Le Matachin, scènes de la vie Franc-Comtoise

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Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 6 (p. 1174-1229).

LE MATACHIN


SCENES DE LA VIE FRANC-COMTOISE.[1]





I. - JOSILLON CLAIRET.


I

Il est dix heures du matin, on est au mois de mai, il fait un temps superbe. Les rues de Salins ont un air de fête. Le Mont-Poupet se carre au loin dans ses broussailles verdoyantes. La brise souffle sans relâche, mais caressante et douce comme une brise de printemps, et chacun s’empresse de l’aspirer par tous ses pores et par toutes ses fenêtres, car, en passant à travers les grands tilleuls fleuris de la promenade Barbarine, elle a eu soin de s’y parfumer de son mieux avant de venir souhaiter le bonjour à la population salinoise.

Les hirondelles, toutes ravies de se revoir aussi en pays de connaissance, tirent, de la Place-d’Armes à la Porte-Haute, les bordées les plus insaisissables, puis reviennent en arrière, puis repartent en avant, sans parvenir à se rassasier de toutes ces enivrantes baleines, de toutes ces émanations printanières, de toutes ces lumineuses splendeurs. Dans le ciel pur tourbillonnent en longues troupes les martinets criards, enfermant dans un cercle sans fin le clocher de Notre-Dame, celui de Saint-Maurice et la coupole de l’hôtel de ville. Le fort Saint-André, inondé de lumière, regarde le soleil face à face avec l’air reconnaissant et sénile d’un invalide qui étale enfin au chaud ses rhumatismes, tandis que la côte de Belin, encore complètement dans l’ombre, semble déjà pourtant franger de feu toute sa crête de rochers, ou les petits œillets rouges ne tarderont pas à fleurir.

Si le soleil et le printemps portent la joie et sont les bienvenus de tout le monde, leur retour, simple surcroît de bien-être pour le riche, devient tout un événement pour le pauvre ; c’est une véritable transfiguration de son entourage, de son habitation, de sa pauvreté même. Il n’est si triste masure qu’un rayon de soleil ne puisse faire resplendir, et les plus beaux effets de lumière sont presque toujours dus à ces douloureux contrastes. Ce sont là de ces compensations mystérieuses comme la nature se plaît à les prodiguer, et qui certes auraient bien leur prix, si l’âmer sentiment de la réalité ne finissait toujours nécessairement par reprendre le dessus.

Aujourd’hui donc tout brille et tout semble sourire dans le pauvre quartier du Matachin aussi bien qu’ailleurs. Pendant que les hommes sont à la vigne, et profitent du beau temps pour achever leurs labours, les femmes au logis semblent tout remettre en ordre pour la saison d’été. Les fenêtres, toutes grandes ouvertes, dégorgent avec un plaisir extrême l’air étouffant et vicié dans lequel ont vécu depuis six mois ces pauvres familles. Partout les literies mêmes sont déployées et battues de verges au soleil, puis bientôt chaque fenêtre se garnit d’un rosier nain ou d’un pot d’œillets soigneusement gardé à l’intérieur pendant l’hiver. Les conversations se croisent d’une fenêtre à l’autre, et la bonne humeur de chacun se manifeste ainsi par ces sourires et par ces saillies, autres fleurs de l’âme, tout aussi réjouissantes à voir.

Le quartier du Matachin, le plus pauvre de la petite ville de Salins, en est aussi tout naturellement le plus pittoresque. Il commence à la Porte-Basse, et comprend toute la rue d’Olivet, rue qui doit son nom à l’abbé d’Olivet, que Voltaire appelait son maître en grammaire, et qui naquit dans cette rue même. Il parait qu’autrefois un grand seigneur avait dans ce quartier un chenil à chiens. La tradition populaire a appelé cela une meule à chiens, ce qui a fini par devenir ce mot de Matachin, dont la provenance étymologique ne fait du reste nullement disparate avec la physionomie du pauvre quartier ainsi désigné aujourd’hui. Une rue étroite, montueuse et sale, quelques misérables boutiques aux portes basses et cintrées, au-devant desquelles se montrent à peine quelques paires de gros sabots, quelques pipes de terre blanche et quelques chandelles de suif jaune dans un pot de terre rouge : — plus loin, quelques pieds de veau encore en poil, accusant timidement dans ces parages l’existence d’un de ces bouchers au rabais qu’on appelle margandiers à Salins ; — puis, dans cet angle à gauche, la fameuse fontaine de l’Echilette, ainsi nommée de l’escalier en échelette qui conduit de ces profondeurs à l’église de Saint-Maurice, la fontaine de l’Échilette, autour de laquelle bavardent en ce moment les laveuses ; — puis l’étalage d’un fripier, où les vieux pantalons garances tout rapiécés sur les genoux, les vieilles guêtres à chaînettes, les vieux coffres, les vieux chaudrons et les vieilles ferrailles de toute espèce se heurtent et s’entrecroisent dans le plus lamentable pêle-mêle ; — puis enfin, à mesure qu’on arrive dans le haut, c’est-à-dire qu’on se rapproche du courant de la circulation générale, quelques cordonniers battant leur semelle et quelques cloutiers dont un chien fait manœuvrer le soufflet en tirant la langue dans la roue…, — voilà le Matachin. Non cependant. Comme complément, il nous reste à mentionner encore l’enseigne d’un vieux magasin depuis longtemps fermé, sur laquelle on lit à travers les éclabonssures et les toiles d’araignées ces touchantes paroles : — Tabé, mécanicien en tous genres, raccommode les soufflets. Si les premiers mots de cette légende sont coupables d’un peu de prétention, n’est-ilpas vrai que cela est bien racheté par cette conclusion naïve et prévoyante : — Racommode les soufflets ?

Parmi les maisons voisines de la fontaine, il en est une qui se fait remarquer tout d’abord par un certain air de propreté. D’apparence humide et sale par le bas, comme tout le reste de la rue, cette maison, recrépie à neuf dès le premier étage, devient littéralement blanche comme neige aux étages supérieurs. Cette propreté du dehors, qui contraste si complètement avec tout l’entourage, semble être un indice de la propreté du dedans. La maison n’a que deux fenêtres par étage, mais on sent que ces grandes fenêtres carrées sont assez larges pour desservir de lumière et d’air deux pièces d’assez belle dimension. En bas, deux portes inégales correspondent à ces deux fenêtres, — la porte de la cave, ferrée de gros clous à large tête, et la porte de l’escalier. Entre ces deux portes se trouve le larmier, soupirail étroit garni de deux barreaux de fer, destiné à maintenir le courant d’air dans la cave. Des fenêtres supérieures de cette maison, la vue s’étend librement sur les pentes de Saint-André, sur les vignes du château de Rans, sur le rocher du Gros-Talus et jusque sur la côte boisée de Saigret. De l’une de ces fenêtres déborde une caisse de sapin remplie de terre, espèce de jardin en miniature, dont l’intérieur est semé de persil, de cerfeuil et de ciboules, et à la circonférence duquel s’épanouit une superbe guirlande de résédas. Au-dessus de la caisse, deux crochets de fer surgissent du mur, destinés à recevoir ces belles gourdes vertes qu’en automne les vignerons salinois ont l’habitude de faire sécher à l’air.

Derrière cette plate-bande aérienne se dessine le profil d’une jeune fille qui semble fort appliquée à sa couture. L’embrasure de la fenêtre est de taille à contenir facilement, — outre sa chaise, — le petit banc de bois où reposent ses pieds et sa large table à ouvrage, sur laquelle on aperçoit déjà une pile de chemises confectionnées, les pièces éparses de celle en travail, les ciseaux, la pelote hérissée d’aiguilles, les petits boutons de nacre symétriquement fixés sur leur plaque de carton, les pelotons de fil blanc, la limoge rouge pour le marquage, et, dans un vase à fleurs évasé par le haut, quelques branches de lilas.

La pièce où coud ainsi cette jeune fille est une de ces chambres-cuisines si communes chez les vignerons francs-comtois. À gauche, en entrant, on trouve le dressoir avec ses plats d’étain par le haut, ses seilles (seaux) d’eau au centre, et ses marmites rangées selon leur taille par-dessous. Plus loin vient la crédence à hauteur d’appui, où l’on met les vivres, avec un tiroir pour les cuillers, les oignons et les bouts de ficelle. Au mur pendent la poêle à frire toute notre et la bassinoire en cuivre rouge. Le pétrin est à sa place à côté de l’horloge. Vis-à-vis de la fenêtre se déploie en saillie le manteau carré de la cheminée, sur la corniche de laquelle figurent la lampe d’étain, deux chandeliers de cuivre, un autre de fil de fer à crochet pour aller à la cave, deux fers à repasser et autres menus ustensiles de même nature. Dans le coin à gauche de la cheminée est le four, où s’entassent ordinairement les paniers à terre, les pioches et les bigots[2], tout l’arsenal du vigneron ; par-dessous, on aperçoit au milieu des brindilles le tronc de bois sur lequel, en hiver, on aiguise les échalas. Le coin vis-à-vis du four, du côté de la fenêtre, est occupé par un grand lit à ciel carré et à rideaux de cotonnade bleue largement rayée, tombant perpendiculairement du plafond jusqu’à terre. Entre le lit et le four se trouve la porte de l’autre pièce. La colonne supérieure du lit correspond à l’angle d’évasement intérieur de la fenêtre. Un peu plus loin, une grande armoire en noyer noirci, à deux battans, sert de vestiaire à la famille. Quelques chaises de bois dur sont rangées autour de la chambre, d’autres sont engagées sous la grosse table à pieds tors qui en occupe le milieu. Le plancher, quoique de couleur terreuse, n’en témoigne pas moins de bonnes intentions de propreté par les rosaces encore fraîches dont l’a ouvragé l’arrosoir. Tout est d’une simplicité extrême dans cette cuisine aux murailles jaunes, mais tout y est rangé avec tant d’ordre, et le printemps y envoie du dehors un air si pur, qu’on s’y sent réellement tout à fait à l’aise.

La jeune fille qui coud auprès de la fenêtre semble être l’âme de cette grande pièce. Sur toute sa physionomie se reflète la satisfaction intérieure que procure le travail. C’est une brunette de vingt à vingt-cinq ans, aux joues un peu maigres, mais au teint ferme, au nez correct, aux lèvres résolues et aux grands yeux à la fois doux et malins. Ses cheveux bien peignés retombent en modestes bandeaux sur ses tempes pour disparaître sous une cornette bigarrée qui lui recouvre encore l’arrière de la tête. Sa robe d’indienne violette laisse deviner une structure saine et solide plutôt qu’élégante. Cette jeune fille s’appelle Fifine Clairet.

Tout à coup elle quitte sa couture, ôte le dé de son doigt et se dispose à allumer le feu en fredonnant à demi-voix cette douce ballade franc-comtoise :

Derrière chez mon père,
Vole ! mon cœur, vole !
Derrière chez mon père,
Il y a t’un pommier doux…
Il y a t’un pommier doux,
Tout doux et iou !
Il y a t’un pommier doux.

Trois jolies princesses,
Vole, mon cœur, vole !
Trois jolies princesses
Sont assises dessous,
Sont assises dessous,
Tout doux et iou !
Sont assises dessous.

La Fifine va prendre une marmite sous le dressoir, y verse de l’eau et la suspend à la crémaillère, puis elle prend sous le couvercle du pétrin des légumes apprêtés pour la soupe, et les met avec précaution dans la marmite sans discontinuer de chanter :

Çà, dit la première,
Vole, mon cœur, vole !
Ç’à dit la première !,
C’est le point du jour,
Tout doux et iou !
C’est le point du jour !

Çà, dit la seconde,
Vole, mon cœur, vole !
Çà, dit la seconde,
J’entends le tambour,
J’entends le tambour,
Tout doux et iou !
J’entends le tambour !

Cà, dit la troisième,
Vole, mon cœur, vole !
Çà, dit la troisième,
C’est mon ami doux…
C’est mon…

— Entrez ! fait tout à coup la Fifine en interrompant son couplet et en recouvrant sa marmite. La porte de l’escalier s’ouvre, et une vieille femme, coiffée d’un ancien bonnet à grandes passes, entre avec un panier couvert d’une serviette suspendu à son bras.

— Bonjour, madame.

— Bonjour, mam’zelle Fifine. Vous êtes déjà éveillée ! Oh ! oh ! c’est comme on dit des fois, j’ai bien reconnu votre voix tout de suite.

— Tiens ! c’est la Jeanne-Antoine ! Je vous aurais bien laissé manger au loup ; mais c’est qu’aussi vous devenez bien rare, dites donc.

— Ah ! mon Dieu ! mam’zelle Fifine, voyez-vous, on n’a pas rien à faire qu’à venir se promener à Salins. Sans compter que de Villeneuve ici il y a une fameuse trotte, et mes jambes n’ont plus vingt ans…

— Ah çà, vous êtes donc venue au marché, à ce qu’il paraît ?

— En ! ma foi, mam’zelle Fifine, on est bien obligée de faire deux ou trois sous avec la denrée qu’on a.

— Le beurre était-il bien cher aujourd’hui, Jeanne-Antoine ?

— Bien cher…, bien cher, mon Dieu ! toujours trop cher pour celui qui achète et jamais assez pour celui qui vend. Moi, j’en avais là douze livres, du beau beurre des sapins ! Eh bien ! j’ai eu assez de maux d’en avoir dix-huit sous…

— Douze livres à dix-huit sous, ça fait presque douze francs. Asseyez-vous donc, Jeanne-Antoine. Mais ce n’est pas vous qui avez apporté tout cela depuis là-haut ?

— Oh ! pour ça non, mam’zelle Fifine ; je suis venue avec notre grand sur une pièce de marine[3] qu’il a descendue ce matin. On profite des occasions qu’on a. Une fois au-dessus de la côte du Châlème, on n’a plus que deux heures de descente pour venir à Salins.

— Oh ! oh ! vous voyagez donc en carrosse, Jeanne-Antoine ?

— Oui, un joli carrosse ! Un grand sapin de cent pieds de long avec deux bœufs maigres qui tirent la langue. Après ça, quand une l’ois on est assise là au milieu, ça fait ressort.

— Mais qu’est-ce que vous déballez donc là, Jeanne-Antoine’ ? Vous nous apportez des œufs, je crois ?…

— Ah ! mon Dieu, ne m’en parlez pas. Nous n’avons qu’une poule qui en fasse ; l’autre quiouppe (glousse)… Chez nous, on n’a pas de tout douze ; aussi n’en voilà-t-il que six…

— C’est justement pourquoi, Jeanne-Antoine, il fallait les vendre ! Vous mériteriez, tenez !… Je vous demande un peu si cela a du bon sens ? Des œufs superbes encore !

— Et le père, mam’zelle Fifine, il se porte toujours comme un pont-neuf, lui ?

— Mais oui. Jeanne-Antoine, il va assez bien. Il est à la vigne. Allons, asseyez-vous là. Vous le verrez à midi. Ou plutôt, tenez, je crois que le voici qui revient déjà. Qu’est-ce que cela veut dire ?

En effet, l’on entend des pas dans l’escalier. La porte s’ouvre, et le père Josillon Clairet entre, la tête nue et rasée, les manches de chemise retroussées et la poitrine au large, sa pioche d’une main et le manche brisé de cette pioche, de l’autre.

— Tiens ! voilà la Jeanne-Antoine !

— Votre très humble servante, monsieur Josillon… Ah ! ah ! vous avez fait des briques, à ce qu’il parait ?

— Pardié oui, Jeanne-Antoine. Tant va la pioche à l’eau… non, à la vigne…

— Père, figurez-vous que la Jeanne-Antoine nous a apporté des œufs.

— Des œufs, Jeanne-Antoine ? Pour nous rendre amoureux !

— Oh ! Josillon !

— Euh !… Où est le temps, hein, Jeanne-Antoine ?

— Mais vous êtes toujours le même, vous, Josillon ; c’est bon pour moi de me plaindre.

— Pourquoi vous plaindre, Jeanne-Antoine ? Faute de blé, on mange de l’avoine. Il ne faut jamais se plaindre. Quel âge avez-vous ?

— Neuf et puis cinquante, combien cela fait-il ?

— Ça fait cinquante-neuf en tout pays, Jeanne-Antoine. Un bel age, ma foi ! le même âge que moi. Tiens, toi, Fifine, va-t’en voir chez Coindet s’il a avalé le manche de pioche que je lui avais dit de me faire.

— Mais, père, vous irez bien chez Coindet vous-même en retournant à la vigne. Vous n’avez pas besoin de votre manche pour dîner.

— Allons, soit ! Ce que femme veut, Dieu le veut ; pas vrai, Jeanne-Antoine ? Eh bien ! alors, si c’est comme ça, dépêche-toi ; donne-moi le pain que je le coupe. La Jeanne-Antoine dînera avec nous.

— Oh ! pour ça, Josillon, je vous suis bien obligée : voyez, j’ai apporté du pain dans ma poche ; je n’ai pas faim.

— Vous remercierez après, Jeanne-Antoine. Tenez, il ne faut pas que les jeunes gens restent comme ça les bras croisés. Prenez-moi cette miche, et vous couperez le pain pendant que la Fifine mettra la nappe et que je mettrai à la broche.

— Père, n’oubliez pas d’essuyer la poêle avec du papier, au moins, avant d’y mettre votre beurre !

— L’entendez-vous, celle-là qui voudrait apprendre à sa mère à faire les enfans ? Donne-moi d’abord le saladier à fleurs, que je casse dedans les œufs de la Jeanne-Antoine : ça va nous faire un dîner de chanoine.

— Attendez donc, père, que j’y mette encore ces ciboules ! Voilà le beurre qui chante. Tenez, prenez la queue de la poêle, et je verserai.

— Donne. Verse tout d’un coup. Allons ! As-tu mis du sel ?

— Pardi !

— Venez, Jeanne-Antoine ; je vais vous montrer comme on tourne les omelettes au Matachin… Un… et deux ! Hein ! avez-vous vu !

La soupière blanche bien couverte fait le gros ventre sur la table, Josillon s’établit d’un côté, et signifie à la Jeanne-Antoine d’en faire autant de l’autre ; puis il découvre d’un air grave la soupière, d’où part brusquement une superbe colonne de vapeur qui va heurter le plafond et s’évanouit en retombant en parapluie, comme un feu d’artifice. La soupière est remplie jusqu’au bord ; dans le milieu surgit une dernière pochée de quartiers de raves et de pommes de terre que les larges tranches de pain dilatées par le bouillon empochent de couler à fond.

— Mais, pour l’amour de Dieu, que faites-vous donc là, Jeanne-Antoine ? s’écrie Josillon dès que chacun est servi. Est-ce que vous avez peur que votre assiette enfonce la table ?

Jeu[4] ! elle mange sur ses genoux, la Jeanne-Antoine.

— Mais, oui, mam’zelle Fifine ; je ne suis pas habituée à manger à table, moi. Ah bien oui ! chez nous, les femmes ne s’y mettent qu’une fois par an, le jour de la fête, pour trinquer avec les fêtiers[5].

— Jeanne-Antoine, vous êtes aujourd’hui chez Josillon, et chez Josillon on ne mange pas sur ses genoux.

— Allons, mon Dieu, puisque vous l’exigez… Qui est maître est maître.

— Ah !… maintenant il faut boire un petit coup là - dessus, Jeanne-Antoine. N’ayez pas peur ! Il ne grise pas celui-là ; c’est du Loire[6]. À la vôtre, Jeanne-Antoine ! A présent, second service ! Avancez votre assiette.

— Encore de la soupe ? Mais j’en ai déjà jusqu’aux oreilles, Josillon.

— Allez toujours ! Un capucin ne s’embarque jamais seul. Ne vous imaginez pas au moins que nous allons vous servir des ortolans ou des perdrix. Mais à propos, et votre grand, Jeanne-Antoine, où est-ce que vous l’avez laissé ?

— Lui ! Eh pardi ! il dîne au faubourg, par-là, au Cheval-Blanc, avec les autres de Villeneuve.

— Il est donc toujours aussi enragé après son voiturage ?

— Ah ! mon Dieu, ne m’en parlez pas. J’ai beau dire et beau faire, il ne m’écoute pas plus que si je chantais.

— Il fait pourtant là un mauvais métier. Tous ces gaillards-là ont beau croire qu’ils gagnent une masse d’argent ; ce n’est pas en courant ainsi les auberges qu’on fait fortune…

— Mais je le sais bien, Josillon.

— Et puis, dit Fifine, c’est qu’ils sont vraiment, faits comme des voleurs, tous ces voituriers de marine. Quand je rencontre ceux de Chambay par Saint-Maurice, ils me font toujours une peur affreuse… De grandes figures toutes couvertes d’écorchures et de boue, des chapeaux qu’on dirait ramassés dans un gouillat[7], et puis leurs pauvres bêtes, il faut voir comme ils les battent… Oh ! tenez, voyez-vous, Jeanne-Antoine, quand je les vois quelquefois, là, près de la fontaine d’Arion, vous savez bien… où cela monte… quand je les vois, ces pauvres bêtes, maigres comme des lanternes, qui s’abattent sur le pavé à force de tirer, et que ces monstres leur tapent à grands coups de manche de fouet sur le nez pour les faire relever… oh ! alors je voudrais pouvoir les prendre au collet pour les mettre eux-mêmes à la limonière en place de leurs bœufs, et pour leur en donner une fois, là ! mais… à mon appétit !

— Mais je le sais bien, mam’zelle Fifine.

— Et dire qu’il n’y a pas un bouchon sur la route où ces horreurs-là n’aillent boire, pendant que leurs bêtes restent la tête basse à les attendre dehors, dévorées par les mouches en été, et grelottant de faim et de froid en hiver ! Et dire que chez eux, pendant ce temps-là, leurs pauvres femmes et leurs pauvres enfans n’ont parfois rien pour se nourrir, rien pour s’habiller, rien pour se chauffer ! Oh ! non, voyez-vous, Jeanne-Antoine ; c’est du vrai brigandage tout cela !

