Le Mannequin/03

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Le Mannequin
Le Mannequin


III

LE MANNEQUIN ET L’HISTOIRE


QUWLQUE
QUWLQUE
UELQUE temps avant sa mort - il avait alors soixante-douze ans — l’illustre mécanicien Vaucanson se vanta d’imiter, par d’ingénieuses combinaisons automatiques, n’importe quel mouvement d’un être animé.

C’était un soir chez le prince de Ligne, dans sa maison de Paris.. Cette prétention fit bientôt le tour des salons, les tables de jeu se dégarnirent et de nouveaux curieux vinrent assiéger l’inventeur de la chaîne sans fin.

— Ainsi vous sauriez faire une grenouille qui sauterait ? lui demanda le vieux duc de Bouillon.

— Parfaitement… qui sauterait comme une grenouille. On rit.

Parbleu, vous êtes un enchanteur, un sorcier, c’est entendu, cria le duc prenant congé, cependant vous ne construirez jamais aucune machine, aucun appareil, aucune merveille qui danse, saute, valse, tournoie, pirouette aussi bien que Lili Scotti, des Bouffes Italiens… et qui sourie surtout aussi bien qu’elle… Adieu, je vais la regarder i

— Ce pauvre duc est ensorcelé, murmura le maître de la maison. Jamais admiration ne devrait être plus paternelle, car mon vieil ai-ni est d’un âge… d’un âge ! Et pourtant !

Baste ! Futilité passagère !

— Ne croyez pas cela, répliqua l’hôte d’une voix grave. J’ai appris dans mainte aventure à ne pas dédaigner ces attachements séniles. Le duc parle de demander la main de Lili à sa mère.

Un silence ému suivit cette confidence.

— Le duc est un chevalier dans toute la force du terme, reprit le prince, un de ces Français galants qui font les pires folies par grandeur, d’âme, et pour lesquels une femme, même la plus vile, est toujours égale, sinon supérieure, simplement parce qu’elle est femme. C’est un enfant qu’ils enveloppent d’hommages, d’humilité, auquel ils donnent volontiers titres et fortune, sous les pieds duquel ils mettraient leur orgueil comme tapis… Combien de ballerines se sont réveillées duchesses, par la grâce de grands seigneurs. Le duc est un de ceux-là : vos rois ne lui ont-ils pas montré l’exemple ?…

Cette soirée laissa Vaucanson profondément rêveur… À quelques jours de là, durant lesquels il s’était soigneusement renfermé dans san cabinet de travail, ii se fit annoncer chez le prince de Ligne qui le reçut immédiatement.

Après les compliments d’usage, le vieux savant fit remar— quer au prince une sorte de canne qu’il tenait en main. À quelques centimètres de la pomme pendaient deux tiges articulées. Un peu plus bas se trouvaient encore deux tiges identiques. II imprima une rotation à la canne, les pièces flottèrent, se coudant d’elles-mêmes.

— Quelle canne bizarre vous avez là !

Le vieillard rit de nouveau tournoyer la canne.

— Remarquez, monseigneur ; que si j’augmente la vitesse de la rotation, mon appareil s’équilibre presque, et que mes pièces coudées se replient d’elles-mêmes, à cause de la différence de poids des parties qui les composent.

— Fort ingénieux, une canne bizarre ! répéta le prince.

— Monseigneur, ce n’est pas une canne, c’est une danseuse.

— C’en est tout au moins le principe.

— Vous l’avez dit, monseigneur… Or, ne croyez-vous pas, ici l’illustre mécanicien fit une pause, semblant se recueillir — ne croyez-vous pas que votre vieil ami de Bouillon, en admirant Lili Scotti, des Bouffes Italiens, ne soit amoureux que d’un principe ?…

Un silence suivit ces paroles. Puis le guerrier se frappa le front, soudainement édifié.

— Parbleu, vous avez raison, monsieur…

— Tout ne le prouve-t-il pas ? murmura Vaucanson en contemplant sa canne. Cette demande qu’il me fit d’imiter mécaniquement le saut ou la danse, ce défi de construire une machine qui put rivaliser avec Lili Scotti et jusqu’à son départ précipité pour le spectacle… Il serait resté parmi nous, sans nul doute, si nous avions pu lui présenter sa danseuse… ou tout au moins l’illusion.

