Le Maroc et la question d’Alger

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LE MAROC
ET
LA QUESTION D’ALGER.

§ I. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

La question d’Alger ne peut se restreindre dans les limites de nos possessions africaines. Près d’elles, un grand empire soumis à l’islamisme s’étend du détroit de Gibraltar jusqu’au désert, et compte plus de six millions d’habitans. C’est le Maroc, dont le sol fertile livre à une culture très imparfaite une richesse agricole à peine sollicitée, et dont la côte, baignée par les deux mers, semée de cités antiques et commerçantes, porte encore l’empreinte historique des Romains, des Carthaginois, des Maures, des Portugais et des Espagnols. Là s’élève cette ville célèbre dans le moyen-âge, Fez, que le voyageur Clénard appelle la Lutèce de l’Afrique, et dont Jean Léon a laissé une description merveilleuse. Rendez-vous sacré des musulmans à l’époque où le pèlerinage de la Mecque était interrompu, devenue alors la seconde ville de l’islamisme et le dernier refuge de la civilisation arabe, elle est encore aujourd’hui populeuse, riche, éclairée, industrieuse. C’est un des principaux intermédiaires du commerce européen avec les peuples de l’Afrique centrale.

Le sultan de Maroc, successeur des suzerains de l’Espagne, l’un des descendans du prophète qui prétendent au titre de khalifes, est le chef d’une des grandes sectes mahométanes. Certes, un tel empire ne peut manquer de jouer un rôle important dans le drame dont la côte septentrionale d’Afrique est le théâtre. Mais de quelle nature sera l’influence inévitable et prochaine de ce grand corps, voisin de notre colonie ? Quelle action exercera-t-il ? Comment la France peut-elle échapper aux dangers de sa proximité et en recueillir les bénéfices ? La solution de ce problème ne serait due qu’à la connaissance approfondie des lieux, des mœurs, du gouvernement et du caractère national de ces peuples ; documens indispensables, qui manquent absolument. « Nul doute (dit M. Lesage dans son Atlas historique) que nous n’ayons, sur la Guinée, le Congo et le cap de Bonne-Espérance des notions bien plus étendues et bien plus exactes que sur cette partie de l’Afrique, qui est à nos portes. »

Les voyageurs qui ont voulu explorer l’Afrique centrale n’ont jamais pris cette route. Récemment, l’Anglais Davidson a voulu y pénétrer par le Maroc, et l’issue de sa tentative a été funeste. Les religieux établis autrefois à Fez, à Méquenez et sur d’autres points pour le rachat des captifs, se sont retirés depuis que la piraterie barbaresque a cessé. Les sujets marocains vont aujourd’hui faire leur commerce hors du pays, et les étrangers, que rien n’attire vers ce point du littoral, y deviennent de plus en plus rares. Nous ne parlons pas de cette race fanfaronne, les touristes anglais, qu’une mode nouvelle pousse sur les côtes de Barbarie, et qui s’avancent jusqu’à Tanger, tout au plus jusqu’à Tétouan, les deux villes les moins importantes de l’empire. « Tanger (disait un jour devant nous le ministre actuel, Sidi Bendriz), c’est la ville des chrétiens. » Ces deux villes, placées à l’extrémité de l’empire, peuplées de Maures, de juifs et de chrétiens, ou plutôt d’un mélange effacé de toutes ces races, dominées par l’influence consulaire et par le commerce de Gibraltar, forment la transition de l’Afrique à l’Europe : ce n’est plus le Maroc, ce n’est pas encore l’Espagne.

L’ambassadeur ou le commerçant, qui obtient aujourd’hui une audience du sultan, ne pénètre dans Fez, Méquenez ou Maroc, qu’environné d’une escorte et entouré de précautions jalouses ; sa route est tracée ; on a tout disposé pour lui faire prendre le change sur la situation réelle du pays. Confiné dans une maison sans fenêtres extérieures, comme toutes les maisons de Maroc, à peine lui permet-on de visiter rapidement certains quartiers. L’accès des mosquées, la vue des forteresses, l’examen des batteries, lui sont interdits. On traite avec la même rigueur les chrétiens renégats, nombreux dans cet empire, ceux surtout dont on redoute l’intelligence et les lumières. Ce n’est donc pas tant, selon nous, le fanatisme mauresque qui repousse les chrétiens de l’empire, que l’ombrageuse jalousie du gouvernement et du haut commerce. On assure que Davidson, massacré à douze ou quinze journées de Tombouctou, et pour qui la recommandation du sultan aurait pu être un sauf-conduit respecté jusqu’au terme de son voyage, fut sacrifié aux jalousies meurtrières des commerçans de Fez.

Tels sont les remparts qui s’élèvent entre le singulier peuple dont je m’occupe et la curiosité du voyageur. Une position exceptionnelle m’a permis, non de les dompter, mais de les abaisser quelquefois. Pendant cinq années de séjour au Maroc, j’ai parcouru à plusieurs reprises la côte et quelques provinces de l’intérieur, entretenu des rapports suivis avec le sultan, sa famille, ses officiers et les derniers de ses sujets ; mêlé aux maîtres et aux esclaves, aujourd’hui hôte de la ville, demain hôte du douar, mon observation expérimentale s’est exercée, moyennant quelques tasses de thé, sur les farouches montagnards de l’Atlas, les hommes les plus sauvages du monde. J’offre aujourd’hui aux philosophes et aux hommes d’état les résultats de cette exploration patiente ; renseignemens nombreux, dont la connaissance pourrait aider à la solution d’une des questions les plus graves qui embarrassent notre politique, la question d’Alger.

§ II. — SITUATION GÉOGRAPHIQUE ET POPULATION DU MAROC.

L’empire de Maroc, nommé par les Arabes Mogh’reb-oul-Akssa, ou l’extrême occident, embrasse un territoire de 220 lieues de longueur sur 150 de largeur. Plus vaste que l’Espagne, sa superficie est de 24,379 lieues carrées. Il a 300 lieues de côtes, dont 200 sur l’Atlantique, et à peu près 100 sur la Méditerranée. La chaîne principale de l’Atlas court du sud-ouest au nord-est, depuis la province de Blad-Noun, aux confins du désert, où elle se termine dans l’Océan, jusqu’à la province de Garet, que baigne la Méditerranée. Entre ces deux limites, entre la mer et l’Atlas, s’étend la zône de deux cent vingt lieues environ de longueur qui forme l’empire de Maroc. Depuis le cap Blanc jusqu’à l’ancienne Mamora, la côte dessine un grand arc rentrant. Vers le point qui correspond au centre de cet arc, l’Atlas se dilate et forme ainsi un resserrement de terre. Au même point, sur un espace de huit lieues, se trouvent le bois de la Mamora et deux rivières, le Buregreg et le Sébou ; la dernière, navigable en hiver, remonte jusqu’à Fez. Les montagnes et les vallons de l’Atlas sont, dans cet endroit, occupés par les Bérebères, les plus sauvages habitans de l’empire, qui rendent le passage de la montagne impraticable, même aux courriers du sultan. Les armées, les agens de l’administration et du commerce ne peuvent passer du nord au sud de l’empire que par cette voie difficile, par cette côte étroite, hérissée et couronnée d’obstacles.

C’est sur ce terrain que sont situées les villes de Rabat et de Salé, de chaque côté et sur l’embouchure du Buregreg. Quand les royaumes de Fez et de Maroc étaient isolés l’un de l’autre, ces villes formaient la limite des deux états. Elles profitèrent de leur position, des guerres incessantes allumées entre les deux souverains, et du poids qu’elles jetaient dans la balance, pour se faire une existence indépendante et privilégiée dans toute l’Afrique. Plus tard, leurs dissensions intestines ayant provoqué l’intervention des sultans, ceux-ci les combattirent l’une par l’autre, et les soumirent au même joug.

Les populations qui habitent le Maroc nous offrent trois races, ou pour mieux dire trois castes séparées, les Bérebères, les tribus de la campagne, et le peuple des villes.

Quelle que soit l’origine des Bérebères, habitans primitifs de l’Afrique septentrionale, aujourd’hui retranchés dans les montagnes de l’Atlas, cette origine diffère de celle des peuples de la plaine, pour le caractère physique, les mœurs, le langage et les rites. Les deux races, bien qu’unies en Mahomet, ne s’allient jamais entre elles ; elles sont même presque toujours en guerre. Le sultan n’a d’autre autorité sur les Bérebères que celle dont les saints personnages vénérés par eux sont les intermédiaires. Occupant des positions inexpugnables, ils les quittent quelquefois pour cultiver les parties rapprochées de la plaine, et, après les moissons, ils regagnent la montagne. Souvent ils saisissent le moment où le sultan est éloigné, et pillent les moissons des douars. Dès que l’armée du sultan approche, ils se retirent et emportent leur butin.

Les Chellus, qui habitent aujourd’hui les confins du désert, la partie de l’Atlas la plus basse, la plus accessible et la plus rapprochée de la côte, sont, comme le prouve l’identité du langage et du caractère physique, de vrais Bérebères ; leur situation intermédiaire a rendu leurs mœurs moins farouches que celles des autres montagnards.

Les tribus de la campagne se rattachent d’une part aux Bérebères, d’une autre au peuple des villes. Chaque tribu porte le nom de son fondateur. Moins féroces, moins indisciplinés, plus industrieux, plus intelligens que les Bérebères, les campagnards du Maroc sont cependant sauvages. Comme les Bérebères, ils n’ont d’autre vêtement qu’un grand manteau de laine qu’ils retroussent au-dessus de la ceinture pendant le jour, et dont ils s’enveloppent tout entiers la nuit. Ils vivent sous des tentes tissues de poils de chèvre, du produit des troupeaux, de l’agriculture, du jardinage ou de la pêche.

Parmi eux, les femmes sont chargées de tous les travaux pénibles. Les hommes, jeunes et vieux, voyagent, fréquentent les marchés, et font la guerre. Souvent silencieux, ils passent leurs journées, accroupis ou couchés, l’œil fixé sur les troupeaux qui paissent et sur les femmes qui travaillent. Celles-ci, sous le soleil ardent, portant un enfant suspendu au sein ou sur le dos, vont souvent à une ou deux lieues du douar puiser de l’eau, recueillir le bois, tirer la charrue à la place de l’âne ou de la mule qui sont en voyage, traire les vaches et les mener aux champs ; elles se lèvent trois heures avant le jour, pour préparer le kouskous du soir. Les malheureuses accouchent presque toujours au milieu du travail, que cet évènement peu important de leur vie n’interrompt jamais. Elles ont pour couche la terre, pour costume un grand linceul de laine, drapé, et rattaché par de petites broches de bois ou de fer. Rarement les tribus s’allient entre elles. Un champ, un cheval, une discussion frivole, sont pour elles des motifs de guerre. Elles se divisent en groupes qui campent isolément, mais toujours à peu de distance l’un de l’autre. Les tentes forment un cercle, surtout en temps de guerre ; de là le mot douar (rond). Le soir, tous les troupeaux rentrent et sont parqués au centre du douar, dont l’entrée, obstruée par des broussailles, est gardée par un poste armé. On change souvent de campement à cause de l’invasion rapide des insectes et de l’épuisement des pâturages ; mais on ne dépasse jamais une certaine limite, assignée au territoire de la tribu. On l’établit près d’un puits, d’un lac ou d’un cours d’eau potable. Chaque douar a un caïd qui dépend de celui de la tribu, et ce dernier du caïd de la province. La mosquée du douar, tente semblable aux autres tentes, est gardée par un muphti, prêtre, notaire et maître d’école à la fois. On trouve dans les douars des hommes que l’on regarde comme lettrés. Ces érudits, qui ne savent ni lire ni écrire, parlent un idiome qui ne ressemble ni à l’arabe du Coran, dont ils n’entendent pas un mot, quoiqu’ils en répètent quelques versets, ni au dialecte maure parlé dans les villes. Le Bérebère et le campagnard, plongés dans une ignorance et une apathie profondes, crédules, superstitieux, ignorant le mois de l’année, le quantième du mois, et leurs liens de parenté, végètent ainsi, jouets du hasard, instrumens de l’habileté ou de l’ambition.

Les villes du Maroc sont toutes situées sur la côte, si l’on excepte les trois cités de l’intérieur, Fez, Méquenez et Maroc ; on peut citer encore Al-Kassar-Kebir : toutes les autres ne sont que de grands villages, où s’amassent les tribus de la campagne. Fez a conservé de nombreux vestiges de la civilisation mauresque. Les villes de la côte présentent seules des traces, mais peu profondes, de domination européenne. Les traditions sont éteintes ; la conquête de l’Espagne n’est plus qu’un souvenir confus, même pour les classes les plus éclairées. La prééminence de la population des villes sur les habitans de la campagne se manifeste par un caractère physique plus délicat, des mœurs plus douces, un costume moins primitif et plus riche, un logement plus commode et plus propre, une nourriture plus recherchée, un dialecte plus pur, quoique différant encore beaucoup de l’arabe littéral ; enfin, par la pratique du commerce intérieur et extérieur et la connaissance du négoce. Là se bornent le savoir et la civilisation de cette population indolente et avide, chez laquelle l’habitude d’un trafic effronté développe à un point incroyable la fourberie et l’avarice. Le gain d’un centime étoufferait tout sentiment et tout scrupule. Pour elle, le lucre est la seule affaire, la débauche la seule distraction.

Riches et pauvres envoient leurs enfans aux écoles annexées à chaque mosquée. C’est un enseignement mutuel, présidé par un prêtre, qui, à force de hurlemens et de coups de bâton, finit par graver dans la mémoire des écoliers un petit nombre de versets du Coran, soixante ou cent au plus, qu’ils récitent sans broncher, mais aussi sans les comprendre. Ceux que l’on destine à la magistrature, au notariat ou à la cléricature, poussent leurs études plus loin, et apprennent à écrire. Tous les actes officiels sont rédigés en arabe littéral. Dans les grandes villes, à la cour et dans les emplois, on trouve quelques personnages lettrés, connus sous le nom de fekis, écrivant correctement, possédant la langue-mère et le Coran. Uniquement préoccupés des formes de la langue, ils ne s’occupent que de grammaire s’en tiennent à la lettre, et s’embarrassent peu du sens. Entre les ulémas ottomans et ces tolbas mauresques, il y a une énorme distance. Nous ne parlons pas des musiciens et poètes, baladins misérables qui jouissent parmi le peuple d’un immense crédit, et le soutiennent par leurs gestes furibonds et leur débit emphatique. Les habitans des villes, fiers de cette civilisation informe qui leur assure la prépondérance sur les Bérebères et les campagnards, forment une caste jalouse de ses alliances et de sa haute position, et qui se donne le titre de classe des commerçans (toujaret).