— Mais à qui le dites-vous, mam’zelle Fifine ? et l’argent que coûtent le foin, les chaînes, les voitures, le charron, le maréchal ! Et le fumier qu’on perd par le monde, et les habits qu’on use, et les membres qu’on se casse, et les malheurs même qui peuvent arriver à tout moment, comme à mon pauvre vieux qui a été écrasé là sous sa voiture, au bas du Châlème, un jour qu’il avait trop bu à Cernans en s’en revenant, — vous n’en parlez pas de tout cela. Ah ! mon Dieu ! allez, mam’zelle Fifine… La Jeanne-Antoine ne peut plus retenir ses larmes.) Je ne suis pas venue… à mon âge… sans avoir mangé… ma bonne part… de vache… enragée[8]… allez !

— Pauvre Jeanne-Antoine !

— Ah bah ! ne pleurons pas, Jeanne-Antoine. Voyez-vous, qui est mort est mort…

— Euh ! qu’est-ce que vous me versez là ?

— C’est du maquevin[9], c’est doux !

— Ouais ! que c’est donc fort !

— Tout de même, pourquoi ce diable de grand n’est-il pas venu avec vous ? On aurait bien tâché d’en faire façon. Quand il y a pour trois, il y a pour quatre, avec cela qu’il est encore maniable, lui, et sans compter qu’il est fort comme une malbroug[10]. Ah ! dites donc, de longtemps je ne l’oublierai, de quelle passe il m’a tiré, allez !

— Vous, Josillon ? Il ne m’a rien dit.

— Comment ! il ne vous a rien dit ?

— Pas la queue d’un mot.

— Eh bien ! il venait donc de charger une bosse (tonne) de vendange à Chauviré. Pour lors, comme nous allions partir, voilà un brigand de cheval qui prend le mors aux dents, et qui s’élance en bas de la ruelle de vignes où nous étions avec sa voiture. Les bœufs s’épouvantent et font un écart. Notre bosse n’était pas encore serrée avec la chaîne, remarquez bien ; nous étions à côté pour la serrer. Cependant le boutecamp[11] était ôté et le tampon remis. Tenez, je ne sais par quel miracle, mais enfin, au mouvement des bœufs, voilà la roue de devant qui tombe dans un trou jusqu’au moyeu, et la bosse toute pleine, une grande bosse de neuf carris[12], qui s’apprête à nous tomber dessus, ni plus ni moins. Tenez, Jeanne-Antoine, je ne suis pas peureux ; mais du diable si je n’ai senti le froid au dos dans ce moment. Le grand, lui, ne fait ni une ni deux. Il reçoit la bosse à temps sur une épaule, puis se retourne comme il peut, se plante les pieds contre le mur en faisant le demi-cercle, et me dit : — Josillon, tâchez de vous glisser entre les jambes des bœufs, ils ne gipent (ruent) pas. Vous prendrez le fouet, vous irez en avant, et vous taperez dur. N’ayez pas peur pour la bosse, la voûte est solide. — Je vais, je fouette, les bœufs se crampent, la roue sort du trou, la bosse retombe sur les brancards, et nous voilà partis drus comme des pinsons.

— Pauvre ; grand, va ! sans lui pourtant, hein ! père !

— Voyez-vous, il y a tout de même du bon dans ce grand diable. C’est seulement dommage qu’il soit enfilé dans un si vilain commerce.

— Mon Dieu, je le sais bien, Josillon ; mais qu’y faire ? Il n’a pas d’idée pour le labourage, il ne veut pas aller domestique, il ne veut pas entendre parler de prendre en fermage quelques journaux de terre, qui, joints à nos deux ou trois coins, suffiraient pour nous faire vivre… Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Mais il n’est cependant pas méchant avec vous, Jeanne-Antoine ?

— Pas méchant, pas méchant ! Je ne puis pas dire qu’il soit méchant ; mais il ne m’écoute pas.

— Et si vous lui trouviez une femme ?

— Ah bien oui ! une femme ! Où voulez-vous que je la prenne ?

— Pardié ! il n’en doit pas manquer par là-haut.

— Oui, des propres ! des paresseuses, des glorieuses. Que le bon Dieu l’en préserve et moi aussi ! Celles qui ont quelque chose ne sont pas pour son bec, et des autres, j’aime autant qu’il s’en passe.

— Mais enfin, Jeanne-Antoine, vous avez votre petite maison, vos bœufs, votre vache, vos deux ou trois champs. Cela doit valoir quelque chose déjà ? Voyons, comptons. Votre petite maison vaut combien ? — Oh ! ma foi, la maison n’est déjà pas tant peute (laide) ; je ne la donnerais pas encore pour quinze cents francs.

— Allons, mettons quinze cents francs. Et les bœufs, combien ?

— Oh ! ma foi, les bœufs, quand ils avaient encore leurs quatre cornes pour les deux, ils pouvaient bien valoir cinq ou six cents francs ; mais maintenant qu’ils sont maigres et qu’ils n’ont plus que trois cornes…

— Allons, pour la maigreur en plus et la corne en moins, mettons-les à quatre cents francs. Quatre cent cinquante, tenez ! Quatre cent cinquante et quinze cents font mille neuf cent cinquante. Mettons deux mille pour faire un compte rond. Ensuite… vous avez votre vache…

— Oh ! pour notre Bouquette, celle-là, c’est moi qui la soigne. Il faut voir le poil qu’elle a ! Et avec ça un pis qui est gros comme une seille. Ah ! pour la vache, je vous garantis qu’à moins de cinquante écus elle ne sortira pas de mes mains. Ah bien oui ! qu’est-ce que je ferais sans elle ? je n’aurais rien pour entretenir le ménage et rien pour fumer un peu nos deux ou trois coins…

— Allons, va pour cinquante écus ! cela fait deux mille cent cinquante francs. Et vos champs maintenant. Voyons, combien en avez-vous ?

— Oh ! pour les champs, nous en avons… c’est-à-dire non !… c’est-à-dire si !… Voyez-vous, pour les champs, c’est qu’il y en a un qui ne compte pas ; il n’y pousse que des rochers et des prunelles…

— Belle récolte ! oui, mais les autres ?

— Eh bien ! les autres ; il y a notre champ du Frite-à-l’Ane. Autrefois les pommes de terre y allaient encore, maintenant on n’en parle plus ; j’y ai mis un peu de blé.

— Allons, voyons ; le champ du Frite-à-l’Ane, combien vaut-il ?

— Peut-être deux ou trois cents francs.

— Mettons deux cent cinquante, et deux mille cent cinquante, cela fait deux mille quatre cents. Après ?

— Eh bien ! après… nous avons encore le pré du Couti-Oudet. Il n’y en a guère large ; mais c’est le rognon. C’est là que je vais faucher pour ma vache.

— A combien le Couti-Oudet ?

— Pour le Couti-Oudet, vous pouvez le mettre hardiment à huit cents francs.

— Huit cents et deux mille quatre cents, ça fait trois mille deux cents. Après ?

— Eh bien ! après… il n’y reste plus que le champ près de la maison, là où j’ai une petite chenevière avec deux carrés de choux ; le reste est en trèfle pour la vache. Oh ! ma foi. je ne sais pas, moi. lie la chenevière, c’est cher, ça. Il me semble que ça vaut bien… huit cents francs !

— Trois mille deux cents et huit cents font quatre mille francs tout ronds, Jeanne-Antoine, sans compter le reste du mobilier. Ainsi donc vous voilà, vous et votre garçon, à la tête d’une fortune de quatre mille francs, ayant tous les deux avec cela bon pied, bon œil, et vous n’arrivez pas à être heureux ensemble ? Mais je n’en ai pas plus, moi, avec ma Fifine, et cependant elle ne se plaint pas, ni moi non plus.

— Oh ! mais vous, Josillon, c’est bien différent.

— Comment, c’est bien différent ! J’ai ma vigne de Chauviré, celle des Poils-de-Chien et celle de Saint-Nicolas ; puis la moitié seulement de cette maison-ci, remarquez-le bien, ce qui est déjà assez embêtant pour l’entretien de la toiture. Par exemple, la cave est toute à moi, avec cette petite cour sombre qui donne là, sur la place de Saint-Maurice. Puis voici la chambre de notre Fifine. L’avez-vous déjà vue, la chambre de notre Fifine ? Tenez, entrez donc, Jeanne-Antoine.

La Jeanne-Antoine essuie d’abord ses pieds sur le plancher comme on le ferait sur un paillasson, et entre avec un air d’étonnement respectueux, les deux bras croisés l’un sur l’autre à la hauteur de la ceinture. — Jeu ! mais c’est un petit paradis ici, Josillon. Comme ce plancher est bien lavé ! puis voilà une commode, des chaises de paille, un joli miroir, un beau lit blanc ! C’est du calicot, les rideaux, n’est-ce pas, mam’zelle Fifine ? Oh bien ! Dieu merci, il en a fallu des aunes ! Avec un beau buffet de noyer, une jolie petite table, et puis tous les murs avec du joli papier qu’il y a des bouquets dessus, et des oiseaux encore ! Ainsi donc c’est là que vous couchez, mam’zelle Fifine ? Oh bien ! vous n’êtes pas à plaindre ; mais, après tout, vous le méritez bien.

— Pardié ! je crois bien, une princesse comme elle ! Qu’est-ce qui aura de beaux chevaux, si ce n’est le roi ? Pour moi, Jeanne-Antoine, je couche là, à la cuisine. J’aime les marmites, C’est un goût comme un autre.

— Mais voilà les deux heures qui sonnent.

— Rien ne vous presse. Jeanne-Antoine. Attendez-moi là. Je vais d’abord chercher mon manche, puis je reviendrai vous prendre pour aller à ma vigne de Saint-Nicolas.

— Allons, soit ! mais ne restez guère.


II

Josillon sort. La Jeanne-Antoine vient s’asseoir auprès de la Fifine, qui, sa vaisselle une fois lavée, s’est remise à sa couture.

— C’est du fin que vous cousez là, dites donc ! Ouais ! quels petits points ; çà me tire les yeux. Ce n’est pas pour des paysans des chemises comme ça ?

— Non, Jeanne-Antoine, c’est pour le docteur Girod.

— Comme ça, vous n’allez donc plus travailler en journée ? Chez nous, toutes les huileuses y vont cependant.

— Oh bien ! moi, je n’y vais plus. J’en ai assez comme ça, d’y être allée pendant mon apprentissage. Ce n’est pas bien amusant, allez, Jeanne-Antoine, de courir comme ça chez les gens, quand on ne veut pas colporter d’une maison à l’autre tous les cancans de la ville. Une ouvrière, c’est comme une servante ; on ne se gêne pas de montrer devant elle, toutes ses misères cachées, et je vous assure que pendant mon apprentissage j’en ai vu de rudes. Aussi je reste chez moi ; je ne vais plus chez personne. J’ai quelques bonnes pratiques qui me restent fidèles parce que je les soigne de mon mieux. Je gagne ainsi mes trois ou quatre cents francs par an ; mon père en gagne aillant avec sa vigne, quand les récoltes vont un peu. Avec cela, nous vivons tous les deux libres comme l’air et gais comme des pinsons…

— Ah ! ah ! voyez-vous ! Mais alors pourquoi ne vous mariez-vous pas, mam’zelle Fifine ?

— Moi, me marier ? Eh bien ! vous avez là une drôle d’idée, Jeanne-Antoine. Pourquoi me marier, et avec qui ? Pour me mettre dans la misère, tandis que je suis ici comme un roi dans la mousse. Me marier avec un pauvre vigneron ou un pauvre ouvrier qui aura déjà assez de maux de gagner sa vie à lui, et qui par conséquent ne pourrait pas gagner celle de toute une famille, une fois qu’il faudrait renoncer à mon aiguille pour soigner un tas d’enfans. Se marier ! se marier ! c’est bientôt dit, ça ; mais combien avez-vous déjà vu de ménages heureux, Jeanne-Antoine ? Croyez-vous que tous les hommes ressemblent à mon père ? Vous savez bien le proverbe : — Quand il n’y a plus de foin au râtelier, les ânes se battent. — C’est la misère qui fait le malheur de bien des ménages parmi nous autres, tandis que c’est l’oisiveté qui fait celui des gens riches. Bien souvent les pauvres ne sont méchans que parce qu’ils sont pauvres, et les riches que parce qu’ils sont bêtes ou désœuvrés. Je sais bien que parmi les riches aussi bien que parmi les pauvres il y a des exceptions, il y en a partout ; mais enfin cela n’empêche. J’ai besoin d’air, moi, j’ai besoin de gaieté, j’ai besoin de travail, j’ai besoin de propreté. Tout cela, je l’ai en ce moment, et je m’y tiens.

— Moi aussi, fait Josillon en entrant brusquement. Qu’est-ce qu’elles jacassent, mes deux gaillardes ?

— Ah ! ma foi, père, vous êtes trop curieux.

— Allons, allons, maintenant, mam’zelle Fifine, il faut partir. Bonne santé ! Au revoir !

— Au revoir, Jeanne-Antoine. Ne soyez pas si rare. Au revoir, père, ne restez pas trop tard à la vigne. La soupe sera prête à sept heures.


II – LE GRAND MANUEL.


I

Villeneuve-d’Amont est un village de cinq ou six cents âmes, sur la route de Pontarlier, à trois lieues de Salins. Il appartient au département du Doubs, et on l’appelle Villeneuve-d’Amont pour le distinguer de Villeneve-d’Aval, qui est aux environs d’Arbois, dans le département du Jura.

De même que Lons-le-Saunier, Poligny et Artois, Salins se trouve situé sur la base même du versant occidental de la grande chaîne du Jura. Ces montagnes, qui s’escarpent presque perpendiculairement du côté de la Suisse, en s’alignant en bataille comme une armée noire devant la grande chaîne des Alpes blanches, s’affaissent au contraire, du côté de la France, par gradins successifs, pendant une dizaine de lieues. Salins se trouve aux confins de la plaine et de la montagne, dont le plateau de Cernans forme le premier gradin, et celui de Villeneuve le second. C’est à Villeneuve que commencent les sapins.

Quand on arrive au-dessus de la côte du Châmène, on voit à une demi-lieue le village grouper ses toits de tuiles blanches à une portée de fusil de la route, sur une légère crête qui garantit ses habitations de toute humidité. À droite, en avant du village, s’étend une vaste tourbière qui reste entourée pendant tout l’été de tas de tourbes noires que les habitans y font sécher au soleil pour leur consommation d’hiver. En prolongement de la tourbière, on embrasse à peu près d’un seul coup d’œil tout le territoire de la commune, encadré en amont par une des plus splendides forêts des sapins que possède la France. Ce sol, marneux et blanchâtre, serait susceptible d’une fertilité moyenne. Par malheur, le manque d’eau courante, qui y oblige les habitans à se contenter d’eau de citerne, y rend impossibles les irrigations, et le voisinage des forêts y détourne depuis longtemps les populations d’une culture opiniâtre et régulière par l’appât de petits gains en numéraire à peu près journaliers.

Ce dernier inconvénient, du reste, n’est point spécial à la commune de Villeneuve. Toutes les communes voisines des forêts en sont également atteintes ; nulle part seulement il n’entraîne des conséquences aussi funestes qu’ici, parce qu’aucune commune des environs n’a été aussi radicalement dépouillée par l’état de ses avantages forestiers à la fin de l’autre siècle. Plusieurs communes voisines sont si riches en forêts, qu’elles ne savent réellement qu’en faire, et se laissent entraîner à bâtir des églises absurdes de luxe et de mauvais goût, par la simple raison que le régime de minorité perpétuelle qui pèse sur les communes en France ne leur permet pas d’emploi plus fructueux de leurs fonds. Indépendamment de ces avantages généraux qu’on pourrait souvent mieux utiliser, les habitans de ces communes ont dans leurs droits d’affouage et dans leurs droits de rémanens[13] une source d’avantages personnels qui leur constitue parfois une rente assurée de plus de cent francs par famille. Quiconque sait, par expérience ou par observation, combien d’efforts représente la production d’une pareille somme en agriculture pourra se faire une idée de l’importance d’un avantage communal de cette étendue. De tout cela, les habitans de Villeneuve sont complètement privés, ou bien peu s’en faut. Leurs voisins viennent exercer leurs droits de rémanens jusqu’à leurs portes, sans qu’ils aient mot à dire, et leurs droits d’affouage sont souvent si onéreux, qu’ils y renoncent complètement.

Le voisinage des grandes forêts présente avec le voisinage de la mer plus d’une analogie. Comme la mer, les forêts ont leurs golfes, leurs caps, leurs îlots, leurs proies faciles, leurs richesses toujours renaissantes, leur roulis, leurs orages, leurs dangers, leurs mugissemens sans fin et leurs immenses solitudes. Aux époques primitives, le droit de pèche et le droit de cueillette ne font qu’un seul et même paragraphe au code de la loi de nature ; aussi le même attrait mystérieux qui emporte l’habitant des côtes à travers les vagues emporte-t-il ici le paysan, la hache à la main, au milieu des bois. Les habitans du voisinage des forêts ne sont guère meilleurs cultivateurs que les habitans des côtes. Ici toutefois s’arrête l’analogie. Il nous a été donné de voir de près les pêcheurs de Normandie. Ces gens nous ont semblé forts comme des chênes, graves comme des statues et doux comme des agneaux. La contemplation de la mer a quelque chose de saisissant. Dans le regard d’un pêcheur fixé sur l’océan, il y a quelque chose de vraiment étrange. Est-ce de l’amour ? est-ce du défi ? est-ce de la convoitise ? est-ce de la terreur ? Nous ne savons. Peut-être y a-t-il de tout cela ensemble. En tout cas, les pêcheurs de Normandie nous ont semblé bons et doux. Entre les bûcherons du Jura et les pêcheurs normands, il y a une différence de caractère qui s’explique par la différence des industries. La pêche en Normandie vit d’efforts collectifs ; le bûcheronnage au contraire s’exerce dans la solitude. Quand il fait beau, la pêche est une affaire de patience, d’adresse et de contemplation. Les tempêtes et les coups de mer sont des accidens qui ne font point partie de la pêche en elle-même. Le bûcheronnage est, par tous les temps, une lutte à main armée contre cette partie du domaine de la nature qui ressort de son exploitation. Le pêcheur vit entre le ciel et l’eau ; il a continuellement devant lui des horizons immenses. Le bûcheron vit au milieu de fourrés sans perspective, quelquefois même presque sans lumière. Les pêcheurs rentrent le soir tous ensemble comme ils sont partis le matin, avant même le coucher du soleil ; leurs femmes et leurs enfans les attendent sur la grève. Le bûcheron, lui au contraire, ne quitte sa tâche qu’à la nuit noire. Il semble se glisser alors le long des haies comme un être fantastique. Le passant attardé, en voyant se dessiner sur le fond du ciel gris la silhouette de cet homme avec sa hache sur l’épaule, ne sait s’il osera l’aborder, ou s’il doit attendre qu’il ait disparu pour continuer sa route.

On peut se demander maintenant pourquoi le travail de la terre n’est pas préféré par tous les paysans du Jura au travail dans les bois ? Nous en avons donné tout à l’heure la cause affirmative, — le salaire à courte échéance, bien différent de celui de la culture, qui se fait d’ordinaire attendre une année, — indépendamment de l’attrait qu’une certaine vie sauvage peut avoir pour certaines natures. Les contrebandiers et les braconniers sont aussi dans ce dernier cas. Il y a d’autres causes encore : on ne peut aimer la terre qu’à la condition d’en avoir assez pour y implanter largement ses vanités et ses affections. Il faut avoir ici bas non-seulement son pain du jour assuré, mais aussi la certitude de celui du lendemain, et ce n’est certes point là le cas du plus grand nombre. Au lieu d’aimer ainsi la brebis pour elle-même, combien de malheureux sont obligés au contraire de la tondre si près et si souvent, qu’elle ne va pas loin sans y laisser toute sa peau ! Quand la pauvre bête est épuisée, il faut bien chercher fortune ailleurs. Telle est, à ce qu’il nous semble, l’histoire de la plupart des gens qui se livrent, soit par le bûcheronnage, soit parle voiturage, à l’exploitation de nos forêts.

Comment s’étonner d’ailleurs de l’avarice et de la rudesse de mœurs des paysans de nos contrées, quand on réfléchit à la dureté impitoyable de la terre dans nos montagnes, qui, elle non plus, ne leur donne, certes rien pour rien ? Les élémens du travail de l’homme ont une influence forcée sur son caractère. Les sculpteurs tiennent tous plus ou moins, dit-on, du marbre ou de l’airain qu’ils façonnent. On comprend aisément qu’un tailleur de pierre n’ait pas tout à fait l’humeur d’un maître de danse. Pourquoi nos paysans ne se ressentiraient-ils pas de même de la dureté et de l’avarice des champs qu’ils cultivent ?


II

Du haut du Châlème, la route blanche se déroule à peu près en ligne droite à travers la plaine comme impatiente de s’engager dans la forêt. Quelques haies d’aubépines, quelques lignées de frênes et une longue file de mètres de pierre en forment tout l’ornement En ce moment, on n’y aperçoit qu’un cantonnier avec son enseigne rouge et blanche fichée à côté de lui dans la terre, et deux voitures d’Arboisins qui ramènent de Pontarlier des planches, sur lesquelles se trouve hissée une masse de tonneaux vides. La poussière que soulèvent les pieds des chevaux voltige devant eux en léger nuage. À la cime de leur collier, recouvert d’une grande peau de mouton teinte en bleu, avec toute sa laine, s’agite un énorme grelot, au bruit monotone duquel le voiturier s’endort sur sa petite banquette de cordes, au flanc de la première voiture. Non loin de l’entrée de la route, dans la forêt, s’embranche un des chemins qui conduisent au village. C’est sur la lisière droite de ce chemin que se trouve la maisonnette de la Jeanne-Antoine.