Le prince hocha dubitativement la tête, puis son front se rida, signe d’une grande tristesse.

— Heureux, dit-il, ceux qui croient à la toute puissance de la science ! Il est un rempart, humble viscère creux qu’on écraserait d’une chiquenaude, le cœur, contre lequel elle se brise, et se brisera toujours !… Les sentiments n’ont que faire de vos X, de vos lois, de vos théorèmes, monsieur Vaucanson… Pourtant… si vous parveniez à guérir mon malheureux ami de son aberration, je ne saurais trop vous payer… songez-y.

— M’y engagez-vous, monseigneur ?

— Certes ! je vous en supplie… Ma bourse, dès à présent, vous est ouverte pour cette bonne œuvre. je retourne dans quelques jours à la cour d’Autriche… Puis à l’armée. Dans les combats, sous le feu et la mitraille, devant la mort, je me souviendrai toujours de vous. Votre main, monsieur Vaucanson… je ne la donne pas à tout le monde…

Ces deux hommes si remarquables à divers titres, et qui ne devaient jamais se revoir, se séparèrent vivement émus. Vaucanson emportait un bon sur la cassette du prince, auquel il lais-sa sa curieuse canne, synthèse de la mécanique dansante qu’il désirait construire, à titre de souvenir…

Lili Scotti ne tarda pas à être instruite de ce qui se tramait contre elle, soit par l’indiscrétion de quelqu’un de l’entourage du. mécanicien, soit par cette intuition spontanée que les femmes, même les plus sottes, pos sèdent à un si haut degré — et elle pouvait à juste raison* dire que c’était contre elle, puisqu’il s’agissait de captiver une admiration qu’elle seule avait détenue jusqu’alors.

Elle ne fit qu’en rire, persuadée de son triomphe final. Opposer une machine à sa danse, à sa grâce, à sa souplesse ! Allons donc !

— Dio, cara madre, est-ce possible ! dit-elle en ricanant à sa mère, en son jargon des bas faubourgs de Rome, ditornare le grand seigneur qui applaudit Lili, lui si vecchio, si gobbo, patito devant moi ? Questo mécanico, Vaucansone, il a donc le pouvoir de l’enfer !

Et la mère, la cara madre,. de rire encore plus fort, tant elle était sûre qu’elle et sa fille retiendraient le vieux duc en leurs filets.

Bientôt elles surent à n’en pas douter que le mécanicien avait de fréquents entretiens avec leur directeur. Celui-ci fit appeler à différentes reprises le maître de ballet, puis la ballerine travestie Nélida, qui sous un costume masculin aidait la danseuse-étoile dans ses virevoltes et la soutenait dans ses cambrures de reins, alors que sa nuque touchait presque le plancher.

Cette Nélida était la rivale et l’ennemie de Lili dont elle jalousait les succès ; Vaucanson put donc la compter pour un précieux auxiliaire. Quant au maître de ballet, c’était un homme dévoué et muet comme une carpe. — Une énorme caisse fut apportée avec d’infinies précautions dans une salle, dont les portes dès lors restèrent closes, mais, chaque jour, le maître et Nélida vinrent s’y enfermer en compagnie de Vaucanson, et quelquefois du directeur qui, de contentement, se frottait les mains à s’en arracher l’épiderme. II faut croire que la petite fantaisie du prince de Ligne lui rapportait une somme assez ronde.

La pièce à succès de la saison se nommait Lysée et Melisande'. Au deuxième acte, le décor représentait une grotte que rendait’à demi-obscure une gaze verte simulant une chute d’eau. Des reflets lumineux et changeants, projetés de la coulisse, aidaient à l’illusion. Le trompe-l’æil était fort bien réussi. Les ondines ; dont cette grotte était la demeure, apparaissaient une à une, attendant leur reine. La première danse était assez confuse. Tout à coup, dans un rayon orangé ou violet qui en faisait un personnage irréel, surgissait Lili, et toutes s’écartaient. Toujours enveloppée du même manteau de clarté, sans aucune des apparences de la vie, elle se mouvait, réalisant d’autant mieux sous ces couleurs étranges son personnage de fiction. Nul ne reconnaissait d’abord l’italienne brune et provocante qu’on rencontrait au foyer, caquetant avec les vieux habitués… Vaucanson avait calculé tout cela.

