Le Mariage de Figaro/Préface

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Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée, Texte établi par Édouard Fournier, LaplaceŒuvres complètes (p. 104-112).


PRÉFACE


En écrivant cette préface, mon but n’est pas de rechercher oiseusement si j’ai mis au théâtre une pièce bonne ou mauvaise ; il n’est plus temps pour moi : mais d’examiner scrupuleusement (et je le dois toujours) si j’ai fait une œuvre blâmable.

Personne n’étant tenu de faire une comédie qui ressemble aux autres, si je me suis écarté d’un chemin trop battu, pour des raisons qui m’ont paru solides, ira-t-on me juger, comme l’ont fait MM. tels, sur des règles qui ne sont pas les miennes ? imprimer puérilement que je reporte l’art à son enfance, parce que j’entreprends de frayer un nouveau sentier à cet art, dont la loi première, et peut-être la seule, est d’amuser en instruisant ? Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Il y a souvent très-loin du mal que l’on dit d’un ouvrage à celui qu’on en pense. Le trait qui nous poursuit, le mot qui importune reste enseveli dans le cœur, pendant que la bouche se venge en blâmant presque tout le reste : de sorte qu’on peut regarder comme un point établi au théâtre, qu’en fait de reproches à l’auteur, ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle le moins.

Il est peut-être utile de dévoiler, aux yeux de tous, ce double aspect des comédies ; et j’aurai fait encore un bon usage de la mienne, si je parviens, en la scrutant, à fixer l’opinion publique sur ce qu’on doit entendre par ces mots : Qu’est-ce que la décence théâtrale ?

À force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, et d’affecter, comme j’ai dit autre part, l’hypocrisie de la décence auprès du relâchement des mœurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s’amuser et de juger de ce qui leur convient : faut-il le dire enfin ? des bégueules rassasiées qui ne savent plus ce qu’elles veulent, ni ce qu’elles doivent aimer ou rejeter. Déjà ces mots si rebattus, bon ton, bonne compagnie, toujours ajustés au niveau de chaque insipide coterie, et dont la latitude est si grande qu’on ne sait où ils commencent et finissent, ont détruit la franche et vraie gaieté qui distinguait de tout autre le comique de notre nation.

Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots, décence et bonnes mœurs, qui donnent un air si important, si supérieur, que nos jugeurs de comédies seraient désolés de n’avoir pas à les prononcer sur toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu près ce qui garrote le genre, intimide tous les auteurs, et porte un coup mortel à la vigueur de l’intrigue, sans laquelle il n’y a pourtant que du bel esprit à la glace, et des comédies de quatre jours.

Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus à se soustraire à la censure dramatique : on ne pourrait mettre au théâtre les Plaideurs de Racine, sans entendre aujourd’hui les Dandins et les Brid’oisons, même des gens plus éclairés, s’écrier qu’il n’y a plus ni mœurs, ni respect pour les magistrats.

On ne ferait point le Turcaret sans avoir à l’instant sur les bras fermes, sous-fermes, traites et gabelles, droits réunis, tailles, taillons, le trop-plein, le trop-bu, tous les impositeurs royaux. Il est vrai qu’aujourd’hui Turcaret n’a plus de modèles. On l’offrirait sous d’autres traits, l’obstacle resterait le même.

On ne jouerait point les fâcheux, les marquis, les emprunteurs de Molière, sans révolter à la fois la haute, la moyenne, la moderne et l’antique noblesse. Ses Femmes savantes irriteraient nos féminins bureaux d’esprit : mais quel calculateur peut évaluer la force et la longueur du levier qu’il faudrait, de nos jours, pour élever jusqu’au théâtre l’œuvre sublime du Tartufe ? Aussi l’auteur qui se compromet avec le public pour l’amuser, ou pour l’instruire, au lieu d’intriguer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller dans des incidents impossibles, de persifler au lieu de rire, et de prendre ses modèles hors de la société, crainte de se trouver mille ennemis, dont il ne connaissait aucun en composant son triste drame.

J’ai donc réfléchi que si quelque homme courageux ne secouait pas toute cette poussière, bientôt l’ennui des pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique, et plus loin encore, aux boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du théâtre français, se change en une licence effrénée ; où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses mœurs, le goût de la décence et des chefs-d’œuvre de nos maîtres. J’ai tenté d’être cet homme, et si je n’ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s’est-elle manifestée dans tous.

J’ai pensé, je pense encore, qu’on n’obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des situations fortes, et qui naissent toujours d’une disconvenance sociale, dans le sujet qu’on veut traiter. L’auteur tragique, hardi dans ses moyens, ose admettre le crime atroce : les conspirations, l’usurpation du trône, le meurtre, l’empoisonnement, l’inceste, dans Œdipe et Phèdre ; le fratricide, dans Vendôme ; le parricide, dans Mahomet ; le régicide, dans Macbeth, etc., etc. La comédie, moins audacieuse, n’excède pas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés de nos mœurs ; ses sujets, de la société. Mais comment frapper sur l’avarice, à moins de mettre en scène un méprisable avare ? démasquer l’hypocrisie, sans montrer, comme Orgon, dans le Tartufe, un abominable hypocrite, épousant sa fille et convoitant sa femme ? un homme à bonnes fortunes, sans le faire parcourir un cercle entier de femmes galantes ? un joueur effréné, sans l’envelopper de fripons, s’il ne l’est pas déjà lui-même ?

Tous ces gens-là sont loin d’être vertueux ; l’auteur ne les donne pas pour tels : il n’est le patron d’aucun d’eux, il est le peintre de leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité ? Quand l’auteur la dirige contre un sot que la louange enivre, il fait choir du bec du corbeau le fromage dans la gueule du renard, sa moralité est remplie ; s’il la tournait contre le bas flatteur, il finirait son apologue ainsi : Le renard s’en saisit, le dévore ; mais le fromage était empoisonné. La fable est une comédie légère, et toute comédie n’est qu’un long apologue : leur différence est que dans la fable les animaux ont de l’esprit, et que, dans notre comédie, les hommes sont souvent des bêtes, et, qui pis est, des bêtes méchantes.

Ainsi, lorsque Molière, qui fut si tourmenté par les sots, donne à l’Avare un fils prodigue et vicieux qui lui vole sa cassette et l’injurie en face, est-ce des vertus ou des vices qu’il tire sa moralité ? Que lui importent ces fantômes ? c’est vous qu’il entend corriger. Il est vrai que les afficheurs et balayeurs littéraires de son temps ne manquèrent pas d’apprendre au bon public combien tout cela était horrible ! Il est aussi prouvé que des envieux très importants, ou des importants très envieux, se déchaînèrent contre lui. Voyez le sévère Boileau, dans son épître au grand Racine, venger son ami qui n’est plus, en rappelant ainsi les faits :

L’ignorance et l’erreur, à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte, indigné, sortait au second acte :
L’un, défenseur zélé des dévots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour, immolée au parterre.

On voit même dans un placet de Molière à Louis XIV, qui fut si grand en protégeant les arts, et sans le goût éclairé duquel notre théâtre n’aurait pas un seul chef-d’œuvre de Molière ; on voit ce philosophe auteur se plaindre amèrement au roi que, pour avoir démasqué les hypocrites, ils imprimaient partout qu’il était un libertin, un impie, un athée, un démon vêtu de chair, habillé en homme ; et cela s’imprimait avec approbation et privilége de ce roi qui le protégeait. Rien là-dessus n’est empiré.