La porte d’entrée de la cuisine et les fenêtres donnent du côté du village, c’est-à-dire au midi, sur les deux carrés de choux qui viennent d’être plantés depuis peu et qui ont fort bien repris. Du côté de la rue, le toit, presque plat et en gros bardeaux, forme une forte saillie sous laquelle ; une voiture peut aisément trouver place, indépendamment de la pile de bois qui donne artistement la main à une autre pile de tourbes sèches par-dessus la porte de l’étable. Du côté du nord, voici la porte du grenier à foin, qui se trouve sur l’écurie même. La Jeanne-Antoine n’a pas de grange. Elle était obligée d’aller battre son blé chez les voisins avant l’invention des battoirs mécaniques. La Jeanne-Antoine n’a pas non plus de citerne, c’est-à-dire pas de citerne complètement à elle, comme il est facile de le voir par cette chaînette (chenal) en sapin qui part du toit de la maison voisine pour aboutir au même trou que la sienne, derrière cette auge en bois où vient boire le bétail. La citerne de la Jeanne-Antoine n’a pas de pompe. L’eau s’en tire tout simplement au moyen d’un grand balancier formé d’un jeune sapin tout entier, encore habillé de son écorce et fixé par une cheville, entre les deux cornes que forme un autre grand sapin en Y planté dans la terre. À l’un des bouts de ce balancier pend une grosse pierre, et à l’autre un seillot (seau) qui va puiser l’eau dans les profondeurs du réservoir.

Dans l’écurie de la Jeanne-Antoine, il y aurait certainement place pour plus des trois bêtes qui y logent ; mais si elles y prennent toutes trois aussi bien leur aise que la Bouquette le fait en ce moment, il est évident qu’il n’y oe a pas de trop. Cependant l’on aperçoit dans le fond une brouette, un trident et deux gros balais. La Jeanne-Antoine n’a ni herse ni charrue. Pour labourer ses champs, elle est aussi obligée d’attendre que les voisins veuillent bien lui prêter leurs outils. Aux solives rondes du plafond est clouée une latte qui sert de perchoir aux poules.

La cuisine de la Jeanne-Antoine, qui communique à l’écurie au moyen d’une porte, n’est pas luxueuse. Faute d’argent, hélas ! on a oublié de la cadetter (daller) lors de la bâtisse, et plus tard on s’est si bien accoutumé à la terre nue qui lui sert de plancher, qu’on en est resté là. La bande de la cheminée est formée d’une grosse solive de sapin qui court d’un mur à l’autre. À cette solive pendent quelques ails et une vessie de porc ; cette vessie n’indique pas du tonique la Jeanne-Antoine puisse se permettre le luxe d’un porc ; c’est tout simplement une vessie qui provient de chez son voisin, et qu’elle a gonflée en soufflant de toutes ses entrailles en prévision des besoins qu’on pourrait en avoir, tant pour les gens que pour les bêtes. Le foyer n’a pour chenets que deux gros cailloux. Bien qu’il soit aujourd’hui sans feu, on dirait cependant qu’il s’en dégage tout de même des odeurs de résine. La batterie de cuisine se résume en un crochet de fer, une vieille pelle forcée comme une écumoire, et un soufflet asthmatique au piston de fer-blanc. De l’autre côté pend au mur un vieux sabot, duquel on voit sortir des allumettes. À gauche de la cheminée s’ouvre la gueule du four, dont le dos fait saillie sur le jardin. Vis-à-vis, la seille d’eau à larges cercles de cuivre prend ses aises sur un rayon de pierre incrusté dans le mur. À côté de la seille se trouve le seillot de sapin blanc dans lequel la Jeanne-Antoine trait sa vache, et la taille de bois sur laquelle le fruitier marque à la craie rouge la quantité de lait qu’elle lui apporte. Au-dessus de la seille s’étagent quelques écuelles, puis vient la petile armoire où Jeanne-Antoine loge les provisions de bouche. En bas se trouvent deux marmites à base en pointe, deux marmites de fourneau. En fait de chaises, voici la sellette sur laquelle on s’assied pour traire la vache, puis ce gros tronc de sapin sur lequel on scie le bois. Au mur pend la poêle à frire à un clou, et deux chaînes de voitures à une muraille, et puis plus rien.

Passons au poële, c’est-à-dire à la chambre à manger et à coucher de la Jeanne-Antoine. Un pauvre lit à rideaux de cotonnade rouge occupe l’angle voisin de la fenêtre, vis-à-vis de laquelle un vieux buffet, dont elle a toujours la clé dans sa poche, renferme son linge, ses cotillons et sa bourse. Sur le buffet, on aperçoit une quenouille et une fillette couchée sur le flanc. La table longue touche par un bout le seuil intérieur de la fenêtre, avec un banc de bois de chaque côté. Sur cette table se trouve une salière blanche et une grosse nappe à rayure rouge, dans laquelle on conserve la miche de pain. Vis-à-vis le lit s’ouvre dans le mur une espèce de niche, au fond de laquelle on aperçoit par le dos la platine du foyer de la cuisine. Contre cette platine se trouve une perche sur laquelle on peut faire sécher le linge quand il y a du feu de l’autre côté. Le mur au-dessus de la platine est percé d’un trou, par lequel s’engage le tuyau du fourneau de fonte qui ne bouge pas du milieu de la chambre pendant toute l’année. À l’embrasure intérieure de la fenêtre figurent d’un côté un almanach, et de l’autre une image d’Épinal, aux couleurs fortes, représentant le Jugement dernier. Deux autres images de même fabrique ornent les deux côtés de la platine : l’une est le Degré des âges, et l’autre la Mort de saint François-Xavier sur une plage des Grandes-Indes. Au plafond enfin pendent deux énormes paquets de fil qui attendent le tisserand.

La chambre du fils de la Jeanne-Antoine, le grand Manuel, vient ensuite ; elle n’a pas d’autres ornemens que son lit de paillettes, deux paires de bottes qui jouent à cache-cache par dessous, ses habits des dimanches accrochés à un clou au mur, deux sacs de graines et un sac de farine qui rêvent dans un coin, à côté du pétrin de la Jeanne-Antoine ; un petit miroir à barbe à l’espagnolette de la fenêtre, un paquet d’oing blanc pour graisser les voitures au plafond, et quelque vieilles ferrailles éparses dans un autre coin, avec une grande hache d’équarrissage. La cave touche à celle chambre du grand, en prolongement de l’écurie. Quand il y avait encore des pommes de terre, la Jeanne-Antoine logeait là les siennes. Aujourd’hui cette cave ne sert plus à rien. C’est dans cette maisonnette que le grand a toujours vécu jusqu’à ce jour. On l’appelle maintenant le grand, parce qu’effectivement il est d’une superbe taille. Quand il était petit, on l’appelait par son nom de baptême raccourci d’une syllabe : Manuel.

L’enfance de Manuel n’a rien eu de bien extraordinaire. Tant que vécut son père, il fut obligé de se résigner à servir comme berger des vaches chez des étrangers ; mais une fois son père mort, il revint de lui-même auprès de sa mère, qui n’eut plus le courage de le renvoyer. Dès qu’il fut en âge de travailler dans les bois, Manuel, qui ne voulait point aller au service comme domestique, se livra à l’ébranchage, ou plutôt, comme l’on dit en argot forestier, au moulage des sapins marqués pour la coupe et vendus par l’administration des forêts aux marchands de bois qui les font exploiter eux-mêmes. Le montage est un métier qui a bien ses dangers ; mais le danger n’était qu’un attrait de plus pour Manuel. Grimper comme un écureuil jusqu’à la cime de ces arbres géans dont la base a quelquefois dix ou douze pieds de circonférence, c’est-à-dire échappe à une étreinte humaine, et dont la tête seule est garnie de quelques branches, sans autre secours que celui d’une corde pour se retenir à l’arbre, et de deux ergots de fer, assujettis aux jambes comme ceux d’un coq, à faire entrer dans la rugueuse écorce, puis une fois à la cime, c’est-à-dire à plus de cent pieds du sol, tout scier et tout abattre autour de soi, avec une tête assez solide et une présence d’esprit assez constante pour être sûr qu’on ne se laissera jamais tomber : — voilà ce que c’est que l’ébranchage.

Dès les premiers jours, Manuel trouva à ce travail un attrait des plus vifs. Il éperonnait son arbre avec une telle ardeur, qu’en deux élans il arrivait à moitié chemin. Là, c’est-à-dire à la hauteur d’une maison de quatre étages, il respirait un instant en mesurant alternativement du regard l’espace qu’il avait déjà franchi et celui qu’il lui restait à franchir encore, puis il repartait, plein de zèle, et ne s’arrêtait plus que quand sa tête dépassait la plus haute branche du sapin. À cette hauteur l’attendait un spectacle analogue à celui dont jouit le plongeur qui, du fond de la mer, revient brusquement à fleur d’eau. Toutes les cimes de cet océan de grands arbres n’y sont-elles pas vertes, sombres, plaintives et houleuses, comme les vagues de la mer ? Tous ces grands corbeaux ne tournoient-ils pas à grands coups d’ailes autour de lui, comme les goëlands sur la mer ? Toutes ces grandes mousses, qui pendent à ces grandes cimes, n’ont-elles pas aussi quelque rapport avec les algues de la mer ?

Vienne un vent d’orage à passer maintenant sur cette plaine immense, qui s’appelle ici le Grand-Jura, là le Petit-Jura, plus loin le Maublin, la Joux et la Tresse, et toute cette plaine va se tordre dans des convulsions, dans des rugissemens, dans des rages à faire pâlir un marin. Quels sont donc ces craquemens qui partent de tous côtés comme une canonnade ? Est-ce la mâture d’une flotte innombrable qui se rompt au-dessus des vagues ? Quels sont ces cris humains, ces juremens, ces clameurs entrecoupés par le tonnerre et la pluie ? Sont-ce les dernières malédictions ou les dernières prières des passagers près d’être engloutis ? Quels sont même ces beuglemens sourds et confus qui sortent du sein des vagues ? Sont-ce Peut-être les cris de joie des monstres marins qui s’apprêtent à faire curée de tout le pauvre équipage ? Non, ce n’est rien de tout cela. Ce qui craque ainsi de tous côtés, ce ne sont point les mâtures d’une flotte en péril, ce sont les sapins du Grand-Jura, que la tempête tord et brise au loin comme des baguettes. Ce qui crie et blasphème, ce ne sont point des passagers près d’être engloutis. Ce qui beugle dans ces profondeurs, ce ne sont pas des monstres marins prêts à faire curée d’un équipage. Ce sont les voituriers de marine qui chassent leurs bœufs à grands cris et à grands coups de trique hors de la forêt de peur qu’un sapin déraciné ne les écrase dans sa chute.

Quant à Manuel, lui, tout cela ne l’épouvante guère. Il ne se rappelle même pas que le tonnerre pourrait le frapper là-haut le mieux du monde. Il présente avec délices sa tête nue aux averses de la pluie. Il suit avec ivresse les ondulations de son sapin. Il aspire l’éclair des yeux et des narines. Tout cela l’enchante, tout cela le transporte dans un monde inconnu ; puis bientôt voici que la nue s’éloigne, le vent se calme, les oscillations s’adoucissent, le ciel redevient bleu, la pluie cesse, le soleil se remontre ; les arbres se secouent, et aux lueurs du soleil couchant chaque goutte d’eau qui tombe scintille comme une topaze.

Quand Manuel devint plus grand, il prit une scie et une hache et se mit à l’abattage. L’abattage est une opération qui a bien aussi sa solennité et qui demande également sa part d’adresse et de justesse de coup d’œil. Ce n’est pas tout que d’avoir préparé au grand arbre la place où il doit s’étendre, en élaguant même toutes les branches de ses voisins qui pourraient déranger sa chute ; il faut encore que l’incision par la base soit si bien calculée, que cette chute s’opère exactement dans la direction voulue, car le marchand de bois est responsable, sous peine d’amende, de tous les dégâts que pourrait entraîner une chute irrégulière. Une fois le côté de la chute décidé, il ne faut plus que des efforts musculaires pour faire manœuvrer horizontalement la scie en attaquant l’arbre par le côté opposé à celui de la chute, et en fait de vigueur, Manuel n’était pas en peine. Naturellement il faut être deux pour faire manœuvrer la scie. À mesure qu’elle entre, on enfonce sur sa trace, à grands coups de tête de hache, d’énormes coins qui soulèvent insensiblement l’arbre dans toute sa masse ; puis voilà que tout à coup un craquement se fait entendre, l’air siffle et la terre tremble : le géant est terrassé malgré sa taille, et l’homme, appuyé sur sa hache, reste debout à côté.

Après l’abattage vient l’équarrissage. C’est une affaire de charpentage plus ou moins adroit. Quand les bois sont équarris, il faut les tirer de la forêt. Pour cela, l’époque des neiges est naturellement la plus commode, mais on ne l’attend pas toujours. On plante une forte cheville de fer à la tête actuelle du sapin, qu’on appelait son pied quand il était debout ; à cette cheville, on accroche une chaîne, et au bout de cette chaîne on attèle autant de paires de bœufs qu’il en faut pour enlever la charge par le simple glissement sur la terre humide ou sur la neige.

Le montage d’un sapin de cent pieds se paie un franc, l’abattage cinquante centimes, l’équarissage cinq ou six francs, et le voiturage à Salins, de huit à douze francs. Les arbres brisés par l’orage se divisent en trois catégories. Ceux qui sont complètement déracinés s’appellent les chablis ; ceux qui sont brisés par le milieu s’appellent les cloques, et enfin ceux qui ont séché sur pied s’appellent les séchons. On appelle rémanent, nous l’avons dit, les abattis de l’ébranchage. Ces rémanens sont vendus pur les marchands de bois aux maîtres de forges jusqu’à concurrence de la quantité qu’ils sont tenus d’en livrer cependant aux communes qui ont conservé intacts leurs anciens droits de rémanens.

Les forêts du Jura sont traversées en tous sens par des routes d’exploitation superbes. Rien de magnifique à voir en ce genre, par exemple, comme la croisade des routes du Pré-au-Maire. À aucun autre endroit de la forêt ne se dégage mieux le sentiment de ce mystérieux grandiose des sapins qu’au point d’intersection de ces quatre routes allant, l’une à Levier, l’autre à Villeneuve, celle-ci à Villers-sous-Chalamont, et celle-là à L’Abergement-du-Navois. Cependant, si belles et si multipliées que soient ces routes, elles se trouvent encore parfois bien éloignées des pièces de marine que l’on a à y conduire.

Manuel était un jour ainsi dans la forêt, avec ses deux bœufs bien muselés, en société de plusieurs autres voituriers de marine. La pièce qu’il s’agissait d’enlever avait plus de cent pieds de long et mesurait à la tête un mètre d’équarrissage. Un pareil arbre dans toute sa sève représente une formidable pesanteur. Comme le terrain semblait difficile, on avait été obligé de mettre trois paires de bœufs à l’attelage. Dans ce cas, la première place est toujours la plus dangereuse ; cependant Manuel n’avait pas hésité à l’accepter pour lui et pour ses bœufs. Une fois la pièce ébranlée, l’on comprend aisément qu’il faut lui faire continuer sa marche glissante à grands coups de fouet, si l’on ne veut être obligé de faire halte à chaque pas ; mais courir ainsi d’une seule traite à travers un fourré rempli de ronces, de rochers, de troncs d’arbres et de faux niveaux, est une chose qui rend bien difficile la direction précise de l’attelage. C’est une marche saccadée des plus fatigantes pour les gens et pour les bêtes. Tantôt l’arbre glisse par la seule force de sa pesanteur, et tantôt les efforts opiniâtres de tout l’attelage suffisent à peine à le maintenir en mouvement. Les bœufs par conséquent ne savent au juste ni quand ils peuvent ralentir le pas, ni quand ils vont être obligés de concentrer tous leurs efforts. Manuel, lui, fouettait, fouettait toujours en marchant à reculons, la main crampée à la corne de son bœuf de droite, le pauvre et vigoureux Dsaillet. Un moment il interrompit son fouettage et lâcha la corne pour aller au-devant des explications que semblaient lui donner ses collègues et que le bruit de la marche l’empêchait de comprendre. Tout à coup il se retourne et veut ressaisir la corne, mais, hélas ! cette corne avait disparu. Le pauvre Dsaillet, abandonné à lui-même, était allé donner sur un sapin, et, sous la vigueur de son élan, la corne, avait sauté comme si elle eût été de verre. Et cependant le pauvre animal marchait, marchait toujours sans s’apercevoir seulement, dans son zèle de travail, que son front commençait à se couvrir de sang et que sa corne venait de rouler sous son pied.

La pièce de sapin une fois sur la route, il ne reste plus qu’à la charger sur voiture. Les paysans du Jura s’en tirent d’ordinaire avec une habileté remarquable. Un homme seul y suffit parfois sans autres auxiliaires qu’un cric à manivelle qu’on appelle une signale, une forte chaîne de voiture et une forte perche qu’on appelle une pallanche.

III

Pendant que Manuel est ainsi dans les bois, que fait la Jeanne-Antoine ? La pauvre femme, hélas ! mène une vie à peu près pareille à celle que mènerait une poule à qui l’on n’aurait donné qu’un œuf à couver, et qui, au lieu du poussin qu’elle attendait, en aurait vu sortir un canard. Elle a beau glousser de tout son bec et gratter de toutes ses pattes sur le bord de la rivière, l’ingrat n’en suit pas moins en toute tranquillité d’âme ses instincts de nageur. La Jeanne-Antoine eût été la plus heureuse des femmes toute sa vie durant, si en se mariant elle avait eu la chance de rencontrer dans son mari un homme tant soit peu doué de ses goûts casaniers et travailleurs.

Ce qu’elle aimait, la Jeanne-Antoine, ce n’étaient point les forêts et les sapins, c’étaient ses champs, sa vache et son petit ménage. Les prodiges de fermeté et de résistance qu’elle avait été obligée de faire contre son mari pour le préserver d’une ruine complète pendant sa vie étaient incalculables. Bien longtemps elle avait essayé de le ramener au travail régulier de la culture en lui démontrant clair comme le jour que toutes ses prétentions de profil par le voiturage n’étaient que ces chimères, et que tout ce qui venait ainsi de le flûte s’en retournait au tambour ;… elle n’avait abouti qu’à se faire traiter de vieille radoteuse. Sitôt qu’il lui fut démontré, que tout ce qu’elle pourrait dire ne servirait à rien, elle renonça à cette guerre d’offensive et ne s’appliqua plus qu’à réparer dans la mesure de ses forces les maux qu’elle ne pouvait prévenir. Qui sondera jamais quel abîme de douleurs secrètes une créature simple et résignée comme la Jeanne-Antoine renferme bien souvent dans son âme ? Si tous les ans la récolte d’un seul de ses champs fournissait à la famille de la graine pour au moins six mois, c’est à elle seule qu’on en était redevable. Elle seule songeait à ensemencer tous les ans une petite chenevière, afin d’avoir du chanvre à teiller en automne et de l’œuvre à filer en hiver. Elle seule aussi, avec une vache unique, trouvait moyen d’avoir toujours une petite somme à toucher à la fruitière chaque fois que revenait la pesée du fromage.

Manuel, pas plus que son père, ne se sentait fait pour la vie paisible que rêvait la Jeanne-Antoine ; seulement ses raisons à lui étaient un peu différentes. Le père n’avait guère vu dans le voiturage qu’un moyen d’avoir un peu d’argent frais au gousset, afin de remplacer par le dîner à sa guise de l’auberge la soupe à l’oseille et la tranche de vieux cérat grillé qu’aurait prétendu lui servir sa femme. Chez Manuel au contraire, c’était l’exiguïté de ce pauvre, intérieur qui lui faisait chercher autre part un champ d’occupation plus en rapport avec ses forces. Il négligeait le soin de ses petits avoirs, parce qu’il lui semblait toujours que sitôt qu’il voudrait s’y mettre, il n’en aurait là que pour une bouchée, et parce que cela ne lui progerait (ferait effet) pas plus, disait-il, qu’une fraise dans la gueule d’un loup. Ajoutons aussi que la parcimonie sévère et forcée de la Jeanne-Antoine n’était guère faite non plus pour lui concilier à tous les instans les sympathies exclusives d’un pareil garçon dans tout le bouillonnement de la jeunesse. Manuel sans doute aimait sa mère, et le lui prouvait quelquefois à sa manière, mais il lui était devenu évident aussi qu’en cela seul ne pouvait se résumer sa vie. Placé à temps au milieu d’une grande ferme, Manuel n’eût pas manqué de devenir un excellent cultivateur, car nul mieux que lui ne se rendait compte des tristes côtés du voiturage, dont les propriétaires ont si peur, et a bon droit, dans le Jura, que tous les baux de fermage l’interdisent expressément aux fermiers ; mais où trouver cette ferme, à lui tout seul avec sa vieille mère ? Un paysan ne peut réellement songer à s’établir que quand il est marié ; réduit à ses seules forces, il ne saurait entendre à tout. De tout cela il résultait que pour quitter le voiturage, Manuel aurait eu besoin d’une ferme, et que pour le mettre à même de chercher quelque part une ferme il lui fallait préalablement une femme. Quant aux échantillons du beau sexe qu’il avait à sa portée, on sait ce qu’en pensait la Jeanne-Antoine. Nous ne prétendons pas que la brave créature fût tout à fait exempte des préventions que les vieilles femmes ont assez souvent contre les jeunes, surtout quand l’idée se dresse devant elles qu’elles pourraient devenir leurs brus ; cependant, tout en réduisant à de justes proportions les appréciations de la Jeanne-Antoine, nous ne pouvons affirmer non plus qu’elle se trompât complètement. Il fallait bien d’ailleurs que Manuel fût aussi un peu de son avis, car personne ne se débattait plus énergiquement que lui à l’idée de prendre femme.

Le mécontentement du présent et l’incertitude de l’avenir, fermentant dans son âme en société de sa fougue de vingt-cinq ans, donnaient parfois à sa physionomie quelque chose de fiévreux, d’irrité et de provocateur, quand le tapage d’un festin d’auberge ne venait pas lui servir d’échappatoire. Ce qui manquait à Manuel, c’était non-seulement une assise selon ses goûts dans le moment actuel ; c’était aussi un but, un stimulant pour le lendemain.

