y introduire des branches sèches, allumer en frottant violemment des morceaux de pyrite de fer. Ils savaient aussi éviter la fumée qui dénonce les campements. Un système d’aération complexe, avec une sorte de tamis de branche, faisait fondre et dissoudre les vapeurs traîtresses. Dans un creux isolé, à l’abri d’un rocher gigantesque qui les protégeait sur deux côtés, ils étaient assis avec gravité.

L’homme parlait peu, en ces époques redoutables. La parole aide à déguiser la pensée et les bêtes verticales n’ont appris à parler qu’en perfectionnant la ruse et la cautèle des félins. Entre eux, ils échangeaient des idées brèves, en termes rauques accompagnés de gestes précis. Une sorte de rire tendait la peau autour des maxillaires lorsqu’une idée plaisante, favorable, heureuse, préfigurait devant leurs yeux les délices d’un avenir proche.

Ils avaient une grande haine des femmes parce que des tribus féminines, puissamment armées et combatives, les avaient récemment chassés d’un terroir giboyeux. Ces femmes ignoraient le métal, mais avaient inventé l’arc ; le tendon séché, courbant un bois flexible et vigoureux. Le jet précis des flèches lancées par l’arc avait terrifié les fils de la forge, mais ils rêvaient confusément de créer un instrument semblable pour les javelots à pointes de cuivre. Aucun n’avait réussi à confectionner cet instrument.

Le soleil était au zénith. Les hommes du métal, accroupis auprès de leur feu sans fumée, écoutaient le vent et les cris des oiseaux de proie.

De la caverne, les deux veilleurs étaient descendus et rôdaient dans la sylve. Là-haut, le reste du clan, trois jeunes gens, trois femmes et deux enfants travaillait des silex, faisait des manches de javelots avec des paquets de branches. Un enfant raclait une peau d’ourson fraîche. Un quartier de viande, des masses de coquillages et un herbivore non dépouillé constituaient les ressources alimentaires de la tribu. Des trois femmes, l’une était très vieille, rude et desséchée. Elle commandait en l’absence des hommes ; une autre, métisse de deux races, avait un faciès inquiétant et fermé. Une seule eût été fort belle, même aux yeux de ceux qui devaient venir dix mille ans plus tard. Son nez était presque droit et la mâchoire inférieure plane. Les yeux glauques, le torse porté en avant, les hanches roulantes, elle n’était prisée par aucun homme, car la beauté n’avait point alors le sens qu’elle devait acquérir.

Les hommes qui devaient, plus tard, exhumer ce qu’ils nommèrent par dérision la Vénus de Brassempouy ne se figurèrent point qu’ils possédaient l’Aphrodite de leurs aïeux magdaléniens. Jambes ramassées, arrière-train trop court, thorax rectangulaire, la femelle idéale de ces époques laborieuses ne donnait aucune idée des chefs-d’œuvre de l’art à venir. Ainsi cette rythmique de ligne, cette volute sans cesse enroulée et déroulée que constitue la belle démarche, cette sveltesse et cette sphéricité de formes, ajustées en lignes insaisissables, tout ce qui fait la beauté pour les humains de notre temps, les femmes qui le possédèrent furent méprisées comme informes et infirmes. Il fallut que les peuples élégants et vieux, fussent fondus avec d’autres brutes et laids, mais neufs, pour que vînt se manifester enfin, dans la variété des formes croisées, une tendance compréhensible vers la grâce. Les métallurgistes, ignorants de l’art, avaient un admirable désir de s’initier, de connaître, d’assimiler. Les Magdaléniens, eux, semblaient avoir épuisé leur naturelle délicatesse. D’avoir tant sculpté, poli, gravé la pierre, ils avaient, avec la science infuse d’un travail devenu désormais inutile, acquis une sorte d’indifférence pour leurs œuvres artistiques. Les admirables visions d’animaux, sautant, courant, broutant, qu’ils nous ont léguées n’étaient plus pour eux que des divertissements et des jeux. Ainsi se succédaient les porteurs de flambeaux.