Mais, parce que les personnages d’une pièce s’y montrent sous des mœurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène ? Que poursuivrait-on au théâtre ? les travers et les ridicules ? cela vaut bien la peine d’écrire ! ils sont chez nous comme les modes : on ne s’en corrige point, on en change.

Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous le masque des mœurs dominantes : leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l’homme qui se voue au théâtre. Soit qu’il moralise en riant, soit qu’il pleure en moralisant, Héraclite ou Démocrite, il n’a pas un autre devoir : malheur à lui, s’il s’en écarte ! On ne peut corriger les hommes qu’en les faisant voir tels qu’ils sont. La comédie utile et véridique n’est point un éloge menteur, un vain discours d’académie.

Mais gardons-nous bien de confondre cette critique générale, un des plus nobles buts de l’art, avec la satire odieuse et personnelle : l’avantage de la première est de corriger sans blesser. Faites prononcer au théâtre par l’homme juste, aigri de l’horrible abus des bienfaits, tous les hommes sont des ingrats ; quoique chacun soit bien près de penser comme lui, personne ne s’en offensera. Ne pouvant y avoir un ingrat sans qu’il existe un bienfaiteur, ce reproche même établit une balance égale entre les bons et les mauvais cœurs ; on le sent, et cela console. Que si l’humoriste répond qu’un bienfaiteur fait cent ingrats, on répliquera justement qu’il n’y a peut-être pas un ingrat qui n’ait été plusieurs fois bienfaiteur : et cela console encore. Et c’est ainsi qu’en généralisant, la critique la plus amère porte du fruit sans nous blesser ; quand la satire personnelle, aussi stérile que funeste, blesse toujours et ne produit jamais. Je hais partout cette dernière, et je la crois un si punissable abus, que j’ai plusieurs fois d’office invoqué la vigilance du magistrat pour empêcher que le théâtre ne devînt une arène de gladiateurs, où le puissant se crût en droit de faire exercer ses vengeances par les plumes vénales, et malheureusement trop communes, qui mettent leur bassesse à l’enchère.

N’ont-ils donc pas assez, ces grands, des mille et un feuillistes, faiseurs de bulletins, afficheurs, pour y trier les plus mauvais, en choisir un bien lâche, et dénigrer qui les offusque ? On tolère un si léger mal, parce qu’il est sans conséquence, et que la vermine éphémère démange un instant et périt ; mais le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu’il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et pour les maux publics.

Ce n’est donc ni le vice, ni les incidents qu’il amène, qui font l’indécence théâtrale ; mais le défaut de leçons et de moralité. Si l’auteur, ou faible ou timide, n’ose en tirer de son sujet, voilà ce qui rend sa pièce équivoque ou vicieuse.

Lorsque je mis Eugénie au théâtre (et il faut bien que je me cite, puisque c’est toujours moi qu’on attaque), lorsque je mis Eugénie au théâtre, tous nos jurés-crieurs à la décence jetaient feu et flamme dans les foyers, sur ce que j’avais osé montrer un seigneur libertin, habillant ses valets en prêtres, et feignant d’épouser une jeune personne qui paraît enceinte au théâtre, sans avoir été mariée.

Malgré leurs cris, la pièce a été jugée, sinon le meilleur, au moins le plus moral des drames, constamment jouée sur tous les théâtres, et traduite dans toutes les langues. Les bons esprits ont vu que la moralité, que l’intérêt y naissaient entièrement de l’abus qu’un homme puissant et vicieux fait de son nom, de son crédit, pour tourmenter une faible fille, sans appui, trompée, vertueuse et délaissée. Ainsi tout ce que l’ouvrage a d’utile et de bon naît du courage qu’eut l’auteur d’oser porter la disconvenance sociale au plus haut point de liberté.

Depuis, j’ai fait les Deux Amis, pièce dans laquelle un père avoue à sa prétendue nièce qu’elle est sa fille illégitime : ce drame est aussi très moral, parce qu’à travers les sacrifices de la plus parfaite amitié, l’auteur s’attache à y montrer les devoirs qu’impose la nature sur les fruits d’un ancien amour, que la rigoureuse dureté des convenances sociales, ou plutôt leur abus, laisse souvent sans appui.

Entre autres critiques de la pièce, j’entendis dans une loge, auprès de celle que j’occupais, un jeune important de la cour qui disait gaiement à des dames : « L’auteur, sans doute, est un garçon fripier qui ne voit rien de plus élevé que des commis des fermes et des marchands d’étoffes, et c’est au fond d’un magasin qu’il va chercher les nobles amis qu’il traduit à la scène française ! » Hélas ! monsieur, lui dis-je en m’avançant, il a fallu du moins les prendre où il n’est pas impossible de les supposer. Vous ririez bien plus de l’auteur, s’il eût tiré deux vrais amis de l’Œil-de-bœuf ou des carrosses ! Il faut un peu de vraisemblance, même dans les actes vertueux.

Me livrant à mon gai caractère, j’ai depuis tenté, dans le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle : mais comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. Il semblait que j’eusse ébranlé l’État ; l’excès des précautions qu’on prit, et des cris qu’on fit contre moi, décelait surtout la frayeur que certains vicieux de ce temps avaient de s’y voir démasqués. La pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l’affiche à l’instant d’être jouée, dénoncée même au Parlement d’alors ; et moi, frappé de ce tumulte, je persistais à demander que le public restât le juge de ce que j’avais destiné à l’amusement du public.

Je l’obtins au bout de trois ans : après les clameurs, les éloges ; et chacun me disait tout bas : Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu’il n’y a plus que vous qui osiez rire en face.

Un auteur désolé par la cabale et les criards, mais qui voit sa pièce marcher, reprend courage, et c’est ce que j’ai fait. Feu M. le prince de Conti, de patriotique mémoire (car, en frappant l’air de son nom, l’on sent vibrer le vieux mot patrie), feu M. le prince de Conti, donc, me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que la pièce, et d’y montrer la famille de Figaro, que j’indiquais dans cette préface. Monseigneur, lui répondis-je, si je mettais une seconde fois ce caractère sur la scène, comme je le montrerais plus âgé, qu’il en saurait quelque peu davantage, ce serait bien un autre bruit ; et qui sait s’il verrait le jour ? Cependant, par respect, j’acceptai le défi ; je composai cette Folle journée, qui cause aujourd’hui la rumeur. Il daigna la voir le premier. C’était un homme d’un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et fier : le dirai-je ? il en fut content.

Mais quel piège, hélas ! j’ai tendu au jugement de nos critiques, en appelant ma comédie du vain nom de Folle journée ! Mon objet était bien de lui ôter quelque importance ; mais je ne savais pas encore à quel point un changement d’annonce peut égarer tous les esprits. En lui laissant son véritable titre, on eût lu l’Époux suborneur. C’était pour eux une autre piste ; on me courait différemment. Mais ce nom de Folle journée les a mis à cent lieues de moi : ils n’ont plus rien vu dans l’ouvrage que ce qui n’y sera jamais ; et cette remarque un peu sévère sur la facilité de prendre le change a plus d’étendue qu’on ne croit. Au lieu du nom de George Dandin, si Molière eût appelé son drame la Sottise des Alliances, il eût porté bien plus de fruit ; si Regnard eût nommé son Légataire : la Punition du célibat, la pièce nous eût fait frémir. Ce à quoi il ne songea pas, je l’ai fait avec réflexion. Mais qu’on ferait un beau chapitre sur tous les jugements des hommes et la morale du théâtre, et qu’on pourrait intituler : De l’Influence de l’affiche !

