Le Mariage de Figaro/Acte III

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Le Mariage de Figaro
Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée, Texte établi par Édouard Fournier, LaplaceŒuvres complètes (p. 137-147).
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ACTE TROISIÈME


Le théâtre représente une salle du château appelée salle du trône, et servant de salle d’audience, ayant sur le côté une impériale en dais, et, dessous, le portrait du Roi.



Scène I

LE COMTE ; PÉDRILLE, en veste, botté, tenant un paquet cacheté.
Le Comte, vite.

M’as-tu bien entendu ?

Pédrille.

Excellence, oui.

(Il sort.)



Scène II

LE COMTE, seul, criant.

Pédrille ?



Scène III

LE COMTE, PÉDRILLE revient.
Pédrille.

Excellence ?

Le Comte.

On ne t’a pas vu ?

Pédrille.

Âme qui vive.

Le Comte.

Prenez le cheval barbe.

Pédrille.

Il est à la grille du potager, tout sellé.

Le Comte.

Ferme, d’un trait, jusqu’à Séville.

Pédrille.

Il n’y a que trois lieues, elles sont bonnes.

Le Comte.

En descendant, sachez si le page est arrivé.

Pédrille.

Dans l’hôtel ?

Le Comte.

Oui ; surtout depuis quel temps.

Pédrille.

J’entends.

Le Comte.

Remets-lui son brevet, et reviens vite.

Pédrille.

Et s’il n’y était pas ?

Le Comte.

Revenez plus vite, et m’en rendez compte. Allez.



Scène IV

LE COMTE, seul, marche en rêvant.

J’ai fait une gaucherie en éloignant Basile !… La colère n’est bonne à rien. — Ce billet remis par lui, qui m’avertit d’une entreprise sur la comtesse ; la camériste enfermée quand j’arrive ; la maîtresse affectée d’une terreur fausse ou vraie ; un homme qui saute par la fenêtre, et l’autre après qui avoue… ou qui prétend que c’est lui… Le fil m’échappe. Il y a là-dedans une obscurité… Des libertés chez mes vassaux, qu’importe à gens de cette étoffe ? Mais la comtesse ! si quelque insolent attentait… Où m’égaré-je ? En vérité, quand la tête se monte, l’imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve ! — Elle s’amusait ; ces ris étouffés, cette joie mal éteinte ! — Elle se respecte ; et mon honneur… où diable on l’a placé ! De l’autre part, où suis-je ? Cette friponne de Suzanne a-t-elle trahi mon secret ?… Comme il n’est pas encore le sien !… Qui donc m’enchaîne à cette fantaisie ? j’ai voulu vingt fois y renoncer… Étrange effet de l’irrésolution ! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins. — Ce Figaro se fait bien attendre ! il faut le sonder adroitement (Figaro paraît dans le fond, il s’arrête), et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d’une manière détournée s’il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne.



Scène V

LE COMTE, FIGARO.
Figaro, à part.

Nous y voilà.

Le Comte.

… S’il en sait par elle un seul mot…

Figaro, à part.

Je m’en suis douté.

Le Comte.

… Je lui fais épouser la vieille.

Figaro, à part.

Les amours de monsieur Basile ?

Le Comte.

… Et voyons ce que nous ferons de la jeune.

Figaro, à part.

Ah ! ma femme, s’il vous plaît.

Le Comte se retourne.

Hein ? quoi ? qu’est-ce que c’est ?

Figaro s’avance.

Moi, qui me rends à vos ordres.

Le Comte.

Et pourquoi ces mots ?…

Figaro.

Je n’ai rien dit.

Le Comte répète.

Ma femme, s’il vous plaît ?

Figaro.

C’est… la fin d’une réponse que je faisais : Allez le dire à ma femme, s’il vous plaît.

Le Comte se promène.

Sa femme !… Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter monsieur, quand je le fais appeler ?

Figaro, feignant d’assurer son habillement.

Je m’étais sali sur ces couches en tombant ; je me changeais.

Le Comte.

Faut-il une heure ?

Figaro.

Il faut le temps.

Le Comte.

Les domestiques ici… sont plus longs à s’habiller que les maîtres !

Figaro.

C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider.

Le Comte.

… Je n’ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger inutile, en vous jetant…

Figaro.

Un danger ! on dirait que je me suis engouffré tout vivant…

Le Comte.

Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet ! Vous entendez fort bien que ce n’est pas le danger qui m’inquiète, mais le motif.

Figaro.

Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la Morena ; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons ! Je me trouve là par hasard : qui sait, dans votre emportement si…

Le Comte, interrompant.

Vous pouviez fuir par l’escalier.

Figaro.

Et vous, me prendre au corridor.

Le Comte, en colère.

Au corridor ! (À part.) Je m’emporte, et nuis à ce que je veux savoir.