Pourtant Lili se moquait de lui et de son joujou, qui, pensait-elle, se casserait au premier mouvement. D’ailleurs, dans son orgueil indifférent, elle ignorait quels étaient exactement les projets du mécanicien. Verraient-ils seulement jamais le feu de la rampe ? Serait-ce dans un mois, dans six mois ? Il y aurait belle lurette qu’elle serait duchesse de Bouillon, et aurait son coupé armorié. Encore deux ou trois triomphes comme elle en remportait à chaque pièce nouvelle, et elle pourrait dicter ses volontés !

— Dis, cara madre, penses-tu pas qu’ils perdent leur temps ?

— Oui, oui, ma fille… mais dépêche-toi… il primo acte é finito…

La danseuse-étoile se mit à rire, continuant tranquillement de nouer ses cheveux…

— Est-ce qu’on n’est pas forcé de m’attendre ?…

Les deux femmes se regardèrent avec des signes de tête approbatifs. Enfin Lili descendit mollement, tandis que sa mère demeurait à. ranger ses hardes.

— Tiens, te voilà, Lili ? lui dit le directeur qui se promenait dans la coulisse, j’ai cru que tu ne viendrais pas ?

— C’est donc commencé, mossiou ?

— Mais oui, mais oui, répondit l’autre, lui tournant le dos et allant appliquer son æil à la jointure de deux portants. Lili, un peu décontenancée malgré sa fatuité, se pencha à son tour, et ce qu’elle aperçut la plongea dans une stupéfaction mêlée de fureur.

De l’autre côté du décor, à peine séparée d’elle par cette mince toile peinte, s’agitait une danseuse qui était sa propre
Modification de la taile : 1872 1877 1880.
Modification de la taile : 1872 1877 1880.
Modification de la taile : 1883, 1884, 1893.
Modification de la taile : 1883, 1884, 1893.
MODIFICATIONS DE LA TAILLE (d’ap. Un siècle de modes féminines)
image, et plus jolie encore, puisqu’elle gardait en ses traits idéalisés l’expression céleste de l’irréalité. Nélida, en travesti, suivait chacun de ses pas, sautait de compagnie avec elle, la soutenant par son bras redressé… Puis le couple s’arrêtait, Nélida saisissait la taille de sa danseuse qui se pliait, se renversait, les bras éployés, la chevelure touchant le sol, puis se relevait… Debout, avec ses yeux immobiles et extatiques, tandis que Nélida la tenait la main haute,

elle tournait sur les pointes avec une précision, une perfection que n’avait jamais atteinte Lili elle-même. Puis elle repartait par bonds, balançant la tête et le torse à droite et à gauche dans un mouvement de coquetterie adorable, semblant lutiner et regarder par dessus l’épaule de Nélida qui la poursuivait, l’indiscrète, en lui serrant la taille de ses deux mains tendues…

Le pas était nouveau, hardi. La salle éclata en applaudissements. Dans une loge d’avant-scène le duc de Bouillon agitait un bouquet… Lili Scotti s’était relevée, blême de fureur, et dans son patois romain se répandait en impré— cations.

Le directeur était avant tout un homme pratique. Donnant, donnant. Il était actuellement tout acquis à Vaucanson et au prince de Ligne.

— Tais-toi, Lili, murmura-t-il en la saisissant par le bras, retourne à ta loge, et vite.

— Oh ! arrachare li occhi a questo mecanico !

— Tais-toi, tais-toi !… M’entends-tu, répéta plus fort le directeur en lui serrant le bras à la faire crier, je t’ordonne de retourner dans ta loge… et de ne plus prononcer un mot !

Une scène d’un genre différent se passait au même instant dans le foyer des artistes. Le duc de Bouillon qui y possédait ses grandes entrées, accourait féliciter sa « carissima Lili » la plus douce, la plus belle, la plus exquise, la reine de la danse ! Son admiration se manifestait chaque fois par quelque don précieux. C’était, ce soir, outre le bouquet, deux boucles de diamants qui valaient bien plusieurs milliers d’écus.