Ce fut au pied du rocher où les hommes de la forge reposaient, que naquit la première inquiétude avec la guerre sa fille. Les Magdaléniens erraient sans but précis. Ils avaient découvert des odeurs étranges, dont un relent de feu, et cela surexcitait leurs craintes, mais leur odorat, habitué depuis des siècles à des atmosphères sèches, n’avait jamais pu contrôler et discerner avec précision les remugles mélangés aux atmosphères chargées de vapeur d’eau. Puis, ils avaient on ne sait quelle confiance en eux, venue de ce que le soleil avait été visible le matin, alors que depuis tant d’années, seule la pluie et les nuages qui la contiennent constituaient leurs horizons.

Un des forgerons se leva soudain d’une rythmée et sans aucun bruit, les cinq autres l’imitèrent. Il saisit une sagaie étendue à son côté, cambra violemment le torse en arrière, tourna sur la jambe gauche et se redressa comme un cranequin qui se détend. La sagaie partit, s’enfonça avec un friselis dans la masse feuillue et heurta un objet dur et inconnu avec un bruit mat. Trois des autres hommes imitèrent d’un seul coup le même geste, chacun avec une arme spéciale, flèche, masse métallique lancée par un jet de bras. Tout cela suivit la sagaie et le silence revint. Alors, les hommes du métal s’écartèrent en deux troupes sans rien dire et se jetèrent à gauche et à droite. Ils couraient à l’émanation humaine perçue par le premier d’entre eux.

Trois forgerons se trouvèrent soudain devant un des deux Magdaléniens aux aguets. Celui-ci se leva, brandit une énorme hache de silex emmanchée d’une massive branche de chêne et l’abattit sur le premier assaillant. Malgré la rapidité de ses réflexes, l’autre n’eut pas le temps d’éviter le choc ; sa massue à pointes de métal quitta son poing et son masque atrocement broyé devint une masse sanguinolente. Il roula assommé. Celui qui suivait mit le pied sur la souche derrière laquelle le Magdalénien s’était dressé, et s’éleva à son tour en brandissant un épieu dont la pointe luisait. Mais il s’affaissa soudain. Le second Magdalénien sortant du fouillis des branches avait propulsé une sagaie dans le flanc de l’assaillant. La pointe pénétra avec un bruit de marteau frappant une branche pourrie, le manche tremblait comme une corde tendue. Dans un hoquet d’agonie, l’homme chut. Le dernier des forgerons restait, en arrière, sur la défensive, mais entendant d’autres bruits, les deux Magdaléniens, avec un cri bref, se jetèrent dans la sylve, l’un d’eux emportait en trophée la massue à protubérances métalliques de l’ennemi vaincu.

La poursuite s’organisa. Les hommes du métal restaient quatre : tenaces et violents, ils se lancèrent à la poursuite des Magdaléniens. Mais ceux-ci avaient depuis des ans exploré tous les coins de leur habitat. Ils se séparèrent, s’unirent, traversèrent à gué un ruisselet, s’éloignèrent de leur caverne, et enfin, après un long détour revinrent vers les rocailles où la forêt finissait. Leur gîte était là-bas, à l’occident. Ils s’assirent dans une anfractuosité où pourrissaient des ossements. L’odeur de la charogne, ils le savaient, déguisait et cachait leurs relents d’hommes.

D’ailleurs, ils avaient une issue derrière eux, qui les menait dans les sentiers âpres de la montagne où il leur était arrivé de poursuivre des animaux agiles et défiants. Le péril écarté, leur souci essentiel était la massue étrangère. Des morceaux de cuivre et de pyrite de fer étaient enfoncés dans le bois, durci au feu. Cela alourdissait l’arme, la rendait plus dangereuse. La masse simple, la hache de silex, toutes leurs armes n’étaient efficaces qu’en choc direct. En cas d’atteinte légère, ou de déviation, l’innocuité du coup était absolue. Avec ces blocs de métal parsemant la nodosité du bois, une blessure devait toujours être grave et les Magdaléniens comprirent vaguement que la guerre prendrait avec la découverte de cette matière dure, massive, froide et hostile, un aspect inconnu et redoutable. Ils prévirent la cruauté infinie que les siècles se légueraient comme un titre de gloire. Les hommes du silex passaient une paume curieuse et craintive sur ces aspérités de cuivre et de fer. Leur étonnement était à la fois horrifié et admiratif.

