Le Magasin d’antiquités/Tome 1/29

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 239-248).




CHAPITRE XXIX.


Mme Jarley avait sans contredit un génie inventif. Parmi les moyens variés qu’elle employait pour attirer des visiteurs à son exposition, la petite Nelly ne fut pas oubliée. Le léger tilbury dans lequel le brigand faisait habituellement ses excursions fut brillamment orné de drapeaux et de bannières ; le bandit y conserva sa place, toujours en contemplation du portrait de sa bien-aimée, mais Nelly fut installée sur un coussin à côté de lui ; on avait eu soin d’entourer l’enfant de fleurs artificielles, et dans cet équipage elle fut promenée lentement par la ville, distribuant des prospectus au son du tambour et de la trompette. La beauté de Nelly, jointe à sa grâce et à sa timidité, produisait une sensation profonde dans la petite ville de province. Le brigand, qui jusqu’alors avait été dans les rues l’objet de l’attention exclusive, descendit au numéro deux, et ne devint plus que l’accessoire d’un spectacle dont l’enfant était maintenant le principal personnage. De grands garçons commencèrent à s’intéresser aux beaux yeux de Nelly ; une vingtaine au moins de petits garçons en tombèrent passionnément amoureux, et vinrent parsemer le seuil de la porte de coquilles de noix et de trognons de pommes.

Cette heureuse impression n’échappa pas à Mme Jarley. De peur que Nelly ne diminuât de valeur, la dame ne tarda pas à envoyer le brigand faire de nouveau tout seul ses excursions, et elle garda l’enfant dans la salle de l’exposition pour y décrire les figures toutes les demi-heures, à la vive satisfaction de l’auditoire ébahi. Ces séances étaient d’un intérêt supérieur, par suite du grand nombre d’élèves de pensionnats qui s’y pressaient, Mme Jarley n’ayant rien négligé pour se concilier leur faveur en modifiant, par exemple, la physionomie et le costume de M. Grimaldi le clown, pour lui faire représenter M. Lindley Murray occupé à composer sa grammaire anglaise ; et en faisant d’une coquine célèbre par quelque assassinat, l’innocente Mme Hanna More. La ressemblance parfaite de ces deux personnages fut attestée par miss Monflathers, qui était à la tête du principal pensionnat et externat de la ville. Elle daigna, avec huit demoiselles choisies, prendre une vue particulière de l’exposition, et fut frappée de l’extrême exactitude des figures. M. Pitt, avec un bonnet de nuit et une robe de chambre, mais sans bottes, représentait le poëte Cowper à s’y méprendre ; et la reine d’Écosse Marie, avec une perruque noire, un col de chemise blanc et un costume masculin, donnait tellement l’idée de lord Byron, dont on lui avait prêté le nom, que les jeunes personnes en jetèrent un cri d’admiration lorsqu’elles l’aperçurent. Miss Monflathers, cependant, réprima cet enthousiasme, et reprocha à mistress Jarley de n’avoir pas fait un meilleur choix, disant que Sa Seigneurie avait professé, de son vivant, certaines opinions libres tout à fait incompatibles avec l’honneur de se voir mouler en cire après sa mort ; elle parla même du curé de sa paroisse et du respect dû au clergé, mais Mme Jarley ne comprit pas ce qu’elle voulait dire.

Bien que ses fonctions fussent passablement laborieuses, Nelly trouvait dans la maîtresse de la caravane une personne bienveillante et pleine d’attention, qui non-seulement avait un soin particulier pour tout ce qui concernait son propre confort, mais qui voulait aussi qu’autour d’elle chacun eût sa part de bien-être. Ce dernier goût est, nous devons l’avouer, beaucoup plus rare que le premier, même chez les personnes qui vivent dans une atmosphère supérieure aux caravanes, et l’un n’entraîne pas l’autre, ainsi qu’on pourrait le croire. Comme sa popularité lui valait diverses petites libéralités du public sur lesquelles sa maîtresse ne prélevait aucun tribut, et comme son grand-père, qui savait se rendre utile, était également bien traité, Kelly n’avait aucun sujet d’inquiétude auprès de Mme Jarley, sauf le souvenir de Quilp et la crainte qu’ils n’en fissent quelque jour la rencontre subite.