— Où est Lili ! Lili ! disait-il en agitant l’écrin ouvert où scintillaient les joyaux.

— Désirez-vous les lui attacher vous-même, monseigneur ?

— Tiens, c’est vous, monsieur Vaucanson… Eh bien, vous l’avez vu danser ?… Qu’en pensez-vous ?

— Elle est tout simplement adorable, répartit le mécanicien avec un sourire énigmatique.

Puis, par force autant que par persuasion, l’entraînant par le bras, Vaucanson conduisit son interlocuteur dans un salon séparé dont il referma soigneusement la porte. Quand ils-en ressortirent, une demi-heure plus tard, la contenance du duc était sensiblement modifiée. Il paraissait confus et un peu vexé, quoique son regard manifestât une sorte de naïve satisfaction. À la portière de sa voiture, où les deux hommes s’étaient rendus, il se pencha contre l’oreille de Vaucanson, et d’une voix que l’autre devina plutôt :

— Vous me rendez le plus heureux des mortels… grand sorcier !…

— Alors… c’est convenu ? Je vous la ferai porter demain ? Le vieux gentilhomme hocha affirmativement hi tête. Après un silence il monta dans sa voiture, tendit la main au savant en articulant d’une voix distincte :

— La Lili que vous m’enverrez sera moins triviale que l’autre… Bonsoir, cher Monsieur Vaucanson…

Et ils se séparèrent. Dès lors le duc de Bouillon ne reparut plus aux Bouffes Italiens. Sa loge, toujours louée, demeura vide, à la grande fureur de Lili, qui avait, dès la représentation suivante, repris ses exercices chorégraphiques. Son caractère, naturellement acrimonieux, s’en aigrit davantage. Elle se querella avec tout le monde, et devint si acerbe, en même temps que maladroite, que le directeur profita d’une légère maladie qu’elle contracta des suites d’une colère rentrée pour rompre son engagement et la réexpédier en Italie, en compagnie de sa « cara madre ».

Vaucanson mourut l’année suivante. Quant au duc, on ne le rencontra plus nulle part. Il vécut encore sept ans, cloîtré dans son hôtel de la rue Lesdiguiérs, près de la Bastille, sans que rien put. détruire l’attrait qui le retenait loin de tout plaisir…

Dans l’immense salon blanc et or, où feu la duchesse avait tenu jadis ses assises mondaines, il faisait allumer les bougies des lustres, des candélabres et des appliques, et se renfermait, sans crainte des yeux indiscrets de sa domesticité, les portes et les contrevents soigneusement clos, les rideaux tirés… Seul, il allait ouvrir une massive armoire qui garnissait le fond de la pièce, et cela avec de telles précautions, sur la pointe des pieds, et une tendresse si jalouse, qu’on eut pensé en le voyant à sa crainte de détruire quelque verrerie fragile. Les deux battants écartés laissaient apercevoir sur un fond de dorures et de glaces, à travers une gaze transparente, la représentation gracieuse et quasi-vivante de cette Lili Scotti, cette ballerine qui avait fait courir Paris aux représentations des Bouffes Italiens. Elle souriait, inclinait gracieusement la tête, saluant son seigneur et maître. À ses oreilles de cire brillaient les deux diamants offerts par le duc et qu’il avait attachés de sa main.

Les mouvements de Lili devenaient plus vifs, plus pressés. Elle avançait par petits pas rapides, dans cet espace de quelques mètres carrés, repliant ses bras dans un geste charmant, se cambrant, se renversant, se dressant sur ses pointes et tournoyant sur elle-même avec d’adorables balancements de bras.

Le vieillard la regardait dans une sorte d’extase, suivant de l’œil chacun de ses mouvements.

Le charme qui l’envahissait le transportait hors du monde réel et il n’existait plus rien pour lui qu’une sorte de ciel vague où flottaient, dans des ombres de rêve, des ballerines angéliques. Ce songe, très doux, se prolongeait souvent fort avant dans la nuit, alors que Lili, depuis longtemps immobile dans son armoire féerique, contemplait son maître de ses deux grands yeux fixes.