Rien ne bougeait plus dans la forêt. La pluie commençait à tomber. Les étrangers devaient être revenus là où gisaient leurs deux camarades tués. Peut-être leur rendaient-ils un vague honneur, début d’un culte encore indécis ? Le certain est qu’ils avaient renoncé, ce jour-là, à poursuivre la lutte. Le hasard les avait mal servis. Les hommes qu’ils avaient jusque-là rencontrés étaient aussi de moins haute taille et de réactions moins immédiatement violentes. Les Magdaléniens, fils d’une race épuisée, montraient la vitalité miraculeuse des nerveux. Il leur eût fallu mettre le gîte ancestral à l’abri des étrangers et reconnaître le nombre des ennemis pour les dominer. Telles étaient, d’ailleurs, leurs idées, mais elles ne prirent aucune forme méthodique et certaine. Leur esprit déjà abstractif concevait des plans de défense. Ils flottaient toutefois entre la confiance et le doute. Les hommes du métal préparaient leur guerre aussi nettement que le leur permettait un médiocre pouvoir d’imaginer. Leur pensée ne comportait ni hésitation ni souci, comme le fauve enfermé qui cherche indéfiniment une sortie à sa cellule, ils ne renonceraient point à écraser les hommes hostiles qui leur ressemblaient physiquement si peu. Enfin, ils avaient la férocité des aventuriers et l’esprit d’entreprise des errants.

Le soir tombait lorsque les Magdaléniens revinrent au gîte. Ils ne rapportaient rien qui fût comestible et l’œil aigu des habitants le constatait avec souci longtemps avant leur survenue, lorsqu’à travers les roches et les végétaux, ils se glissaient avec prudence et souplesse. La massue étrangère avec ses éclats luisants attirait aussi de loin la curiosité de la tribu. Ils arrivaient au pied d’une sente contournant en gradins une masse schisteuse et abrupte, lorsque, venant d’un fourré lointain, un bruit cinglant fit tendre en avant les oreilles des vainqueurs. Une masse lourde frappa le roc avec bruit et rejaillit sur l’un des deux hommes qui poussa une sorte d’aboiement douloureux. C’était, à n’en pas douter, les ennemis embusqués qui témoignaient ainsi de leur haine. La blessure de l’homme était légère, mais l’arme était étonnante. C’était un disque renflé à la périphérie et percé d’un trou au centre. On faisait tourner ce disque autour d’une branche mince jusqu’à ce que la force centrifuge lui conférât une puissance énorme ; on accélérait sa portée et on précisait sa direction d’un revers de poignet. Les hommes de ce temps-là obtenaient même avec ces disques des effets meurtriers sur de gros mammifères, à cent pas, en utilisant l’index comme axe de rotation.

On ne pouvait gagner la caverne que par des chemins complexes et presque partout abrités. L’incident qui laissait à l’avant-bras d’un des deux Magdaléniens une contusion saigneuse ne se renouvela pas et le disque de métal vint apporter à la curiosité du clan un aliment rare de plus.

De main en main, la massue et le disque passèrent tandis que la nuit étendait son velours immense sur les montagnes et sur la plaine. Ce furent de vrais discours de trente à quarante mots, qu’inspirèrent ces objets inconnus. L’intelligence vive, mais sans certitude, la religiosité vague et instinctive, mêlée de pragmatisme et d’impatience qui caractérisaient cette race au déclin, ne donnaient pas à ces humains les moyens d’investigations efficaces. Tandis que leurs ennemis combinaient avec méthode un moyen d’attaquer la caverne et d’en faire disparaître les habitants, eux, l’âme artiste, rêvaient devant ces objets miraculeux, venus de pays dont on leur avait quelquefois parlé jadis. Seule, la vieille femme exprimait en onomatopées aiguës des souvenirs fantasmagoriques concernant un homme de sa famille revenu voici de longs ans d’une exploration aux pays des armes vivantes, et elle disait sa certitude que ce disque de métal fût un animal extrêmement féroce et dangereux.