Quilp, en effet, était comme un perpétuel cauchemar pour l’enfant, tourmentée sans cesse par la vision de cette face hideuse, de ce corps rabougri. Pour plus de sûreté, elle couchait dans la salle d’exposition, et jamais elle n’y entrait pour se mettre au lit sans se tourmenter l’esprit (elle ne pouvait pas s’en empêcher) à trouver une ressemblance imaginaire entre ces figures de cire, froides et immobiles comme la mort, avec le nain redouté. Cette idée prenait sur elle parfois tant d’empire, que Nelly en venait à se persuader que Quilp avait enlevé tel personnage de cire pour se mettre à sa place et prendre ses vêtements. Ces figures avaient de grands yeux de verre ; placées l’une derrière l’autre tout autour du lit de l’enfant, elles ressemblaient tant à des personnes naturelles, et en même temps elles différaient tellement de la vie par leur sinistre immobilité et leur silence, que Nelly en avait souvent une sorte de frayeur, et qu’il lui arrivait fréquemment, étant couchée, de ne pouvoir détacher ses yeux de ces fantômes sombres, au point d’être obligée de se lever et d’allumer une chandelle, ou d’aller s’asseoir à la fenêtre ouverte et chercher la compagnie des étoiles pour n’être pas seule. Dans ces moments-là elle évoquait le souvenir de la vieille maison et de la fenêtre à laquelle autrefois elle avait l’habitude d’être assise dans sa solitude ; et alors elle songeait au pauvre Kit et à son dévouement, et des larmes mouillaient ses yeux, et elle pleurait et souriait tout à la fois.

À cette heure de silence, souvent aussi et avec non moins d’anxiété, sa pensée se reportait sur son grand-père ; et tout en admirant comme il se rappelait leur vie précédente, elle se demandait si réellement il avait conscience du changement de leur condition et du dénûment cruel par lequel ils avaient récemment passé. Lorsqu’ils suivaient leur course errante, elle avait rarement eu cette idée ; mais maintenant, elle ne pouvait s’empêcher de se dire : « Qu’est-ce qui arriverait s’il allait tomber malade, ou si les forces venaient à me manquer ? » Il était plein de zèle et de bonne volonté, heureux de faire quelque petite chose et satisfait de pouvoir se rendre utile ; mais il avait conservé sa même insouciance. Pas la moindre espérance d’amélioration. Un véritable enfant, une pauvre créature sans idée, sans ressort, un bon vieillard sans fiel, ayant une tendresse pleine d’égards, pour sa petite-fille, pouvant éprouver des impressions, soit agréables, soit pénibles, mais mort à tout le reste. Nelly s’affligeait de son état ; elle s’affligeait de le voir quelquefois s’asseoir près d’elle à rien faire, occupé seulement de lui sourire avec un signe de tête lorsqu’elle tournait vers lui son regard ; ou bien caresser quelque petit enfant, le promener des heures entières, embarrassé de ses questions enfantines, mais toujours patient par le sentiment instinctif de sa propre décadence, humilié même devant l’esprit d’un nouveau-né. Tout cela affligeait tant Nelly, qu’elle fondait en larmes et se retirait dans quelque endroit écarté pour y tomber à genoux en suppliant Dieu de guérir son grand-père.

Mais ce n’était pas à le voir dans cet état, puisque du moins il était content et calme, ce n’était pas non plus à méditer dans la solitude sur l’altération des facultés du vieillard, que Nelly devait souffrir le plus, quoique ce fussent déjà de rudes épreuves pour un jeune cœur. Un motif de chagrin bien autrement grave et profond ne devait pas tarder à l’attrister encore.

Un dimanche soir, un jour de fête, de repos, Nelly et son grand-père sortirent pour faire un tour ensemble. Depuis quelque temps ils avaient été étroitement renfermés ; la beauté et la chaleur de l’atmosphère les y encourageant, ils poussèrent leur promenade assez loin. En s’éloignant de la ville, ils avaient pris une chaussée qui menait dans de belles prairies. Ils pensaient que cette chaussée aboutirait à la route qu’ils venaient de quitter, et les ramènerait sur leurs pas.