Quoi qu’il en soit, la Folle Journée resta cinq ans au portefeuille ; les comédiens ont su que je l’avais : ils me l’ont enfin arrachée. S’ils ont bien ou mal fait pour eux, c’est ce qu’on a pu voir depuis. Soit que la difficulté de la rendre excitât leur émulation, soit qu’ils sentissent avec le public que pour lui plaire en comédie il fallait de nouveaux efforts, jamais pièce aussi difficile n’a été jouée avec autant d’ensemble ; et si l’auteur (comme on le dit) est resté au-dessous de lui-même, il n’y a pas un seul acteur dont cet ouvrage n’ait établi, augmenté ou confirmé la réputation. Mais revenons à sa lecture, à l’adoption des comédiens.

Sur l’éloge outré qu’ils en firent, toutes les sociétés voulurent le connaître, et dès lors il fallut me faire des querelles de toute espèce, ou céder aux instances universelles. Dès lors aussi les grands ennemis de l’auteur ne manquèrent pas de répandre à la cour qu’il blessait dans cet ouvrage, d’ailleurs un tissu de bêtises, la religion, le gouvernement, tous les états de la société, les bonnes mœurs, et qu’enfin la vertu y était opprimée et le vice triomphant, comme de raison, ajoutait-on. Si les graves messieurs qui l’ont tant répété me font l’honneur de lire cette préface, ils y verront au moins que j’ai cité bien juste ; et la bourgeoise intégrité que je mets à mes citations n’en fera que mieux ressortir la noble infidélité des leurs.

Ainsi, dans le Barbier de Séville, je n’avais qu’ébranlé l’État ; dans ce nouvel essai, plus infâme et plus séditieux, je le renversais de fond en comble. Il n’y avait plus rien de sacré si l’on permettait cet ouvrage. On abusait l’autorité par les plus insidieux rapports ; on cabalait auprès des corps puissants, on alarmait les âmes timorées ; on me faisait des ennemis sur le prie-Dieu des oratoires ; et moi, selon les hommes et les lieux, je repoussais la basse intrigue par mon excessive patience, par la roideur de mon respect, l’obstination de ma docilité, par la raison, quand on voulait l’entendre.

Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du portefeuille, que reste-t-il des allusions qu’on s’efforce à voir dans l’ouvrage ? Hélas ! quand il fut composé, tout ce qui fleurit aujourd’hui n’avait pas même encore germé : c’était tout un autre univers.

Pendant ces quatre ans de débat je ne demandais qu’un censeur ; on m’en accorda cinq ou six. Que virent-ils dans l’ouvrage, objet d’un tel déchaînement ? La plus badine des intrigues. Un grand seigneur espagnol, amoureux d’une jeune fille qu’il veut séduire, et les efforts que cette fiancée, celui qu’elle doit épouser, et la femme du seigneur, réunissent pour faire échouer dans son dessein un maître absolu, que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l’accomplir. Voilà tout, rien de plus. La pièce est sous vos yeux.

D’où naissaient donc ces cris perçants ? De ce qu’au lieu de poursuivre un seul caractère vicieux, comme le joueur, l’ambitieux, l’avare, ou l’hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les bras qu’une seule classe d’ennemis, l’auteur a profité d’une composition légère, ou plutôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d’une foule d’abus qui désolent la société. Mais comme ce n’est pas là ce qui gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, en l’approuvant, l’ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l’y souffrir : alors les grands du monde ont vu jouer avec scandale

Cette pièce où l’on peint un insolent valet
Disputant sans pudeur son épouse à son maître.

M. Gudin.

Oh ! que j’ai de regret de n’avoir pas fait de ce sujet moral une tragédie bien sanguinaire ! Mettant un poignard à la main de l’époux outragé, que je n’aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je lui aurais fait noblement poignarder le puissant vicieux ; et comme il aurait vengé son honneur dans des vers carrés, bien ronflants, et que mon jaloux, tout au moins général d’armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible, et régnant au plus mal sur un peuple désolé ; tout cela, très-loin de nos mœurs, n’aurait, je crois, blessé personne ; on eût crié Bravo ! ouvrage bien moral ! Nous étions sauvés, moi et mon Figaro sauvage.

Mais ne voulant qu’amuser nos Français et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j’ai fait un jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, assez galant, même un peu libertin, à peu près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Mais qu’oserait-on dire au théâtre d’un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie ? N’est-ce pas là le défaut le moins contesté par eux-mêmes ? J’en vois beaucoup d’ici rougir modestement (et c’est un noble effort) en convenant que j’ai raison.

Voulant donc faire le mien coupable, j’ai eu le respect généreux de ne lui prêter aucun des vices du peuple. Direz-vous que je ne le pouvais pas ? que c’eût été blesser toutes les vraisemblances ? Concluez donc en faveur de ma pièce, puisque enfin je ne l’ai pas fait.

Le défaut même dont je l’accuse n’aurait produit aucun mouvement comique, si je ne lui avais gaiement opposé l’homme le plus dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui, tout en défendant Suzanne, sa propriété, se moque des projets de son maître, et s’indigne très-plaisamment qu’il ose jouter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d’escrime.

Ainsi, d’une lutte assez vive entre l’abus de la puissance, l’oubli des principes, la prodigalité, l’occasion, tout ce que la séduction a de plus entraînant ; et le feu, l’esprit, les ressources que l’infériorité piquée au jeu peut opposer à cette attaque ; il naît dans ma pièce un jeu plaisant d’intrigue, où l’époux suborneur, contrarié, lassé, harassé, toujours arrêté dans ses vues, est obligé, trois fois dans cette journée, de tomber aux pieds de sa femme, qui, bonne, indulgente et sensible, finit par lui pardonner : c’est ce qu’elles font toujours. Qu’a donc cette moralité de blâmable, messieurs ?

La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends ? Accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l’ouvrage, quoique vous ne l’y cherchiez pas : c’est qu’un seigneur assez vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est subordonné, pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes vassales, doit finir, comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et c’est ce que l’auteur a très-fortement prononcé, lorsqu’en fureur, au cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une femme infidèle, montre à son jardinier un cabinet, en lui criant : Entre-s-y, toi, Antonio : conduis devant son juge l’infâme qui m’a déshonoré ; et que celui-ci lui répond : Il y a, parguienne, une bonne Providence ! Vous en avez tant fait dans le pays, qu’il faut bien aussi qu’à votre tour…

Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l’ouvrage ; et s’il convenait à l’auteur de démontrer aux adversaires qu’à travers sa forte leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable plus loin qu’on ne devait l’attendre de la fermeté de son pinceau, je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit toujours humilié, sans être jamais avili.

En effet, si la comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie dans le dessein de le trahir, devenue coupable elle-même, elle ne pourrait mettre à ses pieds son époux sans le dégrader à nos yeux. La vicieuse intention de l’épouse brisant un lien respecté, l’on reprocherait justement à l’auteur d’avoir tracé des mœurs blâmables : car nos jugements sur les mœurs se rapportent toujours aux femmes ; on n’estime pas assez les hommes pour tant exiger d’eux sur ce point délicat. Mais loin qu’elle ait ce vil projet, ce qu’il y a de mieux établi dans l’ouvrage est que nul ne veut faire une tromperie au comte, mais seulement l’empêcher d’en faire à tout le monde. C’est la pureté des motifs qui sauve ici les moyens du reproche ; et de cela seul que la comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu’il éprouve sont certainement très-morales ; aucune n’est avilissante.