De Villeneuve à Villers-sous-Chalamont, il y a une demi-lieue par le joli sentier groisé[14] de la forêt. Un jour, Manuel s’était dirigé vers ce dernier village, où l’on célébrait la fête du patron de Villers, le glorieux saint-Hilaire. Dès le matin, tous les garçons du village étaient au jeu de quilles avec leurs fêtiers des communes environnantes, la pipe à la bouche, les pièces de cinq francs à la main et les manches retroussées. Le bruit des quilles attira Manuel, et il alla se camper, les deux mains dans ses goussets, auprès du quiller (endroit où l’on joue aux quilles). Comme on était après dîner, les têtes étaient un peu chaudes, et les boules semblaient avoir les idées aussi confuses que ceux qui les lançaient. Manuel remarqua la maladresse des joueurs, et il laissa échapper une réflexion à laquelle un de ceux-ci répondit par une injure. Le fils de la Jeanne-Antoine appliqua aussitôt un soufflet au joueur mécontent. Tous les requilleurs, enchantés d’être délivrés de leur ennuyeuse partie par un prétexte honnête, se précipitèrent sur les quilles, avec lesquelles ils se mirent à taper sur Manuel comme on tape sur une voiture de fumier qu’on va mener aux champs. Manuel, sans trop s’émouvoir, s’avança à travers cette grêle de coups et d’imprécations vers un des gros piguets (pieux) de chêne de la palissade voisine, l’arracha de terre d’un seul effort, puis, se retournant brusquement, il étendit d’un seul coup trois de ses adversaires sur le carreau.

— Ah ! c’est comme ça que vous vous y prenez, messieurs de Villers ; neuf contre un, rien que ça ! Attendez, attendez un peu, c’est moi qui vais vous requiller… à la mode de Villeneuve !

Les six autres assaillans avaient jugé prudent de jouer des jambes malgré les cris de vengeance des trois écloppés. Manuel, l’œil poché et l’habit en lambeaux, attendait tranquillement la suite, appuyé sur sa massue, au milieu même du jeu de quilles. Aux clameurs des blessés et des fuyards, toute la population était accourue et commençait à faire cercle autour de lui, en le menaçant du geste et de la voix, avant de bien savoir même de quoi il s’agissait. À ce spectacle. Manuel pensa qu’il était temps de partir à tout prix. Relevant donc sa massue sur son épaule, il s’avança résolument vers la foule dans la direction de Villeneuve, et se mit à crier de toutes ses forces : — Gare les têtes ! La foule intimidée s’entr’ouvrit et livra passage à Manuel, qui continua sa retraite, sauf à lui faire payer la frayeur qui venait de la saisir par une grêle de pierres et de malédictions sitôt qu’il serait à distance convenable.

Manuel voulut attendre la nuit dans le bois pour rentrer dans son village. Il se sentait le cœur plein d’une tristesse amère ; il se demandait ce qu’il avait fait à ces gens, qu’il connaissait presque tous personnellement, pour être ainsi traité par eux, et à cette question il ne savait que répondre. Un instant, il fut sur le point de retourner à Villers pour se venger un peu mieux qu’il ne l’avait fait ; puis bientôt, reportant sa pensée sur sa mère, il se prouva à lui-même qu’une vieille femme comme elle était aussi incapable de comprendre ses ennuis qu’un morceau de vieux drap serait incapable de servir à raccommoder les déchirures de la veste neuve qu’il avait sur le dos. Le jeune voiturier se prit à maudire pour la première fois les hommes et la vie. Il s’était assis sur la mousse entre deux sapins contigus qui lui servaient de dossier. Il avait le cœur si lourd, qu’il crut un instant qu’il allait pleurer ; mais bientôt la fraîcheur de la forêt eut son influence ; sa fièvre se calma, ses paupières s’appesantirent, sa tête s’inclina vers sa poitrine, ses deux bras retombèrent inertes à ses côtés… Manuel dormait.

Il faisait nuit depuis longtemps quand il se réveilla. Un rayon de lune descendait jusqu’à lui à travers les branches des sapins. Il se leva et reprit le sentier de Villeneuve en se demandant quelle heure il pouvait être. Une fois hors du bois, il regarda le cadran de sa grosse montre d’argent, et reconnut alors qu’il était minuit. Le ciel était ouaté de nuages blanchâtres. Il soufflait un de ces doux vents d’automne qui font tomber les dernières feuilles. Manuel écouta un instant les mille bruits confus qui semblaient gémir dans les sapins. Tout à coup un chien se fit entendre. C’était le chien de la grange des Narbaux qui aboyait au grelot d’un roulier qui passait sur la route. Manuel arrivait en ce moment au village par le chemin qui aboutit près de la maison commune. Comme la fenêtre de sa chambre était entrouverte, il rentra par là pour ne point éveiller sa mère ; puis bientôt, le sommeil ne lui revenant pas, il se releva, alla donner à manger à ses boeufs, et à trois heures du matin il partit avec sa voiture chargée seulement de deux brancards et d’un pliant pour Salins, où l’on était alors en pleines vendanges.

Deux jours après. Manuel, comme nous l’avons vu, sauvait la vie au père Josillon Clairet dans le chemin de desserte des vignes de Chauviré.

III. – AMOROSO.


I

Le Cheval-Blanc est une petite auberge du faubourg de Salins, où dînent presque journellement les voituriers de marine. L’enseigne, formée de deux planches, saillit angulairement sur la rue, en invitant de son mieux les passans d’amont et d’aval à vouloir bien se donner la peine d’entrer. Cette enseigne est surmontée d’un petit cheval blanc, qui a l’air de très bien se porter, et qui, depuis un temps immémorial, s’élance dans les airs sans jamais bouger de place, ce qui est fort heureux pour lui, car il est évident qu’il n’irait pas loin sans se casser horriblement le nez. La salle à manger du Cheval-Blanc est une petite pièce au niveau de la rue. Elle est éclairée par une porte vitrée qui peut à l’occasion s’ouvrir à deux battans. C’est immédiatement au-dessus de cette porte que sont placés l’enseigne angulaire et le petit cheval blanc. L’intérieur de la pièce a pour tout ameublement des chaises et des tables. Les murs sont tapissés de papier considérablement défraîchi, sur lequel dansent une multitude de bayadères qui partent toutes en lignes obliques du plafond pour descendre jusqu’au niveau des labiés. Là commence une planchette circulaire que l’on semble avoir chargée dans le principe de la préservation du papier, mais qui n’a rien préservé du tout, car à plusieurs endroits on aperçoit le mur à nu. Huit lithographies coloriées pendent aux murs de droite et de gauche en se faisant vis-à-vis. D’un côté, c’est le Printemps, l’Été, l’Automne et l’Hiver, représentés par quatre donzelles hautes en couleur. Le Printemps a des joues comme des pommes d’api ; l’Été fait jouer son éventail avec un laisser-aller qui touche à l’effronterie ; l’Automne croque un raisin de l’air que devait avoir Eve en mangeant sa pomme, et l’Hiver enfin a l’air d’avoir horriblement froid malgré le superbe boa qui lui sert de collier. De l’autre côté viennent du même front la Belle Française, la Belle Anglaise, la Belle Allemande et la Belle Portugaise. Le fond de la pièce est occupé par un grand vitrage qui la sépare de la cuisine, de telle sorte que tout en veillant à ses réchauds, l’hôtesse peut toujours avoir les yeux sur ce qui se passe dans la première pièce.

Aujourd’hui toutes les tables de la salle à manger sont garnies. Pendant que la Jeanne-Antoine est en visite au Matachin, les voituriers de Villeneuve occupent ici en commun la grande table de droite, leur grand chapeau de feutre gris sur l’oreille, la corde du fouet passée en cravate autour du cou, avec le manche ramené entre les cuisses, et la roulière bleue d’ordonnance. Manuel est à un bout de la table. Il a l’air plus triste et plus bourru que jamais. Il ne répond que par monosyllabes aux questions qu’on lui adresse, il semble avoir ses pensées ailleurs.

À l’autre bout de la table est assis Coulas Bousson. C’est un petit trapu, à larges épaules, qui parait très sûr de lui-même et qui tortille de temps en temps sa moustache d’un air de satisfaction. Tous les convives ont les deux coudes bien appuyés sur la table et font le gros dos en se repliant sur leur assiette d’une certaine façon, qui n’appartient qu’à eux. La table est déjà encombrée de bouteilles qui doivent être vides, si l’on eu juge à l’animation des figures et aux marbrures rougeâtres dont est ouvragée la nappe. Tous les regards se retournent vers Coulas, qui est d’habitude le bel esprit de la bande, et qui a déjà bien des fois promis à ses confrères en voiturage de leur bâcler une chanson faite tout exprès pour eux. Coulas a annoncé ce matin qu’il avait son affaire en poche, et les voituriers de Villeneuve ne le perdent plus de vue, impatiens qu’ils sont de prendre chacun pour eux une part de son triomphe, qui va faire jaunir d’envie, à ce qu’ils prétendent, les voituriers des communes voisines.

— Allons, Coulas ! hardi !

— Tout à l’heure. Quand chacun aura fini de manger et que Mme Martin pourra quitter sa cuisine.

— Madame Martin !… venez donc vite, voilà Coulas qui en va chanter une chanson comme vous n’en avez encore point entendu. On n’attend plus que vous !

— Chantez toujours, j’entendrai bien d’ici.

— Non, non. Il faut que vous soyez ici. Un peu de silence, voyons donc, vous autres. Voilà Coulas qui va commencer. Venez donc vite, madame Martin.

Mme Martin arrive en assujétissant un des coins de son tablier de cuisine sous son bras, à la hauteur de la ceinture, afin d’en dissimuler un peu l’état de propreté. C’est une forte matrone, à riche devanture et au bonnet de dentelles passablement enfumé, dont elle rejette les bandes en arrière, de manière à laisser voir, pendant à ses oreilles, deux boucles d’or aussi larges que des roues de voiture. Elle plante ses deux poings sur ses fortes hanches et s’apprête à écouter d’un air moitié naïf et moitié furieux.

— Madame Martin, il faut d’abord boire un coup à la santé du chanteur.

— Vous boirez après. Dépêchez-vous, ou je retourne à ma besogne.

— Et la Jeannette ! Est-ce qu’elle ne vient pas écouter aussi, la Jeannette ? Jeannette, venez donc vite ! on n’attend plus que vous.

— On y va ! on y va !

La Jeannette vient s’appuyer discrètement contre la porte de la cuisine, en essuyant à son tablier ses mains rouges qui fument encore, comme pour prouver qu’elles ne sortent pas de l’eau froide.

— Allons, maintenant, hardi, Coulas !

Coulas se lève donc d’un air sérieux, toussotte deux ou trois coups en mettant délicatement ses doigts devant sa bouche, promène lentement ses regards sur toute l’assistance, et dit : — Messieurs, mesdames, je vais donc avoir l’honneur de vous chanter pour la première fois la chanson des Voituriers de marine. Il faut d’abord vous dire que cette chanson se chante sur un air connu. C’est sur l’air :

Quand nous fûm’s arrivés
Sur la plac’ de Quingey

Si vous me le permettez, je commencerai par vous chanter le premier couplet de cette chanson-là. Ça nous donnera le ton, et ensuite nous passerons à la nôtre.

— Oui, oui. Il a raison ; c’est cela. Vive Coulas !

— Silence, là-bas !

— Ainsi donc voilà comme cela va :

Quand nous fûm’s arrivés
Sur la plac’ de Quingey,
On nous a fait former
Le bataillon carré…
Nous étions tous de beaux jeun’ hommes
De vingt-et-un ans,
Qui s’en vont à la guerre
Tambour battant,
Drapeau volant.

Dès les premiers mois du couplet, toute L’assistance, qui connaît la chanson comme sa poche, s’est mise à chanter. — Eh bien donc ! silence maintenant, ou je me tais.

— Non, non ; nous y voilà. Silence ! Allons, hardi, Coulas !

— Ainsi donc, messieurs, vous avez bien compris ?

— Oui, oui !

— Alors, nous allons passer à la chanson des voituriers de marine.

Tant que dans l’ grand Jura
Des sapins il y aura,
Nous viendrons au Ch’val-Blanc
Dîner pour notre argent…
Qu’il pleuv’, qu’il grèl’, qu’il vent’, qu’il tonne,
Avec nos grands bœufs
Nous sommes sur la route
Soir et matin Le fouet en main !

— Bravo ! bravo ! Vive Coulas ! À boire, madame Martin ! Hein ! comment trouvez-vous ça ? À la santé de Coulas !

— Silence !

— Chut ! chut !

— Chut ! chut ! Fermez la porte !

D’la soupe et du bouilli,
Du lard et du rôti,
Du poulet, du jambon,
Pour nous n’y a rien d’trop bon !

— Bravo !

Servez-nous vite, madam’ l’auberge,
D’ votre bon vin vieux ;
Puis viendra la d’mi-tasse
De bon café
Et l’ pouss’ café !

— Bravo ! bravissimo ! Ah ! ce tonnerre de Coulas, va ! Où diable est-ce qu’il va pourtant chercher tout ça ?

— Fermez la porte !

— Silence donc, là-bas !

Quand nous somm’ en chemin
Pour venir à Salins,
Nous prenons en pitié

Les pauvres labouriers
Des routes toujours la marine
Tient le beau milieu,
Et d’un roi le carrosse
Ne la f’ rait pas
Bouger d’un pas !

— Bravo ! vive Coulas ! Hein, Jeannette, comment trouvez-vous la chanson !


Quand le marchand de bois
Nous paie ce qu’il nous doit,
Avant de remonter
On pense à sa beauté.
Parlez-moi, pour aller en blonde[15],
D’avoir l’ gousset plein,
Et de faire à sa Rosalie
Tout aussitôt
Un p’tit cadeau !

— Bravo ! Vive Coulas ! vive la Rosalie ! vive Mme Martin ! A boire, madame l’auberge ! Allons, Jeannette, de votre bon vin vieux. Coulas, il faut boire ! Vive la Rosalie !

— Chut ! chut ! ce n’est pas fini. Il y a encore un couplet.

— Ah !… Voyons un peu le dernier !

— Silence donc, qu’on vous dit.

Qui est-c’ qui a fait cett’ chanson ?
C’est Coulas d’ chez Bousson,
Qui gagne très bien son pain
A mener des rondins…
Celui qui l’a faite est d’ Vill’neuve,
De Vill’neuv’ d’amont.
Qu’ceux qui n’ la trouv’ pas belle
Essaient seul’ment
D’en faire autant !

Le couplet de Coulas est à peine achevé, que la surexcitation de toute l’assemblée n’a plus de bornes. Les plus près voisins de Coulas, ne trouvant plus d’autre moyen de lui exprimer dignement leur enthousiasme, ont pris le parti de lui sauter au cou. Le pauvre Coulas a ainsi des bras croisés jusque par-dessus la tête. On dirait un collégien trente-six fois couronné a la distribution des prix. Cependant, comme tout le monde ne peut participer à ces étreintes, l’idée vient enfin à ceux qui sont en arrière de faire lâcher prise aux privilégiés en réclamant la priorité des embrassades pour le beau sexe en la personne de Mme Martin. Mme Martin, pressentant que le nom de son auberge va voler à la postérité sur les ailes de la chanson de Coulas, ne demande pas mieux que de lui en prouver aussi sa reconnaissance, et Coulas, venu à bout de se débarrasser des étreintes de ses camarades, tombe dans les bras de la digne hôtesse. Au spectacle de ce groupe charmant du poète et de la beauté, une nouvelle tempête de bravos et de trépignemens part de tous les coins de la chambre. Les tables, les chaises et les bouteilles se mettent de la partie. Les bayadères de la tapisserie et les huit donzelles lithographiées semblent regarder avec stupeur et avoir envie elles - mêmes de se boucher les oreilles au milieu de cet affreux vacarme.

— Vive Coulas Bousson !

— Vive Mme Martin !

— Encore une fois la chanson de Coulas !

— Jeannette, va-t-en chercher quatre bouteilles de bouché pour arroser la chanson de Coulas ; c’est moi qui régale.

— Vive Mme Martin ! vive Coulas ! vive la Jeannette !

— Allons, messieurs, tendez vos verres !

Manuel a écouté la chanson en grattant avec un couteau une couenne de fromage restée sur son assiette, et en faisant une mine à moitié triste et à moitié souriante. Il sourit parce que c’est la première fois qu’il s’aperçoit que la terrible profession de voiturier peut être ainsi chansonnée, et il est triste parce qu’il ne peut oublier combien de souffrances réelles sont tout de même cachées sous l’hilarité tumultueuse de ses confrères. Jamais la vie de voiturier ne s’est offerte à lui sous un aspect aussi crâne, et jamais cependant il n’en a si bien analysé à part lui toutes les misères. Tout à coup il se lève et disparaît par la porte de la cuisine, sans que personne s’en aperçoive.

La chanson de Coulas a du reste obtenu un succès si unanime, que la salle du Cheval-Blanc est devenue trop petite pour contenir la foule, et qu’on finit par hisser de force le chanteur sur les épaules des deux plus vaillans, pour le porter en triomphe au Café du Nord, de l’autre côté de la rue, où l’on doit prendre le café. Là, on renverse une table les pieds en l’air sur le billard, on installe Coulas sur cette table renversée, et on le force à recommencer devant un auditoire décuplé son chant, que tous ses premiers auditeurs savent déjà presque par cœur.

Au moment où cette marche triomphale traverse la rue, la Jeanne-Antoine, qui vient de quitter Josillon, arrive tout étonnée vis-à-vis la boutique du fripier de Manuel.


II

Sitôt que la Fifine a pris congé de son père et de la Jeanne-Antoine, elle revient près de la fenêtre, flaire un instant les résédas de sa plate-bande, prend la branche de lilas qui est toujours dans le pot de fleurs sur la table, et se la promène deux ou trois fois sous le nez avant de se rasseoir en regardant vaguement au loin les vignes du château de Rans, où quelque chose de bleu semble attirer ses regards. Sans se rendre bien compte ni de ce qui se passe en elle, ni de ce qu’elle aperçoit ainsi dans les vignes, elle se met à reprendre machinalement sa chanson, interrompue ce matin par l’arrivée de la Jeanne-Antoine, juste au couplet où elle en est restée :

Ça, dit la troisième,
Vole, mon cœur, vole !
Ça, dit la troisième,
C’est mon ami doux…
C’est mon ami doux,
Tout doux et iou !
C’est mon ami doux.

Il va-t-à la guerre,
Vole, mon cœur, vole !
Il va-t-à la guerre
Combattre pour nous,
Combattre pont nous,
Tout doux et iou !
Combattre pour nous !

S’il gagne bataille,
Vole, mon cœur, vole !
S’il gagne bataille,
Il aura mes amours…
Il aura mes amours,
Tout doux et iou !
Il aura mes amours !

Qu’il gagne ou non gagne,
Vole, mon cœur, vole !
Qu’il gagne ou non gagne,
Il les aura toujours…
Il les aura toujours,
Tout doux et iou !
Il les aura toujours !

Tout en chantant, la Fifine s’est assise et a repris sa couture ; cependant elle ne peut s’empêcher de jeter par momens un coup d’œil à la dérobée, du côté des vignes du château de Rans, sur cet étrange point bleu qui exerce sur elle une espèce de fascination. Plus de cent fois déjà elle a ainsi chanté à cette fenêtre les couplets qu’elle vient de répéter aujourd’hui, et cependant il lui semble ne les avoir jamais si bien chantés. Elle se seul émue, et ne sait à quoi attribuer cette étrange émotion qui l’envahit. C’est à peine si elle ose se regarder dans les vitres miroitantes de la fenêtre ouverte qui lui font vis-à-vis, tant il lui semble que cette maudite chanson, si inoffensive en apparence, a fait monter de couleurs à ses joues et d’animation à ses yeux noirs. Elle repasse dans son souvenir toutes les paroles échangées depuis le matin entre son père, la Jeanne-Antoine et elle. Il lui semble voir la Jeanne-Antoine descendre le mont de Cernans, montée avec son panier de beurre sur une pièce de marine, puis les œufs, puis la soupe, puis son père rentrant tout à coup avec son manche de pioche, puis ses imprécations à elle contre les voituriers de marine, puis les lamentations de la Jeanne-Antoine suivies de l’énumération de ses richesses, puis les théories de la bonne femme contre le mariage de son fils, et les raisons par lesquelles elle a démontré ensuite à Fifine quelle sottise elle ferait de se marier. Ce sont là autant de choses nettes, raisonnables et positives. Comment donc cela peut-il la mettre, elle si gaie, si ferme et si rieuse, dans un pareil état ?

Pendant tout un quart d’heure, elle s’impose à elle-même l’obligation de ne plus regarder du côté des vignes du château de Rans. Elle a commencé ce quart d’heure à l’instant où l’horloge de Saint-Maurice sonnait les trois heures moins un quart. Plus de dix fois pendant ce quart d’heure elle est tentée de rompre la consigne qu’elle s’est donnée ainsi à elle-même ; mais elle lutte, elle résiste à la tentation avec toute son énergie de Fifine Clairet. Ce quart d’heure lui semble une éternité. À bout de ses forces, haletante et rendue, elle entend enfin le marteau de l’horloge sonner sur les petits carillons les quarts qui précèdent la sonnerie des heures. Voila les trois heures arrivées. La Fifine a tenu bon, elle a gagné avec elle-même son pari. Ses yeux se retournent avidement vers le château de Rans sans plus de scrupule… Le point bleu a disparu ; mais au bas de la vigne elle voit descendre un homme qui semble avoir ramené sur sa tête sa blouse bleue de voiturier.