Mais le détour fut plus long qu’ils ne l’avaient supposé, et ils se virent entraînés en avant jusqu’au coucher du soleil ; ce fut alors qu’ayant retrouvé la trace qu’ils cherchaient, ils s’arrêtèrent pour se reposer.

L’ombre était descendue par degrés : le ciel était sombre et triste maintenant, excepté sur le point de l’horizon où le soleil, en se couchant dans toute sa gloire, amoncelait l’or et le feu dont les reflets de cendre ardente rayonnaient çà et là à travers le voile obscur de la nuit, et projetaient sur la terre une teinte empourprée. Le vent commença à mugir en sourds murmures, à mesure que le soleil se retira, emmenant le jour avec lui ; des nuages noirs s’amoncelèrent, apportant dans leur sein le tonnerre et les éclairs. De grosses gouttes de pluie ne tardèrent pas à tomber. Lorsque les nuages orageux étaient emportés au loin, d’autres aussitôt remplissaient le vide qu’ils avaient laissé, et s’étendaient sur l’horizon. Tantôt on entendait le sourd grondement d’un tonnerre éloigné, tantôt c’était l’éclair qui fendait la nue, et tantôt des ténèbres profondes qui fondaient en un instant sur la terre.

Craignant de s’abriter sous un arbre ou contre une haie, le vieillard et l’enfant hâtèrent le pas sur la grande route. Ils espéraient trouver quelque maison qui leur offrît un refuge contre l’orage maintenant tout à fait déclaré et de plus en plus violent. Trempés par la pluie qui tombait avec force, étourdis par les éclats de la foudre, éblouis par le feu des éclairs répétés, ils eussent passé devant une maison isolée sans se douter qu’elle fût si près, si un homme qui se tenait sur le seuil de la porte ne les eût invités gaiement à venir se mettre à l’abri.

« Il faut, dit-il en se retirant de sa porte et couvrant ses yeux de sa main devant le zigzag d’un éclair, il faut que vous ayez de meilleures oreilles que celles de bien des gens si vous n’avez pas plus peur que cela d’être aveuglés par le tonnerre. Qu’est-ce que vous aviez donc à passer si vite, hein ? ajouta-t-il en fermant la porte et les menant par un couloir à une chambre de derrière.

— Nous n’avions pas aperçu cette maison, monsieur, répondit Nelly, jusqu’au moment où vous nous avez parlé.

— Ce n’est pas étonnant, dit l’homme, avec de pareils éclairs qui vous donnent dans les yeux. Tenez, vous ferez mieux d’entrer ici vous asseoir près du feu pour vous sécher un peu. Si vous n’avez besoin de rien, vous n’êtes point obligés de rien prendre, n’ayez pas peur. C’est ici une auberge, voilà tout. Le Vaillant Soldat est bien connu, Dieu merci.

— Cette maison porte le nom du Vaillant Soldat, monsieur ? demanda Nelly.

— Je croyais que tout le monde le savait. D’où donc venez-vous pour ne point connaître le Vaillant Soldat aussi bien que le catéchisme de la paroisse ? C’est ici le Vaillant Soldat, tenu par James Groves, Jem Groves, le brave Jem Groves, un homme d’une moralité sans tache, et qui a par-dessus le marché un bon jeu de quilles à l’abri de la pluie. Si quelqu’un a quelque chose à dire contre Jem Groves, il n’a qu’à venir le dire à Jem Groves, et Jem Groves est bon pour arranger une pratique de toute façon, à cent francs par tête et au-dessus. »

En prononçant ces mots, l’orateur se frappa sur le gilet pour donner à entendre que c’était lui qui était ce Jem Groves si vanté, vrai pendant naturel d’un Jem Groves en peinture, qui, du haut de la cheminée, semblait lancer un défi à toute la société en général, et portait à ses lèvres un verre à demi rempli de grog à l’eau-de-vie en buvant à la santé de Jem Groves.