Pour que cette vérité vous frappe davantage, l’auteur oppose à ce mari peu délicat la plus vertueuse des femmes, par goût et par principes.

Abandonnée d’un époux trop aimé, quand l’expose-t-on à vos regards ? Dans le moment critique où sa bienveillance pour un aimable enfant, son filleul, peut devenir un goût dangereux, si elle permet au ressentiment qui l’appuie de prendre trop d’empire sur elle. C’est pour mieux faire ressortir l’amour vrai du devoir, que l’auteur la met un moment aux prises avec un goût naissant qui le combat. Oh ! combien on s’est étayé de ce léger mouvement dramatique pour nous accuser d’indécence ! On accorde à la tragédie que toutes les reines, les princesses aient des passions bien allumées qu’elles combattent plus ou moins ; et l’on ne souffre pas que, dans la comédie, une femme ordinaire puisse lutter contre la moindre faiblesse ! Ô grande influence de l’affiche ! Jugement sûr et conséquent ! Avec la différence du genre, on blâme ici ce qu’on approuvait là. Et cependant, en ces deux cas, c’est toujours le même principe : point de vertu sans sacrifice.

J’ose en appeler à vous, jeunes infortunées que votre malheur attache à des Almaviva ! distingueriez-vous toujours votre vertu de vos chagrins, si quelque intérêt importun, tendant trop à les dissiper, ne vous avertissait enfin qu’il est temps de combattre pour elle ? Le chagrin de perdre un mari n’est pas ici ce qui nous touche : un regret aussi personnel est trop loin d’être une vertu. Ce qui nous plaît dans la comtesse, c’est de la voir lutter franchement contre un goût naissant qu’elle blâme, et des ressentiments légitimes. Les efforts qu’elle fait alors pour ramener son infidèle époux mettant dans le plus heureux jour les deux sacrifices pénibles de son goût et de sa colère, on n’a nul besoin d’y penser pour applaudir à son triomphe ; elle est un modèle de vertu, l’exemple de son sexe et l’amour du nôtre.

Si cette métaphysique de l’honnêteté des scènes, si ce principe avoué de toute décence théâtrale n’a point frappé nos juges à la représentation, c’est vainement que j’en étendrais ici le développement et les conséquences ; un tribunal d’iniquité n’écoute point les défenses de l’accusé qu’il est chargé de perdre ; et ma comtesse n’est point traduite au parlement de la nation, c’est une commission qui la juge.

On a vu la légère esquisse de son aimable caractère, dans la charmante pièce d’Heureusement. Le goût naissant que la jeune femme éprouve pour son petit cousin l’officier n’y parut blâmable à personne : quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d’autre manière, si l’époux ne fût pas rentré, comme dit l’auteur, heureusement. Heureusement aussi l’on n’avait pas le projet de calomnier cet auteur : chacun se livra de bonne foi à ce doux intérêt qu’inspire une jeune femme honnête et sensible, qui réprime ses premiers goûts ; et notez que dans cette pièce l’époux ne paraît qu’un peu sot ; dans la mienne, il est infidèle : ma comtesse a plus de mérite.

Aussi, dans l’ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se porte-t-il sur la comtesse : le reste est dans le même esprit.

Pourquoi Suzanne la camériste, spirituelle, adroite et rieuse, a-t-elle aussi le droit de nous intéresser ? C’est qu’attaquée par un séducteur puissant, avec plus d’avantage qu’il n’en faudrait pour vaincre une fille de son état, elle n’hésite pas à confier les intentions du comte aux deux personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite, sa maîtresse et son fiancé ; c’est que dans tout son rôle, presque le plus long de la pièce, il n’y a pas une phrase, un mot, qui ne respire la sagesse et l’attachement à ses devoirs : la seule ruse qu’elle se permette est en faveur de sa maîtresse, à qui son dévouement est cher, et dont tous les vœux sont honnêtes.

Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, Figaro m’amuse-t-il, au lieu de m’indigner ? C’est que, l’opposé des valets, il n’est pas, et vous le savez, le malhonnête homme de la pièce : en le voyant forcé, par son état, de repousser l’insulte avec adresse, on lui pardonne tout, dès qu’on sait qu’il ne ruse avec son seigneur que pour garantir ce qu’il aime, et sauver sa propriété.

Donc, hors le comte et ses agents, chacun fait dans la pièce à peu près ce qu’il doit. Si vous les croyez malhonnêtes parce qu’ils disent du mal les uns des autres, c’est une règle très fautive. Voyez nos honnêtes gens du siècle : on passe la vie à ne faire autre chose ! Il est même tellement reçu de déchirer sans pitié les absents, que moi, qui les défends toujours, j’entends murmurer très souvent : Quel diable d’homme, et qu’il est contrariant ! il dit du bien de tout le monde !

Est-ce mon page, enfin, qui vous scandalise ? et l’immoralité qu’on reproche au fond de l’ouvrage serait-elle dans l’accessoire ? Ô censeurs délicats, beaux esprits sans fatigue, inquisiteurs pour la morale, qui condamnez en un clin d’œil les réflexions de cinq années, soyez justes une fois, sans tirer à conséquence ! Un enfant de treize ans, aux premiers battements du cœur, cherchant tout sans rien démêler, idolâtre, ainsi qu’on l’est à cet âge heureux, d’un objet céleste pour lui, dont le hasard fit sa marraine, est-il un sujet de scandale ? Aimé de tout le monde au château, vif, espiègle et brûlant, comme tous les enfants spirituels, par son agitation extrême il dérange dix fois, sans le vouloir, les coupables projets du comte. Jeune adepte de la nature, tout ce qu’il voit a droit de l’agiter : peut-être il n’est plus un enfant, mais il n’est pas encore un homme ; et c’est le moment que j’ai choisi pour qu’il obtînt de l’intérêt, sans forcer personne à rougir. Ce qu’il éprouve innocemment, il l’inspire partout de même. Direz-vous qu’on l’aime d’amour ? Censeurs, ce n’est pas là le mot : vous êtes trop éclairés pour ignorer que l’amour, même le plus pur, a un motif intéressé : on ne l’aime donc pas encore ; on sent qu’un jour on l’aimera. Et c’est ce que l’auteur a mis avec gaieté dans la bouche de Suzanne, quand elle dit à cet enfant : Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien !…

Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l’enfance, nous le faisons exprès tutoyer par Figaro. Supposez-lui deux ans de plus, quel valet dans le château prendrait ces libertés ? Voyez-le à la fin de son rôle : à peine a-t-il un habit d’officier, qu’il porte la main à l’épée, aux premières railleries du comte sur le quiproquo d’un soufflet. Il sera fier, notre étourdi ! mais c’est un enfant, rien de plus. N’ai-je pas vu nos dames dans les loges aimer mon page à la folie ? Que lui voulaient-elles ? hélas ! rien : c’était de l’intérêt aussi ; mais, comme celui de la comtesse, un pur et naïf intérêt… un intérêt… sans intérêt.

Mais est-ce la personne du page ou la conscience du seigneur qui fait le tourment du dernier, toutes les fois que l’auteur les condamne à se rencontrer dans la pièce ? Fixez ce léger aperçu, il peut vous mettre sur la voie ; ou plutôt apprenez de lui que cet enfant n’est amené que pour ajouter à la moralité de l’ouvrage, en vous montrant que l’homme le plus absolu chez lui, dès qu’il suit un projet coupable, peut être mis au désespoir par l’être le moins important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa route.