Figaro, à part.

Voyons-le venir, et jouons serré.

Le Comte, radouci.

Ce n’est pas ce que je voulais dire ; laissons cela. J’avais… oui, j’avais quelque envie de t’emmener à Londres, courrier de dépêches… mais, toutes réflexions faites…

Figaro.

Monseigneur a changé d’avis ?

Le Comte.

Premièrement, tu ne sais pas l’anglais.

Figaro.

Je sais God-dam.

Le Comte.

Je n’entends pas.

Figaro.

Je dis que je sais God-dam.

Le Comte.

Eh bien ?

Figaro.

Diable ! c’est une belle langue que l’anglais, il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. Voulez-vous tâter d’un bon poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) God-dam ! on vous apporte un pied de bœuf salé, sans pain. C’est admirable ! Aimez-vous à boire un coup d’excellent bourgogne ou de clairet ? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous sangle un soufflet de crocheteur : preuve qu’elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ; et si monseigneur n’a pas d’autre motif de me laisser en Espagne…

Le Comte, à part.

Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé.

Figaro, à part.

Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.

Le Comte.

Quel motif avait la comtesse pour me jouer un pareil tour ?

Figaro.

Ma foi, monseigneur, vous le savez mieux que moi.

Le Comte.

Je la préviens sur tout, et la comble de présents.

Figaro.

Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire ?

Le Comte.

… Autrefois tu me disais tout.

Figaro.

Et maintenant je ne vous cache rien.

Le Comte.

Combien la comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ?

Figaro.

Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ? Tenez, monseigneur, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet.

Le Comte.

Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours du louche en ce que tu fais ?

Figaro.

C’est qu’on en voit partout quand on cherche des torts.

Le Comte.

Une réputation détestable !

Figaro.

Et si je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ?

Le Comte.

Cent fois je t’ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.

Figaro.

Comment voulez-vous ? La foule est là : chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse ; arrive qui peut, le reste est écrasé. Aussi c’est fait ; pour moi, j’y renonce.

Le Comte.

À la fortune ? (À part.) Voici du neuf.

Figaro.

(À part.) À mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m’a gratifié de la conciergerie du château ; c’est un fort joli sort : à la vérité, je ne serai pas le courrier étrenné des nouvelles intéressantes ; mais, en revanche, heureux avec ma femme au fond de l’Andalousie…

Le Comte.

Qui t’empêcherait de l’emmener à Londres ?

Figaro.

Il faudrait la quitter si souvent, que j’aurais bientôt du mariage par-dessus la tête.

Le Comte.

Avec du caractère et de l’esprit, tu pourrais un jour t’avancer dans les bureaux.

Figaro.

De l’esprit pour s’avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et l’on arrive à tout.

Le Comte.

… Il ne faudrait qu’étudier un peu sous moi la politique.

Figaro.

Je la sais.

Le Comte.

Comme l’anglais : le fond de la langue !

Figaro.

Oui, s’il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage ; répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà toute la politique, ou je meure !

Le Comte.

Eh ! c’est l’intrigue que tu définis !

Figaro.

La politique, l’intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra ! J’aime mieux ma mie, oh gai ! comme dit la chanson du bon roi.

Le Comte, à part.

Il veut rester. J’entends… Suzanne m’a trahi.

Figaro, à part.

Je l’enfile, et le paye en sa monnaie.

Le Comte.

Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline ?

Figaro.

Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand Votre Excellence se permet de nous souffler toutes les jeunes ?

Le Comte, raillant.

Au tribunal, le magistrat s’oublie, et ne voit plus que l’ordonnance.

Figaro.

Indulgente aux grands, dure aux petits…

Le Comte.

Crois-tu donc que je plaisante ?

Figaro.

Eh ! qui le sait, monseigneur ? Tempo è galant’uomo, dit l’Italien ; il dit toujours la vérité : c’est lui qui m’apprendra qui me veut du mal ou du bien.

Le Comte, à part.

Je vois qu’on lui a tout dit ; il épousera la duègne.

Figaro, à part.

Il a joué au fin avec moi, qu’a-t-il appris ?



Scène VI

Le COMTE, un laquais, FIGARO.
Le laquais, annonçant.

Don Gusman Brid’oison.

Le Comte.

Brid’oison ?

Figaro.

Eh ! sans doute. C’est le juge ordinaire, le lieutenant du siége, votre prud’homme.

Le Comte.

Qu’il attende.

(Le laquais sort.)



Scène VII

LE COMTE, FIGARO.
Figaro reste un moment à regarder le comte, qui rêve.

… Est-ce là ce que monseigneur voulait ?

Le Comte, revenant à lui.

Moi ?… je disais d’arranger ce salon pour l’audience publique.

Figaro.