Les nuages rares et bas laissaient flotter un peu de lueur lunaire. La caverne reposait. Un des hommes veillait, dans l’humidité glaciale, enseveli sous des peaux puantes. Du coin où il s’était placé, il recueillit les bruits, les odeurs et, lorsque la lune paraissait, les visions de la déclivité où serpentaient les sentiers menant à la caverne. Dans l’ombre, le gîte résonnait des respirations violentes. La vieille femme et les enfants reposaient au fond, près d’un orifice communiquant avec la montagne.

Les hommes du métal savaient le chemin de l’antre magdalénien. Ils avaient tout le soir vagabondé pour en délimiter l’aire de défense et d’attaque. Ils avaient vu, cachés dans les broussailles les plus proches de la pente, des visages nombreux apparaître en haut. Doués de peu d’imagination, ils ne voyaient rien de particulièrement bénéfique dans la possession d’une demeure semblable, puisque le terroir était peu giboyeux. Il ne leur en semblait pas moins, pour désireux qu’ils fussent, de continuer à errer vers des édens inconnus, qu’il leur fallait tuer les hommes habitant ce repaire. Leur science métallurgique méprisait l’art des tailleurs de silex et malgré l’exemple redoutable du matin, ils se croyaient armés de façon à triompher sans peine.

C’est à l’aube que les hommes de la vieille race se sentirent en nécessité de combattre pour continuer à vivre. Le ciel couleur de cendre s’était révélé peu à peu. Les vents âpres et froids du Nord balayaient les nuages ventrus vers les cimes neigeuses de la montagne, la pluie et le brouillard formaient un magma grisâtre autour des réalités brumeuses. Un des Magdaléniens s’avança assez loin de la caverne. Son odorat accusait des proches senteurs d’hommes. Par une sorte d’escalier naturel qui montait au milieu d’herbes rares et spongieuses vers un pic voisin, il gagna le bord d’un torrent et revint abrité par l’abrupt canon vers la forêt. C’est alors qu’il vit un des étrangers ramper avec précautions sur une saillie rocheuse, surplombée par la caverne et invisible à son guetteur. IL se trouvait beaucoup trop loin de l’ennemi pour l’atteindre, mais il songea se rapprocher et, à son tour, se mit en chasse.

Et voici que, contournant une pierre géante et sphérique, il se trouva face à face avec un autre ennemi. Celui-ci dépeçait un herbivore aux jambes grêles, tué sans doute au cours de l’investissement de la demeure magdalénienne. Armé d’une sorte de lame luisante, mince et aiguë, il taillait dans la chair rouge. Les deux hommes placés inopinément l’un en face de l’autre eurent les réflexes de la guerre. Le Magdalénien arracha un épieu à son côté, leva le bras d’un geste puissant et l’étendit d’une saccade. L’homme aux longs bras fit le même geste avec une sagaie à pointe claire.

Le Magdalénien eut le dessus ; un cerveau qui commande avec plus de précision et de puissance, un dixième de seconde d’avance dans les réactions musculaires et l’épieu était à trois coudées du corps ennemi quand celui-ci lança sa sagaie à son tour. Le Magdalénien s’accroupit, la sagaie passa, le manche lui fouetta durement le crâne, mais l’homme du métal, atteint au-dessus du mamelon droit, oscilla. Son masque devint douloureux, sa bouche s’ouvrit avec un sifflement. Il tenta de porter la main à sa hanche où une flèche longue était appendue. Mais l’autre, redressé et cambré, abattit sa hache de silex sur le crâne ennemi, et le forgeron s’effondra sans un cri.