À ces trois classes musulmanes, il faut ajouter les juifs jetés en Afrique par les persécutions des princes chrétiens, et surtout de l’Espagne. On rencontre, bien avant dans les terres, des familles israélites vivant sous des tentes, vêtues comme les Maures parlant la même langue, et ne connaissant que celle-là, n’offrant dans leurs manières de vivre et dans leurs mœurs sauvages que les singularités déterminées par la différence des cultes. On sait d’ailleurs que la langue hébraïque a de plus frappantes analogies avec le dialecte barbaresque qu’avec l’arabe littéral. À quelle époque et à quel évènement remonte l’émigration de ces familles ? Nul ne peut le dire. Presque aussi indépendantes que les tribus maures de la campagne, elles jouissent d’une liberté bien plus étendue que leurs coreligionnaires des villes.

Toutefois on ne doit pas imaginer que la servitude juive soit aussi réelle qu’apparente. Sans doute le premier musulman venu peut injurier et battre un juif sans que ce dernier ait le droit de se plaindre, s’asseoir à son foyer et à sa table sans qu’on ose le chasser ; les juifs ne peuvent passer ni devant les mosquées ni devant le pavillon impérial ; ils se déchaussent pour entrer dans une maison maure ; il leur est défendu de monter un cheval de selle ; ils ne peuvent entrer dans une ville qu’à pied ; ils parlent à leurs tyrans à genoux et en baisant le bas de leur manteau ; ils rampent, ils se voilent, ils ferment leur intérieur aux rayons du soleil : cependant ils sont les maîtres. La persévérance de leur avarice, de leur cupidité et de leur souplesse, a remporté un triomphe définitif. Ils sont riches, on a besoin d’eux.

D’ailleurs, la protection assurée au commerce par Muley-Abderaman, sultan actuel, a dû rejaillir sur les commerçans juifs ; leur génie mercantile, plus fécond, plus actif, plus éclairé que celui des Maures, a placé sous leur loi tout le commerce extérieur. Le prêt à usure, surtout dans la campagne, le courtage, l’expertise des marchandises, le contrôle des monnaies et des comptes, l’interprétation des langues et toutes les transactions avec les Européens, leur appartiennent. Un caractère adroit, fourbe, souple et insinuant, une parole mielleuse, abondante, infatigable, l’hypocrisie de la soumission respectueuse, ont accompli cette étrange domination des esclaves sur les maîtres et annulé l’empire des musulmans. Ainsi la brutalité cède à la ruse, l’orgueil à l’intérêt, la tyrannie en haillons à l’esclavage opulent.

§ IIICOUP D’ŒIL HISTORIQUE SUR LA FONDATION DE L’EMPIRE DE MAROC ET SUR SES RAPPORTS DIPLOMATIQUES AVEC L’EUROPE.

Depuis la chute de Carthage et de Rome jusqu’au XIVe siècle, les peuples de la côte septentrionale de l’Afrique n’eurent aucun rapport avec l’Europe. Le commerce actif que les Carthaginois avaient fait sur le littoral des deux mers, d’abord refoulé vers l’Orient, s’était concentré enfin sur l’Égypte. Les progrès de la navigation, aux XIIIe et XIVe siècles, le reportèrent sur la côte méridionale au-delà du cap Blanc. Avant cette époque, la lutte de l’empire grec contre l’invasion barbare, grand duel transféré en Afrique, n’avait pas dépassé le littoral de la Méditerranée.

Une autre lutte, celle du christianisme contre le mahométisme, mit pour la première fois les Maures en contact avec l’Europe. Lorsque les Arabes, maîtres de l’Espagne, se trouvèrent réduits à implorer les secours de leurs coreligionnaires d’outre-mer, les reis de Fez et de Maroc passèrent le détroit, partagèrent la fortune de leurs frères, et décidèrent la victoire en faveur de l’Islam. Le poids que l’épée de ces rois jetait dans la balance leur donna long-temps la suzeraineté de l’Espagne mahométane, suzeraineté que les dissensions intestines de ces royaumes ne permirent pas d’établir en principe. Une foule d’états se disputaient le terrain ; une foule d’ambitieux aspiraient au pouvoir. À la mort de Jacob Almanzor, le Charlemagne de l’Afrique, tous les peuples que sa main puissante avait tenus réunis, mais non confondus, se séparèrent et usèrent leurs forces contre eux-mêmes.

Le christianisme à son tour, après avoir chassé les mahométans, passa la mer et les poursuivit jusqu’au pied de l’Atlas. De la côte de Blad-Noun aux confins du désert, il étendit un grand filet de villes militaires et commerçantes qui menaçaient de se refermer sur tous ces peuples et de les réunir au monde civilisé. Le Portugal et l’Espagne semblaient s’être partagé cette mission. Les Portugais bâtissaient sur le roc de Sainte-Croix, aux bouches du Tamzif, de la Morbeya et du Sébou, des forteresses dont quelques-unes devaient servir de noyau à des cités populeuses ; ils agrandissaient et fortifiaient Saffi, bâtissaient Mazagan, pillaient et détruisaient Anfà, se retranchaient dans Azamore, dans Arzilla, dans Ceuta, dans Tanger. Les Espagnols forçaient Rabat et Salé, prenaient et reprenaient Larache, occupaient Mellille, Alhucéma et Peñon de Goméra, qu’ils ne devaient plus abandonner ; ils pénétraient enfin jusqu’à Oran. Plus tard, au XVIIe siècle, le Portugal admit à la même œuvre l’Angleterre, en cédant Tanger à Charles II pour la dot de Catherine.

Les souverains de Fez et de Maroc, tout occupés à guerroyer entre eux et contre les peuplades rebelles, subissaient le blocus de l’étranger. Cependant, après d’énergiques efforts et des atrocités inouies, la dynastie des shérifs, qui règne encore aujourd’hui, étant parvenue à réunir sous sa loi les deux royaumes et les tribus voisines, dirigea toutes ses forces contre les envahisseurs. Cette unité nouvelle du pouvoir africain lutta victorieusement contre les chrétiens, qui se divisèrent et perdirent l’une après l’autre toutes leurs positions. L’Angleterre évacua, en 1684, Tanger, dont elle eût pu faire une position plus avantageuse que Gibraltar. L’Espagne seule, en dépit des attaques réitérées des sultans, réussit à conserver sur la Méditerranée les places de Ceuta, de Mellille, d’Alhucéma et de Peñon de Goméra. En 1788, elle fut obligée d’abandonner Oran.

À cet accroissement du pouvoir dont les sultans s’emparèrent, que pouvaient opposer les chrétiens, divisés et rivaux ? Tenter le blocus d’une côte de deux mille lieues, d’un pays qui se suffit à lui-même, et qui peut frayer à son commerce d’autres voies par l’intérieur des terres ? La France, la Hollande, récemment l’Angleterre et l’Autriche, l’essayèrent en vain. Le blocus du Maroc par l’Angleterre compromettait Gibraltar bien plus que Tanger, et une rupture sérieuse avec le Maroc eût fermé à cette place la source de son approvisionnement.

Fallait-il essayer de détruire la marine marocaine ? Aux époques de sa gloire, elle n’avait compté qu’un très petit nombre de gros navires, qui n’avaient pas ordinairement plus de dix-huit canons de six, plus de deux cents tonneaux, plus de cent cinquante hommes d’équipage ; jamais ses vaisseaux les plus considérables n’ont pu tenir contre la marine européenne. De petites embarcations, felouques, galiottes, misticks, allant à la rame, chargées de pierres plus que d’aucune autre arme, et montées par un nombreux équipage, merveilleusement servies par la situation et la nature de la côte, composaient la véritable force de cette marine. Échappant aisément à la poursuite des navires de haut bord, elles tombaient sur les prises assurées, et triomphaient sans péril. Ainsi s’établissait l’orgueilleuse indépendance du sultan. L’égoïsme et la rivalité commerciale des Européens consolidaient sa position, réputée inexpugnable, et toutes les nations subissaient les conditions onéreuses qu’il attachait à son alliance.

Pendant les guerres maritimes, des XVIIe et XVIIIe siècles, le libre accès des rades de Maroc, surtout celui de Tanger et Tétouan, le bénéfice qui résultait de la neutralité de ces rades pour l’attaque comme pour la défense, offraient aux puissances belligérantes de l’Europe un important avantage. À la même époque, le commerce, susceptible sur cette partie de l’Afrique de prendre une nouvelle extension par la facilité de ses communications avec le centre du continent, offrait aux puissances neutres un monopole précieux à exploiter. Le Portugal, la Hollande, le Danemark et la Suède avaient espéré un moment s’approprier cette partie de la côte de l’Océan, comme les républiques italiennes s’étaient approprié le littoral de la Méditerranée, et se ménager auprès de la cour de Maroc la position privilégiée dont Gênes et Venise avaient joui à Constantinople. Pour quelques puissances, pour l’Espagne par exemple, l’alliance de la cour de Maroc était impossible à éluder. Préoccupée de son commerce de blé et de ses possessions en Afrique, elle devait craindre que l’hostilité des sultans ne l’en dépouillât. L’Angleterre voulait garder Gibraltar, qui, sans l’alliance du Maroc, ne peut subsister qu’à la discrétion de l’Espagne. Enfin, les petits états qui naviguent dans le détroit étaient placés dans l’alternative d’armer en guerre tous leurs navires marchands, ou de payer au sultan une prime d’assurance contre la piraterie.

La tyrannie commerciale et militaire du Maroc sur la navigation européenne, l’exigence d’un impôt arbitraire imposé à tous ces peuples, passèrent donc en coutume. Les uns paient encore un tribut fixe, les autres présentent au sultan, à des époques déterminées, de magnifiques cadeaux. Les nations européennes ont accepté cette ignominie commune, qui leur semble préférable à la domination exclusive d’une seule d’entre elles, sur la côte d’Afrique. Encouragée par cette situation, la cour de Maroc a tout osé. Le taux et le mode de paiement des droits de douane, les droits d’ancrage, les lois commerciales du Maroc, sont devenues vagues et arbitraires. Sans paraître violer ses élastiques traités, cette cour s’est affranchie de toute règle fixe, modifiant, augmentant, diminuant ses stipulations, abolissant ce qui existe, ou instituant ce qui n’a jamais existé.

L’histoire des relations diplomatiques de l’Europe avec le Maroc n’est donc que l’histoire des concessions humiliantes faites à cette puissance mahométane par les cours chrétiennes. En 1777, le sultan, voyant que le Portugal, le Danemark, la Hollande et la France, ne trouvant pas au Maroc les élémens de prospérité sur lesquels elles avaient compté, commençaient à déserter ses ports, ouvrit, par un manifeste, toutes les rades de l’empire au commerce européen. Ce manifeste n’avait qu’un but : attirer les commerçans et les agens diplomatiques, afin d’entamer des négociations, suivies d’exactions régulières et extraordinaires. Personne ne répondit à cet appel, et le sultan, désappointé, déclara que quiconque ne deviendrait pas son ami serait traité comme ennemi, c’est-à-dire qu’il armerait ses corsaires contre tout pavillon qui ne flotterait pas sur une maison consulaire à Tanger.

L’Europe était en guerre, et cette menace ne put être exécutée ; les corsaires auraient eu affaire à des navires contre lesquels ils ne pouvaient se mesurer. De 1800 à 1815, toutes les nations de l’Europe furent représentées directement par le chargé d’affaires de France. Plus tard, de 1822 à 1828, le sultan s’occupa du soin de consolider un trône ébranlé par les milices du palais. Mais dès qu’il fut solidement assis, et qu’il vit la marine marchande de toutes les nations naviguer sur le détroit, il reprit en sous-œuvre le plan de son prédécesseur. Une corvette fut mise sur le chantier de Rabat ; une autre corvette et deux bricks furent achetés à Gênes, en Portugal et en Amérique. Le consul portugais céda un joli schooner qui se trouvait mouillé sur la côte. On réorganisa le corps des marins, celui des canonniers, et l’on eut soin de répandre à travers toute l’Europe le bruit de ces préparatifs, qui n’étaient qu’un stratagème et une spéculation sur la terreur.

Les corsaires prirent cependant la mer en 1828, et se jetèrent d’abord sur deux navires anglais, qui furent capturés parce qu’on n’avait pas trouvé leurs papiers en règle. À la même époque, un navire autrichien, le Véloce, s’étant présenté à Rabat, on fit main basse sur la cargaison ; l’équipage fut mis aux fers. L’Autriche, dont le traité de paix avec le Maroc avait été renouvelé en 1805, avait négligé d’y entretenir un chargé d’affaires. Le sultan se souvenait aussi que Venise lui avait long-temps payé une rente annuelle de 100,000 livres, et qu’au lieu de se courroucer en 1780, lorsque le consul vénitien fut expulsé par le sultan, elle avait subi patiemment l’outrage ; il se souvenait que Napoléon, réunissant Venise à la France, avait détruit une alliance honteuse et coûteuse : le trésor de Maroc se trouvait frustré deux fois, par le cabinet de Vienne et par le gouvernement de Venise.

À la nouvelle de cette insulte, et sur le refus obstiné du sultan, qui ne voulait restituer ni l’équipage ni la cargaison, une escadre autrichienne, aux ordres du capitaine Bandiera, aujourd’hui amiral, fut envoyée sur les côtes de Maroc ; elle se traîna plusieurs mois de Tétouan à Tanger, de Tanger à Arzilla et à Larache. Le vaisseau commodore, en quittant Tétouan, reçut en plein dans l’arrière un boulet du rempart ; l’artilleur qui avait pointé la pièce fut le héros d’une ovation qui dure encore. À Larache, quelques embarcations tentèrent de pénétrer dans le Lyxos pour incendier la flotte marocaine qui y était à l’ancre ; la tentative échoua : les marins tombés au pouvoir des Bédouins furent massacrés, et leurs têtes, portées en triomphe à Fez et à Maroc, excitèrent chez les Barbaresques une irritation enthousiaste qui les possède encore. Devant Arzilla et devant Rabat, où le commandant voulait tenter un autre débarquement, l’aspect belliqueux de la cavalerie déployée sur le rivage le détourna de son projet.

Enfin les fils du chargé d’affaires de Danemark se portèrent médiateurs. Le traité de paix fut conclu à Gibraltar entre le consul marocain Bénoliel d’une part, le conseiller aulique Pflügel et le capitaine Bandiera d’autre part. On expédia de Vienne un présent splendide qu’accompagnèrent d’honorables gentilshommes, et qui fut offert en 1830 au pacha de Tanger par les signataires du traité, présentés eux-mêmes par le consul danois. La cargaison et l’équipage du Véloce furent rendus à l’Autriche, qui désigna pour son représentant officiel le consul de Danemark. Ce dernier arbora le pavillon autrichien ; inutile démonstration, les rapports du Maroc avec l’Autriche sont nuls, comme auparavant.