Hé ! qu’est-ce qu’il manque ? le grand fauteuil pour vous, de bonnes chaises aux prud’hommes, le tabouret du greffier, deux banquettes aux avocats, le plancher pour le beau monde, et la canaille derrière. Je vais renvoyer les frotteurs.

(Il sort.)



Scène VIII

LE COMTE, seul.

Le maraud m’embarrassait. En disputant, il prend son avantage, il vous serre, vous enveloppe… Ah ! friponne et fripon, vous vous entendez pour me jouer : Soyez amis, soyez amants, soyez ce qu’il vous plaira, j’y consens ; mais, parbleu, pour époux…



Scène IX

SUZANNE, LE COMTE.
Suzanne, essoufflée.

Monseigneur… pardon, monseigneur.

Le Comte, avec humeur.

Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ?

Suzanne.

Vous êtes en colère ?

Le Comte.

Vous voulez quelque chose apparemment ?

Suzanne, timidement.

C’est que ma maîtresse a ses vapeurs. J’accourais vous prier de nous prêter votre flacon d’éther. Je l’aurais rapporté dans l’instant.

Le Comte le lui donne.

Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile.

Suzanne.

Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc ? C’est un mal de condition, qu’on ne prend que dans les boudoirs.

Le Comte.

Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur…

Suzanne.

En payant Marceline avec la dot que vous m’avez promise…

Le Comte.

Que je vous ai promise, moi ?

Suzanne, baissant les yeux.

Monseigneur, j’avais cru l’entendre.

Le Comte.

Oui, si vous consentiez à m’entendre vous-même.

Suzanne, les yeux baissés.

Et n’est-ce pas mon devoir d’écouter Son Excellence ?

Le Comte.

Pourquoi donc, cruelle fille, ne me l’avoir pas dit plus tôt ?

Suzanne.

Est-il jamais trop tard pour dire la vérité ?

Le Comte.

Tu te rendrais sur la brune au jardin ?

Suzanne.

Est-ce que je ne m’y promène pas tous les soirs ?

Le Comte.

Tu m’as traité ce matin si sévèrement !

Suzanne.

Ce matin ? — Et le page derrière le fauteuil ?

Le Comte.

Elle a raison, je l’oubliais… Mais pourquoi ce refus obstiné, quand Basile, de ma part …

Suzanne.

Quelle nécessité qu’un Basile…

Le Comte.

Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien que vous n’ayez tout dit.

Suzanne.

Dame ! oui, je lui dis tout… hors ce qu’il faut lui taire.

Le Comte, en riant.

Ah ! charmante ! Et tu me le promets ? Si tu manquais à ta parole, entendons-nous, mon cœur : point de rendez-vous, point de dot, point de mariage.

Suzanne, faisant la révérence.

Mais aussi point de mariage, point de droit du seigneur, monseigneur.

Le Comte.

Où prend-elle ce qu’elle dit ? D’honneur, j’en raffolerai ! Mais ta maîtresse attend le flacon…

Suzanne, riant et rendant le flacon.

Aurais-je pu vous parler sans un prétexte ?

Le Comte veut l’embrasser.

Délicieuse créature !

Suzanne s’échappe.

Voilà du monde.

Le Comte, à part.

Elle est à moi.

(Il s’enfuit.)
Suzanne.

Allons vite rendre compte à madame.



Scène X

SUZANNE, FIGARO.
Figaro.

Suzanne, Suzanne ! où cours-tu donc si vite en quittant monseigneur ?

Suzanne.

Plaide à présent, si tu le veux ; tu viens de gagner ton procès.

(Elle s’enfuit.)
Figaro la suit.

Ah ! mais, dis donc…



Scène XI

LE COMTE rentre seul.

Tu viens de gagner ton procès ! — Je donnais là dans un bon piége ! Ô mes chers insolents ! je vous punirai de façon… Un bon arrêt, bien juste… Mais s’il allait payer la duègne… Avec quoi ?… S’il payait… Eeeeh ! n’ai-je pas le fier Antonio, dont le noble orgueil dédaigne en Figaro un inconnu pour sa nièce ? En caressant cette manie… Pourquoi non ? dans le vaste champ de l’intrigue il faut savoir tout cultiver, jusqu’à la vanité d’un sot. (Il appelle.) Anto…

(Il voit entrer Marceline, etc. Il sort.)



Scène XII

BARTHOLO, MARCELINE, BRID’OISON.
Marceline, à Brid’oison.

Monsieur, écoutez mon affaire.

Brid’oison, en robe, et bégayant un peu.

Eh bien ! pa-arlons-en verbalement.

Bartholo.

C’est une promesse de mariage.

Marceline.

Accompagnée d’un prêt d’argent.

Brid’oison.

J’en…entends, et cætera, le reste.

Marceline.

Non, monsieur, point d’et cætera.

