Le Mangeur de poudre/04

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CHAPITRE IV

LUCY DAYTON

Après avoir séparé le chasseur et le colporteur, et interrompu ainsi leur combat, le jeune Dudley descendit d’un pas souple et léger la pente du coteau.

Le but de sa course était une jolie petite habitation un peu isolée sur la lisière des bois, toute enguirlandée de fleurs, entourée d’un charmant jardin, portant en toutes ses parties un cachet de propreté et d’élégance soigneuse qui la distinguaient de toutes les maisons du village.

Si l’extérieur était coquet, l’intérieur était remarquable par ua ordre et une propreté admirables : le modeste mobilier brillait d’un poli dû aux soins de chaque jour ; chaque objet portait les traces d’un goût peu commun en ce qui concernait sa forme et son arrangement. Partout régnait une atmosphère embaumée, révélant la présence d’une femme.

D’un côté on voyait une bibliothèque garnie de quelques volumes choisis ; de l’autre une étagère chargée de fleurs exotiques.

Des gravures signées par les maîtres décoraient les murs ; au milieu d’elles on remarquait deux portraits, dus évidemment au pinceau d’un grand artiste. Ils représentaient, l’un, un jeune homme de vingt-cinq à trente ans ; l’autre, une femme de vingt ans environ.

Cette maison tranquille et charmante n’avait que deux habitants : un vieillard et une jeune fille. Dans le vieillard on retrouvait, sauf la différence d’âge, une ressemblance parfaite avec l’un des portraits : l’autre reproduisait un frais visage qui avait la plus grande analogie avec les traita de la jeune fille ; sans doute, il représentait sa mère.

Pour retracer la charmante physionomie de cette gracieuse enfant il faudrait avoir la palette et les pinceaux du Corrège.

Grande, svelte, rosée comme les fleurs qui l’entouraient : portant sur son frais visage une heureuse expression de candeur et d’innocence, Lucy Dayton était l’ange modeste et solitaire de ce petit Éden.

À l’entrée de Dudley ses joues devinrent pourpres et ses yeux ingénus lui souhaitèrent franchement la bienvenue.

— Bonjour, dit joyeusement le jeune homme ; si toutefois l’heure n’est pas trop avancée pour que je puisse m’exprimer ainsi.

— Salut, ami ! je suis aise de vous voir, répondit le vieillard an lui serrant la main avec cordialité.

— Comment allez-vous, chère Lucy ! ajouta Dudley en imprimant un bon gros baiser sur la joue de la jeune fille. Je suis un peu en retard, continua-t-il, mais une circonstance imprévue m’a retenu en route.

Interrogé par le regard de ses deux hôtes, il raconta son aventure et son intervention entre Ned Overton et Nathan Dodge.

— Ned Overton le Mangeur de poudre ? s’écria le vieillard, je le croyais en route pour le Canada.

— C’était aussi l’opinion générée, mais il parait qu’il a changé d’itinéraire.

— Tant pis je voudrais le voir bien loin ; sa présence m’inquiète.

— Je suis de votre avis, quoique je sois bien loin d’en avoir peur, pourtant j’aurais de bonnes raisons pour désirer son éloignement ; Il s’est brutalement et grossièrement déclaré admirateur de Lucy, ma douce fiancée.

— C’est vrai, répondit le père, il a déjà bien tourmenté ma pauvre enfant. Je crains cet homme ; il n’y a pu d’être plus obstiné, plus violent, plus vindicatif. Il ne pardonne jamais à quiconque l’a dédaigné.

— Tout cela ne durera pas longtemps quand Lucy sera ma femme, qu’il ose seulement se montrer, je le tuerai comme un chien !

— C’est bien dit, Charles une squaw indienne serait encore trop bonne pour ce vil personnage.

— Bah ! reprit Dudley, une fois parti il ne reviendra plus, il est trop mal vu dans le village. D’ailleurs, il n’oserait point agir par violence.

— Ne nous y fions pas, mon jeune ami ; je connais cet homme depuis plus de douze ans ; il y a eu plusieurs fois du sang sur ses mains ; c’est un méchant !… très-méchant.

À ces mots le vieillard secoua sa tête blanche et regarda mélancoliquement le feu.

Lucy avait gardé le silence, mais ses yeux parlaient pour elle, lorsqu’ils rencontraient ceux de son fiancée.