Depuis 1830, ou, pour mieux préciser l’époque, depuis la prise d’Alger, les courses des Marocains ont cessé. Des navires avec pavillon russe et pavillon belge ont fait des actes de commerce au Maroc sous les auspices de l’un des agens diplomatiques résidant à Tanger ; actes rares d’ailleurs ; qui provoqueraient, s’ils se multipliaient, des explications entre le Maroc et ces gouvernemens. Mais ce fait prouve que la prise d’Alger et les progrès de la France en Afrique ont produit sur ces peuples une impression profonde.

Les nations chrétiennes sont loin d’en tirer parti ; c’est ce que prouvera bientôt le résumé des relations entretenues récemment par elles avec le Maroc. Nous commencerons par le gouvernement napolitain. En 1834, le renouvellement de son traité avec le Maroc fut pour le sultan un prétexte de lui imposer des conditions nouvelles et onéreuses. Les pourparlers duraient depuis long-temps, et le consul se prétendait toujours hors d’état de conclure, faute de communications ministérielles. Pour mettre un terme à son hésitation, le sultan lui rendit ses passeports ; le consul se retira à Gibraltar. Quelques mois après le nouveau traité était conclu par l’intermédiaire de M. Bénoliel, et Naples se soumettait à offrir au sultan un présent convenable, auquel serait ajoutée une quantité donnée de soufre. Le soufre fut reçu d’abord à l’état brut. Une fois emmagasiné, l’on prétendit qu’il n’était d’aucun usage, et qu’il s’agissait de soufre purifié. On obéit ; un navire de guerre napolitain se présenta, couleurs déployées, sur la rade de Tanger, apportant le soufre en canon qu’on exigeait de lui. Ce dernier fut accepté ; mais on ne voulut jamais rendre le soufre brut qu’on avait refusé d’abord.

À la même époque, le sultan refusait l’exéquatur et l’admission de M. Béramendy, nouveau titulaire du consulat espagnol, jusqu’à ce que son prédécesseur, M. Briare, eût satisfait à toutes les dettes particulières qu’il avait contractées. En 1829, au moment du blocus autrichien, la garnison de Ceuta faisait l’exercice du canon. L’isolement dans lequel elle vit rend fort naturelle la ferveur de cet exercice. La cour de Maroc en prit ombrage, et signifia son mécontentement au cabinet de Madrid, qui se montra tout aussi pacifique que le cabinet de Naples, et ordonna à la garnison de chercher un autre amusement. En 1835, une collision étant survenue entre des sujets marocains et l’équipage d’un navire génois, à bord duquel ils étaient embarqués, la cour de Turin rappela son chargé d’affaires, qui n’avait point manqué à ses devoirs.

Le Danemark et la Suède ne se montrèrent pas moins dociles aux caprices des pirates barbaresques. Après avoir entamé, en 1755, des négociations dont l’intermédiaire était un juif inhabile, le cabinet danois se crut autorisé à envoyer à Sainte-Croix une flottille portant des ingénieurs, des ouvriers et des matériaux, pour élever sur ce point une forteresse protectrice de son commerce. L’ambassadeur, qui montait le vaisseau amiral, fut fait prisonnier, les matériaux furent saisis, et l’on exigea, avant tout arrangement, la rançon de l’ambassadeur. Conclu à cette occasion, le traité de 1757 concédait à la compagnie danoise (nommée compagnie d’Afrique) le monopole, pour dix années, du commerce des ports de Salé et de Saffi, moyennant une redevance annuelle de 50,000 piastres fortes d’Espagne. Mais, comme ce traité n’obligea pas le sultan à fermer les ports de Maroc au commerce européen, Abderraman appela tous les commerçans sur les autres points abordables de la côte, notamment à Mogador, lieu voisin de Saffi, à Mazagan, à Casablanca, voisin de Salé. Il diminua les droits de sortie en leur faveur et leur céda divers priviléges refusés à l’établissement danois. La diminution des droits amenant une hausse sur tous les marchés, le commerce intérieur déserta les deux places monopolisées par la compagnie d’Afrique. Celle-ci croula tout à coup, et, contrainte à payer la redevance jusqu’au terme fixé de dix ans, elle fut ruinée. En 1767, le Danemark renouvela son traité, et se soumit à un tribut annuel de 25,000 piastres fortes, qu’il paie encore. Assurance contre une piraterie qui n’existe plus, en faveur d’un commerce qui n’existe pas.

En 1763, la Suède acheta aussi les bonnes graces du sultan, moyennant un présent considérable qu’elle engageait à renouveler chaque année, et qui consistait d’abord en bois de construction, en munitions de guerre et en autres produits de la Suède. Il fut plus tard exigé en argent. Rompu en 1771 par Gustave III, ce ridicule traité fut renouvelé ensuite et greva la Suède d’une somme annuelle de 20,000 piastres fortes, non compris l’arriéré remboursable sur le même pied. La Suède n’a pas le moindre intérêt engagé au Maroc.

En 1839, la Belgique, sous la protection de lord Palmerston, essaya de lier avec le Maroc des relations commerciales qui devaient offrir un écoulement facile et important aux produits des Provinces-Unies. Le consul anglais auquel l’agent belge était recommandé écrivit force dépêches, prodigua les conseils, loua une maison, enrôla des domestiques et des employés pour l’agent belge. Ce dernier ne put aller plus loin que Gibraltar. Après un long séjour sur ce rocher, il perdit patience, et alla promener son oisiveté dans l’Andalousie. Les négociations n’ont pas encore avancé d’un pas. C’était une bonhomie étrange d’imaginer que lord Palmerston ouvrirait au commerce belge la route d’une concurrence aussi dangereuse pour les Anglais.

La Hollande a conclu plusieurs traités avec l’empire de Maroc, dont l’alliance lui a été précieuse pendant la guerre de 1755. Un moment la paix fut rompue parce que le sultan n’avait pas trouvé le cadeau du consul assez riche. Après une démonstration hostile qui n’eut pas grand succès, le gouvernement de Hollande réclama la paix qui fut rétablie en 1778. Le commerce hollandais fut long-temps prospère au Maroc ; dès le milieu du XVIIIe siècle, les marchandises exportées de ce royaume à Marseille y trouvaient un débouché très avantageux ; mais l’Angleterre, une fois maîtresse de Gibraltar, en fit un grand dépôt des manufactures anglaises et s’empara de tout le commerce d’importation.

Les Portugais, long-temps habitans des côtes de l’Afrique, avaient habitué les Maures à leur industrie et à leur caractère. En 1769, forcés d’évacuer Mazagan, leur dernier établissement, ils remplacèrent les postes militaires par des maisons de commerce, et passèrent avec le sultan un traité assez avantageux, qui leur permit de conserver avec la côte occidentale des relations actives. Lisbonne était alors pour les Maures ce que Gibraltar est aujourd’hui. Là se rendaient, montés sur des vaisseaux portugais, les juifs et les Maures qui se hasardaient à sortir de Barbarie. Ils y allaient faire leurs achats, porter leurs marchandises, et lier connaissance avec la civilisation européenne. La décadence de la marine portugaise et la concurrence de Gibraltar ont détruit ces communications. À peine aujourd’hui le pavillon portugais apparaît-il sur quelque rade, à bord de petits misticks qui viennent chercher un fret pour Gibraltar, ou sur la poupe de petits bateaux pêcheurs qui pendant la belle saison stationnent à la bouche du détroit.

Le pavillon sarde se montre assez souvent sur la Méditerranée et sur l’Océan. La plupart des navires génois viennent poursuivre dans les rades de Barbarie leur spéculation habituelle, la spéculation du fret. Ils apportent des marchandises prises à Gibraltar, et chargent des marchandises pour Gibraltar et Marseille. Les relations des deux pays n’ont pour base que les différences éventuelles dans le cours des marchandises. Quant aux États-Unis, en changeant le mode de taxation des laines importées de l’étranger, ils ont tout à coup dirigé vers la côte occidentale de la Barbarie, un nombre prodigieux de commerçans et de navires américains. Pendant trois ans consécutifs, une quantité considérable de laine a été exportée de Mogador, Safi, de Mazagan, de Casablanca et de Tanger ; mais le système de transaction suivi dans les deux pays, irrégulier et vicieux, ne pouvait servir de base à des rapports continus. Le prix des laines ayant subi au Maroc une hausse inaccoutumée, le commerce se trouva dérouté, les droits de douane suivaient la hausse, tous les marchés furent bouleversés. Des fraudes tentées par les négocians américains furent découvertes, et à l’arrivée des dernières cargaisons il y eut procès, saisies, faillites. Le tarif des douanes éprouva d’importantes modifications, enfin les rapports de l’Amérique avec le Maroc restèrent suspendus.

Les États-Unis avaient aspiré à la possession d’une petite île située dans le détroit, à peu de distance du continent. En la réunissant à la terre ferme, on eût créé une rade sûre, et cette position fortifiée rivale de Tanger, de Ceuta et de Gibraltar, eût assuré aux États-Unis ce qu’ils cherchent depuis long-temps, un pied dans la Méditerranée. Le traité de 1786, le premier que la république ait contracté avec le sultan, venait d’expirer, lorsqu’on essaya d’y glisser cette proposition. L’agent américain, envoyé à Tanger, passa deux ou trois mois à attendre vainement l’honneur d’une audience. Le sultan, qui se repose assez volontiers sur son agent à Gibraltar, M. Bénoliel, ami de l’Angleterre, du soin de négocier et de débattre ses traités, laissa l’ambassadeur des États-Unis conférer avec cet agent marocain, sujet anglais. Dominé par l’influence du gouverneur de Gibraltar, M. Bénoliel fit à la demande américaine tout l’accueil que l’on peut croire. La tentative échoua, et le gouvernement des États-Unis, renouvelant son traité, mais sans la clause désirée, adressa au sultan un cadeau d’une grande valeur, qui fut reçu en 1839, à Mazagan. Ce présent consistait, dit-on, en un canon, des armes et des munitions de guerre ; singulier présent de la part d’un allié de la France.

L’Espagne, par sa proximité, les besoins de son commerce, son industrie agricole et les possessions qu’elle a conservées en Afrique, est la nation qui jusqu’à ce jour a eu le plus d’intérêts engagés au Maroc. Une paix active, une guerre active, telle est l’alternative dans laquelle se trouvent placés ces deux peuples. Il leur est impossible de s’éviter. Sur les deux côtes règne une analogie frappante de localités, de caractères, de mœurs et de besoins. Ce n’est pas seulement un souvenir, c’est une tendance. Le fait seul de la conservation des établissemens espagnols en Afrique prouve qu’ils sont peu menaçans et peu dangereux pour le Maroc ; séparés et protégés d’ailleurs par la montagne et les plaines du Rif, ils sont à l’abri des coups de main tentés par les sultans. Les traités de paix ont été toujours renouvelés peu de temps après avoir été rompus, et les deux parties y ont gagné. Pendant ces années de mauvaise récolte que l’état actuel de l’Espagne multiplie, l’Andalousie et les îles Canaries ont trouvé au Maroc une ressource sans laquelle leur situation eût été critique. Souvent aussi le Maroc, sans le prompt secours de l’Espagne, eût été dépeuplé par la famine, que l’imprévoyance des habitans et l’insuffisance des procédés agricoles rendent terrible dans ces contrées. Le commerce des céréales est à peu près le seul que fasse dans ce moment l’Espagne avec le Maroc, à moins qu’on ne mentionne une petite quantité de soieries de Barcelone et de galons de Séville importés, quelques cuirs de bœuf et quelques écorces de chêne exportés.

Les Anglais ont abandonné Tanger. Si la position de Gibraltar est plus forte, elle n’est assurément ni plus avantageuse, ni plus économique. Gibraltar, comme Tanger, tire ses subsistances de Maroc. La principale ressource de Gibraltar a toujours été la contrebande. On porte à quarante mille hommes le nombre de ceux qui vivent de cette industrie, et la ville de Gibraltar non-seulement encourage et alimente la contrebande, mais lui accorde la protection ouverte de sa forteresse et de ses navires. Il y a six mois, des contrebandiers pris en flagrant délit, traqués par les gardes-côtes de la reine, sont venus se placer à l’abri du canon anglais et narguer leurs adversaires. La chevaleresque Espagne subit l’affront, baise la main qui la frappe, et crie : Mort aux Français !

L’Angleterre se ménage toutefois des ressources et des relations dans le Maroc. Elle a passé avec le sultan un traité qui lui accorde l’exportation annuelle de deux à trois mille bœufs, moyennant un droit inférieur au droit ordinaire. Elle tire de Tanger la volaille, les œufs, les légumes, le blé et l’orge que consomme Gibraltar. Elle y trouverait d’excellente farine, si les fournitures de Gênes et de Marseille étaient suspendues. La proximité de Tanger lui est utile non-seulement pour l’approvisionnement de Gibraltar, mais par l’immense avantage que le commerce anglais a su en retirer. L’agent marocain qui habite Gibraltar favorise les transactions commerciales de l’Angleterre ; sa garantie formelle ou implicite autorise les Anglais à donner du crédit aux Maures ; déterminés par ce motif, une foule de petits trafiquans se portent en masse et exclusivement sur Gibraltar. On calculerait malaisément la quantité de marchandises anglaises qui passent le détroit chaque semaine.

Ces avantages, il est vrai, sont achetés par une déférence humiliante. En 1828, comme nous l’avons dit, deux navires anglais furent capturés dans le détroit. La mise en liberté de l’équipage et la restitution de la cargaison une fois obtenues, les Anglais exigèrent une indemnité. Le sultan s’y refusa, et quelques navires de guerre allèrent bloquer Tanger. Les autorités maures déclarèrent que, si un seul boulet tombait sur la ville, tous les Anglais qui se trouvaient dans le pays, y compris le chargé d’affaires, seraient égorgés. Le blocus, bien que maintenu, laissa passer les navires qui, chaque semaine allaient à Gibraltar et en revenaient. Le chargé d’affaires anglais M. Douglas, outragé par le sultan[1] répondit à l’insulte par de la colère, et fut jeté en prison. Le commandant de l’escadre réclama ce fonctionnaire, et obtint sa liberté sous la condition expresse que M. Douglas ne quitterait pas le Maroc sans l’autorisation du sultan Enfin le sultan déclara « qu’il ne s’était jamais cru en guerre avec ses bons alliés, qu’il était malheureux pour eux d’être représentés par un fou, qu’il consentait volontiers à leur rendre cet infortuné, espérant qu’on allait faire un meilleur choix, et que la bonne harmonie ne serait plus désormais troublée. » L’Angleterre accepta une explication aussi satisfaisante, et le blocus disparut par enchantement.