Brid’oison.

J’en-entends : vous avez la somme ?

Marceline.

Non, monsieur ; c’est moi qui l’ai prêtée.

Brid’oison.

J’en-entends bien, vou-ous redemandez l’argent ?

Marceline.

Non, monsieur ; je demande qu’il m’épouse.

Brid’oison.

Eh ! mais j’en-entends fort bien ; et lui veu-eut-il vous épouser ?

Marceline.

Non, monsieur ; voilà tout le procès !

Brid’oison.

Croyez-vous que je ne l’en-entende pas, le procès ?

Marceline.

Non, monsieur. (À Bartholo.) Où sommes-nous ? (À Brid’oison.) Quoi ! c’est vous qui nous jugerez ?

Brid’oison.

Est-ce que j’ai a-acheté ma charge pour autre chose ?

Marceline, en soupirant.

C’est un grand abus que de les vendre !

Brid’oison.

Oui ; l’on-on ferait mieux de nous les donner pour rien. Contre qui plai-aidez-vous ?



Scène XIII

BARTHOLO, MARCELINE, BRID’OISON ; FIGARO rentre en se frottant les mains.
Marceline, montrant Figaro.

Monsieur, contre ce malhonnête homme.

Figaro, très-gaiement, à Marceline.

Je vous gêne peut-être. — Monseigneur revient dans l’instant, monsieur le conseiller.

Brid’oison.

J’ai vu ce ga-arçon-là quelque part.

Figaro.

Chez madame votre femme, à Séville, pour la servir, monsieur le conseiller.

Brid’oison.

Dan-ans quel temps ?

Figaro.

Un peu moins d’un an avant la naissance de monsieur votre fils le cadet, qui est un bien joli enfant, je m’en vante.

Brid’oison.

Oui, c’est le plus jo-oli de tous. On dit que tu-u fais ici des tiennes ?

Figaro.

Monsieur est bien bon. Ce n’est là qu’une misère.

Brid’oison.

Une promesse de mariage ! A-ah ! le pauvre benêt !

Figaro.

Monsieur…

Brid’oison.

A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon ?

Figaro.

N’est-ce pas Double-Main, le greffier ?

Brid’oison.

Oui ; c’è-est qu’il mange à deux râteliers.

Figaro.

Manger ! je suis garant qu’il dévore. Oh ! que oui ! je l’ai vu pour l’extrait et pour le supplément d’extrait ; comme cela se pratique, au reste.

Brid’oison.

On-on doit remplir les formes.

Figaro.

Assurément, monsieur : si le fond des procès appartient aux plaideurs, on sait bien que la forme est le patrimoine des tribunaux.

Brid’oison.

Ce garçon-là n’è-est pas si niais que je l’avais cru d’abord. Eh bien ! l’ami, puisque tu en sais tant, nou-ous aurons soin de ton affaire.

Figaro.

Monsieur, je m’en rapporte à votre équité, quoique vous soyez de notre justice.

Brid’oison.

Hein ?… Oui, je suis de la-a justice. Mais si tu dois, et que tu-u ne payes pas ?

Figaro.

Alors monsieur voit bien que c’est comme si je ne devais pas.

Brid’oison.

San-ans doute. — Hé ! mais qu’est-ce donc qu’il dit ?



Scène XIV

BARTHOLO, MARCELINE, LE COMTE, BRID’OISON, FIGARO, UN HUISSIER.
L’huissier, précédant le comte, crie :

Monseigneur, messieurs.

Le Comte.

En robe ici, seigneur Brid’oison ! Ce n’est qu’une affaire domestique : l’habit de ville était trop bon.

Brid’oison.

C’è-est vous qui l’êtes, monsieur le comte. Mais je ne vais jamais san-ans elle, parce que la forme, voyez-vous, la forme ! Tel rit d’un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d’un procureur en robe. La forme, la-a forme !

Le Comte, à l’huissier.

Faites entrer l’audience.

L’huissier va ouvrir en glapissant.

L’audience !



Scène XV

Les acteurs précédents, ANTONIO, les valets du château, les paysans et paysannes en habits de fête ; LE COMTE s’assied sur le grand fauteuil ; BRID’OISON, sur une chaise à côté ; le greffier, sur le tabouret derrière sa table ; les juges, les avocats, sur les banquettes ; MARCELINE, à côté de BARTHOLO ; FIGARO, sur l’autre banquette ; les paysans et les valets debout derrière.
Brid’oison, à Double-Main.

Double-Main, a-appelez les causes.

Double-Main lit un papier.

« Noble, très-noble, infiniment noble, Don Pedro George, hidalgo, baron de los Altos, y Montes Fieros, y otros montes ; contre Alonzo Calderon, jeune auteur dramatique. » Il est question d’une comédie mort-née, que chacun désavoue et rejette sur l’autre. »

Le Comte.