Quand mon page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouillant que je lui ai donné, je serai coupable à mon tour si je le montre sur la scène. Mais à treize ans, qu’inspire-t-il ? Quelque chose de sensible et doux, qui n’est ni amitié ni amour, et qui tient un peu de tous deux.

J’aurais de la peine à faire croire à l’innocence de ces impressions, si nous vivions dans un siècle moins chaste, dans un de ces siècles de calcul, où, voulant tout prématuré, comme les fruits de leurs serres chaudes, les grands mariaient leurs enfants à douze ans, et faisaient plier la nature, la décence et le goût aux plus sordides convenances, en se hâtant surtout d’arracher de ces êtres non formés des enfants encore moins formables, dont le bonheur n’occupait personne, et qui n’étaient que le prétexte d’un certain trafic d’avantages, qui n’avait nul rapport à eux, mais uniquement à leur nom. Heureusement nous en sommes bien loin : et le caractère de mon page, sans conséquence pour lui-même, en a une relative au comte, que le moraliste aperçoit, mais qui n’a pas encore frappé le grand commun de nos jugeurs.

Ainsi, dans cet ouvrage, chaque rôle important a quelque but moral. Le seul qui semble y déroger est le rôle de Marceline.

Coupable d’un ancien égarement dont son Figaro fut le fruit, elle devrait, dit-on, se voir au moins punie par la confusion de sa faute, lorsqu’elle reconnaît son fils. L’auteur eût pu en tirer une moralité plus profonde : dans les mœurs qu’il veut corriger, la faute d’une jeune fille séduite est celle des hommes, et non la sienne. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas fait ?

Il l’a fait, censeurs raisonnables ! Étudiez la scène suivante, qui faisait le nerf du troisième acte, et que les comédiens m’ont prié de retrancher, craignant qu’un morceau si sévère n’obscurcît la gaieté de l’action.

Quand Molière a bien humilié la coquette ou coquine du Misanthrope par la lecture publique de ses lettres à tous ses amants, il la laisse avilie sous les coups qu’il lui a portés : il a raison ; qu’en ferait-il ? Vicieuse par goût et par choix, veuve aguerrie, femme de cour, sans aucune excuse d’erreur, et fléau d’un fort honnête homme, il l’abandonne à nos mépris, et telle est sa moralité. Quant à moi, saisissant l’aveu naïf de Marceline au moment de la reconnaissance, je montrais cette femme humiliée, et Bartholo qui la refuse, et Figaro, leur fils commun, dirigeant l’attention publique sur les vrais fauteurs du désordre où l’on entraîne sans pitié toutes les jeunes filles du peuple douées d’une jolie figure.

Telle est la marche de la scène.

Brid’oison.

(Parlant de Figaro, qui vient de reconnaître sa mère en Marceline.)

C’est clair : i-il ne l’épousera pas.

Bartholo.

Ni moi non plus.

Marceline.

Ni vous ! et votre fils ? Vous m’aviez juré…

Bartholo.

J’étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d’épouser tout le monde.

Brid’oison

E-et si l’on y regardait de si près, pe-ersonne n’épouserait personne.

Bartholo

Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !

Marceline, s’échauffant par degrés.

Oui, déplorable, et plus qu’on ne croit ! Je n’entends pas nier mes fautes : ce jour les a trop bien prouvées ! Mais qu’il est dur de les expier après trente ans d’une vie modeste ! J’étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiégent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d’ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui peut-être en sa vie a perdu dix infortunées.

Figaro

Les plus coupables sont les moins généreux : c’est la règle.

Marceline, vivement.

Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes, c’est vous qu’il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe.

Figaro

Ils font broder jusqu’aux soldats !

Marceline, exaltée.

Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire. Leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes : ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié.

Figaro.

Elle a raison.

Le Comte, à part.

Que trop raison.

Brid’oison.

Elle a, mon-on Dieu ! raison.

Marceline

Mais que nous font, mon fils, les refus d’un homme injuste ? Ne regarde pas d’où tu viens, vois où tu vas ; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d’elle-même ; elle t’acceptera, j’en réponds : vis entre une épouse, une mère tendre, qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le monde, il ne manquera rien à ta mère.

Figaro.

Tu parles d’or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu’on est sot, en effet ! il y a des mille et mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée, où j’ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j’irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! tant pis pour qui s’en inquiète ! Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s’arrêtent, et qui tirent toujours, quoiqu’ils cessent de marcher. Nous attendrons.

J’ai bien regretté ce morceau ; et maintenant que la pièce est connue, si les comédiens avaient le courage de le restituer à ma prière, je pense que le public leur en saurait beaucoup de gré. Ils n’auraient plus même à répondre, comme je fus forcé de le faire à certains censeurs du beau monde, qui me reprochaient à la lecture de les intéresser pour une femme de mauvaises mœurs : — Non, messieurs, je n’en parle pas pour excuser ses mœurs, mais pour vous faire rougir des vôtres sur le point le plus destructeur de toute honnêteté publique, la corruption des jeunes personnes ; et j’avais raison de le dire, que vous trouvez ma pièce trop gaie parce qu’elle est souvent trop sévère. Il n’y a que façon de s’entendre.

— Mais votre Figaro est un soleil tournant, qui brûle, en jaillissant, les manchettes de tout le monde. — Tout le monde est exagéré. Qu’on me sache gré du moins s’il ne brûle pas aussi les doigts de ceux qui croient s’y reconnaître : au temps qui court on a beau jeu sur cette matière au théâtre. M’est-il permis de composer en auteur qui sort du collége ? de toujours faire rire des enfants, sans jamais rien dire à des hommes ? Et ne devez-vous pas me passer un peu de morale en faveur de ma gaieté, comme on passe aux Français un peu de folie en faveur de leur raison ?

Si je n’ai versé sur nos sottises qu’un peu de critique badine, ce n’est pas que je ne sache en former de plus sévères : quiconque a dit tout ce qu’il sait dans son ouvrage y a mis plus que moi dans le mien. Mais je garde une foule d’idées qui me pressent, pour un des sujets les plus moraux du théâtre, aujourd’hui sur mon chantier : la Mère coupable ; et si le dégoût dont on m’abreuve me permet jamais de l’achever, mon projet étant d’y faire verser des larmes à toutes les femmes sensibles, j’élèverai mon langage à la hauteur de mes situations ; j’y prodiguerai les traits de la plus austère morale, et je tonnerai fortement sur les vices que j’ai trop ménagés. Apprêtez-vous donc bien, messieurs, à me tourmenter de nouveau ; ma poitrine a déjà grondé ; j’ai noirci beaucoup de papier au service de votre colère.

Et vous, honnêtes indifférents, qui jouissez de tout sans prendre parti sur rien ; jeunes personnes modestes et timides, qui vous plaisez à ma Folle journée (et je n’entreprends sa défense que pour justifier votre goût), lorsque vous verrez dans le monde un de ces hommes tranchants critiquer vaguement la pièce, tout blâmer sans rien désigner, surtout la trouver indécente ; examinez bien cet homme-là ; sachez son rang, son état, son caractère ; et vous connaîtrez sur-le-champ le mot qui l’a blessé dans l’ouvrage.

On sent bien que je ne parle pas de ces écumeurs littéraires qui vendent leurs bulletins ou leurs affiches à tant de liards le paragraphe. Ceux-là, comme l’abbé Basile, peuvent calomnier ; ils médiraient, qu’on ne les croirait pas.