Lorsque des symptômes de mésintelligence se manifestèrent entre la France et le sultan de Maroc, l’Angleterre joua un nouveau rôle. Le gouverneur de Gibraltar, qui venait de fournir des armes à Abd-el-Kader, en fournit à Muley-Abderraman, mit des ingénieurs à la disposition du pacha de Tanger pour réparer les fortifications de cette place, promit d’arrêter à sa source toute tentative hostile de la France, et tint le pacha de Tanger au courant de toutes les nouvelles qui l’intéressaient. Le brick de guerre en station à Gibraltar est encore en mouvement pour le service de cette précieuse correspondance.

Les premières négociations régulières de la France avec le Maroc datent du règne de Muley-Ismaïl. Sous son successeur, Sidi-Mohammed, les négociations de la France et du Maroc obtinrent, mais difficilement, quelques résultats. Les préliminaires furent réglés, en 1766 par l’entremise d’un négociant français établi à Saffi, M. J.-J. Salva ; le comte de Breugnon se rendit ensuite sur les lieux pour conclure ; Les ratifications ne furent échangées que deux ou trois ans plus tard. M. de Mornay, en renouvelant ce traité, il y a quelques années, semble y avoir introduit des clauses nouvelles et plus favorables ; mais des articles supplémentaires et exceptionnels détruisent malheureusement l’effet des clauses fondamentales. En effet, il n’a pu garantir le commerce français des variations, des entraves et des vexations, qui, jointes à la concurrence, à l’incapacité ou à la déloyauté de certains agens ont fini par l’expulser du Maroc. Aujourd’hui, sur une côte de deux cents lieues, dont les productions conviennent à l’industrie française, et où les produits de cette industrie trouveraient de nombreux débouchés, on ne compte plus que deux établissemens français. Les négocians de Marseille, au lieu d’imiter et d’acquérir ce savoir-faire et cette habileté auxquels le commerce anglais doit sa supériorité, se sont laissés primer par les produits anglais, souvent inférieurs en qualité, mais mieux parés, mieux élaborés, se présentant mieux, avec plus de décence et de grandeur. Nos draps, nos sucres raffinés, nos soieries et même nos quincailleries soutiendraient au Maroc la concurrence anglaise, si les dehors grossiers, le conditionnement sordide de ces produits, et les fraudes auxquelles a souvent recours une parcimonie extrême, n’assuraient l’avantage à nos rivaux.

Sous Napoléon, le consul français de Tanger y tenait une cour brillante, dont l’agent anglais s’était seul isolé. Cet appareil et cette pompe, qui produisent sur les orientaux une impression si profonde, l’origine de cet éclat, bien connue des Maures, éveillaient en eux une vive admiration, mêlée de respect pour la France et pour son souverain. La restauration laissa échapper cette position élevée ; les agens des autres puissances, quittant le rôle secondaire qu’on leur avait assigné, construisirent des palais qui rejetèrent dans l’ombre la résidence modeste de la France. Cependant la prépondérance française s’est un peu relevée, depuis que la résolution de conserver l’Algérie et le déploiement de forces dont cette déclaration a été appuyée, ont conseillé au sultan les égards et la déférence. Le consulat-général, confié aujourd’hui à un homme dont l’attitude est ferme et indépendante, soutient ce mouvement ascensionnel.


Telles ont été les relations diplomatiques de l’Europe avec le sultan de Maroc, relations purement commerciales. Renfermé dans son orgueil, il surveille de loin les évènemens européens sans y prendre part ; il s’attache surtout à en arrêter le retentissement sur sa frontière. Les consuls ne résident pas auprès de la cour ; la plupart quittent le pays sans avoir entrevu le sultan. Leur résidence, d’abord fixée à Rabat, a été transférée à Larache. En 1780, Larache fut interdit aux chrétiens, et les consuls durent se transporter à Tanger. La diplomatie marocaine, habile à combattre les chrétiens avec leur esprit et leurs idées, colora ce procédé arbitraire, en prétendant qu’on avait cherché à rendre le séjour du pays moins désagréable aux consuls, à les rapprocher de l’Europe, et à les placer en communication journalière avec leur patrie. Ce qui importait au sultan, c’était d’éloigner les consuls du centre de l’administration et de leur en dérober les secrets, de faire perdre à la marine de guerre le chemin et les stations de Rabat et de Larache ; enfin, de cacher aux étrangers les points vulnérables de l’empire, et les révoltes continuelles des tribus voisines de Rabat et de Salé, qui inquiètent souvent l’administration et la tiennent en échec. Aujourd’hui, quand le sultan est à Fez, la notification la plus pressée ne peut recevoir de réponse avant quinze jours ; s’il se trouve à Maroc, quarante jours au moins sont nécessaires.

Abaissement volontaire des nations européennes, toujours prêtes à satisfaire la rapacité mauresque, même sans en tirer aucun avantage, et qui se soumettent à être rançonnées sans en tirer bénéfice ; de la part des Anglais, habile et prévoyante souplesse, sacrifiant la dignité nationale aux intérêts du commerce ; de la part des sultans, adroite et âpre exploitation d’une situation favorable et unique ; tel est le résumé des relations diplomatiques que nous avons esquissées. Examinons le changement ostensible ou secret que la prise d’Alger et son occupation ont dû entraîner ou peuvent entraîner un jour.

§ IVDU ROYAUME DE MAROC RELATIVEMENT À LA COLONIE D’ALGER, ET DE LA SITUATION D’ABD-EL-KADER.

La régence d’Alger et le Maroc appartiennent à des sectes différentes. Le Coran n’admet qu’un vrai monarque chef de l’église. Le sultan de Maroc est donc, aux yeux de ses prosélytes, descendant unique et successeur légitime du prophète. La communauté d’origine n’est pas pour les musulmans, comme on pourrait le croire, un principe énergique de fraternité et de sympathie. Les Marocains détestent les Turcs et méprisent les Algériens.

Ils ont donc été médiocrement émus du malheur subi par leurs antagonistes religieux, les Arabes de l’Algérie. Voisins turbulens, les deys d’Alger et de Tittery avaient souvent ou entraîné dans leurs querelles les provinces limitrophes ou pris une part dangereuse aux démêlés des royaumes de Fez et du Maroc. Les corsaires d’Alger, plus formidables que leurs voisins, s’étaient fait payer plus cher leurs primes européennes, et la jalousie du sultan ne leur pardonnait pas cet avantage. Si, comme les Anglais en répandent le bruit, la colonie française venait à quitter Alger, le sultan doit espérer mettre cet évènement à profit pour son église, son empire et son territoire. Aussi, loin de maudire la prise d’Alger, la cour de Maroc s’en réjouissait-elle en secret, lorsque la France déjoua son espoir en déclarant qu’elle garderait sa conquête.

Alors se présenta, aux yeux des populations arabes, l’homme que réclamaient leurs désirs ; sous le rapport politique, un libérateur ; sous le rapport religieux, un pontife : — Abd-el-Kader.

Ce marabout célèbre soulevait un double levier, religion et patriotisme. Il était parvenu à se créer une généalogie remontant au prophète. Les commentateurs les plus vénérés du Coran bénissaient entre ses mains l’instrument de persuasion arabe, le glaive, et lui ouvraient au trône la voie du champ de bataille. Une fois maître de ces ressources, le marabout vint se jeter aux pieds du sultan de Maroc. On s’en étonne, mais à tort. Il ne pouvait rien attendre de Stamboul, ni des beys de Tunis et de Tripoli, perdus dans leurs embarras domestiques et dans leurs luttes intestines. Il lui fallait, de deux choses l’une, ou reconnaître la suzeraineté du sultan de Maroc, ou se proclamer lui-même khalife et son rival. Les secours offerts à Abd-el-Kader par le gouverneur et les trafiquans de Gibraltar ne pouvaient lui parvenir que par le royaume de Maroc. Si les Anglais lui fournissaient des armes et des munitions de guerre, voire même des ingénieurs, pouvaient-ils fournir des chevaux, des mulets et des chameaux, du biscuit, et de l’orge, des tentes de campagne, des tarbouchs et des babouches, objets indispensables à l’équipement arabe ? Le traité de la Tafna lui livrait sans doute des approvisionnemens, d’armes, de munitions, de vivres ; mais une alliance sérieuse avec la France détruisait le prestige et la force d’Abd-el-Kader. Se soumettre au sultan, lui rendre hommage, était donc pour lui le seul parti prudent et convenable.

Quant à Muley-Abderraman, sa situation n’était pas moins complexe. L’hommage d’Abd-el-Kader, accepté par le sultan, le constituait en hostilité avec la France, et lui faisait courir les chances d’une guerre dangereuse. Si les deux alliés réussissaient contre nous, un vassal ambitieux et turbulent pouvait tourner ses armes contre son suzerain. Muley-Abderraman reçut donc assez froidement les protestations du marabout, et l’ambassade du colonel Delarue, dont le langage fut énergique jusqu’à l’emportement, dut le confirmer dans ses dispositions pacifiques. On prétend qu’il soutient indirectement notre ennemi. Sans doute Abd-el-Kader a reçu par Tétouan et la frontière de Tlemecen des chevaux, des bêtes de somme, des provisions et des munitions de guerre ; un grand nombre de provinces marocaines se sont coalisées pour lui fournir des tentes de campagne : les chameaux de Fez ont été pris en corvée pour le transport de toutes ces fournitures ; mais Muley-Abderraman a protesté que ces transactions ne pouvaient être arrêtées. Nous pensons qu’il dit vrai. Le fanatisme explique l’enthousiasme et le désintéressement qui dirigent ces prétendues transactions commerciales, véritables œuvres de piété. Moines, centons, derviches, marabouts décorés du titre générique de saints inondent les côtes d’Afrique. Pas de tribu, pas de ville qui ne les compte par centaines. Les uns, fous ou idiots, dont la misère est respectée comme une manifestation d’Allah ; les autres, ambitieux, intrigans, spéculateurs pleins d’intelligence et de tact, peuvent tout sur les esprits crédules. Le sultan profite de leur pouvoir et l’étend après se l’être assimilé ; c’est l’unique ressort de son autorité sur les Bérebères et dans tout l’Atlas. Les saints apaisent les révoltes sans coup férir ; instigateurs de toutes les révolutions du Maroc, de tous les changemens de dynastie, ils ont eux-mêmes fondé la dynastie régnante des shérifs, dont un saint, descendant du prophète, venu d’Iambo, fut la première souche. Dangereux ennemis, difficiles à discipliner et à maîtriser, on parvient aisément à exalter les populations par le fanatisme même qu’ils propagent.

Abd-el-Kader a trouvé dans ces moines toute sa force. Soufflant à l’oreille de ces sauvages le nom maudit des chrétiens, embrasant de haine leur imagination, flattant toutes leurs passions, il les a lancés dans la route de son ambition, dont ils sont devenus les instrumens actifs. Ce sont eux qui lui créent des prosélytes, surtout à Fez, qui renferme, de toutes les populations du Maroc, la plus homogène, la plus nombreuse, la plus riche et la plus éclairée.

Fez n’est plus la ville merveilleuse qu’a décrite Léon l’Africain ; cependant ses lumières, son opulence et son industrie lui conservent le premier rang parmi les cités africaines. Sa population, évaluée à plus de cent mille ames, ne nous semble pas atteindre ce chiffre. Mais on doit ajouter à cette population celle de Méquenez, éloignée de huit lieues seulement, habitée par quarante ou cinquante mille ames, et dont la destinée politique est inséparable de celle de Fez. Long-temps capitale unique d’un état distinct, ennemi du royaume de Maroc et supérieur à ce royaume par les mœurs et les lois, Fez se souvient encore de cette supériorité isolée. La race du sultan actuel n’appartient pas au royaume de Fez. Le fondateur de sa dynastie vient de l’Arabie, et ses descendans se naturalisèrent dans une province de l’état de Maroc, la province de Tafilet, située au-delà de l’Atlas. Pour les citoyens de Fez, ces souvenirs ne sont pas sans amertume. Située à quatre journées de Tlemcen[2], au fond d’un vallon que dominent des hauteurs accessibles, Fez n’est pas à l’abri d’un coup de main.

Abd-el-Kader, ayant calculé ces avantages, dirigea sur Fez ses tentatives de prosélytisme. Déjà soutenu par une population exaltée, il proclama la guerre sainte, et plaça le monarque dans l’alternative ou de se prononcer en sa faveur, ou de reculer lâchement devant les devoirs sacrés du khalifat. Abderraman, forcé de secouer son inertie et de sortir de ce piége, s’éveilla enfin. Au moment où nous écrivons ces lignes, on annonce que le Maroc est en armement et prêt à se lever en masse ; les fortifications des villes se réparent, les canons oubliés dans le sable remontent sur leurs affûts, les compagnies d’artilleurs et de marins se réorganisent et s’exercent chaque jour. Huit mille fusils viennent d’être achetés et livrés aux ouvriers, qui doivent substituer à la crosse européenne la crosse du pays, seule propre à l’exercice moresque. Mais le sultan va-t-il s’allier avec le marabout et lutter contre la France ? Nous ne le croyons pas, il est trop habile. La France est beaucoup moins menaçante pour le sultan que l’habile et fourbe Abd-el-Kader. Non-seulement Muley-Abderraman a renouvelé plusieurs fois ses protestations d’amitié et de dévouement envers la France ; non-seulement, sommé par le ministère français d’opter entre la paix ou la guerre, il a toujours opté pour la paix ; mais ses protestations, mises à l’épreuve, ne se sont pas démenties. Une maison française de Tanger demandait l’année dernière l’autorisation d’exporter des bœufs et des céréales, réclamés par l’administration d’Alger. L’autorisation a été accordée ; la fourniture s’est effectuée sous les yeux du sultan. Jamais certes, à la veille d’une guerre, sultan africain, ne livra à son ennemi des munitions et des armes.

Pour savoir exactement si les préparatifs de Muley-Abderraman s’adressent à la France il faut connaître son génie et sa vie, examiner dans quel état se trouve son royaume, de quelles forces il dispose, s’il est en situation de lutter contre la France, et si la guerre dont on lui suppose l’intention ne serait pas pour lui un objet de crainte et un péril.

§ VVIE POLITIQUE ET MŒURS PRIVÉES D’ABDERRAMAN. — ÉTAT POLITIQUE ET COMMERCIAL DU ROYAUME DE MAROC.

Nous avons dit plus haut de quels élémens hétérogènes et inconciliables se compose la population de ce vaste et singulier empire. Il est difficile d’en faire le dénombrement exact, que le gouvernement lui-même ne connaît pas. Il est à peine une mère au Maroc qui sache exactement l’âge de ses enfans. L’ignorance du peuple est telle que ses calculs ne remontent pas au-delà du mois courant, et qu’il compte les jours sur ses doigts.