Ils ont raison tous deux. Hors de cour. S’ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu’il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poëte son talent.

Double-Main lit un autre papier.

« André Petrutchio, laboureur ; contre le receveur de la province. » Il s’agit d’un forcement arbitraire.

Le Comte.

L’affaire n’est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux en les protégeant près du Roi. Passez.

Double-Main en prend un troisième.
(Bartholo et Figaro se lèvent.)

« Barbe-Agar-Raab-Madeleine-Nicole-Marceline de Verte-Allure, fille majeure (Marceline se lève et salue) ; contre Figaro… » Nom de baptême en blanc.

Figaro.

Anonyme.

Brid’oison.

A-anonyme ! Què-el patron est-ce là ?

Figaro.

C’est le mien.

Double-Main écrit.

Contre anonyme Figaro. Qualités ?

Figaro.

Gentilhomme.

Le Comte.

Vous êtes gentilhomme ?

(Le greffier écrit.)
Figaro.

Si le ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince.

Le Comte, au greffier.

Allez.

L’Huissier, glapissant.

Silence, messieurs !

Double-Main lit.

« … Pour cause d’opposition faite au mariage dudit Figaro, par ladite de Verte-Allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même, si la cour le permet, contre le vœu de l’usage et la jurisprudence du siége. »

Figaro.

L’usage, maître Double-Main, est souvent un abus. Le client un peu instruit sait toujours mieux sa cause que certains avocats, qui, suant à froid, criant à tue-tête, et connaissant tout, hors le fait, s’embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur que d’ennuyer l’auditoire et d’endormir messieurs ; plus boursouflés après, que s’ils eussent composé l’Oratio pro Murena. Moi, je dirai le fait en peu de mots. Messieurs…

Double-Main.

En voilà beaucoup d’inutiles, car vous n’êtes pas demandeur, et n’avez que la défense. Avancez, docteur, et lisez la promesse.

Figaro.

Oui, promesse !

Bartholo, mettant ses lunettes.

Elle est précise.

Brid’oison.

I-il faut la voir.

Double-Main.

Silence donc, messieurs !

L’Huissier, glapissant.

Silence !

Bartholo lit.

« Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc… Marceline de Verte-Allure, dans le château d’Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes cordonnées ; laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château : et je l’épouserai, par forme de reconnaissance, etc. » Signé : Figaro, tout court. Mes conclusions sont au payement du billet et à l’exécution de la promesse, avec dépens. (Il plaide.) Messieurs… jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour ; et, depuis Alexandre le Grand, qui promit mariage à la belle Thalestris…

Le Comte, interrompant.

Avant d’aller plus loin, avocat, convient-on de la validité du titre ?

Brid’oison, à Figaro.

Qu’oppo… qu’oppo-osez-vous à cette lecture ?

Figaro.

Qu’il y a, messieurs, malice, erreur ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce, car il n’est pas dit dans l’écrit : laquelle somme je lui rendrai, ET je l’épouserai, mais : laquelle somme je lui rendrai, OU je l’épouserai ; ce qui est bien différent.

Le Comte.

Y a-t-il et, dans l’acte ; ou bien ou ?

Bartholo.

Il y a et.

Figaro.

Il y a ou.

Brid’oison.

Dou-ouble-Main, lisez vous-même.

Double-Main, prenant le papier.

Et c’est le plus sûr, car souvent les parties déguisent en lisant. (Il lit.) E. e. e. e. Damoiselle e. e. e. de Verte-Allure e. e. e. Ha ! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château… ET… OU… ET… OU… Le mot est si mal écrit… il y a un pâté.

Brid’oison.

Un pâ-âté ? je sais ce que c’est.

Bartholo, plaidant.

Je soutiens, moi, que c’est la conjonction copulative ET qui lie les membres corrélatifs de la phrase : Je payerai la demoiselle, ET je l’épouserai.

Figaro, plaidant.

Je soutiens, moi, que c’est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres : Je payerai la donzelle, OU je l’épouserai. À pédant, pédant et demi. Qu’il s’avise de parler latin, j’y suis Grec ; je l’extermine.

Le Comte.

Comment juger pareille question ?

Bartholo.

Pour la trancher, messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu’il y ait OU.

Figaro.

J’en demande acte.

Bartholo.

Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable. Examinons le titre en ce sens. (Il lit.) Laquelle somme je lui rendrai dans ce châteauje l’épouserai. C’est ainsi qu’on dirait, messieurs : Vous vous ferez saigner dans ce litvous resterez chaudement : c’est dans lequel. Il prendra deux gros de rhubarbevous mêlerez un peu de tamarin : dans lesquels on mêlera. Ainsi châteauje l’épouserai, messieurs, c’est château dans lequel.