Comme la nuit était fort chaude, on avait tiré un grand paravent au milieu de la salle pour servir d’abri contre l’ardeur du feu. Il sembla que de l’autre côté du paravent quelqu’un avait élevé des doutes sur l’honorabilité de M. Groves et donné lieu en conséquence à cette apologie personnelle : car M. Groves témoigna son mécontentement en appliquant un bon coup sur le paravent avec le revers de ses doigts, puis il attendit qu’on lui fît une réponse. Mais la réponse ne vint pas. Alors il reprit :

« Est-ce qu’il y a quelqu’un qui se permettrait de critiquer Jem Groves chez lui ?… Il n’y a qu’un seul homme, oui, un seul assez hardi pour cela, et cet homme-là n’est pas à cent lieues d’ici. Mais cet homme en vaut bien une douzaine ; et celui-là je lui permets de dire de moi tout ce qu’il voudra. Il le sait bien. »

Pour reconnaître ce gracieux compliment, une voix haute et rude ordonna à M. Groves de cesser son tapage et d’allumer une chandelle. Et la même voix ajouta que le même gentleman n’avait pas besoin de faire le crâne, que tout le monde savait bien ce qu’il fallait en croire.

« Nell, ils jouent aux cartes ! dit tout bas le vieillard, ému tout à coup. Ne les entendez-vous pas ?

— Mouchez cette chandelle, dit la voix ; c’est à peine si je puis distinguer les figures dans mon jeu ; et puis fermez vivement ce volet de fenêtre, voulez-vous. Par le tonnerre qu’il fait, votre bière ne sera pas fameuse. Partie gagnée ; sept schellings six pence pour moi, vieil Isaac. Première manche.

— Les entendez-vous, Nell, les entendez-vous ? murmura de nouveau le vieillard, dont l’ardeur s’accrut au tintement de l’argent sur la table.

— Je n’ai jamais vu d’orage comme celui-ci, dit une voix aigre et fêlée, de la plus désagréable nature, après un coup de tonnerre qui avait ébranlé toute la maison ; ma foi, non, je n’ai jamais vu rien de semblable, depuis la nuit où le vieux Luc Withers gagna treize fois de suite par la rouge. Je me rappelle que nous disions tous qu’il fallait qu’il eût le diable pour associé ; c’était bien, en effet, une nuit du diable ; et je suppose qu’il regardait le jeu de Withers par-dessus son épaule, pour le conseiller, sans que personne pût le voir.

— Ah ! répliqua la grosse voix, pour ce qui est des gains du vieux Luc, en gros et en détail, quelques années avant, je me souviens d’un temps où il était bien le moins chanceux et le plus malheureux des hommes. Jamais il ne secouait un cornet de dés, jamais il ne jetait une carte sans être dépouillé, étrillé, plumé comme un pigeon.

— Entendez-vous ce qu’il dit ? murmura le vieillard. L’entendez-vous, Nell ? »

L’enfant vit avec surprise, ou plutôt avec effroi que le maintien de son grand-père avait subi un changement complet. Son visage était tout enflammé ; son teint animé, ses yeux brillants, ses dents serrées, sa respiration courte et haletante ; et sa main, qu’il avait appuyée sur le bras de sa petite-fille, tremblait si violemment, que Nelly en tremblait elle-même comme la feuille.

« Vous êtes témoin, murmura-t-il en portant son regard en avant, que c’est toujours là ce que j’ai dit ; que je le savais bien, que j’en rêvais, que j’en étais trop sûr, et que cela devait être ! … Combien d’argent avons-nous, Nell ? voyons ! je vous ai vu de l’argent hier. Combien avons-nous ? Donnez-le-moi !

— Non, non, mon grand-père, laissez-moi le garder, dit l’enfant effrayée. Éloignons-nous d’ici. Ne faites pas attention à la pluie, je vous en prie, éloignons-nous.

— Donnez-le-moi, je vous dis, répliqua brusquement le vieillard… Chut ! chut ! ne pleure pas, Nell. Si je t’ai parlé avec rudesse, ma chère, c’est sans le vouloir. C’était pour ton bien. Je t’ai fait du tort, Nell, mais je réparerai cela, je le réparerai… Où est l’argent ?

— Ne le prenez pas, dit l’enfant, je vous en prie, ne le prenez pas. Pour notre salut à tous deux laissez-moi le garder ou le jeter. Il vaut mieux le jeter que de vous le donner. Partons, partons !