Muley-Abderraman passe pour avoir atteint sa cinquantième année. Son règne date de 1822. C’est un homme de moyenne taille, dont la barbe large et d’un noir de jais tranche vivement sur un teint brunâtre, dont les yeux, grands et expressifs, sont inégaux et louches. Sérieux sans être hautain, il affecte ce maintien calme et grave qui, chez les musulmans, dénote l’éducation supérieure, la dignité du rang et la noblesse du caractère. Simple dans ses manières et dans ses goûts, il dédaigne le faste, et, dans la vie intime, il serait difficile de le distinguer de ses caïds et de ses tolbas. Le parasol, attribut de la royauté, l’accompagne toujours ; c’est le seul signe de son pouvoir.

Les trois palais qu’il habite alternativement à Fez, à Méquenez et à Maroc, sont vastes et semblent de petites villes renfermées dans une grande cité ; mais l’aspect de ces édifices n’a rien d’imposant. Les fantaisies de l’architecture moresque de la décadence, l’ogive découpée, échancrée et dentelée, les moulures en plâtre colorié, le pavé à grands carreaux de marbre ou en mosaïque de briques vernissées, un péristyle très simple autour des cours intérieures, et, au centre de toutes les salles, un bassin de marbre avec un jet d’eau, tels sont les seuls ornemens qu’on y remarque. Le luxe a été réservé pour la disposition et l’embellissement des grands jardins renfermés dans l’enceinte du palais. Glaces, porcelaines, pendules et meubles, magnifiques cadeaux envoyés par les cours chrétiennes, s’entassent dans un petit nombre de pièces ; véritable exposition des produits de l’industrie des deux mondes. La cuisine du sultan, qui se fait, comme celle de tous les Maures, sur de petits fourneaux portatifs en argile cuite, fonctionne toujours en présence de Muley-Abderraman. C’est ordinairement une juive qui remplit les fonctions d’intendante. Chaque matin, elle vient déposer aux pieds du maître une corbeille de provisions et de fruits, parmi lesquels il choisit ce qui doit servir à ses trois repas, qu’il prend toujours seul. Il y a, dans diverses parties du palais, des offices servis par un grand nombre d’esclaves, hommes et femmes, pour les principaux caïds, le harem, les hôtes du sultan, les courriers en mission, les domestiques et les pauvres des grandes mosquées.

Au commencement de son règne, Muley-Abderraman ne paraissait au méchouar, ou conseil d’état, que trois ou quatre fois par semaine. Son secrétaire, ou premier ministre, Sidi-Moctar, homme lettré, adroit, plein de tact, ferme, et d’une activité infatigable, possédait toute sa confiance. Mais la mort subite de ce ministre livra au monarque la correspondance secrète de Sidi-Moctar, et les révélations contenues dans ces lettres décidèrent Abderraman à tenir dorénavant les rênes de l’empire. Il donna pour la forme un successeur en titre à Sidi-Moctar. Le titre de sahab, affecté à cette dignité, n’a pas la même signification que celui de visir, et ne correspond pas à celui de ministre. Le sahab est le compagnon et le confident du sultan ; il est le premier des kalibs ou écrivains du palais, dont le nombre indéterminé s’élève ordinairement à dix ou douze. Muley-Abderraman visite maintenant le méchouar deux ou trois heures tous les jours, le vendredi excepté. Dans la cour sont réunis les caïds et les officiers de service, ainsi que les grands fonctionnaires de la ville, prêts à répondre au premier mot du maître. Des soldats équipés sont prêts à se mettre en route pour porter les ordres, et les courriers attendent la réponse aux dépêches qu’ils viennent d’apporter. Là, le sultan donne audience au premier venu de ses sujets ; facilité apparente que les gardiens du palais font payer. Ils reçoivent le cadeau du pauvre aussi bien que celui du riche, et souvent l’audience coûte un panier d’œufs, six poules et un pot de beurre. Les commerçans européens, dont l’argent alimente les douanes d’Abderraman, sont l’objet de sa prédilection spéciale. Il les reçoit volontiers, amicalement, et quelquefois dans l’intérieur même de son palais ; mais les ambassadeurs des puissances européennes ne trouvent jamais en lui que le souverain. Ils le voient une seule fois, en cérémonie, dans la grande cour du méchouar, au milieu de son armée rangée en bataille. Pendant que l’ambassadeur entre d’un côté, le sultan apparaît de l’autre à cheval, accompagné du sahab, de quelques caïds tenant la bride, et d’esclaves portant le parasol ou agitant des étoffes autour et derrière lui. Il s’arrête, écoute la harangue que l’interprète juif prononce à genoux, et lui répond par un petit nombre de phrases officielles qui n’ont pas varié depuis trois siècles. Cet entretien ne dure jamais plus de dix minutes. Le sultan continue sa marche, et l’ambassadeur va traiter de sa mission avec le ministre titulaire, ou avec tout autre agent désigné par le sultan. Livrée à des intermédiaires peu éclairés et accessibles à la corruption, la diplomatie est réduite à une impuissance presque entière.

Le sultan est peut-être de tout son empire l’homme dont le jugement est le plus sain, dont le tact est le plus sûr en matière d’administration, de commerce et de politique. Il interroge, il s’instruit, il comprend, il sent, il devine. Avare avec délices et passion, il a fini par changer l’administration du royaume en une grande exploitation industrielle et commerciale.

Les habitudes de ses premières années ont développé ce penchant. Neveu de Muley-Soleiman, Abderraman n’est pas destiné au pouvoir suprême. Les liaisons de parenté avec la famille du souverain ont une médiocre importance dans les états musulmans, et surtout à Maroc, où la famille royale peuple à elle seule presque toute la province de Tafilet ; Muley-Ali, fondateur de la dynastie, laissa quatre-vingt-quatre enfans mâles et un plus grand nombre de filles ; on porte jusqu’à huit cents le nombre des enfans mâles de Muley-Ismaïl. Muley-Abderraman, éloigné de la cour, avait mené une vie assez obscure en qualité d’administrateur de la douane à Rabat, puis à Mogador, lorsque Muley-Soleiman, excluant du trône ses enfans et toute sa postérité, le choisit pour successeur ; en effet, il était seul capable de porter le poids des affaires. Les héritiers plus proches se soumirent. L’aîné, alors héritier, est aujourd’hui attaché à la cour de Muley-Mohammed, fils aîné du sultan, comme ami et conseiller intime.

Quelques tentatives d’usurpation furent essayées à cette époque. L’une d’elles, dirigée par les Oudaya, milice du palais, qui jouait à Maroc le rôle des janissaires à Constantinople, put sembler menaçante au nouveau sultan.

L’origine de cette milice explique sa puissance : Muley-Ismaïl avait amené du désert, où il était allé guerroyer contre le roi de Tombouctou, un grand nombre de noirs qu’il avait enrégimentés. Ce corps, isolé au milieu de populations qui le haïssaient, avait pour unique intérêt l’intérêt de son maître. Il parvint à le défaire de ses enfans et à pacifier l’empire. Muley-Ismaïl reconnut ce service par tant de priviléges, et fit à toutes les recrues que lui fournissait incessamment le désert, un accueil si favorable, que cette milice dépassa en peu d’années le nombre de cent mille hommes, et n’eut pas de peine à mettre la souveraineté en tutelle, et à substituer au gouvernement ses caprices. Muley-Abdallah, déposé six fois par ses noirs, trouva le joug intolérable ; il voulut s’en délivrer à tout prix. Le moyen le plus sûr lui parut être de mettre la milice nègre aux prises avec les indigènes. Ce plan réussit. La milice, divisée, traquée dans des défilés et dans les positions les plus critiques, fut exterminée ; de cent mille hommes, il en resta à peine six mille.

Mais cette violence n’atteignit pas le but que se proposait Muley-Abdallah ; il n’avait fait que changer de tyran. Les Oudeijas, la tribu qui avait principalement contribué à l’extermination des noirs, hérita de leur prépondérance et de leurs excès. Muley-Abderraman, à son accession au pouvoir, les eut pour adversaires. Ils voulaient élever au trône Sidi-Bendriz, dernier ministre de Muley-Soleiman ; une grande partie de la population de Fez se mit au service de leurs projets. La ville neuve, dans laquelle se trouve le palais impérial où était mort Muley-Soleiman, ferma ses portes à Muley-Abderraman, qui dut y pénétrer par la force des armes. Les Beni-Hassen et les Bérebères des environs de Fez et de Méquenez, toujours ardens au pillage, marchèrent contre Fez avec les tribus du sud ; quelques pièces d’artillerie fournies par Rabat et Salé renforcèrent l’armée du sultan ; et Fez, battue en brèche, livra passage au vainqueur. Muley-Abderraman entra le premier par la brèche et marcha droit au palais, pendant que l’armée mettait la ville au pillage. Les Oudeijas, traqués dans les rues, furent pris et garrottés ; Muley-Abderraman put suivre plus tard son penchant à la clémence. Les principaux chefs furent exilés au-delà de l’Atlas et dans les forteresses du sud ; la tribu, divisée en petites bandes, fut dépaysée et disséminée. Quelques-unes de ces bandes vivent encore sous des tentes, le long des grandes routes.

Le nombre des troupes régulières fut alors considérablement réduit, et l’armée soumise à une nouvelle organisation. Ce n’est plus à une seule tribu que sont confiés la garde du souverain et le service du gouvernement central. Toutes les provinces de l’empire concourent à la formation de cette milice, suivant la proportion relative de leur population. Le nombre ordinaire de l’armée permanente n’est que de trois à quatre mille hommes. Ce nombre peut s’augmenter, mais seulement pour le temps du péril. Le soldat en campagne reçoit la solde, le soldat inactif ne reçoit rien ; Muley-Abderraman est économe.

Avant lui, cinquante-quatre ans de constructions et de guerres avaient épuisé le trésor. Au lieu des 100 millions de ducats (environ 340 millions de francs) que Muley-Ismaïl avait laissés, ce trésor était réduit, à la mort de Sidi-Mohammed, à 2 millions de ducats, et l’on ne sait pas au juste ce qu’il en restait à l’avénement de Muley-Abderraman. Le pillage, favorisé par un moment de révolte et d’interrègne, avait achevé sans doute l’œuvre commencée par la décadence du commerce et la voracité des ministres. Remplir le trésor, l’accroître et le combler, a toujours été pour Muley-Abderraman le souci le plus pressant et le besoin le plus vif.

Le commerce, que son prédécesseur avait négligé ou opprimé attira surtout son attention. Il éluda, pour toucher son but, les injonctions du Coran par des interprétations très hardies. La loi, qui défend expressément le trafic du gibier et de la laine, ne défend pas de faire obtenir des chrétiens en échange de la laine, un produit qui, tourné contre eux, leur serait plus funeste que le commerce des laines ne devait leur être utile, c’était donc faire œuvre méritoire. La poudre, dont la fabrication au Maroc est imparfaite, coûteuse et insuffisante, fut reçue des mains chrétiennes par la douane impériale. Un quintal métrique de laine équivalut à une livre, puis à deux livres de poudre ; les apparences ainsi sauvées, il fut entendu qu’outre la poudre, la douane recevrait un droit en argent, fixé d’abord à trois piastres fortes, mais qui n’a pas cessé d’augmenter.

La laine lavée paie maintenant neuf piastres par quintal métrique, ce qui équivaut à la prohibition totale ; mais, au moment où ce commerce nouveau s’organisait, la laine en suint revenait à bord de 35 à 40 fr., prix qui assurait un bénéfice considérable à la vente en Europe. Aussi les étrangers se portèrent-ils en foule sur la côte de Maroc. Muley-Abderraman favorisa cet empressement par la protection spéciale qu’il promit à tous les intérêts commerciaux. Il permit à ses administrateurs d’ouvrir un compte à chaque négociant, et de lui accorder du temps pour l’acquittement des droits. Aujourd’hui, une maison anglaise du Maroc doit plus de 100 mille piastres fortes à la douane. Il n’est donc pas exact de prétendre que les patentes accordées par le sultan aux négocians étrangers s’obtiennent difficilement et sont soumises à un renouvellement annuel. Il se montre prudent et circonspect dans des concessions de crédit accordées à des inconnus sur lesquels il n’aurait pas de prise, et qui pourraient, en quittant le pays, faillir à leurs dettes ; il a raison. Aussi les négocians juifs et maures du pays, sur qui le sultan a droit de vie et de mort, comme il a droit de saisie et de confiscation sur tous leurs biens, offrant plus de garanties apparentes, sont-ils les plus favorisés. Pour eux le terme du paiement et le crédit sont indéfinis. Muley-Abderraman a même accordé de fortes avances à ceux qui manquaient de capital ou qui l’avaient perdu dans quelque opération malheureuse. Dans les villes où l’administration est le plus éclairée et le plus sévère, on a cru remédier aux abus d’un crédit illimité en établissant un mode de remboursement régulier et partiel, dont le taux est de 2 ou de 2 et demi pour 100 par mois, prélevés sur le total de la dette. Cette obligation de remboursement continu, ne mettant aucun obstacle aux nouvelles spéculations, a permis aux négocians d’augmenter la dette qu’ils semblaient amortir ; remède pire que le mal. L’idée de la banqueroute produit peu d’impression sur eux, et il n’en est peut-être pas dix dans tout le royaume, qui ne soient en état de banqueroute permanente. La loi ne condamne pas le banqueroutier à mort. Aussi son calme est-il imperturbable dans tous les embarras qu’il se crée ; il vend à perte, il achète à tout prix, il compense une mauvaise opération par une pire, et, en définitive, c’est le sultan que l’on dupe. Sur l’immense revenu nominal de ses douanes, la majeure partie consiste en créances qui ne peuvent pas être, qui ne seront jamais liquidées.

Cet état de choses devait amener des conséquences funestes au commerce européen. Le sultan, voyant tant d’empressement à exporter ses laines, et apprenant quels bénéfices on réalisait en Europe, voulut s’en réserver une partie ; il exhaussa successivement pour toutes les marchandises demandées le tarif des douanes. Les négocians du pays exhaussèrent de leur côté les prix sur tous les marchés. Le commerce européen se retira.

Le sultan crut avoir trouvé un palliatif à ce danger ; il imagina de maintenir et d’étendre à toutes les échelles, en faveur des étrangers d’abord, puis en faveur de tout négociant qui paierait comptant, la différence de droits établie pour ruiner la compagnie africaine de Danemark. La différence des deux tarifs est de 12 et demi pour 100 dans certains ports, et de 25 pour 100 dans les autres, ce qui revient pourtant au même, à cause de la différence proportionnelle en raison inverse, qui existe sur le droit nominal dans les diverses localités. Mais le palliatif inventé par le sultan ne pouvait avoir d’effet que si les trafiquans du pays étaient limités dans leurs opérations et dans leur crédit. Dans ce cas même, l’effet de la mesure devait jeter le commerce tout entier aux mains des Européens et des sujets marocains possédant de grands capitaux ; exclusion trop violente, et devant les conséquences de laquelle le sultan a reculé. La banqueroute de tous les petits commerçans sera déclarée le jour où le sultan réclamera l’acquittement des créances de la douane ; comme il la craint plus que personne, il préfère voir disparaître peu à peu tous les établissemens européens du Maroc.