L’anthropophagie était, aux temps de la Magdeleine, assez rare en Occident. Non que nul souci moral arrêtât les humains. Mais l’homme n’est pas comestible de façon réelle. Les cannibales ont toujours été des dégénérés intellectuels. De plus, des maladies nombreuses accroissent leur virulence en passant d’homme à homme par cette voie. C’est une raison d’hygiène qui bannit l’anthropophagie dès l’origine dans les races à intellectualité relevée. Le Magdalénien, pourtant, se rendait compte que cette belle proie fraîche pouvait alimenter tout le clan pendant quelques jours. Mais là-haut, l’étranger sur la saillie de roc serait bientôt assez prés pour tuer, sans avoir été vu, les habitants de la caverne. Il fallait aller vers lui.

C’est en entendant rouler des pierrailles que l’homme du métal s’aperçut que lui-même était traqué. Se retournant, il vit, à cent coudées, le Magdalénien qui grimpait au milieu de strates schisteuses. Leur position à tous deux était ingrate et scabreuse, mais nul souci de prudence ne les tenait. Enfin, ils se trouvèrent séparés à courte distance et se préparèrent. Comme toujours, les deux armes partirent ensemble. Celle de l’étranger, un disque de pyrite ; l’autre un harpon court. Le harpon manqua son but, le disque avec un bruit sourd frappa l’avant-bras du Magdalénien. Une plaie saignante se décela aussitôt, irritant seulement le blessé. Et lui sans aucune prudence, avec sa massue, gravit aussitôt une pente dure, courut sur la saillie où se tenait l’autre et l’attaqua. Le duel fut court, un javelot lancé par l’étranger se ficha dans la massue. Et la massue levée à son tour s’abattit sur le forgeron qui chancela, reprit son équilibre la face grimaçante de fureur, tenta de jeter à la poitrine de l’ennemi une lame courte et aiguë tirée de son vêtement de peau et tomba à genoux. Il se releva encore, tragique comme un fauve à l’agonie et enfin, perdant pied, chut de l’étroite saillie sur le sentier qui la bordait plus bas.

Là-haut, dans un trou de nuages, une lumière bleue s’épandait sur la forêt et les montagnes hargneuses. La nature embuée de vapeur d’eau avait cet aspect édulcoré que de longs siècles plus tard les hommes devaient nommer mélancolique.

La mort régnait pourtant dans deux corps, quelques instants plus tôt exubérants de vie. On se battait aussi dans la caverne.

Le Magdalénien s’accroupit pour regarder de loin son ennemi pantelant. Autour de lui, une douceur régnait dans la lumière vague. Peut-être y fut-il sensible, à l’heure où les destins de sa race s’accomplissaient. Une âpre volonté agrandissait pourtant sa conscience. Le sentiment d’avoir vaincu l’ennemi s’ajoutait à l’euphorie de la quiétude après l’émotion, les tempes battantes et les douloureuses foulées sanguines de la bataille. Il se sentait plus fort, plus puissant, plus divin et il crut avoir établi une sorte de maîtrise sur l’espace bleuté qui régnait jusqu’aux horizons pâles. Sa gorge étrangla un cri de joie, résonnant en appels d’air rauques. Soudain, il entendit heurter et combattre au-dessus de lui dans la caverne. Il voulut alors y courir. Il lui fallait descendre jusqu’au corps agonisant de l’ennemi. En passant devant ce masque poissé de sang, ce torse accolé au sol, ces jambes tordues par le bris de la chute, il vit les yeux flaves qui le dévisageaient âprement. Appel ? crainte ? défi ? Qui saurait le dire ? Le vainqueur passa, une bave sanglante moussait entre les lèvres de l’agonisant à chaque mouvement du thorax.

Le Magdalénien gravit, enfin, la sente vers sa demeure, d’un pas hâtif, inquiet et vainqueur. L’emmêlement des sentiers, les pentes, les détours se succédèrent, puis la roide sente finale.