Pendant ce temps-là, Josillon, enchanté de son manche neuf, achève à tour de bras le labourage de sa vigne de Saint-Nicolas. Tout à coup, à l’instant où sa pioche, levée de toute la hauteur de ses bras, allait retomber à terre, une grande forme bleue apparaît au coin du mur de sa vigne, et la pioche retombe presque inerte sur le sol. Josillon reste un instant en observation, et arrive à se rendre bientôt à peu près compte de ce dont il s’agit.

— Tiens ! c’est toi, Manuel !… Que diable est-ce que tu fais donc par-là ?… Est-ce que tu te crois encore en carnaval, dis donc ?

— Bonjour, Josillon, répond sèchement l’homme, à la blouse, et il continue sa course à travers les vignes.

Josillon reste longtemps debout à le regarder aller.

— Mais est-ce qu’il devient fou ? dit-il enfin en reprenant sa besogne, qu’il interrompt toutefois à chaque instant pour regarder dans la direction de Bracon, par où la blouse a disparu.

Le soir, tout en rentrant, Josillon s’écrie : — Ah çà, dis donc, Fifine, est-ce que le grand Manuel a décidément perdu la tête, ou bien va-t-il peut-être en blonde à Saigret, que je viens de le voir courir comme un fou à travers les vignes ?

— Le grand Manuel ?… Je ne sais pas, répondit la Fifine avec embarras et à moitié suffoquée par cette idée de son père qui ! Manuel pouvait aller en blonde à Saigret.

— Pardié oui, le grand Manuel ! Je suis bien sûr que c’est lui, puisqu’il m’a répondu en continuant sa course. J’étais là bien tranquillement à ma besogne, quand tout à coup je vois arriver un homme à blouse bleue qui courait bien comme un diable. Je ne savais réellement pas si c’était un fantôme ou un revenant. Je m’arrête, lui s’arrête justement aussi, et qu’est-ce que je reconnais ? le grand Manuel !…

— Ah bah ! vous aurez peut-être mal vu.

— Mais quand je te dis qu’il m’a parlé !

— Alors je n’y comprends rien.

— Ni moi non plus ; mais n’importe, tout cela me parait bien singulier. Et la soupe, est - elle prête ?

— Oui, père, la voilà qui trempe.


III

C’était effectivement Manuel qu’avait aperçu Josillon. Ce n’est pas aujourd’hui la première fois qu’il vient contempler de loin la fenêtre de la Fifine. Toutes les fois qu’il l’a pu depuis le mois d’octobre dernier, il est venu passer là quelques instans dans la même pièce de vigne. Ç’a été pour lui toute une révélation que la première rencontre de cette jeune fille. Quand au retour de la Vigne de Chauviré, avec la bosse de vendange, il s’était vu l’objet des actions de grâces de la Fifine et de son père, une espèce de nuage lui avait semblé passer tout à coup devant ses yeux, en même temps qu’un délicieux frisson s’était mis à courir dans toutes ses veines.

Il n’avait alors rien trouvé à répondre, c’est vrai, aux éloges du père et de la fille, mais il s’était abandonné au charme de les entendre comme ou s’abandonne au charme d’une douce musique. Jamais il n’avait senti comme en ce moment le prix de sa force musculaire. Si on lui eût dit d’emporter ce jour-là dans sa poche la cloche de Saint-Maurice, il n’est pas bien sûr qu’il ne se fût pas aussitôt frotté les mains pour se mettre à l’œuvre. Cette voix claire, ces yeux noirs, cette mine avenante et mutine de la jeune fille, la propreté de ce petit ménage, l’air de cordiale gaieté qui semblait y sourire de tous les coins de la chambre, tout cela, Manuel l’avait contemplé sans la moindre gêne, sans le moindre embarras, pendant une heure, grâce au nuage dans lequel il se croyait réellement enveloppé ; mais, hélas ! une fois dehors, le charme avait été bien vite rompu. De retour auprès de ses bœufs qu’il avait laissés manger un bout de leur botte de foin derrière l’église de Saint-Maurice, le pauvre Manuel, tout à l’heure aux anges, s’était retrouvé brusquement un gros voiturier de Villeneuve comme auparavant. Son bœuf Dsaillet le regardait tout en mâchant sa bouchée et en remuant la queue d’un air narquois qui semblait dire : — Allons ! Manuel, reprends vite ton vieux collier de misère. Nous autres, vois-tu, nous sommes faits pour nous escrimer dans les forêts et sur les grandes routes après les bois de marine, et non pas pour venir ici faire les yeux doux aux jeunes filles. Regarde plutôt tes mains, Manuel ; regarde tes pieds et tes épaules, et tu reconnaîtras vile que tu n’es décidément pas du bois dont on fait les amoureux. Prends exemple sur nous. Résigne-toi à la vie qui t’est faite : tu verras que tu ne t’en trouveras pas plus mal.

Voilà à peu près ce que disaient les regards de Dsaillet, ou plutôt voilà ce que Manuel, en le contemplant tristement, s’était imaginé y lire. Tout cela lui semblait si net, si clair, si bien raisonné, qu’il avait baissé la tête, remis les bœufs à la limonière et s’en était allé en cherchant à répliquer quelque chose à tous ces propos ; mais les idées ne lui venaient pas toujours très vile, à Manuel. Voilà bientôt sept mois qu’il cherchait, et il n’avait trouvé encore rien de plus ingénieux que d’envoyer de temps en temps sa mère chez Josillon sans avoir osé s’y représenter lui-même. De tout ce qui se passait en lui, la Jeanne-Antoine n’en savait pas le moindre mot, cela va sans dire ; seulement il était bien aise de savoir qu’elle y allait. Il lui semblait que c’était toujours un petit lien quelconque entre lui et cet heureux ménage, d’autant mieux que chaque fois il avait soin de questionner la Jeanne-Antoine sur tout ce qui s’y passait. Sans doute il aurait dû être plus osé, je le sais bien ; Peut-être, s’il avait osé, ne s’en serait-il pas trouvé plus mal, car après tout c’était une bonne fille que la Fifine, et il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre ses anathèmes contre le mariage. Il faut bien que les jeunes filles disent comme cela. Mais Manuel, qui sentait ses vilains côtés, sentait aussi en même temps sa véritable valeur. Il voulait bien oser, oui, mais seulement quand il se croirait à peu près sûr de réussir, car il était trop fier pour supplier, trop gauche pour faire la cour autrement qu’en tordant le coin du tablier, et il ne voulait pas traiter la Fifine comme une fille de village, pas plus que s’exposer lui-même à un refus.

Et d’ailleurs la Fifine une fois à lui, ce serait beaucoup sans doute, mais enfin ce ne serait pas tout. Que deviendraient alors la Jeanne-Antoine et les champs de Villeneuve ? D’un autre côté, la Fifine ne peut réellement pas aller à Villeneuve, parce qu’alors il lui faudrait renoncer à un gagne-pain qui n’est jamais de trop dans un ménage. D’ailleurs elle ne pourrait pas s’y voir, même en peinture, à Villeneuve, c’est très probable. On voit donc bien que les choses ne sont cependant pas encore aussi simples qu’elles le semblent au premier abord, et que Manuel a bien matière à réfléchir.

Le jour de sa visite au Matachin, la Jeanne-Antoine, après avoir inutilement cherché Manuel au Cheval-Blanc et au Café du Nord, avait pris le parti d’aller l’attendre auprès de ses boeufs, sur le chantier du Plan des Carmes [16]. Dès que Dsaillet vit arriver la Jeanne-Antoine, il se mit à mugir à demi-voix en signe de satisfaction.

Le pauvre bœuf s’est opiniâtré à rester sur ses jambes, tandis que son confrère a jugé bon de se coucher, il est obligé de tordre la tête au gré de la rigidité du joug, ce qui donne encore à sa physionomie quelque chose de plus touchant qu’à l’ordinaire. La Jeanne-Antoine fait relever le paresseux, puis elle ramasse les débris de foin qui sont tombés sous la voiture, pour en faire une dernière bouchée à ses bêtes, après quoi elle s’assied sur le haut de la limonière et se met à regarder autour d’elle d’un air pensif.

Devant elle se dressent dans le ciel bleu les grandes murailles jaunes du fort Belin, qu’à cette heure du jour le soleil enveloppe encore de toutes parts ; un peu plus bas viennent les vignes de Pré-Moureau, qui commencent à verdoyer : puis ce sont les jardins du faubourg, dont les arbres en fleurs laissent emporter par la brise leurs exhalaisons suaves et leurs doux chants d’oiseaux. Les pelouses du chantier sont partout étoilées de petites marguerites et de pissenlits. De l’autre côté de la route, tout un essaim d’enfans s’ébat au soleil et savoure avec ivresse les délices du printemps. Devant les maisons, les vieilles femmes causent en tricotant leurs bas ; les matelassières cardent leur crin, ou encadrent leurs étoffes pour monter une couverture piquée. L’enfance, la vieillesse, le travail, les fleurs, les prairies et les oiseaux, tout semble aujourd’hui d’accord pour profiter de ce beau jour.

La Jeanne-Antoine se sent remuée jusqu’au fond de l’âme. Elle repasse dans sa tête cet examen rétrospectif de sa vie qu’elle a fait chez Josillon sans s’y attendre, et voilà que tout à coup, elle d’ordinaire si calme et si résignée, elle se prend à envier le bonheur des gens de Salins. Quatre heures se mettent à sonner à l’église des Carmes ; Manuel ne revient pas. Comme pour échapper aux pensées pénibles qui la gagnent, la Jeanne-Antoine charge le commis du chantier de dire à Manuel qu’elle est partie ; puis elle remet effectivement les bœufs à la voiture, s’installe de son mieux à l’arrière, dans un nid que forment les chaînes et les plians, et laisse les bœufs suivre à leur gré cette route de Villeneuve qu’ils savent, dit-elle, comme leur Pater.

Manuel, tout honteux d’avoir été surpris par Josillon en flagrant délit de mascarade, a été obligé de s’arrêter un instant derrière les haies pour se remettre de son trouble. Il sait que ni Josillon ni la Fifine ne sont bien sympathiques aux voituriers de marine, et jamais il n’a si nettement compris qu’aujourd’hui combien cette vie tumultueuse doit déplaire à des gens tranquilles comme eux ; cette pensée l’obsède d’une horrible façon, et il fait des efforts inouïs pour la chasser, quand tout à coup, en rentrant au faubourg par le pont du Moulin-Patouillet, il entend un gamin qui tape à grands coups de bâton sur un cercle intérieurement garni de petits morceaux de fer-blanc, tout en chantant à gorge déployée un des couplets de la chanson de Coulas. En approchant de Bleigny, il aperçoit le mendiant Jacques Mélin qui danse au milieu de la route, tantôt en plein soleil et tantôt perdu dans l’ombre des grands peupliers du moulin.

Jacques Mélin est un pauvre fou vagabond que tout le monde connaît à plusieurs lieues à la ronde dans les environs de Salins. Il vit de l’amour du bon bien, comme les oiseaux du ciel. Jacques Mélin a pour spécialité de porter des chapeaux sans fond, des vestes sans manches et des bottes sans semelles. En voyant arriver Manuel, il interrompt sa danse, et vient à pas de loup au-devant de lui ; il joint ses mains, il incline la tête d’un air tendre, puis il se met à déclamer à voix basse, avec une rapidité incroyable et d’un ton de récitatif, des lambeaux de complaintes auxquels il mêle quelques vers de la chanson de Coulas. Cette maudite chanson poursuit Manuel avec une ténacité terrible. Le voiturier redouble de vitesse afin de s’en débarrasser plus tôt. Il arrive à Cernans, et déjà il est auprès de la fontaine communale, quand il entend la voix du maréchal-ferrant qui l’appelle par son nom :

— Eh ! dis donc, Manuel ! tu fais bien le fier aujourd’hui ? Tiens, voilà ta note…

— Ha ! ha ! Voyons un peu. Et combien cela fait-il ?

— Ça fait vingt - cinq francs soixante.

— Diable ! c’est bien cher.

Manuel, qui ne s’est pas attendu à ce quart d’heure de Rabelais, n’a que onze francs sur lui. Il les remet au maréchal, en lui demandant quelques jours de répit pour le reste, et rentre bientôt à Villeneuve en maudissant de plus en plus le Cheval-Blanc, les chansons et les maréchaux.

De son côté, la Fifine est dans des dispositions d’esprit singulières depuis le jour du dîner avec la Jeanne-Antoine, qui a été aussi le jour de l’apparition de la blouse bleue dans les vignes du château de Rans, et des interprétations de son père à propos de cette apparition. C’est en toute sincérité d’âme qu’elle a ainsi raconté à la Jeanne-Antoine son peu de goût pour les hommes en général et pour les voituriers de marine en particulier ; aussi se trouve-t-elle toute désorientée par l’intérêt si subit que lui a inspiré cette maudite blouse, et elle a d’abord bien cherché à se faire accroire qu’elle eût très facilement triomphé de cet intérêt de surprise, si le malheur n’avait pas voulu que Josillon vint précisément glisser dans son cœur un levain de.jalousie, en émettant la supposition que Manuel pouvait aller en blonde à Saigret, et faire fermenter par-là un premier faux-semblant d’amour qui, sans cela, se fût affaissé de lui-même.

La pauvre fille a perdu sa gaieté. Au lieu des chansons qui s’exhalaient jusqu’ici de son cœur aussi naturellement que le vin jaillit du tonneau plein quand on ouvre le robinet, elle se surprend maintenant souvent à monologuer et à rêver toute seule, sans s’apercevoir même qu’alors elle ne travaille plus, et que ses mains croisées restent inertes sur sa besogne. Elle cherche à se rendre compte de ce qui se passe en elle, mais ses recherches sont vaines ; elle y perd son latin. Tantôt elle soutient avec elle-même de longues thèses au fond de sa pensée, pour se prouver qu’elle a eu jusqu’ici parfaitement raison de rester fille, et qu’elle serait bien sotte d’admettre aucun changement dans sa vie ; puis, un instant après, elle s’avoue humblement que, si elle est restée fille, cela pourrait bien tenir un peu, après tout, à ce que personne n’a encore osé lui faire la cour : — les plus riches qu’elle, parce que sans doute ils ne la trouvaient pas assez riche, — et les plus pauvres, parce qu’ils la croyaient trop satisfaite de son sort actuel pour en changer très facilement à leur profit. Et puis ce Manuel, à supposer que ce soit bien réellement lui qui court ainsi les vignes avec sa blouse sur la tête, ce dont elle prétend n’être pas encore bien sûre, ce Manuel, tout gros voiturier qu’il est, n’en a pas moins sauvé à peu près décidément la vie à Josillon, et la Fifine aime trop son père, cela se comprend, pour ne pas vouer une profonde reconnaissance à celui qui a eu la chance de le lui conserver.


IV. – D’UNE PIERRE DEUX COUPS.


I

Le mois de juin n’est plus aussi beau qu’a été le mois de mai ; tous les jours, c’est un nouvel orage qui fait tomber du ciel des torrens de pluie. Les gens du pays bas ne savent comment s’y prendre pour récolter leurs foins. Les vignerons, eux non plus, ne peuvent entrer dans leurs vignes. Il est deux heures de l’après-midi. On avait cru un moment à Salins que le temps se lèverait dans la journée, mais il n’en est rien ; aussi les gens fatigués d’être seuls au logis commencent-ils à venir faire la causette sous le péristyle de l’hôtel de ville, en se glissant le long des maisons, les mains cachées en arrière sous les poches de leurs vestes, ce qui dispense de parapluie, et en clignant de l’œil chaque fois qu’une goutte de pluie leur tombe sur la paupière. Tous les tuyaux de descente, des maisons dégorgent sur le pavé l’eau des toits avec une hâte furieuse. La rue commence à se changer en ruisseau. De petits brouillards, gonflés comme des éponges, se traînent lourdement sur les rochers de Belin. En y regardant du péristyle de l’hôtel de ville, on n’aperçoit bientôt plus dans l’air que de grandes cordes de pluie que le vent fait ondoyer comme des vagues.

Josillon se trouve aussi sous le péristyle ; on s’en aperçoit aux éclats de rire que provoquent ses remarques sur toutes les femmes qui passent en tenant leur parapluie d’une main et en retroussant leur jupe de l’autre. Tout à coup l’on voit déboucher, à l’angle supérieur de la place, une voiture à bœufs chargée d’un énorme rondin destiné à être scié en planches. Les bœufs sont littéralement trempés comme des soupes. Le voiturier est affublé d’un grand sac qui lui sert d’abri. À mesure que l’attelage approche, Josillon s’aperçoit que l’un des bœufs n’a plus qu’une corne.

— Eh ! c’est Manuel ! Eh bien ! est-ce que tu vas encore à Saigret comme ça ?

— Moi, à Saigret ? Où est-ce que c’est ça, Saigret ?

— Tu ne venais donc pas de Saigret l’autre jour, avec ta blouse sur ta tête ?

— De Saigret ! moi ? Jamais de la vie ! Ah ! vous pensez encore à ça, Josillon ? Eh bien ! attendez-moi là ; je vais décharger mon rondin, et nous irons prendre une demi-tasse au Café-Pompiers.

Le Café-Pompiers se trouve vis-à-vis de l’hôtel de ville. Un instant après, Manuel et Josillon parviennent effectivement à s’y installer tant bien que mal à une petite table, au milieu d’un nuage de fumée et d’un affreux vacarme. Grâce au mauvais temps, la salle est aujourd’hui garnie comme une barrique de harengs.

— Voyons, sucre-toi donc, grand, dit Josillon, pendant que c’est chaud. Où as-tu dîné aujourd’hui ?

— J’ai dîné au Cheval-Blanc, pour laisser passer la pluie ; mais j’ai compté sans mon hôte.

— Ainsi tu disais donc que tu ne venais pas de Saigret l’autre jour ?

— Jamais de la vie. Que voulez-vous que j’aille faire à Saigret, par hasard ?

— Ma foi ! que sais-je, moi ? faire l’amour peut-être. À ton âge, il n’y a rien là de bien étonnant. Après ça, tu entends bien, c’est ton affaire. Ça n’empêche pas que tu avais une drôle de mine toujours… avec cette blouse.

— Écoutez, Josillon, je voudrais vous demander quelque chose. Si je ne vous avais pas trouvé là, je voulais justement aller chez vous.

— Voyons ce que c’est. Si ce n’est pas dix mille francs à fonds perdus, je pourrai peut-être…

— Oh ! vous pourrez très bien ; il s’agit d’une affiche…

— Ah ! s’il s’agit d’une affiche…

— Parbleu, oui, d’une affiche que j’ai lue l’autre jour sur un mur au faubourg.

— Et qu’est-ce qu’il y avait sur cette affiche ?

— Il y avait… il y avait que le maire de Salins invitait les gens qui voudraient entreprendre le balayage de la ville à déposer leurs soumissions à la mairie dans le délai d’un mois.

— Et puis, en quoi cela te concerne-t-il ?

— En quoi ça me concerne ? Parbleu, je m’en vais vous le dire ; mais dites-moi, Josillon, est-il vrai, comme je me le suis laissé dire, que la ville paie ainsi une somme de sept à huit cents francs à celui qui se charge du balayage, sans compter toutes les balayures, qui sont encore pour lui ?

— Mais, ma foi ! je ne suis pas bien au courant de ces choses-là, moi. Et cependant,… tiens, si, je crois que si, tout de même. Oui, oui, je me rappelle très bien maintenant en avoir entendu parler. Pourquoi ? Est-ce que tu as envie de te mettre sur les rangs ?

— C’est-à-dire oui et non, Josillon ; vous entendez bien.

— Ah ! quant à ça, je t’en fais mon compliment. Depuis Villeneuve, ce serait vraiment dommage de t’en priver, car tu es là tout à la main pour une pareille besogne. Rien que trois lieues pour aller et trois lieues pour revenir, c’est une bagatelle ! Mais, par exemple, si c’est comme cela, je te conseille de faire faire des bœufs à la vapeur.

— Mais, bon Dieu ! il ne s’agit pas de tout cela, Josillon ; vous comprenez bien qu’une idée en peut amener une autre.

— Ah bien ! voyons un peu l’autre, maintenant.

— Eh bien ! l’autre… c’est-à-dire, Josillon, tenez… avec vous, on peut parler franchement, n’est-ce pas ? Je sais bien que vous n’aimez pas trop les voituriers ni le voiturage.

— Tu l’as dit, mon ami.

— Eh bien ! à vous parler franchement,… ni moi non plus.

— Ah çà ! mais, si tu n’aimes pas le voiturage, pourquoi donc est-ce que tu voitures ainsi tous les jours que le bon Dieu donne ?

— Pourquoi ? pourquoi ? Mon Dieu ! voyez-vous, Josillon, il faut bien faire quelque chose ; mais maintenant c’est dit. J’ai mon idée. Si je peux en venir à bout, vous verrez que je ne plaisante pas.

— Et ton idée, c’est pour le balayage ?

— Justement, Josillon.

— Ah bien ! par exemple, il me tarde de voir comment tu vas t’y prendre ?

— Oh ! ma foi, je. sais bien que ça n’ira peut-être pas du premier coup comme sur des roulettes. Vous comprenez qu’il faut d’abord avoir l’adjudication, primo ; secundo, il faut venir s’établir à Salins ;… tertio, pour venir s’établir à Salins…

— Et tes champs de là-haut ?

— Oh ! les champs, ils sont aussi dans l’affaire… Quand je vous dis que j’ai mon idée.

— Eh bien ! voyons ton idée. Tertio ? tu en étais à tertio.

— Tertio, pour venir s’établir à Salins, il me faut… Savez-vous bien quoi, Josillon ?

— Une femme peut-être ?

— Vous avez mis le nez dessus, Josillon.

— Oh ! s’il ne te manque plus qu’une femme, il y en a partout à revendre.

— C’est-à-dire,… Josillon, vous comprenez bien. Ce n’est pas tout à fait une de celles qui sont à revendre que je voudrais…

— Oh ! pour cela, je ne dis pas.

— Vous comprenez bien, je voudrais une femme rangée…

— C’est juste.

— Travailleuse…

— Est-ce que tu comptes la mettre au balayage, par hasard ?