L’exportation de la laine a beaucoup diminué dans les dernières années, par l’augmentation excessive des droits de sortie, et par l’accroissement de la consommation intérieure. Le terme moyen de l’exportation annuelle qui s’était élevée à quatre-vingt mille quintaux est de quarante mille quintaux environ. Parmi ces laines, les plus grossières sont celles du Rif et des provinces limitrophes de la régence et du désert. D’autres, de qualité moyenne, sont remarquables surtout par la légèreté, celles de Tamesna, de Ducala et des Beni-Hassen. Il y a enfin des qualités très fines, et qui pourraient se comparer à celles d’Espagne : ce sont les laines de Tadla et d’Orderra.

La qualité du blé que l’on récolte au Maroc est excellente dans quelques provinces, celle de Tamesna, par exemple ; le blé ne diffère de celui de la mer Noire que par le mélange d’une petite quantité de corps étrangers. On a exporté jusqu’à cinq ou six cent mille fanègues (mesure espagnole valant cinquante-cinq litres et demi) dans une seule année. La fanègue revenait à bord à moins d’une piastre forte.

La récolte d’huile, ordinairement très abondante au Maroc, y est sujette néanmoins à de grandes variations. Une amande appelée argan donne une huile d’un parfum assez agréable, quand elle est fraîche ; les naturels la préfèrent à l’huile d’olive. De 1768 à 1769, on exporta de Sainte-Croix et de Mogador 40,000 quintaux métriques d’huile d’olive ; et l’année dernière le quintal du pays, qui est de 112 kilog. et demi, s’offrait sur les lieux de production pour 36 ou 45 francs.

On pourrait exporter annuellement du Maroc, sans nuire à l’agriculture, de 6 à 8,000 bœufs et vaches du poids de 200 à 300 kil. Ce pays fournirait encore des mules et des chevaux en grande quantité. Les mules, petites ou grandes, sont fortes, ont le pied solide et portent aisément 150 à 200 kilog. Les Anglais en ont exporté beaucoup pour l’Amérique, de 1765 à 1775. Depuis cette époque, l’exportation a cessé. Une bonne mule coûte 160 francs au moins, 350 au plus. Les belles races de chevaux que le Maroc a possédées sont perdues ; étrangers à l’élève des chevaux, abandonnant au hasard le croisement des races, les propriétaires en altèrent la nature et la beauté, pour ne pas exciter la cupidité du sultan. Ils brûlent au flanc, à la cuisse, et souvent aux quatre pieds, leurs chevaux, qui d’ailleurs, soumis de trop bonne heure et avec trop peu de ménagement aux violens exercices du jeu de la poudre, sont épuisés à sept ans. C’est par le feu appliqué aux pieds qu’on cherche à corriger ou à prévenir le gonflement de leurs jambes. Presque tous les beaux chevaux de Barbarie se trouvent dans les écuries du sultan ; encore cette beauté est-elle médiocre, si l’on en juge par ceux qu’il donne à plus d’un ambassadeur en échange des cadeaux qu’il reçoit.

Le Maroc peut fournir en abondance d’excellente farine, celle de Fez ; de l’orge, du maïs, des fèves, des pois-chiches, du sésame, tous objets d’un commerce très actif avec les îles Canaries et avec l’Espagne ; des peaux de mouton, de chèvre, des cuirs de bœuf, de la cire, du suif, du lin, du chanvre, des gommes de plusieurs qualités, d’excellent alquifoux, équivalant à l’alquifoux anglais, de l’ivoire, des plumes d’autruche, de la poudre d’or, du corail, du coton, du cumin, de la terre savonneuse (qassoul), des bonnets de laine (tarbouchs), des babouches, des feuilles de rose.

La hausse dans les prix, hausse dont nous avons fait connaître les motifs, semblait, en définitive, devoir profiter à l’agriculture et à l’industrie. Il n’en est rien. Pour quelques petits producteurs qui viennent eux-mêmes vendre leurs marchandises dans les villes, la plupart ne traitent pas directement avec le commerce. Le défaut d’argent pour payer l’impôt, ou l’hypocrisie d’une misère qui n’est pas toujours réelle, leur font contracter des emprunts pour lesquels ils hypothèquent leurs récoltes sur la plante, ou leurs laines sur le dos des troupeaux, à un prix très modique. La différence entre ce prix et celui qu’en donne le commerce après la récolte, constitue le bénéfice du spéculateur ; quelques parcelles arrivent à peine jusqu’à l’agriculture, et ces parcelles, les percepteurs des impôts et les gouverneurs des provinces s’empressent de les lui arracher.

Aussi l’agriculture depuis des siècles est-elle stationnaire. Les deux tiers du territoire sont en friche ; le dernier tiers est labouré par une charrue impuissante, dont le soc est souvent en bois. On ne connaît d’engrais que les cendres des champs, incendiés quelques jours avant le labour, auxquelles se mêle fortuitement la fiente des troupeaux. Les agens naturels viennent seuls en aide à l’agriculture. Manquent-ils, tous les fléaux fondent sur les imprévoyantes populations. À la sécheresse et à la disette se joignent l’épizootie, les sauterelles, les fièvres et la peste. Ces chrétiens, que les Maures exècrent, deviennent leur providence. On a vu, il y a quelques années, les équipages européens débarquer des provisions sur une plage jonchée de cadavres, où des femmes, des enfans, des vieillards, usaient leurs forces exténuées et s’arrachaient, en mourant, une poignée de blé.

Les mauvais résultats de la concurrence ont engagé Muley-Abderraman à revenir au système du monopole. L’exportation des bœufs, des poules, des sangsues, l’exploitation des salines, le passage des rivières et bien d’autres spéculations de commerce intérieur, sont autant d’objets de monopole, qui, au terme expiré, lorsqu’on les remet aux enchères, sont vivement disputés, bien que le gouvernement ne manque jamais de les enfreindre lui-même par des concessions particulières. La plus lucrative de toutes ces spéculations, c’est le monopole que s’est réservé le gouvernement pour l’importation et la vente de la cochenille et du soufre. Les fabriques de tarbouchs de Fez ne peuvent pas plus se passer de cochenille que l’Afrique ne peut se passer de ces fabriques. Il est défendu aux Maures d’employer à leur usage personnel d’autre poudre à canon que celle qu’ils fabriquent eux-mêmes avec le salpêtre et le soufre que vend le sultan : immense bénéfice pour ce dernier et puissant moyen de sécurité. Les peines contre les prévaricateurs de ce dernier monopole sont aussi atroces que le bénéfice du sultan est considérable ; le quintal de soufre purifié, acheté à 12 fr., ou reçu en cadeau, se revend 90 fr.

Le sultan bénéficie beaucoup sur les monnaies. Le ducat, qui est l’unité monétaire du royaume, est une valeur nominale équivalente à 3 fr. 35 cent. Les monnaies effectives sont l’once, dixième du ducat, monnaie d’argent ; le flous, qui est le douzième de l’once, monnaie en cuivre ; le bantqui, monnaie en or valant trente-une onces (environ 10 fr. 50 cent.). Les quadruples et les piastres d’Espagne sont très répandues au Maroc ; on peut dire que la piastre forte est la monnaie la plus recherchée, même par les montagnards, d’abord parce qu’ils savent qu’elle est au titre, et ensuite parce que, ayant une valeur intermédiaire entre la monnaie d’or trop forte et la monnaie de cuivre trop incommode, elle se prête aux transactions domestiques d’une société qui aurait besoin de paraître misérable, si elle ne l’était pas réellement. Les Maures, habitués à enfouir leurs trésors, veulent retrouver un jour la valeur qu’ils ont déposée sous la terre. La monnaie du pays, n’étant pas au titre et baissant de prix chaque année, ne peut leur convenir. Le sultan fait recueillir les piastres à colonnes par ses administrateurs, qui ont même l’ordre d’en prohiber l’exportation. Ces piastres, achetées au cours ordinaire de seize onces du pays, produisent à la fonte au moins vingt-quatre onces. Le bantqui est actuellement au-dessous du titre, de cinq à six millièmes. Le flous est encore plus faux. À toutes ces altérations de titre, il faut joindre la falsification de l’étranger. La dîme assignée par le Coran sur les produits de la terre et la capitation des juifs, le tout évalué de 20 à 30 millions de francs par an, complètent le budget du sultan. Quant à ses revenus extraordinaires, ils dépassent ses revenus fixes. Tels sont les cadeaux régulièrement offerts par les caïds des villes et de la campagne dans les occasions solennelles. Ces cadeaux ne semblent-ils pas suffisans et proportionnés à leurs exactions présumées, on dépouille aussitôt le caïd de ses biens ; les peuples opprimés élèvent la voix contre le tyran qui les a rançonnés, et on leur envoie un tyran plus exécrable encore ; son prédécesseur va expier au fond d’un cachot sa grandeur éphémère.

Les gouverneurs des villes de la côte, hommes habiles et éprouvés, sont traités avec plus de ménagemens. L’avarice de Muley-Abderraman ne trouve pas de fonctionnaires plus dévoués, plus généreux et plus magnifiques, que le gouverneur actuel de Tétouan et le pacha de Tanger. Les présens du premier sont plus fréquens, ceux du second plus splendides. Ce dernier a suivi le système de son père, qui offrit un jour au sultan mille chameaux, mille bœufs, mille chevaux, mille mules, mille ânes : les chevaux étaient sellés et bridés, les bêtes de somme chargées de froment et de kouskous, le tout accompagné par mille esclaves qui faisaient eux-mêmes partie du cadeau. En évaluant le chameau à 85 fr., le bœuf à 70, le cheval à 125, l’âne à 3 fr. 50 c., la mule à 150 et l’esclave à 250 fr., on a, outre les provisions et les harnais, une valeur d’environ 700,000 francs. Le dernier pacha de Tanger fut jeté en prison, avec tous ses enfans, pour n’avoir donné, en deux années, qu’environ 30,000 francs. Sans cesse des gouverneurs nouveaux, avides, pressés de jouir, et dévorés d’une soif de pillage d’autant plus ardente qu’on lui laisse rarement le temps de s’assouvir, fondent sur le peuple. Habitans des villes et de la campagne se pressent déguenillés dans des réduits misérables. Quels vêtemens ! quelle nourriture ! Mortalité épouvantable, enfans infirmes, femmes condamnées, dans la campagne surtout, aux travaux de la brute, — voilà le tableau adouci de cette société.

Cependant elle a trouvé un maître dont elle se loue. La cruauté de ses prédécesseurs est remplacée par l’avarice, les supplices par la spoliation, la guerre par l’exploitation. L’histoire des sultans de Maroc est une chaîne d’atrocités inouies ; mais jamais la fiscalité ne fut poussée plus loin que sous le règne actuel. Le sang versé par le bourreau ou le soldat répugne à Muley-Abderraman, qui ne veut qu’amasser de l’or, sans compromettre la paix, sans réveiller les tribus turbulentes. Il exploite ses sujets à petit bruit, transige aisément, tire parti des vices, des crimes, de la révolte, évite les obstacles et les tourne, au lieu de les attaquer de front, repousse les innovations et n’en prend que ce qui glisse et roule aisément dans le sillon tracé par les siècles, prodigue les protestations, les sermens, les paroles affables, ne tient pas une seule promesse quand son intérêt doit en souffrir, mais évite l’ostentation du parjure.

L’homme qu’il a associé à son œuvre, Sidi-Bendriz, cet ancien ministre de Muley-Soleiman, que les Oudaijas avaient eu l’idée d’opposer à Muley-Abderraman, et qui s’était prêté timidement à leur projet, convient parfaitement à son maître. Généreux envers lui comme envers tous les autres, Muley-Abderraman se contenta de le faire promener par les rues de Fez, nu et monté sur un âne, le visage tourné vers la croupe. Le caïd Souessy, père et prédécesseur du gouverneur actuel de Rabat, homme vénérable, expérimenté, et qui avait rendu de grands services au sultan, obtint sa grace et sa réintégration à la cour en qualité de katib. À la mort de Sidi-Moctar, le sultan hésita quelques mois dans le choix du successeur qu’il lui donnerait. Il avait d’abord jeté les yeux sur Sidi-Bias, aujourd’hui gouverneur de Fez, avec qui a négocié M. le colonel Delarue. Les négociations terminées, Sidi-Bias céda la place à Sidi-Bendriz. Les antécédens de ce dernier ont rendu son rôle timide et circonspect. Il s’efface, s’absorbe et disparaît ; mais son influence, pour agir par des voies secrètes et détournées, n’en est pas moins réelle.

L’administration du sultan, transformée en exploitation industrielle, souvent dirigée avec une avidité imprudente, a dû négliger les ressources guerrières. Comme tout sujet marocain naît soldat, les juifs et les esclaves exceptés, une levée en masse ne serait pas chose difficile. La pratique de la guerre, le maniement des armes, ne constituent pas une profession et exigent peu d’instruction spéciale. Il suffit de charger et de décharger le fusil, de dégaîner le sabre et le poignard ; le temps et le mode employés importent peu. L’ordre est une question de parade, non de tactique. Connaître l’exercice du cheval, c’est le lancer au galop, se relever sur les étriers, décharger l’escopette, la brandir sur sa tête, et arrêter le coursier pour recharger son arme. Pas un seul Maure, les tolbas exceptés, dont la lecture et l’écriture sont l’unique emploi, qui n’ait fait de l’équitation les délices et l’occupation de sa jeunesse.

Ces exercices précoces et continus, joints à une constitution aguerrie par la sobriété, constituent l’excellence du cavalier maure. Leurs étriers lourds, les nœuds de cuir ou de corde qui couvrent leurs jambes de contusions et de meurtrissures, les courroies trop courtes qui engourdissent leurs genoux, n’ôtent rien à l’aisance et à la sûreté de leurs mouvemens. Ils restent à cheval des jours, des semaines, des mois entiers, passent quinze ou vingt heures sans manger et sans boire, et couchent à la belle étoile, sur la terre. Animez ce corps de fer par l’enthousiasme et le fanatisme, vous aurez un admirable soldat, mais un soldat oriental, inhabile à la tactique, et qui attend son impulsion d’une influence religieuse et politique.

Quoique tous les corps de troupes soient mêlés d’infanterie, la force de l’armée marocaine réside dans la cavalerie. Elle se forme en escadrons de vingt-cinq à cinquante hommes : le premier, rangé sur une seule ligne, oblique au front de l’ennemi, s’élance au signal donné, d’abord au trot, puis au galop ; le cavalier se relève sur les étriers, décharge l’escopette, fait une volte, s’arrête, et l’escadron retourne au pas en rechargeant ses armes, pour se reformer sur les derrières, pendant que le second escadron, puis les suivans, exécutent la même manœuvre. La rapide succession de ces attaques tient le front de l’ennemi constamment occupé. Debout sur ses étriers, le Maure tire, en fuyant, à la façon des Scythes.