Ce dernier s’assit tout près d’elle et prit ses mains dans les siennes ; après avoir échangé avec elle quelques mots d’affection, il lui demanda :

— Est-ce que voua avez peur, chère Lucy ? vous savez que bientôt je serai là pour vous protéger… Y a-t il longtemps que vous ne l’avez vu ? °

— Oh je n’ai pas peur, répondit la jeune fille en tournant vers Dudley ses yeux ingénus avec une adorable expression de confiance. Voilà plus d’une semaine qu’il n’a pas paru.

— Vous a-t-il dit quelque chose lors de sa dernière visite ? — Gêné par la présence de mon père, il a peu parlé. Il m’a expliqué qu’il partait pour un long voyage au Canada.

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Je lui ai souhaité bonne route, en lui recommandant de ne plus s’occuper de moi.

— Est-ce que çà a paru lui faire plaisir ? demanda Dudley en riant.

— Oh non ! de ma vie je n’oublierai le sombre regard, qu’il m’a lancé. Aujourd’hui je regrette d’avoir été peut-être imprudente.

— C’est possible. Enfin, qu’a-t-il répondu à cela ?

— Rien il s’est retiré en murmurant je ne sais quoi, d’un air furieux.

— Et vous ne l’avez plus revu ?

— Non.

— Pardonnez-moi toutes ces questions, ma bien aimée Lucy ; je ne les fais ni par curiosité ni par une sotte jalousie : je désire seulement être bien renseigné sur ce coquin afin de me mettre sur mes gardes.

À ce moment un négrillon vint avertir que le déjeuner était prêt ; Lucy se leva pour préparer la table, et au bout de quelques instants les trois convives faisaient honneur au repas.

Il ne sera pas inutile de fournir quelques renseignements sur les personnages qu’on vient de présenter au lecteur.

Enoch Sedley et sa nièce Lucy Dayton étaient les deux seuls survivante d’une famille jadis riche et heureuse.

La sœur de Sedley avait épousé un des plus considérables négociante de la Nouvelle-Orléans, Georges Dayton.

Ce dernier avait péri dans une tempête, avec le navire qui rapportait d’Europe une cargaison représentant toute sa fortune et celle de Sedley.

À la nouvelle de cette catastrophe, la malheureuse veuve qui, alors nourrissait la petite Lucy, fut atteinte de spasmes nerveux auxquels elle succomba en quelques jours.

La jeune orpheline fut adoptée par Sedley qui lui portait une affection toute paternelle. Mais bientôt il eût épuisé les dernières ressources qu’il avait pu recueillir dans les débris des son opulence, et il comprit qu’il ne pouvait plus rester, pauvre et abandonné, d&M cette ville où il avait occupé une pétition meilleure.

Enoch Sedley émigra, cherchant désormais la solitude et l’oubli. Après avoir remonté le cours de l’Ohio, il planta sa tente sur les rives sauvages et fertiles du fleuve hospitalier.

Peu à peu, des défrichements furent faits par ses mains robustes encore ; une maison s’éleva l’aisance rustique, — cette médiocrité dorée de quiconque est simple et modeste, — la paix, un reste de bonheur régnèrent dans l’humble ferme.

L’enfant avait grandi et devint la belle jeune fille que nous connaissons. Au contraire, Sedley s’était affaibli, une vieillesse précoce avait blanchi ses cheveux et ridé son visage.

La «  Fleur des bois  », (comme les Indiens nommaient Lucy) n’avait pas manqué d’admirateurs.

Parmi eux, celui qui avait paru le plus ardent était Edouard Overton, que l’on avait surnommé le «  Mangeur de Poudre  » aventurier sans foi ni loi, demi-chasseur, demi-marin ; ou, pour mieux dire, écumeurs de mers, de fleuves, et de bois et qui, à tous ces métiers, avait amassé une fortune assez considérable.

Ses prévenances avaient été repoussées avec horreur par le vieillard et la jeune fille ; mais il n’était pas homme à se rebuter pour si peu : rien ne pût réduire ses impudentes prétentions ; il devint la terreur de cette habitation jusqu’alors si paisible.

Sur ces entrefaites arriva Charles Dudley. Il était jeune, beau garçon, bien élevé, de manières fort agréables, et ne tarda pas à se lier avec Sedley. Dès sa première visite, Dudley devint amoureux de Lucy et, lorsqu’il s’aperçut qu’il était le bienvenu il la demanda en mariage.

Ainsi avait été conclue cette idylle au désert que nous venons d’esquisser en quelques mots.

Reprenons maintenant le cours de notre récit.