Je parle moins encore de ces libellistes honteux qui n’ont trouvé d’autre moyen de satisfaire leur rage, l’assassinat étant trop dangereux, que de lancer, du cintre de nos salles, des vers infâmes contre l’auteur, pendant que l’on jouait sa pièce. Ils savent que je les connais : si j’avais eu dessein de les nommer, ç’aurait été au ministère public ; leur supplice est de l’avoir craint, il suffit à mon ressentiment ; mais on n’imaginera jamais jusqu’où ils ont osé élever les soupçons du public sur une aussi lâche épigramme ! semblables à ces vils charlatans du Pont-Neuf qui, pour accréditer leurs drogues, farcissent d’ordres, de cordons, le tableau qui leur sert d’enseigne.

Non, je cite nos importants, qui, blessés, on ne sait pourquoi, des critiques semées dans l’ouvrage, se chargent d’en dire du mal, sans cesser de venir aux noces.

C’est un plaisir assez piquant de les voir d’en bas au spectacle, dans le très-plaisant embarras de n’oser montrer ni satisfaction ni colère ; s’avançant sur le bord des loges, prêts à se moquer de l’auteur, et se retirant aussitôt pour celer un peu de grimace ; emportés par un mot de la scène, et soudainement rembrunis par le pinceau du moraliste : au plus léger trait de gaieté, jouer tristement les étonnés, prendre un air gauche en faisant les pudiques, et regardant les femmes dans les yeux, comme pour leur reprocher de soutenir un tel scandale ; puis, aux grands applaudissements, lancer sur le public un regard méprisant, dont il est écrasé ; toujours prêts à lui dire comme ce courtisan dont parle Molière, lequel, outré du succès de l’École des femmes, criait des balcons au public, Ris donc, public, ris donc ! En vérité, c’est un plaisir, et j’en ai joui bien des fois.

Celui-là m’en rappelle un autre. Le premier jour de la Folle Journée, on s’échauffait dans le foyer (même d’honnêtes plébéiens) sur ce qu’ils nommaient spirituellement mon audace. Un petit vieillard sec et brusque, impatienté de tous ses cris, frappe le plancher de sa canne, et dit en s’en allant : Nos Français sont comme les enfants qui braillent quand on les éberne. Il avait du sens, ce vieillard ! Peut-être on pouvait mieux parler : mais pour mieux penser, j’en défie.

Avec cette intention de tout blâmer, on conçoit que les traits les plus sensés ont été pris en mauvaise part. N’ai-je pas entendu vingt fois un murmure descendre des loges à cette réponse de Figaro ?

Le Comte

Une réputation détestable !

Figaro

Et si je vaux mieux qu’elle, y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ?

Je dis, moi, qu’il n’y en a point, qu’il ne saurait y en avoir, à moins d’une exception bien rare. Un homme obscur ou peu connu peut valoir mieux que sa réputation, qui n’est que l’opinion d’autrui. Mais de même qu’un sot en place en paraît une fois plus sot, parce qu’il ne peut plus rien cacher ; de même un grand seigneur, l’homme élevé en dignités, que la fortune et sa naissance ont placé sur le grand théâtre, et qui, en entrant dans le monde, eut toutes les préventions pour lui, vaut presque toujours moins que sa réputation, s’il parvient à la rendre mauvaise. Une assertion si simple et si loin du sarcasme devait-elle exciter le murmure ? Si son application paraît fâcheuse aux grands peu soigneux de leur gloire, en quel sens fait-elle épigramme sur ceux qui méritent nos respects ? et quelle maxime plus juste au théâtre peut servir de frein aux puissants, et tenir lieu de leçon à ceux qui n’en reçoivent point d’autres ?

« Non qu’il faille oublier » (a dit un écrivain sévère ; et je me plais à le citer, parce que je suis de son avis), « non qu’il faille oublier, dit-il, ce qu’on doit aux rangs élevés : il est juste, au contraire, que l’avantage de la naissance soit le moins contesté de tous, parce que ce bienfait gratuit de l’hérédité, relatif aux exploits, vertus ou qualités des aïeux de qui le reçut, ne peut aucunement blesser l’amour-propre de ceux auxquels il fut refusé ; parce que, dans une monarchie, si l’on ôtait les rangs intermédiaires, il y aurait trop loin du monarque aux sujets ; bientôt on n’y verrait qu’un despote et des esclaves : le maintien d’une échelle graduée du laboureur au potentat intéresse également les hommes de tous les rangs, et peut-être est le plus ferme appui de la constitution monarchique. »

Mais quel auteur parlait ainsi ? qui faisait cette profession de foi sur la noblesse, dont on me suppose si loin ? C’était Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, plaidant par écrit au Parlement d’Aix, en 1778, une grande et sévère question qui décida bientôt de l’honneur d’un noble et du sien. Dans l’ouvrage que je défends, on n’attaque point les États, mais les abus de chaque état : les gens seuls qui s’en rendent coupables ont intérêt à le trouver mauvais ; voilà les rumeurs expliquées : mais quoi donc ! les abus sont-ils devenus si sacrés, qu’on n’en puisse attaquer aucun sans lui trouver vingt défenseurs ?

Un avocat célèbre, un magistrat respectable, iront-ils donc s’approprier le plaidoyer d’un Bartholo, le jugement d’un Brid’oison ? Ce mot de Figaro sur l’indigne abus des plaidoiries de nos jours (c’est dégrader le plus noble institut) a bien montré le cas que je fais du noble métier d’avocat ; et mon respect pour la magistrature ne sera pas plus suspecté, quand on saura dans quelle école j’en ai recherché la leçon, quand on lira le morceau suivant, aussi tiré d’un moraliste, lequel parlant des magistrats, s’exprime en ces termes formels :

« Quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à quatre heures, pour aller au Palais tous les jours s’occuper, sous des formes prescrites, d’intérêts qui ne sont jamais les siens ? d’éprouver sans cesse l’ennui de l’importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d’esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s’il ne se croyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible par l’estime et la considération publique ? Et cette estime est-elle autre chose qu’un jugement, qui n’est même aussi flatteur pour les bons magistrats qu’en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais ? »

Mais quel écrivain m’instruisait ainsi par ses leçons ? Vous allez croire encore que c’est Pierre-Augustin ; vous l’avez dit, c’est lui, en 1773, dans son quatrième mémoire, en défendant jusqu’à la mort sa triste existence, attaquée par un soi-disant magistrat. Je respecte donc hautement ce que chacun doit honorer, et je blâme ce qui peut nuire.

— Mais dans cette Folle Journée, au lieu de saper les abus, vous vous donnez des libertés très répréhensibles au théâtre : votre monologue surtout contient, sur les gens disgraciés, des traits qui passent la licence ! — Eh ! croyez-vous, messieurs, que j’eusse un talisman pour tromper, séduire, enchaîner la censure et l’autorité, quand je leur soumis mon ouvrage ? Que je n’aie pas dû justifier ce que j’avais osé écrire ? Que fais-je dire à Figaro, parlant à l’homme déplacé ? Que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours. Est-ce donc là une vérité d’une conséquence dangereuse ? Au lieu de ces inquisitions puériles et fatigantes, et qui seules donnent de l’importance à ce qui n’en aurait jamais ; si, comme en Angleterre, on était assez sage ici pour traiter les sottises avec ce mépris qui les tue ; loin de sortir du vil fumier qui les enfante, elles y pourriraient en germant, et ne se propageraient point. Ce qui multiplie les libelles est la faiblesse de les craindre ; ce qui fait vendre les sottises est la sottise de les défendre.

Et comment conclut Figaro ? Que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Sont-ce là des hardiesses coupables, ou bien des aiguillons de gloire ? des moralités insidieuses, ou des maximes réfléchies, aussi justes qu’encourageantes ?