L’armée marocaine se divise ordinairement en plusieurs groupes distincts, subdivisés eux-mêmes en plusieurs corps. L’armée régulière, employée au service du gouvernement, accompagne partout le sultan, porte ses ordres dans les provinces, et perçoit l’impôt impérial. C’est la force centrale de l’empire. Elle reçoit une solde, et ne dépasse pas ordinairement trois à quatre mille hommes. Cette armée est complétée par un corps d’artilleurs renégats qui servent huit à dix pièces de campagne ; on les croit ou plus dévoués ou plus habiles : double préjugé qu’ils justifient rarement.

L’armée provinciale se trouve sous les ordres et au service des caïds ou pachas des provinces et des gouverneurs des villes. Une compagnie peu nombreuse reste en permanence auprès du caïd pour transmettre ses ordres, porter ses dépêches à la cour, et faire exécuter les arrêts du chef de la police (amotasseib) et du juge (cadi). Les soldats non employés dans ces deux armées restent dans leurs foyers, exerçant la profession ou cultivant le champ qui les fait subsister, ne prenant les armes que pour un temps donné, soit à la fois, soit à tour de rôle, et ne recevant la solde que pour l’époque de leur service. Enfin la milice urbaine sédentaire se compose du corps des artilleurs, du corps des marins et des soldats du guet, qui forment la garde nationale proprement dite ; on ne s’est encore servi de l’artillerie que pour la défense des villes. Quant à la marine, Rabat et Salé possèdent seules quelque apparence de vie et d’institutions maritimes. Municipalités long-temps indépendantes, régies par leurs lois et leurs magistrats, armant des corsaires, faisant la guerre et le négoce pour leur compte, ces deux villes conservèrent, même après leur soumission, leur organisation primitive, dont toutes les traces ne sont pas effacées. Les deux cents artilleurs qui s’y trouvent s’efforcent d’observer une certaine discipline, s’exercent au tir et desservent les forteresses et les batteries. Dans les mêmes villes, un nombre à peu près égal de marins, les plus renommés de l’empire, conserve le monopole des souvenirs et des grands noms de la piraterie ; le grand-amiral actuel, Reys-Brittel, a été choisi et réside parmi eux. Ils ne s’occupent aujourd’hui que du pilotage des navires, de l’embarquement des marchandises et de leur débarquement. Artilleurs et marins reçoivent une paie que l’on prélève sur les recettes de leur douane. Le sultan ajoute quelquefois à ces salaires une gratification dont la valeur moyenne est de 10 fr. par an.

Partout ailleurs qu’à Rabat et à Salé, on voit artisans et marchands quitter l’échoppe à la réquisition du caïd pour saisir la rame ou la mèche, et devenir artilleurs ou marins. Il y a de l’activité dans les ports que le commerce européen fréquente, et les recettes de leurs douanes suffisent à la solde des marins. À Tanger, dont la rade reçoit beaucoup de navires de guerre, un vieux capitaine et quelques soldats d’artillerie n’ont d’autres fonctions que de faire les saluts d’usage, dont les consuls remboursent les frais à raison d’une ou deux piastres par coup. Cette rétribution suffit presque seule à l’entretien du capitaine et de sa compagnie.

La vieille terreur que les corsaires marocains ont inspirée à l’Europe s’explique par leur cruauté dans la victoire, bien plus que par leur habileté maritime et leur courage guerrier. Nous avons vu les plus célèbres navigateurs du pays, au moment où il s’agissait de lutter contre la vague, et de sauver avec leur vie celle d’une femme et d’un enfant, tomber à genoux, quitter la rame et se jeter en prières au fond de leur embarcation. Tout capitaine partant pour une expédition ultra-côtière, est obligé de laisser une caution ou une hypothèque sur tous ses biens ; en cas de naufrage, si l’équipage revient sans le navire, les biens hypothéqués sont saisis. Un brick marocain partit, il y a deux ans, pour Alexandrie avec un chargement de pèlerins ; malgré la conserve que lui donna un navire autrichien payé par le Maure, le brick échoua ; le capitaine ne reparut jamais.

Quant à la garde nationale du Maroc, chargée de faire le guet et de veiller aux remparts et aux portes, c’est une curieuse bande d’artisans et de boutiquiers. On les voit courir en désordre, vers la chute du jour, pour relever les postes, le fusil perpendiculaire ou horizontal au bras ou sur l’épaule, vêtus de mauvais surtouts à capuchon, dans lesquels ils entassent leur repas, et s’arrêtant sur le marché pour compter leurs emplettes. De grands obstacles s’opposent au maintien et à l’organisation d’une armée permanente. Toutes les provinces ne sont pas également approvisionnées d’orge, et la paille manque. Pour y suppléer, on n’a que les pâturages. L’armée ne peut donc se grouper sur un seul point qu’à deux époques fixes de l’année, et elle ne peut séjourner long-temps au même lieu. La solde de la cavalerie est trop modique pour que le soldat nourrisse lui-même son cheval. Ainsi une campagne se trouve retardée ou suspendue au milieu des circonstances les plus urgentes ; point de grande armée permanente, point de campement fixe. Pour comprendre les résultats d’une levée en masse, et les funestes effets qu’entraînerait, pour tout l’empire, une guerre continue et sérieusement engagée, il faut réfléchir que l’entretien d’une armée entraverait tous les travaux de l’agriculture, et se rappeler combien les habitans du Maroc ont peu de moyens pour conserver d’une année à l’autre les récoltes, quand elles sont abondantes.

Occupons-nous maintenant du matériel militaire de ce royaume. Les fonderies de canons et d’obus que Muley-Ismail avait établies à Tétouan, sous la direction d’ouvriers européens, n’existent plus depuis long-temps. Les fabriques de fusils et de sabres qui existent à Fez, à Méquenez, à Maroc et à Rabat, emploient un si petit nombre d’ouvriers, qu’elles ne suffisent même pas aux besoins de l’état de paix, et leurs produits sont misérables. Les sabres ne valent absolument rien. À des lames anglaises de pacotille on adapte seulement une poignée et un fourreau moresques. Le canon des fusils est solide ; mais l’immense platine de ces armes est très vicieuse, et la crosse souvent fragile. Pour toutes les fournitures d’armes et pour la poudre à canon, c’est à l’étranger qu’on s’adresse. La poudre fabriquée dans le pays, mélange grossier de soufre, de salpêtre brut et de mauvais charbon, que l’on réduit en gros grains anguleux, ternes, sans force et difficiles à conserver, laisse, en brûlant, un résidu qui, dès les premiers coups, met le fusil hors d’usage.

Muley-Abderraman eut, il y a quatre ans, l’idée d’exploiter une mine de soufre qui existe dans les montagnes de Fez et que l’on dit très riche, ainsi que les grands dépôts de salpêtre qu’il possède. Il consulta l’auteur de ce travail relativement à l’établissement projeté d’usines pour le raffinage et la fabrication de la poudre. Le succès d’une telle entreprise pouvait nuire beaucoup à notre colonie, et nos répugnances furent corroborées par celles du ministère français. Il ne nous fut pas difficile de détourner Muley-Abderraman d’un projet dont les frais l’épouvantaient d’ailleurs.

Les cadeaux exigés des puissances européennes ont assez souvent consisté en armes et en munitions de guerre. Ce matériel ajouté à celui que les Espagnols et les Portugais ont laissé dans toutes les villes, et à celui qui fut apporté directement de l’Espagne au retour des anciennes expéditions, doit former des arsenaux considérables. En effet, dans toutes les villes du Maroc, vous apercevez beaucoup de bouches à feu, dont quelques-unes sont de gros calibre, de belles pièces en bronze, des obus et des mortiers ; mais quelques-unes, enfouies dans le sable, sont battues par la marée ; d’autres, recouvertes de gazon, sont abandonnées aux portes des villes ; d’autres encore, alignées au pied des remparts, sont dévorées par la rouille. Parmi celles qui figurent sur les créneaux, il y en a de privées d’affûts, d’autres montées sur des affûts vermoulus qu’on peint et qu’on goudronne de temps à autre pour en cacher la vétusté. Près de ces pièces peu formidables s’élèvent quelques piles de boulets rouillés et écaillés, pâture insuffisante pour tant de bouches de fer et de bronze.

L’artillerie ressemble aux remparts qu’elle défend. Pendant que l’on bouche avec du vernis les trous dont les vers ont criblé les affûts, on recouvre avec de la chaux les plaies des remparts et les fissures qu’y pratiquent les rats, leurs innombrables hôtes. Quelques fortifications, entre autres celles de Rabat, de Salé, de Mogador ; quelques châteaux, à Larache et à Rabat, sont encore en bon état et ont conservé une apparence assez imposante ; mais ces constructions, fruit de l’esclavage des captifs chrétiens, ont été souvent exécutées en vue et dans l’espoir d’une prompte ruine. À Rabat, tout croula peu de temps après l’achèvement des travaux ; une foule de Maures resta ensevelie sous les décombres, et le supplice de tous les ouvriers chrétiens vengea leur mort. Ces fortifications, souvent réparées, ne tiendraient pas contre un bombardement de quelques heures.

Pendant cinquante-quatre ans d’un règne orageux, Muley-Ismaïl n’avait pas cessé de puiser dans le trésor pour l’armement et pour la sûreté de l’empire. Il fit réparer la ville de Fez, agrandir et fortifier Méquenez, jeter les fondemens de Fœdale, entre Rabat et Casablanca, porter entre Méquenez et Al-Kassar-Kébir les matériaux nécessaires à l’édification d’une autre ville, restaurer tous les forts détachés qui défendent le cours et la bouche des grandes rivières. Aucun de ses successeurs n’a suivi son exemple ; Muley-Abderraman, préoccupé de ses vues commerciales et de son plan d’économie, leur sacrifie tous les autres intérêts du pays.

Les anciens chantiers de construction, celui de Rabat particulièrement, qui a lancé jusqu’à des corvettes de 36 canons (les plus grandes que l’on ait construites au Maroc), ne conservent encore un peu de mouvement et de vie que grace à la fabrication des grandes chaloupes qui servent à la douane et au passage des caravanes sur les rivières. Le sultan fait cette spéculation pour son propre compte, et en retire un intérêt de 100 ou de 200 pour 100 par an. Le bois entre Al-Kassar et Larache, la magnifique forêt séculaire de la Mamora, située à deux heures de Salé ; les bois de Schaouïa et de Tamesna, qui fournissent la gomme dite de Barbarie, grandissent et s’étendent, appelant la hache et les efforts de l’industrie. Muley-Abderraman ne s’écarte pas de sa route parcimonieuse. En 1827 seulement, lorsqu’il se déclara l’ennemi de toutes les puissances qui n’avaient pas de représentant au Maroc, il voulut que sa marine possédât au moins un navire d’origine moresque. Son amiral Brittel fut chargé de construire une corvette ; huit ans furent consacrés à cette grande œuvre ; la guerre et les négociations avec tous les peuples du globe eurent le temps de s’achever avant la corvette. Les huit ans révolus, la corvette n’était pas lancée ; la patience du sultan se lassa, l’amiral et l’ingénieur tremblèrent. Après une scène tumultueuse, à laquelle toute la ville prit part ; après les efforts, les cris et les hurlemens de plusieurs milliers d’ouvriers pris en corvée dans les rues de Rabat et de Salé ; après bien des cordes cassées, des bois brisés, des efforts frénétiques ; grace encore au concours de tous les marins, de toutes les barques, de tous les agrès des navires européens qui se trouvaient alors mouillés dans la barre du Buregreg, la corvette finit par se traîner jusqu’à la mer. Le travail de la sortie fut aussi pénible que celui de la mise à flot, parce que la barre avait à peine la profondeur suffisante pour le passage du navire en lest et démâté. Vinrent ensuite la difficulté de marcher et d’arriver à Larache, puis celle d’entrer dans le Lyxos. Cette singulière odyssée une fois terminée, la corvette fut traquée sur la rive, mouillée sur plusieurs ancres qui ne devaient plus la lâcher, et elle sembla de temps en temps près de se coucher sur le sable, comme pour s’y endormir. Elle a pour compagnons d’infortune une autre corvette, un brick, une goélette et un schooner, tous de construction européenne, achetés ou reçus en cadeau. La goélette et le schooner sont de petits navires charmans qui pourrissent dans l’inertie et à la chaîne, au lieu de bondir sur les flots où les appelle leur marche légère, révélé par l’excellence de leur coupe.

De temps en temps, l’amirauté, qui réside à Rabat, vient faire une tournée à Larache pour visiter la déplorable flottille et les magasins des agrès, pour faire changer les doublures, renouveler les peintures, jouer les pompes, pour asphyxier les rats et réparer leurs ravages ; puis l’amiral remonte sur son âne et rentre dans le calme de ses foyers, interrompu seulement par quelque expertise d’avarie.

La côte marocaine, dans toute sa longueur, est d’un accès difficile. Elle n’offre que deux ports assez sûrs et assez grands pour servir de station à des navires de haut bord ; ce sont précisément ceux qu’on a abandonnés. L’un est la baie de Sainte-Croix, où les Portugais avaient fait un établissement et construit une forteresse, et dont, en 1773, la population fut tout entière transportée à Mogador. L’autre est l’ancienne Mamora, entre Larache et Rabat, enceinte vaste, profonde, abritée de toutes parts, d’un accès facile, et dont un gouvernement civilisé aurait pu faire un des premiers ports de l’Océan. Les Maures l’ont laissé s’ensabler, et la bouche en est fermée ; c’est aujourd’hui un grand lac qui n’est en communication avec la mer qu’au moment de l’afflux. Le port de Valédia serait bon si l’entrée, hérissée d’écueils, n’offrait de grandes difficultés qui en ont nécessité l’abandon.

Ces trois ports exceptés, on ne rencontre plus, sur toute l’étendue de la côte, que des rades foraines plus ou moins dangereuses et des embouchures de rivières dont la barre, toujours ensablée, mais plus ou moins suivant la saison, ne laisse passer que de petits navires de commerce. La meilleure rade est celle de Tanger, quoique, par les vents d’est et de sud-est, elle soit difficile à tenir. Celle de Tétouan, où la flotte du sultan hivernait autrefois, à l’abri d’un grand rocher, sur la bouche de la Bouféga, n’est pas tenable par les vents d’est. Celles de Saffi et de Casablanca joignent à cet inconvénient celui d’avoir un mauvais fond. Celles de Mazagan et de Mogador n’offrent un mouillage commode aux gros navires qu’à une grande distance de la terre. La barre du Sébou est devenue impraticable aux navires de moyenne grandeur, ainsi que celle de la Morbeya. Les rivières du Lyxos à Larache, et du Buregreg à Rabat, sont les seules que le commerce fréquente aujourd’hui. Elles n’admettent que les navires de plus de 100 tonneaux et de coupe marchande. Le tremblement de terre de 1775 donna à la passe de Rabat jusqu’à trente pieds de profondeur à la marée haute. Ce fut alors que l’on y construisit des corvettes de 36 canons. Depuis cette époque, le sable n’a pas cessé de s’y amonceler ; il est à craindre qu’elle ne soit un jour accessible qu’à de petites embarcations.