Figaro.

Point du tout : la phrase est dans le sens de celle-ci : ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin : ou bien le médecin ; c’est incontestable. Autre exemple : ou vous n’écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront : ou bien les sots ; le sens est clair ; car, audit cas, sots ou méchants sont le substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j’aie oublié ma syntaxe ? Ainsi, je la payerai dans ce château, virgule, ou je l’épouserai…

Bartholo, vite.

Sans virgule.

Figaro, vite.

Elle y est. C’est, virgule, messieurs, ou bien je l’épouserai.

Bartholo, regardant le papier, vite.

Sans virgule, messieurs.

Figaro, vite.

Elle y était, messieurs. D’ailleurs, l’homme qui épouse est-il tenu de rembourser ?

Bartholo, vite.

Oui ; nous nous marions séparés de biens.

Figaro, vite.

Et nous de corps, dès que mariage n’est pas quittance.

(Les juges se lèvent et opinent tout bas.)
Bartholo.

Plaisant acquittement !

Double-Main.

Silence, messieurs !

L’Huissier, glapissant.

Silence !

Bartholo.

Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes.

Figaro.

Est-ce votre cause, avocat, que vous plaidez ?

Bartholo.

Je défends cette demoiselle.

Figaro.

Continuez à déraisonner, mais cessez d’injurier. Lorsque, craignant l’emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu’on appelât des tiers, ils n’ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des insolents privilégiés. C’est dégrader le plus noble institut.

(Les juges continuent d’opiner bas.)
Antonio, à Marceline, montrant les juges.

Qu’ont-ils tant à balbucifier ?

Marceline.

On a corrompu le grand juge, il corrompt l’autre, et je perds mon procès.

Bartholo, bas, d’un ton sombre.

J’en ai peur.

Figaro, gaiement.

Courage, Marceline !

Double-Main se lève ; à Marceline.

Ah ! c’est trop fort ! je vous dénonce ; et, pour l’honneur du tribunal, je demande qu’avant faire droit sur l’autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci.

Le Comte s’assied.

Non, greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle ; un juge espagnol n’aura point à rougir d’un excès digne au plus des tribunaux asiatiques : c’est assez des autres abus ! J’en vais corriger un second, en vous motivant mon arrêt : tout juge qui s’y refuse est un grand ennemi des lois. Que peut requérir la demanderesse ? mariage à défaut de payement, les deux ensemble impliqueraient.

Double-Main.

Silence, messieurs !

L’Huissier, glapissant.

Silence !

Le Comte.

Que nous répond le défendeur ? qu’il veut garder sa personne ; à lui permis.

Figaro, avec joie.

J’ai gagné !

Le Comte.

Mais comme le texte dit : laquelle somme je payerai à sa première réquisition, ou bien j’épouserai, etc. ; la cour condamne le défendeur à payer deux mille piastres fortes à la demanderesse, ou bien à l’épouser dans le jour.

(Il se lève.)
Figaro, stupéfait.

J’ai perdu.

Antonio, avec joie.

Superbe arrêt !

Figaro.

En quoi superbe ?

Antonio.

En ce que tu n’es plus mon neveu. Grand merci, monseigneur !

L’Huissier, glapissant.

Passez, messieurs.

(Le peuple sort.)
Antonio.

Je m’en vais tout conter à ma nièce

(Il sort.)



Scène XVI

LE COMTE, allant de côté et d’autre ; MARCELINE, BARTHOLO, FIGARO, BRID’OISON.
Marceline s’assied.

Ah ! je respire.

Figaro.

Et moi, j’étouffe.

Le Comte, à part.

Au moins je suis vengé, cela soulage.

Figaro, à part.

Et ce Basile qui devait s’opposer au mariage de Marceline, voyez comme il revient ! — (Au Comte qui sort.) Monseigneur, vous nous quittez ?

Le Comte.

Tout est jugé.

Figaro, à Brid’oison.

C’est ce gros enflé de conseiller…

Brid’oison.

Moi, gros-os enflé !

Figaro.

Sans doute. Et je ne l’épouserai pas : je suis gentilhomme une fois.

(Le Comte s’arrête.)
Bartholo.

Vous l’épouserez.

Figaro.

Sans l’aveu de mes nobles parents ?

Bartholo.

Nommez-les, montrez-les.

Figaro.

Qu’on me donne un peu de temps ; je suis bien près de les revoir : il y a quinze ans que je les cherche.

Bartholo.

Le fat ! c’est quelque enfant trouvé !

Figaro.

Enfant perdu, docteur ; ou plutôt enfant volé.

Le Comte revient.

Volé, perdu, la preuve ? il crierait qu’on lui fait injure !

Figaro.

Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d’or trouvés sur moi par les brigands n’indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu’on avait prise de me faire des marques distinctives témoignerait assez combien j’étais un fils précieux : et cet hiéroglyphe à mon bras…

(Il veut se dépouiller le bras droit.)
Marceline, se levant vivement.

Une spatule à ton bras droit ?

Figaro.

D’où savez-vous que je dois l’avoir ?

Marceline.

Dieux ! c’est lui !

Figaro.

Oui, c’est moi.

Bartholo, à Marceline.

Et qui ? lui ?

Marceline, vivement.

C’est Emmanuel.

Bartholo, à Figaro.

Tu fus enlevé par des Bohémiens ?

Figaro, exalté.

Tout près d’un château. Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service ; des monceaux d’or n’arrêteront pas mes illustres parents…

Bartholo, montrant Marceline.

Voilà ta mère.

Figaro.

… Nourrice ?

Bartholo.

Ta propre mère.

Le Comte.

Sa mère !

Figaro.

Expliquez-vous.

Marceline, montrant Bartholo.

Voilà ton père.

Figaro, désolé.

O o oh ! aïe de moi !

Marceline.

Est-ce que la nature ne te l’a pas dit mille fois ?

Figaro.

Jamais.

Le Comte, à part.

Sa mère !

Brid’oison.

C’est clair, i-il ne l’épousera pas.

Bartholo.

Ni moi non plus.

Marceline.

Ni vous ! Et votre fils ? Vous m’aviez juré…

Bartholo.

J’étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d’épouser tout le monde.

Brid’oison.

E-et si l’on y regardait de si près, pè-ersonne n’épouserait personne.

Bartholo.

Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !

Marceline, s’échauffant par degrés.

Oui, déplorable, et plus qu’on ne croit ! Je n’entends pas nier mes fautes, ce jour les a trop bien prouvées ! mais qu’il est dur de les expier après trente ans d’une vie modeste ! J’étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiégent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d’ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui peut-être en sa vie a perdu dix infortunées !

Figaro.

Les plus coupables sont les moins généreux ; c’est la règle.

Marceline, vivement.

Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! c’est vous qu’il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe.

Figaro, en colère.

Ils font broder jusqu’aux soldats !

Marceline, exaltée.

Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire : leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! Ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié !

Figaro.

Elle a raison !

Le Comte, à part.

Que trop raison !

Brid’oison.

Elle a, mon-on Dieu, raison.

Marceline.

Mais que nous font, mon fils, les refus d’un homme injuste ? Ne regarde pas d’où tu viens, vois où tu vas ; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d’elle-même ; elle t’acceptera, j’en réponds. Vis entre une épouse, une mère tendres qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le monde ; il ne manquera rien à ta mère.

Figaro.

Tu parles d’or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu’on est sot, en effet ! Il y a des mille et mille ans que le monde roule, et, dans cet océan de durée où j’ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j’irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! Tant pis pour qui s’en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s’arrêtent, et qui tirent toujours, quoiqu’ils cessent de marcher. Nous attendrons.

Le Comte, à part.

Sot événement qui me dérange !

Brid’oison, à Figaro.

Et la noblesse, et le château ? Vous impo-osez à la justice ?

Figaro.

Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice ! après que j’ai manqué, pour ces maudits cent écus, d’assommer vingt fois monsieur, qui se trouve aujourd’hui mon père ! Mais puisque le ciel a sauvé ma vertu de ces dangers, mon père, agréez mes excuses… Et vous, ma mère, embrassez-moi… le plus maternellement que vous pourrez.

(Marceline lui saute au cou.)



Scène XVII

BARTHOLO, FIGARO, MARCELINE, BRID’OISON, SUZANNE, ANTONIO, LE COMTE.
Suzanne, accourant, une bourse à la main.

Monseigneur, arrêtez ! qu’on ne les marie pas : je viens payer madame avec la dot que ma maîtresse me donne.

Le Comte, à part.

Au diable la maîtresse ! Il semble que tout conspire…

(Il sort.)



Scène XVIII

BARTHOLO, ANTONIO, SUZANNE, FIGARO, MARCELINE, BRID’OISON.
Antonio, voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne.

Ah ! oui, payer ! Tiens, tiens.

Suzanne se retourne.

J’en vois assez : sortons, mon oncle.

Figaro, l’arrêtant.

Non, s’il vous plaît. Que vois-tu donc ?

Suzanne.

Ma bêtise et ta lâcheté.

Figaro.

Pas plus de l’une que de l’autre.

Suzanne, en colère.

Et que tu l’épouses à gré, puisque tu la caresses.

Figaro, gaiement.

Je la caresse ; mais je ne l’épouse pas.

(Suzanne veut sortir, Figaro la retient.)
Suzanne lui donne un soufflet.

Vous êtes bien insolent d’oser me retenir !

Figaro, à la compagnie.