— Oh ! jamais de la vie. Moi, je suis d’avis qu’il faut que les femmes restent au logis. Les gros ouvrages ne sont pas faits pour elles. Je voudrais une femme qui eût aussi quelques petites choses…

— C’est juste.

— Parbleu, oui, Josillon ; je vous dis ce qui en est, et vous savez bien aussi nos petits avoirs…

— Oh ! j’ai compté cela sur le pouce avec ta mère ; nous avons trouvé quatre mille francs tout ronds, sans compter le mobilier meublant…

— Eh bien ! oui, quatre mille francs. Il n’y a pas de quoi rouler carrosse, je le sais bien ; mais encore ça ne se trouve-t-il pas dans le pas d’un bœuf.

— Pardié ! je n’en ai pas plus, moi.

— Eh bien ! Josillon, c’est donc pour vous dire… Voulez-vous encore un petit verre ?

— Allons, verse ; une fois n’est pas coutume.

— Si pourtant vous aviez su quelqu’un, Josillon ? J’avais pensé que peut-être vous pourriez me donner un mot de conseil, ou peut-être même une indication…

— Eh bien ! est-ce que tu me crois maquignon de filles à marier ?

— Mais non, Josillon, il ne s’agit pas de cela. Seulement je me disais que peut-être il pourrait vous venir quelqu’un en idée,… ou bien même… à Mam’zelle Fifine…

Manuel prononce ces dernières paroles avec un visible embarras. Josillon le regarde finement d’un air narquois qui le fait rougir comme une jeune fille. — Ah çà ! dis donc, je crois, Dieu me pardonne, que tu as envie de m’entortiller ?

— Moi, Josillon, jamais de la vie !

— Oui, oui, c’est bon ! Je te vois venir, beau masque.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce parce que je vous parle de mam’zelle Fifine ?

— Oui, oui, mam’zelle Fifine ! Ne fais pas ainsi l’une pour avoir du son, va ! j’ai flairé ta meurette[17] tout de suite. Après ça, vois-tu, il faut que je te dise une chose : je veux être plus franc que toi, moi. Vois-tu, je n’ai pas encore oublié la bosse de vendange de Chauviré, moi ; aussi, si la Fifine est d’avis, moi je le déclare tout net que je n’ai rien contre…

— Vraiment ! Josillon ; eh bien ! tenez, vous êtes un brave homme !

— Oh ! je crois bien maintenant ; mais, mon cher, tu comprends bien que ce n’est pas moi qui épouse. La Fifine est bien maîtresse de s’arranger comme elle voudra. Quant à moi, vois-tu, je ne me mêle pas de ces choses-là.

— Oh ! ça, c’est juste, Josillon ; mais tout de même il me semblait que vous pourriez bien Peut-être toujours dire un petit mot…

— Ah çà ! tu as donc peur des filles, toi, à ce qu’il paraît ?

— Ah bah !… Tenez, Josillon, je vois bien que vous ne savez pas ce que c’est. Je n’aurais pas peur de trois loups, ni de trois grandvaliers[18] ; je me chargerais de maîtriser un bœuf rien qu’en le tenant par les cornes, et pourtant, voyez-vous, devant mam’zelle Fifine, je ne sais pas ce qui fait ça, mais il n’en est pas moins vrai que je ne suis plus moi…

— Mais, malheureux, est-ce que tu t’imagines donc que de mon temps je n’aie pas aussi passé par là ? Je suis pourtant obligé de l’avouer que je n’étais pas tout à fait aussi bête que toi.

— Mais, vous, Josillon, c’était bien différent !

— Allons, bon ! en voici encore un avec son bien différent ! Je ne vois pourtant pas ce qu’il y a de différent là-dedans, moi. Je suppose… voilà une fille qui me plaît ; je m’appelle le grand Manuel, et je veux me marier. Eh bien ! sais-tu ce que je fais ? Je vais trouver cette fille tout droit ; je lui dis : — Mam’zelle, je suis le grand Manuel ; je suis, à ce qu’on dit, un assez bon enfant. J’ai quatre mille francs à prétendre de ma mère ; je voudrais me marier. Et vous, voudriez-vous de moi ? Décidez-vous vite, car si vous dites non, j’irai chercher ailleurs.

— Justement ! Josillon, voilà justement la différence ! c’est que si mam’zelle Fifine dit non, moi je n’irai pas chercher ailleurs, je resterai garçon, et c’est aussi pour cela que je voudrais savoir d’abord…

— Eh bien ! mon cher, si tu veux savoir d’abord, viens-t’en avec moi. Nous allons éclaircir les affaires tout chaud, tout bouillant…

— Non pas, non pas ! Pas encore, Josillon. Si vous voulez d’abord avoir la bonté de parler à mam’zelle Fifine et de m’écrire un mot de réponse, je vous serai bien obligé.

— Comme tu voudras, grand poltron ! Et moi qui croyais qu’il allait en blonde à Saigret ! Est-ce qu’il serait peut-être allé guetter la Fifine ?

Quoique très préoccupé au fond de la confidence qu’il vient de recevoir, Josillon rentre chez lui avec l’air dégagé qui lui est habituel. La Fifine est toujours à coudre près de la fenêtre.

— Oh ! père, dit-elle, comme vous sentez le tabac ! Je parie que vous avez été au café ?

— Oui, mam’zelle, parce qu’on m’y a mené. Figure-toi que le grand Manuel a l’idée de quitter son voiturage…

— Eh bien ! ma foi, je ne vois pas le grand mal.

— Pour venir rester à Salins…

— Qui est-ce qui vous a dit cela ?

— Ha ! ha ! qui est-ce qui vous a dit cela ? Eh bien ! c’est quelqu’un qui le sait de bonne part.

— Mais qui enfin ?

— Lui-même !

— Comment, lui ? C’est donc avec lui que vous avez été au café alors ?

— Il veut entreprendre le balayage de la ville.

— Le balayage !

— Oui, ma chère, le balayage, et s’y marier encore. Après tout, cela fera un mari qui en vaudra bien un autre, va, le grand Manuel !

— Oui, surtout pour celles qui mesurent les gens à l’aune.

— Sa mère lui laissera bien quelques petites choses au grand Manuel.

— Oui, elle lui laissera le champ Linglet, où il ne pousse que des rochers et des prunelles.

— Sans compter qu’il est adroit, ce garçon, et une fois qu’il sera en train de quelque chose, je suis sûr qu’il est dans le cas de s’en tirer très bien. Figure-toi qu’il lui était venu une drôle d’idée, à Manuel !

— Ah ! ah !… Et laquelle ?

— Eh bien ! Il me disait de te prier de lui chercher…

— Quoi ?

— Une femme…

— Une femme, moi !

— Oui, une femme, et pour te faciliter les recherches, voici comment il la veut.

— Ah ! il sait déjà comment il la veut ? Mais dans ce cas, le plus sûr serait de la faire faire de commande.

— Il ne la veut… pas trop jeune.

— Oh ! je pense bien qu’il n’ira pas la chercher en nourrice…

— Ni trop vieille, ni trop riche…

— Oh ! cette précaution !

— Ni trop pauvre ni trop bête.

— Pardi, je crois bien, lui qui a tant d’esprit !

— Ni ni… trop… trop fi… fine…

Malgré lui, Josillon se sent gagné par l’émotion, et il se met à balbutier. La Fifine, ne sachant si elle doit attribuer à un balbutiement involontaire ou à une malice intentionnelle de son père l’arrivée de son nom au bout de cette kyrielle, tourne vers lui un regard interrogateur, il s’aperçoit que les yeux de Josillon commencent à devenir humides. À cette découverte, elle s’élance à son cou en cachant sa tête dans sa poitrine, et s’écrie : — Père, père, je vous en prie, ne vous moquez pas de moi !

— Mais pardié ! je ne me moque pas non plus ; je te dis ce qu’il m’a dit de le dire. Veux-tu que je lui écrive de venir demain ?

— Père, vous savez bien que tant que je vous aurai, je n’ai besoin de personne…

— Oui, mais quand tu ne m’auras plus ?

— Père, vous êtes le maître, faites ce que vous croirez pour le mieux.

— Allons, allons, fillette, il n’y a pas là de quoi pleurer ; il n’y a pas grand danger à le laisser venir, quand ce ne serait que pour voir la drôle de mine qu’il va faire ! Pardié, tu garderas toujours ton quant à lui tant que tu voudras ! Eh bien donc ! je vais lui écrire un mot, comme je le lui ai promis ; apporte-moi de l’encre et du papier.

En fait de papier, la Fifine n’a guère que les pages restées blanches sur ses cahiers au temps où elle allait à l’école. Elle déchire donc une page à un de ces cahiers et la donne à son père ; puis elle va prendre sur un des rayons du dressoir son vieil encrier de verre dans lequel une vieille grosse plume de coq d’Inde est censée tremper dans l’encre. L’origine de cette plume se perd dans la nuit des temps, et cependant son tuyau robuste et blanchâtre semble lui garantir encore une durée bien longue, car Josillon ne se met pas souvent en frais d’écriture. Josillon trempe sa plume, et voici ce qu’il écrit :

« Mon cher Manuel,

« Je mets la main à la plume pour te faire savoir par la présente que je viens de mettre les pommes de terre sur le feu. Il me semble qu’elles cuisent à gros bouillon. Si tu veux venir voir si elles sont cuites, il ne tient plus qu’à toi. La présente nous laisse en bonne santé ; je souhaite qu’elle vous trouve aussi de même. « Je suis pour la vie ton fidèle

« JOSILLON CLAIRET. »

— Ah !… voilà !

— Comment est-ce que vous avez mis, père ?

— Oh ! maintenant… ça ne te regarde plus. Donne-moi seulement un peu de mie de pain, que je cachette…

Josillon plie sa lettre à la façon des cuisinières, c’est-à-dire de telle sorte que la place du cachet se trouve juste au bord même de son petit carré épistolaire, puis il va la jeter à la poste et revient en attendre les suites en toute tranquillité d’âme.


II

C’est par des actes, bien plus que par des paroles, que Josillon exprime sa tendresse à la Fifine. La première pêche de ses pêchers, la première grappe de ses raisins, la première reine-claude de ses pruniers, tout cela, c’est toujours pour elle. Et il faut voir avec quel air triomphant il vient lui offrir ces délicieuses primeurs. Dans son zèle en ce genre, Josillon va même à l’occasion jusqu’au maraudage. En automne, quand les turquies (maïs) mûrissent, il faut être doué dans nos pays d’un stoïcisme bien robuste pour passer alors auprès d’un beau champ de turquies sans en cueillir une grappe, surtout quand on a au logis une personne chère que l’on sait être friande de ce régal. Or c’est précisément là le cas de la Fifine. C’est toujours pour elle une joie nouvelle de voir sortir de la poche de Josillon une de ces belles grappes seulement à moitié mûre, d’en enlever l’une après l’autre les feuilles, vertes par-dessus et blanches par-dessous, entremêlées de longues barbes flottantes, pour découvrir enfin ces jolis petits grains si laiteux et si blanchâtres, auxquels il fait si bon mordre à belles dents quand on les a grillés sur les charbons. La Fifine, une fois en train de mordre à son rôt, ne s’informe plus de sa provenance. Nous devons ajouter, à la décharge de Josillon, qu’un pareil maraudage n’est pas considéré dans le Jura comme un délit beaucoup plus grave que celui de cueillir un raisin quand on a bien soif, en passant dans une vigne à l’époque de la vendange.

Pour les dimanches de pluie ou d’hiver où il est impossible de sortir, Josillon a soin d’avoir toujours une provision de vieux journaux que lui prête son cordonnier, et au moyen desquels la Fifine s’initie à sa manière à la politique et à la littérature. Si tôt qu’il arrive des Franconi à la promenade Barbarine, des comédiens au théâtre, une ménagerie sur la place Lilot ou des sauteurs sous la halle du marché, Josillon trouve toujours une pièce de dix sous au coin de son gousset pour y mener la Fifine. Jamais enfin il ne vend un carri de vin sans réserver en sus du prix convenu des épingles pour elle. Comme la Sainte-Fifine et la Saint-Josillon ne constituent qu’une seule et même fête, la Saint-Joseph, — tous les ans, ce jour-là, il y grande liesse au logis. Dans les années de bonne récolte, on y tient même quelquefois un petit cercle, et alors Josillon n’est certes pas le moins dégourdi de la bande. C’est qu’il n’est pas, lui, de ces vieillards atrabilaires qui semblent faire les jeunes gens responsables de leurs cheveux blancs et de leurs catarrhes. Il sait que le seul moyen pour se faire aimer, c’est d’être toujours aimable. C’est là sa maxime à lui ; toute sa vie, il l’a mise en pratique et s’en est bien trouvé.

Clairet a écrit sa lettre le vendredi. C’est le dimanche suivant que Manuel doit descendre, probablement avec sa mère. Dès le bon matin, Josillon se lève et allume, le feu, pendant que la Fifine fait les lits et les chambres. Josillon pend une marmite d’eau sur le feu, et sitôt qu’elle est un peu chaude, il en puise dans une écuelle pour faire sa barbe devant le petit miroir suspendu au clou de la fenêtre. Quand son menton est bien ratissé, il n’a point à peigner sa tête, par la bonne raison que ses cheveux sont coupés tout ras. Pendant qu’il essuie et remballe son rasoir, la Fifine lui apprête sa bonne chemise de toile blanche, ses bas de coton bleus, sa cravate et un pantalon de drap bleu de roi. Une fois sa chemise propre enfilée et ses souliers sans clous noués, Josillon serre sur sa hanche la boucle de ceinture de son pantalon, et se dispose ainsi, en manches de chemise, à procéder à une opération qu’il se réserve tous les dimanches matins, et à laquelle il s’entend parfaitement : c’est la confection de son pot-au-feu.

Josillon dépend la marmite de la crémaillère, l’installe dans les cendres chaudes contre la platine, et la découvre ; puis il va chercher dans la crédence un joli morceau de bœuf bien rouge, qu’il glisse dans l’eau chaude avec une précaution d’artiste. À ce premier morceau de bœuf il ajoute un bon os que le boucher l’a obligé de prendre pour faire le poids. La braise couve doucement autour de la marmite ; Josillon prend une petite chaise et vient s’asseoir, l’écumoire à la main, aux aguets du mystère qui va s’accomplir. Comme la marmite se trouve perpendiculairement sous la cheminée et qu’on est au troisième étage, il en résulte que le jour descend d’en haut jusqu’au fond de l’eau qui se met à bouillir peu à peu. Bientôt la chaleur de cette eau, pénétrant la viande, en fait sortir bon gré mal gré les molécules viciées qui montent à la surface. Dès que la couche d’écume est assez épaisse, Josillon y promène légèrement son écumoire et rase le tout d’un seul mouvement, avec la grâce d’un barbier émérite. Au milieu de la large platine de fonte qui lui fait vis-à-vis, et qui date de 1740, s’il faut en croire le millésime qui s’y trouve, se dessine en relief un gros Amour tout nu forgeant un de ses traits sur une enclume. Cet Amour semble plus attentif à la besogne de Josillon qu’à la sienne propre, et lui sourit narquoisement à travers la forte couche de suie qui rhabille du haut en bas. L’écumage bien et dûment terminé, Josillon se relève, et va chercher sur la table les légumes apprêtés par la Fifine. Ces légumes consistent d’abord en quelques petits nœuds de choux précoces ; puis viennent des poireaux coupés en bâtonnets, deux raves coupées en quatre, et deux carottes rouges destinées à donner une belle couleur au bouillon. Josillon met le tout dans la marmite avec du sel, la recouvre, ranime un peu le feu par devant, et va reprendre sa toilette où il l’a laissée, car aujourd’hui il prétend, dit-il, se mettre sur son trente et un (se parer).

Pendant que Josillon est à son potage, la Fifine, elle aussi, est à sa toilette. Elle peigne de son mieux ses cheveux bruns devant son miroir, tout en restant, à de fréquentes reprises, à s’y regarder pensive. — Oui, mais quand tu ne m’auras plus ? lui a dit avant-hier Josillon, et depuis avant-hier elle se répète à chaque instant ces paroles, qui lui semblent résumer à la fois tout le passé et tout l’avenir. Le passé, pour elle, se personnifie tout entier dans son père, dont la visible émotion d’avant-hier l’a d’autant plus frappée, que Josillon est moins habitué à des manifestations de cette nature. Dans l’avenir, elle pressent enfin, comme elle ne l’a jamais pressenti, que son père ne sera plus continuellement auprès d’elle, qu’un autre le remplacera, et cet autre va arriver tout à l’heure pour recevoir d’elle-même son assentiment à cette transformation si solennelle de sa destinée.

Autant la curiosité naturelle à son sexe et à son âge lui a fait trouver Manuel lourd et maladroit depuis le jour où elle a cru le reconnaître dans les vignes du château de Rans, autant la brusque démarche faite par lui auprès de Josillon l’étonne et la désoriente maintenant. Il faut donc qu’il y ait chez cet homme certains côtés qu’elle n’a ni entrevus, ni soupçonnés. La pauvre fille se trouve buttée contre quelque chose d’inconnu, et c’est aujourd’hui que cet inconnu va se révéler à elle. Elle se sent inquiète, impatiente et tourmentée. Une chose cependant la rassure : c’est l’assentiment anticipé que son père semble avoir donné à la démarche de Manuel. Elle se dit que les cœurs aussi bons et aussi aimons que celui de Josillon doivent avoir une pénétration infaillible pour apprécier leur monde, sitôt qu’il s’agit du bonheur de ceux qu’ils aiment. Voilà ce sur quoi elle se repose en toute confiance, la pauvre fille, en même temps que le doux rayonnement de tout son passé lui semble aussi une garantie pour l’avenir. Comparée à Manuel, elle se sent, il est vrai, petite de taille et délicate ; mais cette différence même n’est qu’une attraction réciproque de plus dans les arrangemens ordinaires de la nature. Cet homme grand et fort, elle le sait cependant doux et bon. Peut-être ses rudesses de formes ne tiennent-elles qu’à la vie qu’il mène un peu forcément. Cette vie lui déplaît, à ce qu’il parait : preuve nouvelle qu’il lui suffira de changer de position pour changer aussi, jusqu’à un certain point, de nature. Et puis, en définitive, il faut être juste, ajoute la Fifine au milieu de toutes ses réflexions, ce n’est pas la Jeanne-Antoine qui est bien faite pour amadouer un gaillard pareil et le tenir en bride.

Sa toilette finie, la Fifine rentre à la cuisine à l’instant où Josillon tire de la marmite la croûte de pain qu’il y a fait gommer (tremper) pour son déjeuner. Elle a mis sa belle robe de mousseline-laine qui lui monte jusqu’au cou, avec un petit collet de dentelle de la largeur de deux doigts. Ses manches retroussées et son tablier de cuisine blanc, tout en contrastant avec sa robe, n’en accusent pas moins l’intention d’être prête à toute éventualité, sans cependant laisser en souffrance aucune de ses obligations de bonne ménagère.

Quant à Josillon, il a mis, lui, son grand gilet d’étoffe à côtes bigarrées, son vieil habit de drap brun à queue de morue, dont les devans laissent le gilet découvert à la hauteur d’une bonne main.

Il est neuf heures. On sonne à Saint-Maurice le premier coup de la messe.

Tout à coup la porte s’ouvre, et la Jeanne-Antoine, avec un panier au bras, entre, suivie de son Manuel. La Jeanne-Antoine a mis un beau grand bonnet repassé tout frais, dont les ailes empesées se raidissent sur ses tempes comme un béguin de sœur hospitalière. À son cou pend une petite croix d’or retenue par une ganse de velours noir. La bavette de son tablier de cotonnade rouge est fixée par deux épingles à la hauteur de ses épaules sur un petit châle de laine à fleurs dont la pointe, par derrière, ne dépasse pas le niveau de la ceinture. Manuel, lui, a mis une veste de drap bleu foncé qui a l’air d’être neuve, un gilet clair à boutons de cuivre, un pantalon de drap gris clair un peu court qui laisse voir un peu plus qu’il ne conviendrait ses bottes fortes, aux talons desquelles on entend qu’il doit se trouver de petits fers. Le collet de sa chemise de calicot se rabat sur un foulard à couleurs éclatantes dont les deux pointes retombent en avant, comme des oreilles de chien de chasse.

— Ah ! voici la Jeanne-Antoine, bonjour, Jeanne-Antoine ; bonjour Manuel.

— Bonjour, Josillon ; bonjour, Mam’zelle Fifine.

— Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce vous cherchez donc déjà dans votre panier ? Une poule saignée et plumée, Jeanne-Antoine !

— Mais oui, mam’zelle Fifine. Le grand m’a dit que nous dînerions probablement chez vous, et j’ai pensé qu’il serait encore assez tôt pour la mettre cuire.

— Eh bien ! Jeanne-Antoine, vous pouvez vous vanter d’être une femme de précaution. Asseyez-vous donc, monsieur Manuel.

— Oh ! ne faites pas attention, mam’zelle Fifine ; je ne suis pas fatigué.

— Ah ! çà, Josillon, il y a notre grand que voilà qui m’a dit que vous lui aviez parlé pour une femme.

— Vous ferez pardon, Jeanne-Antoine, c’est lui qui m’a parlé de ça le premier. Pas vrai, grand ?

— Oui, oui, c’est vrai ; mère, vous vous trompez.

— Enfin c’est toujours pour revenir au même.

La Fifine vient de se glisser furtivement dans sa chambre. Manuel, qui semble tout radieux malgré son mutisme, ne quitte plus des yeux la porte entrebâillée de cette chambre.

— Est-ce que vous avez réellement trouvé quelque chose qui convienne, Josillon ?

— Euh ! euh ! vous entendez bien, Jeanne-Antoine, des goûts ni des couleurs on ne peut discuter.

— Enfin ça n’empêche. Je m’imagine bien que vous ne lui auriez pas mis en tête quelqu’un qui ne conviendrait pas.