— Donne-moi l’argent ; il faut que je l’aie. Là, là, ma chère Nell. C’est cela, va, je t’enrichirai un jour, mon enfant, je t’enrichirai ; ne crains rien. »

Elle tira de sa poche une petite bourse. Il la prit avec la même impatience fébrile qui respirait dans ses paroles, et sans perdre un instant il se dirigea vers l’autre côté du paravent. Il eût été impossible de l’arrêter ; l’enfant dut se résigner et le suivre de près.

L’aubergiste avait posé une lumière sur la table et était occupé à tirer le rideau de la fenêtre. Les individus que Nelly et le vieillard avaient entendus étaient deux hommes, qui avaient devant eux un jeu de cartes et quelques pièces d’argent. Ils marquaient à la craie leurs parties sur le paravent même. L’homme à la voix rauque était un gros compère d’âge moyen, avec d’épais favoris noirs, les joues pleines, une bouche mal faite, un cou se déployait à l’aise sous un mouchoir rouge à peine attaché. Il avait sur la tête son chapeau d’un blanc sale, et auprès de lui figurait un gros gourdin noueux. L’autre homme, que son compagnon avait appelé Isaac, offrait une apparence plus chétive ; il était voûté, la tête dans les épaules, très-laid, et son regard sournois avait quelque chose de bas et de sinistre.

« Eh bien ! mon vieux monsieur, dit Isaac en promenant ses yeux louches, est-ce que vous nous connaissez ? Ce côté du paravent n’est pas public, monsieur.

— J’espère qu’il n’y a pas d’indiscrétion… répliqua le vieillard.

— Si fait, goddam ! si fait, monsieur, il y a de l’indiscrétion, dit l’autre, interrompant brusquement le vieillard ; il y a de l’indiscrétion à venir déranger deux gentlemen en tête-à-tête.

— Je n’avais pas l’intention de vous offenser, dit le vieillard, les yeux ardemment fixés sur les cartes ; je pensais que…

— Vous n’aviez pas le droit de penser, monsieur, dit Isaac. Que diable, un homme de votre âge devrait être plus réservé.

— Voyons, mauvais garçon, dit le gros homme, levant pour la première fois ses yeux de dessus les cartes, ne pouvez-vous pas le laisser parler ? »

L’aubergiste, qui probablement était décidé à garder la neutralité jusqu’à ce qu’il sût au juste quel parti le gros homme embrasserait, fit chorus avec lui, en disant :

« C’est vrai aussi, ne pouvez-vous pas le laisser parler, Isaac List ?

— Ne pouvez-vous pas le laisser parler ? … dit Isaac d’un ton ricaneur, contrefaisant de son mieux avec sa voix aigre le ton de l’aubergiste. Certainement si, je puis le laisser parler, Jemmy Groves.

— Alors ne l’en empêchez pas, » dit l’aubergiste.

Le regard louche de M. List prit un caractère menaçant, et l’on avait tout lieu de craindre que la querelle ne se terminât pas là, quand son compagnon, qui avait soigneusement examiné le vieillard, coupa court à toute controverse.

« Qui sait, dit-il avec un clignement d’yeux, qui sait si le gentleman ne songeait pas à demander poliment s’il ne pourrait pas avoir l’honneur de faire une partie avec nous ?

« C’est justement cela ! s’écria le vieillard. C’était bien ma pensée. Je ne demande pas autre chose.

— J’en étais sûr, dit l’autre. Qui sait même si le gentleman, allant au-devant de notre refus de jouer seulement pour la gloire, ne voulait pas nous demander poliment à jouer pour de l’argent ? »

Le vieillard répondit en secouant sa petite bourse dans sa main contractée ; il la posa sur la table, et il s’empara des cartes avec l’avidité d’un avare qui saisit de l’or.

« Oh ! très-bien, dit Isaac ; si c’était là ce que désirait monsieur, je prie monsieur de m’excuser. Cette petite bourse appartient à monsieur ? Une très-jolie petite bourse. Elle est un peu légère, ajouta-t-il en la jetant en l’air et la rattrapant avec dextérité, mais il y a encore de quoi s’amuser une demi-heure.