C’est-il ça de l’amour ! Avant de nous quitter, je t’en supplie, envisage bien cette chère femme-là.

Suzanne.

Je la regarde.

Figaro.

Et tu la trouves …

Suzanne.

Affreuse.

Figaro.

Et vive la jalousie ! elle ne vous marchande pas.

Marceline, les bras ouverts.

Embrasse ta mère, ma jolie Suzannette. Le méchant qui te tourmente est mon fils.

Suzanne court à elle.

Vous sa mère !

(Elles restent dans les bras l’une de l’autre.)
Antonio.

C’est donc de tout à l’heure ?

Figaro.

… Que je le sais.

Marceline, exaltée.

Non, mon cœur entraîné vers lui ne se trompait que de motif ; c’était le sang qui me parlait.

Figaro.

Et moi le bon sens, ma mère, qui me servait d’instinct quand je vous refusais : car j’étais loin de vous haïr, témoin l’argent…

Marceline lui remet un papier.

Il est à toi : reprends ton billet, c’est ta dot.

Suzanne lui jette la bourse.

Prends encore celle-ci.

Figaro.

Grand merci.

Marceline, exaltée.

Fille assez malheureuse, j’allais devenir la plus misérable des femmes, et je suis la plus fortunée des mères ! Embrassez-moi, mes deux enfants ; j’unis en vous toutes mes tendresses. Heureuse autant que je puis l’être, ah ! mes enfants, combien je vais aimer !

Figaro, attendri, avec vivacité.

Arrête donc, chère mère ! arrête donc ! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés des premières larmes que je connaisse ? Elles sont de joie, au moins ! Mais quelle stupidité ! j’ai manqué d’en être honteux : je les sentais couler entre mes doigts : regarde ; (Il montre ses doigts écartés) ; et je les retenais bêtement ! Va te promener, la honte ! je veux rire et pleurer en même temps ; on ne sent pas deux fois ce que j’éprouve.

(Il embrasse sa mère d’un côté, Suzanne de l’autre.)
Marceline.

Ô mon ami !

Suzanne.

Mon cher ami !

Brid’oison, s’essuyant les yeux d’un mouchoir.

Eh bien ! moi, je suis donc bê-ête aussi !

Figaro, exalté.

Chagrin, c’est maintenant que je puis te défier ! Atteins-moi, si tu l’oses, entre ces deux femmes chéries.

Antonio, à Figaro.

Pas tant de cajoleries, s’il vous plaît. En fait de mariage dans les familles, celui des parents va devant, savez ! Les vôtres se baillent-ils la main ?

Bartholo.

Ma main ! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère d’un tel drôle !

Antonio, à Bartholo.

Vous n’êtes donc qu’un père marâtre ? (À Figaro.) En ce cas, not’galant, plus de parole.

Suzanne.

Ah ! mon oncle…

Antonio.

Irai-je donner l’enfant de not’sœur à sti qui n’est l’enfant de personne ?

Brid’oison.

Est-ce que cela-a se peut, imbécile ? on-on est toujours l’enfant de quelqu’un.

Antonio.

Tarare !… Il ne l’aura jamais.

(Il sort.)



Scène XIX

BARTHOLO, SUZANNE, FIGARO, MARCELINE, BRID’OISON.
Bartholo, à Figaro.

Et cherche à présent qui t’adopte.

(Il veut sortir.)
Marceline, courant prendre Bartholo à bras le corps, le ramène.

Arrêtez, docteur, ne sortez pas.

Figaro, à part.

Non, tous les sots d’Andalousie sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre mariage !

Suzanne, à Bartholo.

Bon petit papa, c’est votre fils.

Marceline, à Bartholo.

De l’esprit, des talents, de la figure.

Figaro, à Bartholo.

Et qui ne vous a pas coûté une obole.

Bartholo.

Et les cent écus qu’il m’a pris ?

Marceline, le caressant.

Nous aurons tant soin de vous, papa !

Suzanne, le caressant.

Nous vous aimerons tant, petit papa !

Bartholo, attendri.

Papa ! bon papa ! petit papa ! voilà que je suis plus bête encore que monsieur, moi. (Montrant Brid’oison.) Je me laisse aller comme un enfant. (Marceline et Suzanne l’embrassent.) Oh ! non, je n’ai pas dit oui. (Il se retourne.) Qu’est donc devenu monseigneur ?

Figaro.

Courons le joindre ; arrachons-lui son dernier mot. S’il machinait quelque autre intrigue, il faudrait tout recommencer.

Tous ensemble.

Courons, courons.

(Ils entraînent Bartholo dehors.)



Scène XX

BRID’OISON, seul.

Plus bê-ête encore que monsieur ! On peut se dire à soi-même ces-es sortes de choses-là, mais… I-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci.

(Il sort.)