Du côté de la mer, le Maroc n’est réellement vulnérable que sur trois points : Larache, la nouvelle Mamora et Rabat. Des trois, le plus important est Rabat. Le blocus et l’occupation de tout autre point, sur la Méditerranée comme sur l’Océan, ne serviraient à rien. Tanger et Tétouan seraient des positions avantageuses pour une puissance maritime ; mais, dans l’état actuel du Maroc, elles ne font pas plus que Mogador et Saffi partie intégrante de l’empire. L’histoire le prouve, l’empire a subsisté durant trois siècles, malgré l’occupation de tous ces points par le Portugal et par l’Espagne. Loin d’être étouffé par le blocus, il a fini par en triompher et le briser.

La nouvelle Mamora, petit château qui défend le passage et l’embouchure du Sébou, aujourd’hui ruiné, mais placé dans un site admirable ; Larache, ville populeuse et assez forte encore, assise sur l’embouchure du Lyxos, nous paraissent des points plus importans, parce qu’ils sont voisins de Fez.

Telles sont les défenses réelles et naturelles de cet empire. En 1765, la France tenta une démonstration contre Rabat et Salé. Un vaisseau, huit frégates, trois chebeks, une barque et deux bombardes tinrent constamment le large et n’obtinrent aucun résultat. L’escadre eût aisément pu bombarder la ville en se plaçant du côté de Rabat, à quelques encâblures de terre, dans un excellent mouillage par quinze brasses. Aujourd’hui l’emploi de la vapeur rendrait cette mesure encore plus facile et protégerait une escadre assaillante contre le vent du large, qui rend ordinairement l’appareillage difficile et dangereux.


Nous n’avons omis aucun des détails nécessaires à faire connaître les antécédens du royaume de Maroc, sa population, son maître actuel, les ressources matérielles sur lesquelles il peut compter, son caractère et ses penchans personnels.

Cherchons maintenant quelles seraient les ressources morales dont il disposerait, s’il voulait se montrer hostile ou à la France ou au marabout Abd-el-Kader, et quel est l’esprit de la population à laquelle il commande.

§ VI. — D’UNE ALLIANCE AVEC LE MAROC. — ÉTAT MORAL ET ESPRIT PUBLIC DE LA POPULATION.

Les races qui habitent l’empire de Maroc n’ont rien d’homogène, nous l’avons déjà prouvé. Une vieille inimitié sépare les deux royaumes de Fez et de Maroc, réunis, mais non confondus. Les accidens de localité, qui rendent cette inimitié insurmontable, peuvent, au premier coup de main, élever une barrière entre les deux parties de l’empire, suspendre toutes les communications administratives et commerciales entre l’une et l’autre, et provoquer un démembrement.

La population de l’Afrique septentrionale, renouvelée souvent, constamment agitée par des fleuves humains venus de tous les côtés de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe, s’est formée de plusieurs grandes immigrations que l’on peut réduire à deux courans principaux. Leur mouvement date de la fin du VIIIe siècle ; dans le XIe, ils ont acquis une extrême activité. L’un de ces deux courans, tombant de l’Égypte, suivant la route des pèlerins de la Mecque, Tripoli, Tunis et Constantine, pénètre au nord dans le Maroc par Tlemecen et le royaume de Fez. Il s’arrête au Sébou. L’autre courant, venu de l’Arabie, traverse le désert, Tafilet, Taroudant et Souz, et, parvenu au royaume de Maroc proprement dit, s’arrête sur l’une et l’autre rive de la Morbeya. Ces deux énormes vagues roulent ainsi à droite et à gauche, tournant le grand écueil de l’Atlas, pour finir par se rejoindre et s’entrechoquer au-delà.

La population du Maroc se partage donc en deux groupes bien distincts, séparés de dialecte, de mœurs et de caractère ; la taille, le teint, la physionomie diffèrent. Dans le premier groupe, les tribus agricoles dominent ; dans le second, les pasteurs, plus sédentaires, plus faciles à gouverner, moins belliqueux, plus civilisés, race moins sauvage, qui a recueilli les débris de l’Espagne mahométane, et qui, méprisée comme lâche par les peuples du nord, méprise à son tour la sauvage ignorance de ces derniers.

Jacob Almanzor, prince de génie, sut contenir dans le respect tous les peuples en-deçà et au-delà de l’Atlas, depuis le désert jusqu’au détroit, qu’il passa à plusieurs reprises pour relever la cause du mahométisme sur la péninsule espagnole ; grand monarque, qui voulait faire de Rabat, où l’on voit son tombeau, la capitale de son vaste empire. À sa mort, un démembrement général donna naissance aux royaumes de Fez, de Maroc, de Souz, de Tafilet et de Taroudant. Peu à peu les royaumes de Fez et de Maroc absorbèrent tous les autres. Les rois tributaires de Tlemecen et de Tunis secouèrent le joug. Les villes de Rabat et de Salé devinrent indépendantes. La lutte sanglante dont l’empire actuel du Maroc devait sortir, lutte concentrée long-temps dans la rivalité de Fez et de Maroc, occupa tout l’espace du XIIe au XVIIIe siècle ; cinq siècles de guerres, qui ont dû laisser chez les deux peuples des traces profondes.

Il n’existe dans cet empire sans unité qu’une circulation vitale toute artificielle, et l’état normal ne se manifeste qu’aux lieux même que la présence du sultan vivifie. Se trouve-t-il au nord, le sud est plein de soulèvemens, de guerres, d’anarchie, de spoliations exercées sur une seule tribu par deux tribus liguées, qui se disputeront bientôt, le fer en main, les dépouilles de la tribu vaincue. On intercepte les routes ; le commerce intérieur s’arrête. Le sultan se porte-t-il dans le sud pour rétablir l’ordre et châtier les coupables, aussitôt les tribus du nord s’insurgent, avec moins d’impétuosité peut-être, mais avec la même opiniâtreté, refusent de payer le tribut, chassent leur gouverneur ou l’égorgent. Ballotté du nord au sud et du sud au nord, le gouvernement oscille entre les trois résidences de Fez, de Méquenez et de Maroc.

Muley-Abderraman a un peu ralenti ce mouvement dangereux, en confiant à son fils aîné l’administration du royaume dont il est obligé de s’éloigner, et en partageant le gouvernement avec lui. L’héritier présomptif du parasol impérial réside principalement à Maroc depuis quelques années ; son père s’éloigne rarement de Fez, dont le peuple lui inspire peu de confiance.

La province limitrophe de Chaus, située à quelques lieues de Tlemecen, séparée par une petite rivière que défendent à peine les châteaux de Tesa et Ouchda, est habitée par des tribus d’une fidélité équivoque et contre lesquelles le sultan a déployé toutes ses forces il y a deux ans. De la frontière à Fez, on compte deux ou trois journées de marche. Fez, très mal fortifiée, prétend au privilége proverbial d’être toujours la première à ouvrir ses portes aux usurpateurs. Les émissaires du marabout Abd-el-Kader l’enflamment et l’irritent ; ils en ont obtenu d’éclatantes preuves de sympathie, et c’est la seule ville sur laquelle son ambition puisse compter pour fonder un nouvel état, la seule qui puisse devenir sa métropole politique et religieuse.

Abd-el-Kader a besoin de la guerre ; le sultan a besoin de la paix. La suprématie de son trône, établie depuis le IXe siècle, s’est étendue jusqu’au centre de l’Afrique et exerce sur le royaume de Tombouctou une suzeraineté sans action, mais incontestée. Si Muley-Abderraman refuse de légitimer le pouvoir d’Abd-el-Kader en acceptant son hommage, celui-ci est obligé de conquérir le sacerdoce par le glaive. Leur situation n’a point d’analogie.

Tout ce que nous venons d’examiner en détail éclaire donc la position respective d’Abd-el-Kader et de Muley-Abderraman. L’un et l’autre jouent un double jeu, au milieu duquel la France, menacée par tous deux, peut aisément se tirer d’embarras en les opposant l’un à l’autre. Quant au sultan de Maroc, la prudence dont il est doué l’avertit que le danger est pour lui, non dans une agression française, mais dans les prédications d’Abd-el-Kader, l’infidélité de ses peuples et la proclamation de la guerre sainte. L’un est notre ennemi naturel, l’autre est notre allié secret et sympathique.

L’utilité commerciale d’une alliance plus intime avec le sultan n’est pas difficile à démontrer. Maître des positions de Tanger, de Tétouan et de Larache, importantes en temps de guerre, il offrirait des ressources infinies à notre colonie, si les communications de cette dernière avec la métropole étaient suspendues. L’excellence et l’abondance des blés, dont nous avons parlé plus haut, nous mettraient à l’abri de la disette. Nous avons déjà énuméré les nombreux produits du pays qui s’échangeaient avec avantage pour nous contre les produits français. Cette alliance, cimentée par des intérêts réciproques, fondée sur un traité net, précis, inviolable, changerait la face de notre commerce. Fez et Maroc ont des communications régulières avec Tombouctou et l’Afrique centrale, où le titre sacré du sultan est reconnu et vénéré.

Si nous laissons Abd-el-Kader former un centre vital d’où la nationalité musulmane puisse rayonner avec toute l’énergie de la jeunesse, le fanatisme s’y montrera ombrageux, prompt aux armes et intraitable. Tous les ressorts de l’islamisme se tendront avec violence, et notre civilisation entamera difficilement cette masse résistante. L’empire de Maroc, tout au contraire, corps peu homogène, dont la civilisation vitale est lente et irrégulière, ne peut nous inspirer beaucoup de craintes. Notre civilisation n’essaie pas assez de le rattacher à ses intérêts. Nos agens[3] affectent de ne point se mêler aux affaires du pays ; enfermés dans leurs habitudes aristocratiques, habitant Tétouan, Mogador et Tanger, ils exercent une influence vague, équivoque, insignifiante. Le contact prolongé de notre colonie changerait cette situation. Notre armée, notre agriculture, notre commerce, notre administration, agiraient puissamment sur des esprits mobiles et ardens. La civilisation s’ouvrirait de nouvelles issues, et les menées redoutables du marabout Abd-el-Kader seraient déjouées.

Certes, la France veut, non exterminer les Arabes, mais fonder une colonie, mais féconder la civilisation européenne par les ressources d’Afrique, et l’Afrique par la civilisation européenne ; entraîner les Arabes vers ce but, et intéresser les vainqueurs et les vaincus aux mêmes résultats.

Pour cela, il faut qu’un état provisoire laisse coexister les deux sociétés dans une libre harmonie, de manière à ce que la plus avancée exerce sur l’autre une influence efficace.

En personnifiant tous les Arabes dans cet Abd-el-Kader dont l’intérêt le plus impérieux est de nous combattre, on s’est gravement trompé. C’est l’erreur du traité de la Tafna. Il fallait anéantir l’intérêt de cet homme, et songer aux intérêts des masses. Mais on ne pouvait ménager ces intérêts, sans les comprendre et sans savoir ce que c’est que l’existence arabe.

Étudiez sérieusement les principes du mahométisme et son histoire, vous reconnaîtrez que l’Islam, identifiant le principe religieux avec le principe politique, l’église avec l’état, ne sépare pas le pouvoir spirituel du pouvoir temporel, et que le monarque, considéré comme successeur et représentant du prophète, est pontife et souverain. Aux yeux des mahométans, toute autorité politique isolée du sacerdoce, à plus forte raison toute autorité appuyée sur une autre loi que la loi musulmane, n’est donc qu’une force brutale, tyrannique, illégitime.

Les conquêtes antiques assimilaient les peuples les uns aux autres en confondant les cultes, en ouvrant les temples des vainqueurs aux dieux des vaincus. Le Panthéon était l’organe dans lequel Rome absorbait les nations. Nous ne pouvons pas absorber le mahométisme. L’esprit arabe ne comprend pas le moins du monde un gouvernement administratif substitué au gouvernement politique, un régime constitutionnel qui n’admet pas tous les dieux à la fois, mais qui n’en admet aucun exclusivement. Cette tolérance, cette faculté d’assimilation par la négation, capable peut-être des mêmes effets que le polythéisme antique, lui semblent anarchie. C’est à l’anarchie que la conquête d’Alger semble livrer la régence, en l’arrachant à la communion de Stamboul. L’autorité politique de la France ne pourra jamais constituer pour ces peuples un gouvernement légitime, et la France est dans l’alternative ou de les forcer à l’apostasie, ou d’apostasier elle-même, sous peine de n’exercer qu’un pouvoir tyrannique contre lequel ils se soulèveront jusqu’au dernier.

À ces peuples, en les abordant, on a dit deux choses contradictoires : « Nous vous laissons votre culte, et nous voulons renverser le principe qui en est la base. Nous vous laissons vos lois et vos mœurs, et nous voulons que vous reconnaissiez un gouvernement fondé sur d’autres lois, sur d’autres mœurs. Vous faut-il un pontife ? Que ce soit le grand seigneur, le shah ou le sultan de Maroc, créez un personnage analogue au pape catholique. Changez donc votre culte en gardant votre culte. » Ils répondent à cette absurdité en massacrant nos frères et en se faisant massacrer eux-mêmes.

Si la France, pour toucher le but qu’elle se propose, se trouve forcée de laisser les peuples dépossédés rentrer dans leur état social, et se fonder un gouvernement selon leur foi, il est de son intérêt d’intervenir dans ce travail, de le diriger autant qu’il est possible, et de l’engager dans une voie où la civilisation puisse suivre pas à pas le nouveau peuple et l’atteindre. Abd-el-Kader ayant perdu tous ses droits à la protection de la France, Muley-Abderraman se trouve être définitivement le seul allié véritable qui puisse un jour nous aider dans cette grande œuvre.


A. Rey (de Chypre).
  1. En fait c’est le caïd de Tétouan, et non le sultan actuel, qui a commis envers M. Douglas l’insulte dont il est parlé. (Erratum de la page 900.)
  2. Il s’agit de Tlemcen province, et non de la ville de Tlemcen. (Erratum de la page 900.)
  3. En parlant de nos agens diplomatiques, l’auteur n’a pas indiqué spécialement et exclusivement les agens de la France, mais les agens de toutes les puissances européennes. (Erratum de la page 900.)