— Mais, pardié ! je ne lui ai rien mis en tête du tout, Jeanne-Antoine. Il est bien assez grand pour faire sa besogne tout seul, sans compter qu’il n’est déjà pas si bête qu’il en a l’air ; pas vrai, grand ?

— Enfin ça n’empêche, il me tarde bien de la voir. Vous comprenez qu’il y a femme et femme. Un homme comme notre grand, ça ne connaît pas une miette dans un ménage, par conséquent ça ne peut pas se connaître en femmes. Pour moi, si je dois vivre avec une bru, ce que je ne sais pas encore, pour lors vous comprenez que j’aimerais voir un peu la personne d’avance.

— Eh bien ! Jeanne-Antoine, je vous promets que vous la verrez tout à votre aise.

— Allons, bon ! Maintenant il faudrait aller à la messe ; je crois que voilà le dernier coup qui sonne.

— Ah ! vous voulez aller à la messe ? Eh bien ! ma foi ! ne vous gênez pas. Vous irez avec la Fifine, tenez. Moi, je suis de cuisine. Fifine, dépêche-toi, voilà la Jeanne-Antoine qui t’attend pour aller à la messe.

— Me voilà, me voilà, je suis prête.

La Fifine arrive avec un joli petit bonnet et un petit châle d’été sur les épaules. Le trouble de son cœur se lit de reste sur sa figure. À l’instant où elle entre dans la cuisine, ses yeux rencontrent ceux de Manuel, et elle se met à rougir comme braise. Pour cacher son embarras, elle se précipite vers la marmite en faisant à son père toute sorte de recommandations relativement à la poule. Manuel, qui n’a garde de manquer la messe, se met à suivre sa mère et la Fifine en faisant résonner ses fers de bottes sur le pavé.

Au retour de la messe, le couvert est sur la table.

— Mais, dites donc, Josillon, est-ce qu’elle ne vient plus ?

— Qui ?

— La particulière.

— Pourquoi, Jeanne-Antoine ?

— Parce que ne voilà que quatre couverts de mis.

— Ça ne fait rien, Jeanne-Antoine. Quand je vous dis qu’elle sera là ! Allons, asseyez-vous là, Jeanne-Antoine, à côté de la Fifine. Toi, grand, viens te mettre ici, près de moi.

— Mais enfin…

— Un peu de patience, Jeanne-Antoine. Elle m’a fait dire qu’elle viendrait pour la poule. Comment avez-vous trouvé mon bouillon ?

— Oh ! ma foi, Josillon, c’est comme on dit des fois, c’est affaire à vous.

— Personne ne veut plus de bouilli ?

— Oh ! merci, merci.

— Eh bien ! alors, donne-moi cette bouteille que voilà sur la crédence, et tu nous serviras la poule.

La Fifine sent le cœur lui battre comme un marteau de forge. Manuel, lui, quoiqu’il s’y retienne des deux mains, danse sur sa chaise comme un pilon dans un mortier. Quant à la Jeanne-Antoine, elle ne quitte plus des yeux la porte de l’escalier.

— Ah ! pour le coup, Jeanne-Antoine, nous allons boire un petit coup de vin de Chauviré. Fifine, viens t’asseoir.

— Oui, mais… cette demoiselle ?

— A la votre, Jeanne-Antoine ! A la santé, grand !

— A la votre, Josillon ! A la vôtre, mam’zelle Fifine !

— Oui, mais, Josillon…

— Quoi ?

— Cette demoiselle ?

— Cette demoiselle ?… Eh bien ! pardié ! ne la voilà-t-il pas ?

— Où ? qui ?…

— Là, à côté de vous…

— Quoi ! c’est donc…

— Mais, oui, Jeanne-Antoine, ce n’est que moi, balbutie la Fifine en sautant au cou de la Jeanne-Antoine pour cacher son bouleversement et ses larmes. Manuel, qui pleure lui-même comme un veau, et qui ne sait plus que faire de ses bras ni de ses jambes, prend le parti de sauter aussi au cou de Josillon et de l’étreindre de toutes ses forces.

— Aïe ! aïe ! dis donc, toi, grand brigand ! tu m’étrangles !

À cette exclamation de Josillon, les deux groupes se séparent, et ces quatre figures se mettent à se regarder en souriant à travers les larmes. Manuel, hors de lui, tend sa grosse main à la Fifine par-dessus la poule. La Fifine y met résolument la sienne, que Manuel couvre d’un gros baiser.

Jeu ! c’était donc vous… mam’zelle Fifine ?

— Mais oui, c’était moi, Jeanne-Antoine. Est-ce que ça vous fait regret ?

— Si ça me fait regret à moi, mam’zelle Fifine ?… Mais, mais ! voyez-vous, Josillon, si ce n’était pas vrai, voyez-vous… si ce n’était pas là pour tout de bon… il ne faudrait pas plaisanter avec moi, parce qu’il me semble déjà que ma tête, ma tête…

— Mais, mère, quand je vous le dis, moi ! Pas vrai, mam’zelle Fifine ?

— Eh bien ! par exemple, Jeanne-Antoine ! Est-ce que vous ne voulez donc pas de moi pour votre bru,… pour votre fille ?

— Ma fille ! J’aurais donc une fille, moi ! une bru ! et ce serait vous, mam’zelle Fifine ! Mais tout cela, c’est-il donc bien possible, dites-moi ? Mon Dieu, si mon pauvre vieux était au moins encore là pour voir tout ça !…

— Ah ! çà, Jeanne-Antoine, c’est à la noce que nous avons envie d’aller, nous autres, et pas à l’enterrement, entendez-vous ? Voyons, encore un petit coup de 34 de Chauviré.

— Arrêtez donc ! Vous savez bien que je ne peux pas boire tout cela !

— Il faut boire ! il faut boire ! je vous le dis, moi. Tiens, Fifine, changeons de place.

La Fifine prend son couvert et cède la place à Josillon. Celui-ci, une fois assis près de la Jeanne-Antoine, lui passe galamment une main autour de la taille et fait semblant de vouloir lui porter de l’autre le verre aux lèvres ; mais tout à coup il repose le verre sur la table, et, sans retirer son bras de la taille de la Jeanne-Antoine, il se met à regarder les deux fiancés d’un air tout pensif.

La jeune fille semble heureuse, mais recueillie. Quant à Manuel, il n’ose encore étendre son grand bras que sur le dos de la chaise de la Fifine. Son admiration craintive a quelque chose de pareil à celle d’un enfant devant les merveilles de la bulle de savon qu’il vient de gonfler au bout de sa pipe de terre. Au moindre mouvement, il tremble que tout ne s’évanouisse. Pour la Jeanne-Antoine, l’étreinte caressante de ce bras la reporte malgré elle à quarante ans en arrière. Tout cela, à elle aussi, lui semble un rêve dont le moindre choc va la réveiller. Et cependant Josillon regarde toujours la Fifine. En voyant ce bras de Manuel étendu derrière elle d’un air de possession naissante, il sent poindre dans son cœur de père un étrange sentiment de jalousie. Cette bonne fille pour qui jusqu’à présent il a résumé le monde et qui a aussi été tout pour lui, un autre va donc l’en séparer. Pour elle, d’autres préoccupations vont naître, d’autres affections, d’autres soucis. Une fois qu’elle est mariée, une fille n’appartient plus à son père, mais à son mari : — le mari d’abord, puis les ennuis, et le père ensuite. Jusqu’à présent, il s’est laissé entraîner sans calcul et avec joie même dans la direction de ce but où la Fifine devait vraisemblablement trouver son bonheur. .Maintenant le but est atteint ; il n’y a plus à reculer, car déjà elle paraît heureuse, et voilà que tout à coup Josillon s’est senti seul… Sans doute il se peut que la Fifine continue à vivre non loin de lui, et même tout près de lui et avec lui ; mais jusqu’à présent elle y est restée parce que lui seul pouvait lui donner la tendresse dont elle avait besoin, tandis que si elle continue à y rester, ce sera peut-être par reconnaissance, par devoir ou même par pitié. Or Josillon ne veut accepter la pitié de personne, pas même celle de la Fifine. Il s’arrête donc au seul parti qu’il ait encore à prendre pour continuer à vivre plus au profit des autres qu’à leur charge et ne pas quitter sa fille. Un profond soupir s’échappe de sa poitrine, et il finit par dire : — Jeanne-Antoine !

— Quoi, Josillon ?

— Que dites-vous de la mine de nos deux gaillards !

— Mais, ma foi, Josillon, je trouve qu’en voilà un qui a bien plus de bonheur qu’il n’en mérite.

— Ça n’empêche, allez, mère ; ce qu’on n’a pas mérité avant, on peut le mériter par la suite. Pas vrai, mam’zelle Fifine ?

— Mais, monsieur Manuel, il ne faut pas croire que j’aie oublié que c’est à vous que je le dois s’il n’est pas arrivé malheur à…

— Ah bah ! c’est bon, c’est bon ! Vous vous inquiétez bien de nous autres pauvres vieux, maintenant que vous avez votre affaire !

— Mais, père, père !

— C’est bon ! c’est bon ! Laisse-moi dire ce que j’ai à dire. Jeanne-Antoine ?

— Quoi, Josillon ?

— Si nous faisions comme eux ?

La Jeanne-Antoine, encore complètement sous le coup de sa surprise de tout à l’heure, relève brusquement vers Josillon sa figure livide comme un linge. Ses yeux tout grand écarquillés semblent devenus stupides ; ses lèvres s’agitent comme si elle allait rendre l’âme : — Qu’est-ce que vous dites, Josillon ?

— Pardié ! je dis qu’il nous faut faire d’une pierre deux coups… Ce sera une noce de moins à faire.

Les deux jeunes gens, qui n’ont d’abord écouté qu’en souriant, commencent à comprendre que Josillon parle sérieusement. À cette découverte, ils se précipitent d’abord irrésistiblement dans les bras l’un de l’autre, puis ils courent se jeter, les bras étendus, aux genoux des deux vieillards.

— Oui, oui, c’est cela, bravo, père, mon bon petit père ! Oui, oui ! Pour le coup, c’est le bon Dieu qui s’en mêle ; c’est impossible autrement. Oui, plus qu’une noce, plus qu’une famille ! Père, mère, Jeanne-Antoine !

La Jeanne-Antoine n’entend plus rien. Elle est étendue raide comme une barre de fer dans les bras de Josillon.

— Ah ! çà, mais ! ah ! çà, mais, est-ce que c’est donc pour tout de bon, ma pauvre Jeanne-Antoine ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! sainte vierge Marie ! au secours ! Monsieur Manuel, donnez-moi vite la bouteille de vinaigre que voilà sur la crédence,… là,… près du saladier. C’est cela. Versez, vite là, dans cette assiette. Bon. Maintenant voici mon mouchoir. Là ! D’abord sur le front, sous le nez, sur les tempes. Pauvre mère, va ! pauvre, pauvre Jeanne-Antoine !

— Tiens, Fifine, dit Josillon, il me semble que je la vois revenir. Il faut la mettre sur mon lit.

— Non, non, pas sur le vôtre, sur le mien. Attendez, Je vais vite le découvrir, réplique la Filine d’un ton pudique.

— Ma pauvre mère ! Attendez, c’est moi qui vais la prendre. Jamais de la vie je ne l’ai pourtant vue comme ça !

— Posez-la là bien doucement, monsieur Manuel ! Un peu plus haut sur le coussin. Ses pauvres mains sont toutes froides. Mais c’est qu’aussi il faut la desserrer. Allez-vous-en donc ! C’est mon affaire.

La Fifine, redevenue tout à fait maîtresse d’elle-même, dénoue en toute hâte les cordons de la Jeanne-Antoine, qui bientôt se met à soupirer péniblement. La Fifine la débarrasse de tout ce qu’elle peut lui ôter sans la tourmenter, lui recouvre la poitrine avec le drap de lit, et s’incline sur elle comme une mère sur son enfant, aux aguets du moindre signe. Bientôt la Jeanne-Antoine tourne contre le jour ses grands yeux égarés et cherche à étendre les bras en s’écriant : — Manuel !

— Monsieur Manuel, monsieur Manuel, venez vite, la voilà qui vous appelle !

— Me voilà, mère, ma pauvre mère !

— Où suis-je ?… Qui est-ce… tout ce monde ?

— Vous êtes chez vous, Jeanne-Antoine, oui, chez vous pour toujours ! dans le lit de votre Fifînette qui veut bien vous aimer, bien vous soigner.

— Ah ! c’est donc vrai, mam’zelle Fifine ? Mais ces rideaux, cette chambre… Josillon,… Manuel !… Où suis-je donc, mon Dieu, mon Dieu ?

La Jeanne-Antoine se soulève péniblement sur un coude, regarde encore une fois autour d’elle avec égarement et se met enfin à tondre en larmes avec des soulèvemens de poitrine des plus violens.

Pendant que la Fifine s’ingénie à la consoler de son mieux, Josillon, qui a regardé jusque-là tout interdit, tire Manuel par le bras en lui faisant signe de le suivre. — Pour le coup, elle pleure, la voilà sauvée. Viens-t’en de l’autre côté, Manuel.

Ne trouvant rien de mieux à faire, Josillon et Manuel se remettent bravement à découper la poule.

— Eh bien ! voyons, toi, comment trouves-tu mes pommes de terre ?

— Quelles pommes de terre, Josillon ?

— Pardié donc, celles de ma lettre…

— Ah ! celles-là ! Tenez, Josillon, c’est-à-dire non, tenez père, je puis bien vous dire déjà père, n’est-ce pas ? Eh bien donc ! père, voyez-vous, voilà mes deux bras. Quand vous voudrez que je m’ouvre pour vous les deux veines, tenez, il ne faudra pas vous gêner ; vous n’aurez qu’à le dire… Allez, si je puis vous rendre un peu de bien pour tout ce que vous avez fait à ma vieille mère, n’ayez pas peur !

— Ta vieille mère. Pardié ! elle n’est pas plus vieille que moi ; ainsi il me semble que tu n’as déjà pas tant à dire… mais il ne s’agit pas de cela maintenant ; soigne ta femme, je soignerai la mienne. Seulement, à présent que voilà les affaires emmanchées, voyons un peu ton idée ? Tire-moi cela au clair, car je t’avoue que je n’y ai pas encore compris grand’chose.

— Eh bien donc, enfin, père, c’était pour vous dire, je suppose, voilà que j’ai l’adjudication du balayage : eh bien ! ça me fait de huit à neuf cents francs de gagnés par an, le revenu d’une ferme. Pour ça j’aurai à aller ramasser deux ou trois fois par semaine, le long des rues, les tas que les gens sont obligés de balayer eux-mêmes, devant chez eux. Pour faire ce commerce-là, qu’est-ce qu’il me faut ? Mes deux bœufs, ma voiture, une pelle et un balai…

— Ah ça ! mais tu ne pourras pas faire cela tout seul ?… Il te faut quelqu’un pour garder les bœufs. Je suis là, moi.

— Eh bien ! père, topez là, je ne demande pas mieux. Pour lors, vous comprenez, je cherche un petit coin par-là, au faubourg, où j’entasse toutes mes marchandise ? pendant l’année ; puis, en automne, avant la neige, j’emmène tout cela là-haut, sur nos champs qui donneront ensuite de l’herbe tant qu’à la brousse (en quantité).

— Oui, mais comment est-ce que tu emmèneras tout cela là-haut ? Est-ce par la malle-poste ou par le télégraphe ?

— Père, quand je vous ai dit que j’avais mon idée. Pour cela, n’ayez pas peur.

— Enfin soit. Mais tes bœufs, qu’est-ce que tu vas en faire par ici ? Comptes - tu les faire coucher sous ton lit ?

— Pour les bœufs, voyez-vous, père, j’ai pensé à votre petite cour qui donne sur la place de Saint-Maurice et qui ne vous sert à rien comme cela. Parbleu, ce sera bientôt fait d’y faire une écurie, que je me suis dit.

— Mais elle est à peine large comme un confessionnal, cette cour. Tu seras obligé d’y mettre tes deux bœufs l’un sur l’autre.

— Oh ! que non. Je suis sûr qu’elle a plus de trois mètres de large.

— Oh ! quant à ça, je ne dis pas.

— Eh bien ! alors, vous voyez donc bien. Ainsi donc, père, voilà notre budget tout clair. Je gagne huit à neuf cents francs avec le balayage ; vous, vous en gagnez quatre cents avec vos vignes ; nos champs de là-haut nous donnent un peu de blé et presque assez de foin pour nourrir les bœufs. La Fifine continue à gagner ses trois ou quatre cents francs avec son aiguille…

— Oui, mais si la Jeanne-Antoine n’était pas là pour la remplacer dans les soins du ménage, où est-ce qu’elle les prendrait, ces trois ou quatre cents francs, avec son aiguille ? Et s’il arrive un enfant ? Ha ! ha ! tu vois bien que la Jeanne-Antoine ne sera pas de trop. Elle avait, ma foi, bien raison de dire que tu n’entends rien au ménage.

— Enfin, père, ça n’empêche. Mes huit cents francs, vos quatre cents francs et les quatre cents francs de la Fifine, savez-vous combien ça fait ?

— Pardié, huit et quatre font douze, douze et quatre font seize ; ça fait seize cents francs.

— Oui, seize cents francs, sans compter le loyer de notre petit logement de là-haut. Croyez-vous qu’il y a bien des gens à Salins qui soient logés à pareille enseigne ?

— Ce n’est pas là l’embarras tout de même… Tiens, puisque c’est ça, attends-moi là, je vais encore chercher une bouteille de 34.


III

Nous sommes au 1er juillet, Manuel a son adjudication de balayage en poche, au prix de huit cents francs. C’est Josillon qui lui a servi de caution. Il doit entrer en fonctions le 1er août. L’écurie des bœufs se prépare, le petit logement de Villeneuve a été loué pour quarante francs, sans écurie ni grenier, à un cantonnier. Reste à faire la publication des bans, puis enfin la double noce. Par égard pour la Jeanne-Antoine, on a décidé qu’on irait se marier à Villeneuve.

Cependant les joies les plus complètes ont toujours quelques vilains revers. La Jeanne-Antoine s’en aperçoit bientôt. Il n’y a pas eu moyen de faire une petite place pour sa vache dans l’écurie de la place de Saint-Maurice. D’ailleurs une vache de plus à nourrir nécessiterait un magasin à fourrage tel qu’il n’est pas aisé d’en avoir en ville. Xavier, le voisin de la Jeanne-Antoine, s’étant offert à acheter la Bouquette, la Jeanne-Antoine se résigne, mais sous la condition formelle qu’on la soignera bien, et qu’on ne s’en défera pas sans lui en donner avis d’avance. Dans le fait, la vache de la Jeanne-Antoine est une superbe hôte. Ses deux cornes, pointues comme des aiguilles, se cambrent avec une grâce parfaite des deux côtés de la tête ; une magnifique étoile blanche orne le milieu de son front ; ses oreilles frangées de longs poils touffus se dressent à tout venant comme celles d’un lièvre aux aguets ; ses yeux et ses naseaux respirent à la fois on ne sait trop quelle charmante coquetterie sauvage ; elle a la jambe fine comme celle d’une biche, et cependant son fanon pend à son cou comme un superbe jabot ; ses flancs sont vastes et forts, son poil luisant et doux, ses cuisses intactes de toutes souillures ; son pis a réellement quelques airs de corne d’abondance. Quand elle se trouve à la crèche avec les deux bœufs de Manuel, si fatigués, si mornes, si couverts de la poussière funeste des grandes routes, le contraste devient des plus frappans. On dirait une précieuse bien nippée à table avec deux pauvres tailleurs de pierre.

— Allons, va-t’en, pauvre Bouquette ! Ils auront bien soin de toi aussi, va ! Et puis, moi, je reviendrai te voir.

La Bouquette, qui n’a encore que la moitié du corps hors de l’étable, se met à beugler pour toute réponse, en agitant la queue.

La vache une fois casée, il ne reste plus que la poule. C’est la seule et unique de la Jeanne-Antoine ; mais elle prétend qu’elle fait des œufs comme quatre, et Josillon prend lui-même parti pour elle. Il est décidé qu’on la gardera à Salins. — Toujours autant de sauvé ! pense à part elle la Jeanne-Antoine. Quant au reste du mobilier, il n’y a pas besoin de s’y prendre tant à l’avance. Une seule voiture emmènera facilement le tout d’un seul voyage ; mais auparavant il faut bien que la noce se fasse. Le beau temps est revenu pour les foins de la montagne. La récolte a été superbe. Le grenier à foin de la Jeanne-Antoine est plein comme un œuf. Les blés et les avoines finissent de mûrir. Comme il ne pleut plus depuis quinze jours, l’air devient lourd ; la terre des sentiers se gerce en mille et mille crevasses. Les mouches tourmentent les bestiaux, et le soir, quand du haut du village on se met à regarder, dans la direction du Châlème, le soleil couchant, on ne sait vraiment plus si l’on est à Villeneneuve ou en Afrique, tant le ciel et la terre semblent tous deux chauffés à blanc.

Josillon, lui aussi, a fini de rebiner et d’ébourgeonner ses vignes. Entre foins et moissons, on peut faire la noce tout à l’aise. C’est la Fifine qui a pourvu et avisé à toutes les toilettes, mais avec la réserve qui convient à des gens qui ne veulent pas s’endetter ; Josillon eu a été quitte pour un chapeau et un gilet. Son pantalon bleu est encore bon, et il n’y a pas eu moyen de le faire renoncer à son habit à queue de morue. C’est avec cet habit-là qu’il s’est marié la première fois, il y a trente ans. Il ne voit pas pourquoi il en changerait cette fois-ci, et prétend même que si dans trente ans il faut recommencer, il n’aura pas non plus d’autre habit, pourvu que Dieu lui prête vie. Est-ce à lui ou à l’habit qu’il entend que Dieu prête vie ? Il n’y a pas moyen de le faire s’expliquer plus clairement.