Chaque soir ramenait pour ce rêveur la même extase. Le vieux gentilhomme se grisait des mouvements lents et souples de cette poupée, qui dansait pour lui seul, et qui ne se fatiguait pas de son admiration. Combien s’écoulaient vite ces trop rapides heures de patiente adoration. Il s’y retrempait ainsi qu’en un bain de jeunesse. Et cette étrange sorcellerie créait pour lui une existence nouvelle, toute de patience, de tendresse, d’affection. Il sentait que sa vie, prête à fuir, se ranimait à cette naïve illusion. Jamais petite fille aima-t-elle autant sa poupée ?…

Il revenait chaque jour, chaque instant, se confondre en cette puérile compagnie. Son aberration était comme ces poisons lents qui envahissent l’organisme tout entier, et dont le malade éprouve une étrange jouissance à sans cesse augmenter la dose. Il l’avait toujours présente devant les yeux, il en rêvait maintenant, de sa Lili, il en perdait le boire et le manger. Il lui parlait, et s’irritait, lorsque les gestes de la ballerine ne répondaient pas à ses questions. Il se levait, s’avançait vers elle pour la gronder doucement : Si parfois ii osait la toucher, le froid de cette chair artificielle le pénétrait soudain jusqu’au cœur. Il demeurait haletant, avec un éclair d’effroi dans les yeux, comme si la glaciale Mort eût tout à coup menacé sa ballerine bien-aimée. Et craintif ; pas à pas, reculait jusqu’au fauteuil dans lequel il s’abattait, avec la crainte de cette fatalité, enfant peureux qui sent la fragilité de son joujou.

Sa faiblesse devenait de plus en plus grande, tandis que l’âge augmentait. Il dut garder le lit. Vers les premiers jours de l’été, son médecin lui conseilla l’air pur, la campagne…

— Quitter Paris, jamais… répliqua le duc en se soulevant sur sa couche.

Sa résolution paraissait si innébranlable que le médecin n’insista pas. Mai et juin s’écoulèrent. L’hôtel semblait un tombeau. En Juillet, des rumeurs de plus en plus bruyantes parvinrent jusqu’à la chambre du moribond. II entendit des cris, des chants, le crépitement de la mousquetaire, puis un hourvari tellement violent que l’hôtel entier en trembla, Le vieillard dressa l’oreille, tandis qu’un regain de vigueur le pénétrait semblable au frémissement des anciens combats.

— Qu’est-ce que cela, Urbain ? demanda-t-il à son valet de chambre.

Celui-ci portait l’effroi le plus vif peint sur son visage.

— Monseigneur, balbutia-t-il, c’est le Peuple… le peuple qui a envahi l’hôtel…

Le valet donna d’autres explications : la Bastille prise, les prisonniers délivrés, la populace’saccageant les maisons nobles environnantes… Lui résister aurait été folie…

— Alors ?

— Nous avons ouvert les portes, Monseigneur…

Au bout d’un instant tout bruit cessa. Le peuple s’était retiré, respectant quand même l’agonie du vieux gentilhomme. Celui-ci se leva et commanda à ses valets de le conduire, et au besoin de le porter ; jusque dans le salon blanc du premier étage.

Ils durent obéir.

Arrivé vers le salon, une force surnaturelle parut animer le moribond. Il repoussa ses domestiques et ouvrit la porte d’une main ferme. Les meubles en désordre, les glaces brisées, les rideaux arrachés, tel fut le spectacle qui frappa soudain ses regards. Mais il aperçut plus vite encore la grande armoire du fond ouverte et vide, et les membres épars de Lili qui jonchaient le sol, et dans quel pitoyable état ! La populace, furieuse de tout luxe inutile, avait exercé sa férocité sur cette figure de cire qui avait des diamants aux oreilles alors qu’elle n’avait pas de pain dans le ventre. Et jamais ennemi vivant ne fut traité avec une rage aussi cruelle.

— Lili ! Lili ! sanglota le vieillard, en tombant sur ces membres informes, que leur avais-tu donc fait !

Il mourut une heure plus tard, sans qu’on ait pui l’arracher de ce lieu où gisaient les débris de cette poupée, de ce gracieux, chef-d’æuvre, qui avait été la dernière joie de sa vieillesse, et qui réchauffa les derniers battements de son cœur…

Le Mannequin
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LE MANNEQUIN DES CHAMPS.
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