— Nous pourrons jouer à quatre et nous associer, Groves, dit le gros homme. Tenez, Jemmy, voilà un siège. »

L’aubergiste, qui n’en était pas à son coup d’essai, s’approcha de la table et prit un siège. L’enfant, désespérée, tira son grand-père à part et le supplia encore une fois de partir.

« Venez, grand-père… Nous pouvons être si heureux !

— Oui, nous serons heureux, répliqua vivement le vieillard. Laisse-moi faire, Nell. C’est dans les cartes et les dés que sont nos moyens de bonheur. Les petits ruisseaux font les grandes rivières. Ici il n’y a pas grand’chose à gagner ; mais avec le temps nous gagnerons davantage. Je ne veux que doubler mon argent ; et je te donnerai tout, ma mignonne.

— Que Dieu nous assiste ! s’écria l’enfant. Oh ! quel malheur que nous soyons venus ici !

— Chut ! fit le vieillard, posant sa main sur la bouche de Nelly. La fortune n’aime pas le bruit. Ne lui adressons pas de reproche, ou bien elle nous tournera le dos. J’en ai souvent fait l’expérience.

— Eh bien ! monsieur, dit le gros homme ; si vous ne venez pas, donnez-nous les cartes, s’il vous plaît.

— Je viens, dit vivement le vieillard. Assieds-toi, Nell, assieds-toi et regarde. Sois tranquille, tout sera pour toi, — tout, — jusqu’au dernier sou. Je ne veux pas le leur dire, non, non, car ils ne voudraient pas jouer, ils craindraient la chance qu’une si bonne cause met nécessairement de mon côté. Regarde-les. Vois ce qu’ils sont et ce que tu es. Comment veux-tu que nous ne gagnions pas ?

— Monsieur a changé d’avis et il ne veut plus venir, dit Isaac, feignant de se lever de table. Je suis fâché que monsieur ait pris peur. Qui ne risque rien n’a rien ; mais monsieur sait ce qu’il a à faire.

— Moi ! je suis prêt. Qui est-ce donc qui recule ? ce n’est pas moi. N’ayez pas peur, ce n’est pas moi qui bouderai. »

En parlant ainsi, le vieillard approcha une chaise de la table, et les trois autres partenaires s’y étant placés au même instant, le jeu s’ouvrit.

Assise à peu de distance, l’enfant suivait avec inquiétude la marche de la partie. Indifférente au gain, et pensant seulement à la passion aveugle qui s’était de nouveau emparée de son grand-père, gain ou perte étaient même chose à ses yeux. S’applaudissant d’un succès momentané, ou abattu par un échec, le vieillard était égaré ou hors de lui, rempli d’une anxiété si fébrile et si dévorante, d’une agitation si terrible pour ces misérables enjeux, que la pauvre Nelly aurait peut-être préféré le voir mort. Et cependant c’était elle qui était la cause innocente de toutes les tortures du vieillard ; et lui, qui jouait avec une soif de gain aussi sauvage qu’en éprouva jamais le joueur le plus insatiable, il n’avait pas une seule pensée qui ne fût pour elle.

Au contraire, les trois autres, des misérables, des brelandiers de profession, tout en veillant à leurs intérêts, étaient aussi froids, aussi tranquilles que si la conscience de la plus pure vertu habitait dans leur cœur. Parfois l’un d’eux lançait à l’autre un sourire, ou mouchait la chandelle vacillante, ou regardait l’éclair qui brillait à travers la fenêtre ouverte et le rideau flottant, ou écoutait quelque coup de tonnerre plus fort que les précédents, en témoignant de l’impatience, comme si ce bruit le dérangeait. Mais ils restaient assis, calmes et indifférents à toute autre chose que leurs cartes, philosophes parfaits, au moins en apparence, car ils ne montraient pas plus de passion ou d’ardeur que s’ils avaient été de pierre.

Durant trois heures l’orage avait déployé sa fureur ; les éclairs étaient devenus enfin plus faibles et moins fréquents ; le tonnerre qui avait paru rouler et éclater sur la tête même des joueurs, semblait s’être éloigné et ne plus rendre qu’un son étouffé ; et pourtant le jeu continuait, sans que personne songeât à la triste Nelly.