Supposez-les le fruit des souvenirs. Lorsque, satisfait du présent, l’auteur veille pour l’avenir dans la critique du passé, qui peut avoir droit de s’en plaindre ? Et si, ne désignant ni temps, ni lieu, ni personnes, il ouvre la voie au théâtre à des réformes désirables, n’est-ce pas aller à son but ?

La Folle Journée explique donc comment, dans un temps prospère, sous un roi juste et des ministres modérés, l’écrivain peut tonner sur les oppresseurs, sans craindre de blesser personne. C’est pendant le règne d’un bon prince qu’on écrit sans danger l’histoire des méchants rois ; et plus le gouvernement est sage, est éclairé, moins la liberté de dire est en presse : chacun y faisant son devoir, on n’y craint pas les allusions : nul homme en place ne redoutant ce qu’il est forcé d’estimer, on n’affecte point alors d’opprimer chez nous cette même littérature qui fait notre gloire au-dehors, et nous y donne une sorte de primauté que nous ne pouvons tirer d’ailleurs.

En effet, à quel titre y prétendrions-nous ? Chaque peuple tient à son culte, et chérit son gouvernement. Nous ne sommes pas restés plus braves que ceux qui nous ont battus à leur tour. Nos mœurs plus douces, mais non meilleures, n’ont rien qui nous élève au-dessus d’eux. Notre littérature seule, estimée de toutes les nations, étend l’empire de la langue française, et nous obtient de l’Europe entière une prédilection avouée qui justifie, en l’honorant, la protection que le gouvernement lui accorde.

Et comme chacun cherche toujours le seul avantage qui lui manque, c’est alors qu’on peut voir dans nos académies l’homme de la cour siéger avec les gens de lettres ; les talents personnels, et la considération héritée, se disputer ce noble objet, et les archives académiques se remplir presque également de papiers et de parchemins.

Revenons à la Folle Journée.

Un monsieur de beaucoup d’esprit, mais qui l’économise un peu trop, me disait un soir au spectacle : Expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi dans votre pièce on trouve autant de phrases négligées qui ne sont pas de votre style ? — De mon style, monsieur ! Si par malheur j’en avais un, je m’efforcerais de l’oublier quand je fais une comédie ; ne connaissant rien d’insipide au théâtre comme ces fades camaïeux où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l’auteur, quel qu’il soit.

Lorsque mon sujet me saisit, j’évoque tous mes personnages et les mets en situation : — Songe à toi, Figaro, ton maître va te deviner. — Sauvez-vous vite, Chérubin ; c’est le comte que vous touchez. — Ah ! comtesse, quelle imprudence avec un époux si violent ! — Ce qu’ils diront, je n’en sais rien ; c’est ce qu’ils feront qui m’occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j’écris sous leur dictée rapide, sûr qu’ils ne me tromperont pas, que je reconnaîtrai Basile, lequel n’a pas l’esprit de Figaro, qui n’a pas le ton noble du comte, qui n’a pas la sensibilité de la comtesse, qui n’a pas la gaieté de Suzanne, qui n’a pas l’espiéglerie du page, et surtout aucun d’eux la sublimité de Brid’oison : chacun y parle son langage ; eh ! que le dieu du naturel les préserve d’en parler d’autre ! Ne nous attachons donc qu’à l’examen de leurs idées, et non à rechercher si j’ai dû leur prêter mon style.

Quelques malveillants ont voulu jeter de la défaveur sur cette phrase de Figaro : Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu’ils ignorent ? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche ! À travers le nuage d’une conception indigeste, ils ont feint d’apercevoir que je répands une lumière décourageante sur l’état pénible du soldat ; et il y a des choses qu’il ne faut jamais dire. Voilà dans toute sa force l’argument de la méchanceté ; reste à en prouver la bêtise.

Si, comparant la dureté du service à la modicité de la paye, ou discutant tel autre inconvénient de la guerre, et comptant la gloire pour rien, je versais de la défaveur sur ce plus noble des affreux métiers : on me demanderait justement compte d’un mot indiscrètement échappé. Mais du soldat au colonel, au général exclusivement, quel imbécile homme de guerre a jamais eu la prétention qu’il dût pénétrer les secrets du cabinet, pour lesquels il fait la campagne ? C’est de cela seul qu’il s’agit dans la phrase de Figaro. Que ce fou-là se montre, s’il existe ; nous l’enverrons étudier sous le philosophe Babouc, lequel éclaircit disertement ce point de discipline militaire.

En raisonnant sur l’usage que l’homme fait de sa liberté dans les occasions difficiles, Figaro pouvait également opposer à sa situation tout état qui exige une obéissance implicite : et le cénobite zélé dont le devoir est de tout croire sans jamais rien examiner ; comme le guerrier valeureux, dont la gloire est de tout affronter sur des ordres non motivés, de tuer et se faire tuer pour des intérêts qu’il ignore. Le mot de Figaro ne dit donc rien, sinon qu’un homme libre de ses actions doit agir sur d’autres principes que ceux dont le devoir est d’obéir aveuglément.

Qu’aurait-ce été, bon Dieu ! si j’avais fait usage d’un mot qu’on attribue au grand Condé, et que j’entends louer à outrance par ces mêmes logiciens qui déraisonnent sur ma phrase ! À les croire, le grand Condé montra la plus noble présence d’esprit lorsque, arrêtant Louis XIV prêt à pousser son cheval dans le Rhin, il dit à ce monarque : Sire, avez-vous besoin du bâton de maréchal ?

Heureusement on ne prouve nulle part que ce grand homme ait dit cette grande sottise. C’eût été dire au roi devant toute son armée : Vous moquez-vous donc, sire, de vous exposer dans un fleuve ? Pour courir de pareils dangers, il faut avoir besoin d’avancement ou de fortune !

Ainsi l’homme le plus vaillant, le plus grand général du siècle aurait compté pour rien l’honneur, le patriotisme et la gloire ! un misérable calcul d’intérêt eût été, selon lui, le seul principe de la bravoure ! Il eût dit là un affreux mot ; et si j’en avais pris le sens pour l’enfermer dans quelque trait, je mériterais le reproche qu’on fait gratuitement au mien.

Laissons donc les cerveaux fumeux louer ou blâmer au hasard, sans se rendre compte de rien ; s’extasier sur une sottise qui n’a pu jamais être dite, et proscrire un mot juste et simple, qui ne montre que du bon sens.

Un autre reproche assez fort, mais dont je n’ai pu me laver, est d’avoir assigné pour retraite à la comtesse un certain couvent d’Ursulines. Ursulines ! a dit un seigneur joignant les mains avec éclat. Ursulines ! a dit une dame en se renversant de surprise sur un jeune Anglais de sa loge. Ursulines ! ah ! milord ! si vous entendiez le français ! — Je sens, je sens beaucoup, madame, dit le jeune homme en rougissant. — C’est qu’on n’a jamais mis au théâtre aucune femme aux Ursulines ! Abbé, parlez-nous donc ! l’abbé (toujours appuyée sur l’Anglais), comment trouvez-vous Ursulines ? — Fort indécent, répond l’abbé, sans cesser de lorgner Suzanne. Et tout le beau monde a répété : Ursulines est fort indécent. Pauvre auteur ! on te croit jugé, quand chacun songe à son affaire. En vain j’essayais d’établir que, dans l’événement de la scène, moins la comtesse a dessein de se cloîtrer, plus elle doit le feindre, et faire croire à son époux que sa retraite est bien choisie : ils ont proscrit mes Ursulines !