Voici l’antre. L’ogive basse ouvre son portail, dans une ombre couleur d’eau profonde. Un appel retentit dans la poitrine de l’homme victorieux…

De la voûte jaillit un corps massif, une sagaie pointée en avant ; le vainqueur sent son épaule vêtir de chair chaude le harpon de métal barbelé ; il se rue sur celui-ci qui a pris possession de son antre. Sa massue arrache à l’autre un cri bref de douleur. Les deux hommes se heurtent et se blessent. Le Magdalénien a, dans cette lutte, le temps de voir : les enfants, crâne ouvert, sont étendus sur le sol ; l’aïeule, éventrée et décapitée, est au fond, elle s’est défendue comme un homme et sa main tient encore une hache de silex. Un des hommes du métal, la face horriblement broyée, témoigne qu’on n’a pas forcé sans coup férir la demeure des hommes du silex. Il a le sentiment, l’héritier des artistes merveilleux d’une époque déjà morte, qu’il reste seul de sa race en face de cet ennemi. Tout cela se précipite en torrent dans son cerveau. Il lutte. La caverne est profonde, mais étroite à cet endroit. Il a déjà asséné de terribles coups à l’autre, mais voici que le forgeron tend d’un geste de foudre un bras muni d’une sorte de lame claire. Il voit, il a vu, cette arme inconnue venir à sa rencontre. Il recule du torse, la paroi le heurte, son bras armé de la hache de silex cherche l’élan pour frapper encore. Trop tard, la flèche lumineuse l’atteint. Il sait confusément la peau qui résiste, puis cède, sa chair rétractée essaie de refouler cette arme mince et inexplicable, la lame s’enfonce. Le Magdalénien sent une lueur glaciale qui le pénètre. Un anneau douloureux ceint l’arme engainée dans son torse. La douleur grandit, énorme, démesurée, noie en lui la conscience et le vouloir ; il veut encore respirer, gonfler sa poitrine d’oxygène, et dans un borborygme atroce, un jet de sang gicle de sa bouche béante. le métal a vaincu.

Dans la caverne sanglante qu’emplit le remugle des chairs mortes, l’homme du métal s’est approché du dernier être vivant : la femme qui préfigure la beauté des temps à venir. Affolée et rigide, elle se tient adossée à la muraille, dans un angle. Lui saigne, et sa rage est calme. Sans doute, est-il resté seul mâle de ces deux clans en lutte. Le sentiment de l’inutilité de ces meurtres hante peut-être son front bas et son œil aigu. Il s’approche, à sa main luit la lame qui vient de sacrifier le dernier des hommes de la Magdeleine : la première épée, le premier instrument perfectionné d’assassinat. Et voici crue l’âme des métallurgistes ses aïeux vibre en lui. L’art n’est point pour ces gens du Sud, esclavagés par des labeurs puissants, une chose usagée et millénaire dont les aïeux aient exploré tous les secrets. Devant ce corps mince et bulbeux, à peine vêtu d’une peau usée et souple, il pressent le mystère de la grâce féminine. Il perçoit au battement de ses artères l’infinie expansion possible du sentiment admiratif qui l’anime. Il s’arrête devant la femme. Tous deux se contemplent en silence. Enfin, le couteau tombe des mains de l’homme du métal et sa main esquisse un geste amical. Elle a lu dans l’œil de l’ennemi sa puissance et son avenir. Elle abandonne la froideur grenue de la pierre qui l’adosse et où elle a cru mourir, elle enjambe le corps d’un des tués, un autre cadavre encore. L’homme recule devant elle, avec un halètement. Voici le jour plein, la forêt étendue à l’infini comme un tapis sombre, les montagnes silencieuses où le vent seul grince en s’écorchant sur les granits. Le ciel étend sa coupole couleur de perle entre les quatre horizons. C’est maintenant un couple.

Leurs enfants, vagabonds, laborieux et artistes surent unir la science au rêve. Ils conçurent la beauté. C’est grâce à quelques-uns de leurs descendants, partis vers l’Orient où règne la douceur de vivre, qu’un peuple barbare de la mer Égée connut le fer et l’art. Ce peuple devait, ainsi fertilisé par le sang des Atlantes et celui des Magdaléniens, acquérir une gloire immortelle sous le nom d’Hellas.

Renée DUNAN.