Dans le plus fort de la rumeur, moi, bon homme, j’avais été jusqu’à prier une des actrices qui font le charme de ma pièce de demander aux mécontents à quel autre couvent de filles ils estimaient qu’il fût décent que l’on fît entrer la comtesse. À moi, cela m’était égal ; je l’aurais mise où l’on aurait voulu : aux Augustines, aux Célestines, aux Clairettes, aux Visitandines, même aux Petites Cordelières, tant je tiens peu aux Ursulines ! Mais on agit si durement !

Enfin, le bruit croissant toujours, pour arranger l’affaire avec douceur, j’ai laissé le mot Ursulines à la place où je l’avais mis : chacun alors content de soi, de tout l’esprit qu’il avait montré, s’est apaisé sur Ursulines, et l’on a parlé d’autre chose.

Je ne suis point, comme l’on voit, l’ennemi de mes ennemis. En disant bien du mal de moi, ils n’en ont point fait à ma pièce ; et s’ils sentaient seulement autant de joie à la déchirer que j’eus de plaisir à la faire, il n’y aurait personne d’affligé. Le malheur est qu’ils ne rient point ; et ils ne rient point à ma pièce, parce qu’on ne rit point à la leur. Je connais plusieurs amateurs qui sont même beaucoup maigris depuis le succès du Mariage : excusons donc l’effet de leur colère.

À des moralités d’ensemble et de détail, répandues dans les flots d’une inaltérable gaieté ; à un dialogue assez vif, dont la facilité nous cache le travail, si l’auteur a joint une intrigue aisément filée, où l’art se dérobe sous l’art, qui se noue et se dénoue sans cesse à travers une foule de situations comiques, de tableaux piquants et variés qui soutiennent, sans la fatiguer, l’attention du public pendant les trois heures et demie que dure le même spectacle (essai que nul homme de lettres n’avait encore osé tenter) ; que reste-t-il à faire à de pauvres méchants que tout cela irrite ? attaquer, poursuivre l’auteur par des injures verbales, manuscrites, imprimées : c’est ce qu’on a fait sans relâche. Ils ont même épuisé jusqu’à la calomnie, pour tâcher de me perdre dans l’esprit de tout ce qui influe en France sur le repos d’un citoyen. Heureusement que mon ouvrage est sous les yeux de la nation, qui depuis dix grands mois le voit, le juge et l’apprécie. Le laisser jouer tant qu’il fera plaisir est la seule vengeance que je me sois permise. Je n’écris point ceci pour les lecteurs actuels : le récit d’un mal trop connu touche peu ; mais dans quatre-vingts ans il portera son fruit. Les auteurs de ce temps-là compareront leur sort au nôtre ; et nos enfants sauront à quel prix on pouvait amuser leurs pères.

Allons au fait ; ce n’est pas tout cela qui blesse. Le vrai motif qui se cache, et qui dans les replis du cœur produit tous les autres reproches, est renfermé dans ce quatrain :

Pourquoi ce Figaro qu’on va tant écouter,
Est-il avec fureur déchiré par les sots ?
Recevoir, prendre et demander :
Voilà le secret en trois mots !

En effet, Figaro parlant du métier de courtisan, le définit dans ces termes sévères. Je ne puis le nier, je l’ai dit. Mais reviendrai-je sur ce point ? Si c’est un mal, le remède serait pire : il faudrait poser méthodiquement ce que je n’ai fait qu’indiquer ; revenir à montrer qu’il n’y a point de synonyme, en français, entre l’homme de la cour, l’homme de cour, et le courtisan par métier.

Il faudrait répéter qu’homme de la cour peint seulement un noble état ; qu’il s’entend de l’homme de qualité, vivant avec la noblesse et l’éclat que son rang lui impose ; que si cet homme de la cour aime le bien par goût, sans intérêt ; si, loin de jamais nuire à personne, il se fait estimer de ses maîtres, aimer de ses égaux, et respecter des autres ; alors cette acception reçoit un nouveau lustre, et j’en connais plus d’un que je nommerais avec plaisir, s’il en était question.

Il faudrait montrer qu’homme de cour, en bon français, est moins l’énoncé d’un état que le résumé d’un caractère adroit, liant, mais réservé ; pressant la main de tout le monde en glissant chemin à travers ; menant finement son intrigue avec l’air de toujours servir ; ne se faisant point d’ennemis, mais donnant près d’un fossé, dans l’occasion, de l’épaule au meilleur ami, pour assurer sa chute et le remplacer sur la crête ; laissant à part tout préjugé qui pourrait ralentir sa marche ; souriant à ce qui lui déplaît, et critiquant ce qu’il approuve, selon les hommes qui l’écoutent ; dans les liaisons utiles de sa femme ou de sa maîtresse, ne voyant que ce qu’il doit voir : enfin…

Prenant tout, pour le faire court,
En véritable homme de cour.

La Fontaine.

Cette acception n’est pas aussi défavorable que celle du courtisan par métier, et c’est l’homme dont parle Figaro.

Mais quand j’étendrais la définition de ce dernier ; quand parcourant tous les possibles, je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois ; rampant avec orgueil, ayant toutes les prétentions sans en justifier une ; se donnant l’air du protégement pour se faire chef de parti ; dénigrant tous les concurrents qui balanceraient son crédit ; faisant un métier lucratif de ce qui ne devrait qu’honorer ; vendant ses maîtresses à son maître ; lui faisant payer ses plaisirs, etc., etc., etc., et quatre pages d’etc. ; il faudrait toujours revenir au distique de Figaro :

Recevoir, prendre et demander,
Voilà le secret en trois mots.

Pour ceux-ci, je n’en connais point ; il y en eut, dit-on, sous Henri III, sous d’autres rois encore ; mais c’est l’affaire de l’historien ; et quant à moi, je suis d’avis que les vicieux du siècle en sont comme les saints, qu’il faut cent ans pour les canoniser. Mais puisque j’ai promis la critique de ma pièce, il faut enfin que je la donne.

En général, son grand défaut est que je ne l’ai point faite en observant le monde ; qu’elle ne peint rien de ce qui existe, et ne rappelle jamais l’image de la société où l’on vit ; que ses mœurs, basses et corrompues, n’ont pas même le mérite d’être vraies. Et c’est ce qu’on lisait dernièrement dans un beau discours imprimé, composé par un homme de bien, auquel il n’a manqué qu’un peu d’esprit pour être un écrivain médiocre. Mais, médiocre ou non, moi qui ne fis jamais usage de cette allure oblique et torse avec laquelle un sbire, qui n’a pas l’air de vous regarder, vous donne du stylet au flanc, je suis de l’avis de celui-ci. Je conviens qu’à la vérité la génération passée ressemblait beaucoup à ma pièce ; que la génération future lui ressemblera beaucoup aussi ; mais que, pour la génération présente, elle ne lui ressemble aucunement ; que je n’ai jamais rencontré ni mari suborneur, ni seigneur libertin, ni courtisan avide, ni juge ignorant ou passionné, ni avocat injuriant, ni gens médiocres avancés, ni traducteur bassement jaloux. Et que si des âmes pures, qui ne s’y reconnaissent point du tout, s’irritent contre ma pièce et la déchirent sans relâche, c’est uniquement par respect pour leurs grands-pères et sensibilité pour leurs petits-enfants. J’espère, après cette déclaration, qu’on me laissera bien tranquille : ET J’AI FINI.