Pour la Jeanne-Antoine, elle a de toute éternité sa belle robe de drap vert ; avec un beau grand tablier de soie toujours à bavette et un joli bonnet neuf façonnés par la Fifine, puis une paire de gants de soie noire, la voilà prête. On a aussi acheté à Manuel un pantalon de drap noir, qu’on a eu soin de faire assez grand pour qu’il recouvre convenablement la botte par le bas. Un beau gilet de soie à fleurs, une cravate de taffetas, une belle chemise de toile fine qui a été cousue par la Filine en personne, et des gants de colon blancs pas chers, voilà son affaire. Il n’a pas besoin de veste ni d’habit, par la bonne raison que la veste qu’il a été obligé d’acheter après la bataille du quiller de Villers est encore comme toute neuve. La Fifine, elle enfin, ne veut pas d’autres supplémens de toilette que sa petite bague d’or et sa couronne d’oranger. Elle a sa robe blanche de la Fête-Dieu, et le petit voile de mousseline claire que lui avait donné sa mère à l’époque de sa première communion. Qu’a-t-elle besoin d’autre chose ? Le bonheur immense dont son âme est pleine ne sera-t-il pas son plus bel ornement ?


IV

À quatre heures du matin, Manuel arrive au Matachin avec un char-à-bancs traîné par une grosse jument qu’il est parvenu à découvrir dans son village. On installe derrière le char-à-bancs un grand baril de soixante litres que Josillon a rempli à son tonneau de vin de Chauviré. On fourre dans le coffre toute sorte de petits paquets, parmi lesquels se trouve celui de la robe blanche. Josillon s’assied sur la banquette de manière à surveiller son baril. La Fifine fait monter sa fille d’honneur à côté de son père, et prend pour elle la troisième place, de manière à être aussi près que possible du cocher. Manuel s’établit à l’avant, sur la flotte de paille qu’il a eu soin d’y attacher, et les voilà partis dans la fraîcheur du matin.

Une fois qu’on est en route, la Fifine ne tarde pas à glisser sa main dans celle de Manuel, à qui elle donne des distractions qui pourraient devenir compromettantes pour sa réputation de voiturier, si la jument n’était fort heureusement d’un âge où l’on ne bezille[19] plus. De temps en temps, Manuel se retourne complètement sur lui-même du côté de son personnel. On voit qu’il n’a pas peur aujourd’hui d’attraper un torticolis.

Il est cinq heures du matin. On arrive à Cernans. Manuel aperçoit de loin un homme qui se lave au piston de la fontaine. Tout à coup l’homme se retourne, et Manuel reconnaît le maréchal. Comme il s’est complètement acquitté auprès de lui depuis quelques jours, il sourit désormais sans arrière-pensée aux baisers que le maréchal envoie sur le bout de ses doigts noirs à la Fifine qui rougit.

Nous voici à l’entrepôt de Dournon. Là-bas, sur la gauche, à une portée de fusil de la route, on aperçoit les cheminées du village qui commencent à fumer. Les bestiaux vont à la fontaine en agitant leurs clochettes, et les gens nettoient pendant ce temps-là les étables, si l’on en juge par le maltras fumant qu’ils apportent à la civière sur les tas de fumier déjà énormes qu’on voit devant les maisons. Dans la plaine, les blés jaunissans ondoient comme un lac au souffle de la brise matinale, qui fait frissonner aussi le feuillage des frênes de la route. De loin en loin, on entend une caille qui s’éveille dans les avoines, tandis qu’en haut, dans les airs, les alouettes s’égosillent déjà depuis le point du jour. Au fond du tableau se dresse la cime du Mont-Mahoux, déjà tout ensoleillée du côté de l’orient ; puis voilà tout à coup qu’on voit apparaître au-dessus de la côte la grande figure du soleil levant.

La Fifine sent ses yeux s’humecter malgré elle. Elle ne sait si cela vient de l’émotion de son cœur ou de la fraîcheur du matin. En tout cas, elle serre de toutes ses forces la main de Manuel, qui cherche à velouter autant qu’il peut cette main calleuse pour répondre dignement à son étreinte. Nous voici au bois du Châlème. Les glands verts pendent aux branches des grands chênes, d’où le bruit de la voiture fait partir les geais criards. Les chardons fleurissent dans les fossés de la route, et l’on commence à rencontrer des pièces de marine qui descendent à Salins.

Nous sommes au-dessus de la cote, c’est-à-dire à la limite des deux départemens, le Jura et le Doubs ; bientôt on aperçoit Villeneuve.

— Ah ! enfin… nous y voilà, père ! dit Manuel. Voyez-vous là-bas Villeneuve ? Tiens, Fifine, vois-tu là - bas cette fumée qui sort d’une cheminée qu’on dirait à fleur de terre ? Je parie que c’est ma mère qui fait déjà cuire sa marmite de riz.

— Mais, Manuel, qu’est-ce que c’est donc, cette grande ligne noire qu’on voit là-bas… dis ?

— Cette grande ligne noire ? Parbleu ! c’est les sapins, ma petite.

Jeu ! c’est les sapins !

Aux premières maisons du village, on aperçoit Coulas Bousson dans ses habits de fête. C’est lui qui doit être le garçon d’honneur. Sitôt qu’il reconnaît la voiture, il tire deux coups de pistolet ; puis il accourt au-devant de la jeune épouse, auprès de laquelle il prétend entrer en fonctions tout de suite en la forçant à descendre pour venir lui donner le bras. La Fifine s’exécute de bonne grâce.

Sur les portes de toutes les maisons, les jeunes filles viennent guetter la nouvelle arrivée en souriant d’un air de dépit : — Ah ! pardié, ce n’est que ça ! Il avait, ma foi, bien besoin de tant faire ses embarras. Ah ! pardié, le voilà bien refait ! Il parait qu’ils ne sont pas seulement dans le cas de se procurer une voiture à Salins, ces gens, puisque ce gros Manuel est obligé d’avoir recours à celles de Villeneuve !

Josillon, lui, n’a pas de garçon d’honneur. Il prétend désormais ne plus donner le bras qu’à la Jeanne-Antoine, qui n’a pas besoin non plus d’un autre appui que le sien.

Comme la chambre de la Jeanne-Antoine est trop petite pour contenir aujourd’hui tout son monde, on a dressé avec des planches une grande table dans la grange du voisin Xavier. Les deux boudzons (tas) de foin nouveau forment la décoration de cette salle. Coulas Bousson a eu cependant la précaution d’orner le cintre de la porte de grange de magnifiques ailes (branches) de sapin. Au milieu de la table, on voit pendre des ébauches[20] quatre couronnes de fleurs naturelles au bout de quatre grandes ficelles. À droite et à gauche se trouvent les étables. Dans l’une sont dix vaches, au nombre desquelles est maintenant la Bouquette, et dans l’autre six bœufs. Ces pauvres bêtes suivent avec inquiétude depuis le matin les arrangemens insolites de la grange ; aussi, à chaque trou des nœuds de sapin qui ont abandonné leur planche, est-on sûr de rencontrer un gros œil qui guette ou un gros naseau qui souffle.

Manuel détache le baril de vin et remporte dans ses bras sur un chevalet au fond de la grange, où Josillon ajuste au ventre de ce baril un petit robinet qu’il a eu soin d’apporter avec lui dans sa poche. Manuel n’a invité à la noce que six de ses anciens amis de voiturage, et la Jeanne-Antoine autant de vieilles femmes.

Le double mariage terminé devant le maire, on se rend à l’église au bruit d’une nouvelle décharge de pistolets. Coulas Bousson, qui a transmis ce dernier soin à un autre, ouvre partout la marche avec la Fifine, en frisant toujours de son mieux le bout de sa moustache. Bientôt les deux couples vont s’agenouiller au pied de l’autel. M. le curé s’avance pour réciter sur eux la première partie des prières d’usage, après quoi il retourne continuer son office. En ce moment, le maître d’école apporte une nappe dont il donne un bout à Coulas Bousson en lui faisant signe de l’étendre de concert avec lui sur la tête des quatre époux. On prétend dans le Jura qu’il n’y a pas de bon ménage possible, si à ce moment solennel on ne heurte pas l’une contre l’autre la tête des époux. Josillon, qui sait la chose sur le pouce, commence à se demander à quoi pensent donc Colas Bousson et le maître d’école, qui ne font pas mine de s’en souvenir. Il les regarde alternativement l’un et l’autre ; puis, quand il voit qu’il n’y a plus rien à attendre d’eux, il se met à donner brusquement de la tête à droite et à gauche comme un bélier contre les têtes de la Fifine et de la Jeanne-Antoine, entre lesquelles il se trouve, de manière à faire carambolage jusqu’à l’épaule de Manuel. Les deux pauvres femmes, qui ne s’attendaient à rien, regardent Josillon tout ébahies pendant que l’assistance, qui a parfaitement deviné l’affaire, se tord le ventre de rire au bas de l’église. Le maître d’école n’ose plus lever les yeux de peur d’éclater en rencontrant ceux de Coulas Bousson, et M. le curé lui-même est obligé de se mordre les lèvres, quand il se retourne, pour conserver le calme que réclament les circonstances.

La messe finie, Manuel entre enfin en possession officielle de la Fifine, qui se pend à son bras pour aller signer à la sacristie l’acte de mariage religieux, comme elle a signé déjà tout à l’heure à la mairie l’acte de mariage civil. Au sortir de l’église, la Fifine tressaille de nouveau au bruit des pistolets. La table est prête dans la grange de Xavier. Comme on a été obligé de faire un peu les choses à l’économie, le service n’est pas fort compliqué. Vingt couverts garnissent le tour de la table. Devant chaque couvert, on aperçoit une blanche assiette à soupe pleine de riz qui fume encore un peu. Aux deux bouts de la table surgissent deux piles de gâteaux, puis viennent deux jambons fumés, deux gigots de mouton rôtis au four, et un énorme saladier en clé de voûte au milieu de ce joyeux ensemble. Six bouteilles seulement ont l’air de monter la garde le long de la table, mais le baril est là pour tranquilliser les gosiers égrélis[21]. Le foin nouveau jette à travers tout cela ses odeurs saines et fortifiantes. Les deux couples prennent place sous les couronnes apprêtées pour eux, et la cérémonie commence. Coulas et Manuel ont l’œil à tout.

À l’instant où tout le monde est encore occupé à manger, la Jeanne-Antoine fait signe du doigt à la Fifine, qui est assise vis-à-vis d’elle de l’autre côté de la table, puis elle va ouvrir un des volets par lesquels on donne à manger aux vaches, et la belle tête de la Bouquette s’avance comme à une fenêtre. — Tenez, Fifine, il faut pourtant que vous fassiez aussi connaissance avec notre Bouquette. N’est-ce pas que c’est une belle bête ?

— Oh ! elle est superbe ! Attendez, mère, je vais lui donner un morceau de gâteau ; il faut bien qu’elle fasse aussi la noce.

La Bouquette, qui semble avoir compris, suit des yeux la Fifine. Aussitôt que celle-ci lui présente le gâteau, elle sort de sa bouche une langue longue comme le bras et déjà retroussée par le bout d’un air de convoitise. La Fifine effrayée pousse un cri et laisse tomber le gâteau.

— Ah ! mon Dieu ! Fifine, n’ayez donc pas peur ; allez, c’est une bonne bête, qui ne ferait pas de la peine à un enfant. Regardez plutôt comme elle me lèche. Tenez, je vais fourrer ma main jusqu’au fond de sa gorge, si vous voulez : elle ne me fera point de mal. Hein ! avez-vous vu ? Eh bien ! maintenant donnez-moi le gâteau.

La Jeanne-Antoine tend le gâteau à la Bouquette, qui l’absorbe d’une seule bouchée à la barbe de ses deux voisines, qui essaient aussi de passer leur gros nez à travers la palissade de leur caboulot (compartiment).

— Allons, allons, mesdames, en place, s’il vous plaît ! Nous allons boire à la santé des mariés ! La Jeanne-Antoine referme le volet et reprend sa place ainsi que la Fifine. Les bouteilles sont déjà retournées bien des fois au baril. Le vin de Chauviré fait son effet, et les cœurs s’épanouissent à l’avenant, chacun dans la direction de la nature, c’est-à-dire les vieilles femmes autour de Josillon, et les jeunes nociers à l’adresse de la fille d’honneur et de la Fifine. Voilà que tout le monde a rempli son verre, Coulas Bousson se lève :

— Messieurs, mesdames, répète-t-il, nous allons boire à la santé des époux. À peine a-t-il fini de parler, qu’un énorme coup de pistolet part sous la table. Deux ou trois des vieilles femmes, déjà passablement émues par le vin de Chauviré, tombent à la renverse. Tout le monde, étourdi d’abord, se remet de sa frayeur et part d’un grand éclat de rire. Les bravos et vivats se suivent en feu de file. Plus le baril se vide et plus les langues s’animent. Dès que l’animation est arrivée au point où l’on ne peut plus s’apercevoir de leur sortie, Manuel et Josillon s’échappent pour aller charger la voiture de bagage. On met les bois de lit et les buffets d’abord dans le fond des échelles de la voiture, puis les literies et les menus détails du ménage, puis enfin la quenouille de la Jeanne-Antoine. À l’avant est réservée une place entre la table et le bois de lit pour la fille d’honneur, la Jeanne-Antoine et la Fifine. Voilà la maison vide et la voiture prête. Josillon et Manuel rentrent à la grange pour vider le reste du tonneau en buvant le coup de l’étrier. En les voyant reparaître, la Fifine respire enfin plus à l’aise à l’espoir de pouvoir échapper bientôt à ce vacarme si nouveau pour elle. Dans le fait, les heures ont marché depuis le matin, et voilà le soleil qui baisse.

— Allons ! allons ! au revoir, les gens ! Il faut partir…

— Au revoir, Jeanne-Antoine ! Manuel ! Josillon ! madame Fifine !

— Au revoir tout le monde ! Bien des pardons, Xavier, pour tous les maux que nous vous avons donnés, et pour tous vos ustensiles que nous vous laissons là en désordre. N’oubliez pas de venir nous voir quand vous descendrez à Salins, et puis, soignez bien la Bouquette au moins !

La Fifine, la Jeanne-Antoine et la fille d’honneur sont hissées l’une après l’autre sur la voiture. Josillon va chercher son tonneau vide, et Manuel ses deux bœufs. Dsaillet ouvre des yeux tout surpris en voyant tant de monde. Voilà les bœufs en flèche ; on s’embrasse une seconde fois au bruit d’une nouvelle décharge de pistolets, et les deux couples, les hommes à pied et les femmes sur la voiture, se mettent en route pour Salins. Manuel marche en avant ; Josillon suit la voiture. Ils ont tous deux le cœur et la tête trop remplis pour avoir quelque chose à se dire. Sur la voiture, la Fifine tient les mains de la Jeanne-Antoine tendrement pressées dans les siennes. Ni l’une ni l’autre non plus ne sont en train de parler.

Les voilà bientôt revenus au-dessus du Châlème. Toute la plaine de Dournon se déroule devant eux avec sa route blanche le long de laquelle s’éparpillent quelques maisons, — la plaine, avec ses moissons jaunes, son village groupé ici sur la droite, à l’ombre de quelques grands frênes ; les vaches rouges au large des pâtures, ses landes hérissées de pointes de rochers, de buissons, de noisetiers et de liges de gentiane, et enfin son ancien entrepôt de sel, dont la vaste toiture, pareille à la carcasse, d’un grand vaisseau renversé sur le port, s’aperçoit ici de partout ; puis au fond de tout cela, sur la ligne de l’horizon, le clocher de Cernans dressant sa morne silhouette dans le ciel illuminé par le soleil couchant.

C’est là-bas, dans la direction de la lumière, que Salins se cache entre les sinuosités de ces montagnes ; c’est là-bas que ces quatre braves époux vont enfouir leur modeste et paisible honneur. Il semble que Dieu ne retarde en ce moment le coucher de son soleil que pour leur témoigner plus longtemps combien il est content lui-même de la bonne journée qu’ils viennent de faire.


V. – PAUVRE DSAILLET.

Dès le lendemain, Manuel et Josillon font leur tournée dans les rues de Salins. Josillon se promène en agitant continuellement sa grosse sonnette de balayeur, et Manuel le suit avec sa voiture. Le bœuf Dsaillet semble prendre assez bien son parti de cette vie nouvelle. Comparativement à ses corvées d’autrefois, cette tournée ne lui fait guère l’effet que d’une promenade du matin pour le mettre en appétit ; son vieux poil s’adoucit un peu ; il repousse même à deux ou trois places où il manquait complètement.

Quatre mois se sont passés depuis que Manuel mène ses balayures et le fumier de ses bœufs au tas d’engrais formé dans le petit coin qu’il a amodié au bas d’une vigne derrière le faubourg de Salins, pour en faire son entrepôt. Le jour est venu où l’on doit recevoir à dîner les six nociers de Villeneuve, qui, en descendant une pièce de marine, ont eu l’obligeance gratuite d’amener en même temps des planches à fumier. Dès le matin, la Jeanne-Antoine et la Fillne sont en cuisine ; Manuel et Josillon sont allés avec les bœufs attendre les nociers. En un clin d’œil, les sept voitures se trouvent chargées. Coulas Bousson qui est toujours le grand maître des cérémonies, n’a eu garde de rester aujourd’hui en arrière de lui-même ; il a trouvé moyen de se procurer sept petits sapinaux que l’on plantera tout à l’heure dans le trou de rechange de la limonière, en avant du joug. Il a aussi apporté des branches de sapins pour enguirlander les cornes de tous les bœufs. Ces pauvres bêtes ainsi affublées ont l’air de cerfs à toute ramure ; Dsaillet est le seul qui dérange un peu la symétrie : avec tous les efforts possibles, on n’arrive pas à remplacer sa corne. Si cette corne était là, on n’y ferait pas plus attention qu’à celles de tous les autres ; mais elle n’y est plus, et chacun regarde avec regret le pauvre bœuf mutilé.

Pendant que les maîtres dînent au Matachin, Dsaillet, à force de secouer sa tête, parvient à déboucler la chaîne qui le retient, comme les autres, lui et son compagnon à la voiture. Une fois libre de toute entrave, il force bon gré mal gré son collègue à venir dire bonjour, en les flairant sympathiquement, à tous les anciens camarades. On dirait un maître de maison présentant bon gré mal gré son épouse rechignarde à tous ses amis qu’il a invités à son bal. Mais voilà tout à coup qu’on entend claquer au loin des coups de fouet superbes ; ce ne sont pas là des claquemens ordinaires ; on s’aperçoit tout de suite que ceux qui les font retentir y mettent aujourd’hui une certaine crânerie de virtuoses qui ont bien dîné. À ce bruit, Dsaillet vient vite reprendre sa place sans faire semblant de rien.

On remet les bœufs à la voiture. Coulas Bousson prend la tête de la colonne ; les cinq autres viennent à la suite ; Manuel et Dsaillet suivent à l’arrière-garde. Aussitôt que toutes les voitures se retrouvent en ligne dans le milieu de la grande rue de Salins, dans la direction de Villeneuve, Coulas Bousson se met à entonner de sa plus belle voix lu chanson des Voituriers de marine, et tout le reste de la bande l’accompagne aussitôt à pleins poumons. Les gens du faubourg, qui n’ont jamais rien vu de pareil, accourent sur la porte de leurs boutiques et aux fenêtres des étages. Mme Martin, elle aussi, arrive avec ses poings sur les hanches, et regarde le convoi d’un air qui semble dire : — Ah çà ! vous autres, je voudrais bien savoir pourquoi vous n’êtes pas venus dîner chez moi ?

Chacun se demande ce que c’est, et ce que cela veut dire. Ce que c’est, braves gens du faubourg ? Attendez un peu, c’est moi qui vais vous l’expliquer. Ce qui part là sur ces voitures, c’est le produit des tournées de balayage faites par Manuel et Josillon, qui va là-haut s’enfouir dans les sillons d’un champ bien maigre pour renaître au printemps prochain en un superbe carré d’esparcette rouge, où les abeilles du bon Dieu viendront se régaler. Ce qui part là sur ces voitures, c’est la certitude d’un beau champ de blé et d’un beau champ d’avoine à moissonner au profit de Manuel pour l’année prochaine, si bien qu’il n’est pas sûr que le grenier à foin qu’il s’est réservé dans la maisonnette amodiée au cantonnier pourra tout contenir. Le tas n’a été qu’entamé aujourd’hui, c’est vrai, mais on y reviendra demain.

Ce qui part là sur ces voitures enfin, c’est peut-être la régénération d’un pauvre village qui a été dépouillé, il y a un demi-siècle, de tous ses avantages forestiers, grâce à l’inertie et à l’ineptie de ceux qui auraient du le défendre alors, et qui finirait peut-être par sortir bientôt de sa misère, si l’entraînement de l’exemple de Manuel parvenait à y ramener sérieusement les bras à la culture. L’entraînement de l’exemple, ce n’est pas le fort des paysans, on le sait bien. L’agronome qui a découvert que le gypse faisait pousser l’herbe a été obligé d’écrire sur un pré maigre avec des poignées de gypse ces mots devenus célèbres, en caractères de vingt pieds de haut : Ici, on a semé du gypse, de façon qu’à la poussée de l’herbe, tous les gens du pays ont eu sous les yeux une démonstration à laquelle n’eût pas résisté saint Thomas lui-même, tant l’herbe drue, haute et veloutée, qui formait ces six mots, contrastait avec la pauvreté de tout le reste du champ. Ceux qui virent cela se rendirent à l’évidence et en firent leur profit. Plaise à Dieu que la démonstration de Manuel réussisse de même !

La Jeanne-Antoine navigue désormais à pleines voiles dans un océan de béatitude ; cependant il lui reste toujours au cœur un regret qui la ronge, c’est le regret de sa vache. Une vache, c’est la providence d’un ménage. La Jeanne-Antoine, qui en a toujours eu une sous la main, ne peut se résigner aux privations que ce manque de vache lui impose, surtout quand elle voit le lait bleu que les laitières vendent au marché de Salins. Toutes les fois que Manuel revient de Villeneuve, elle s’informe de la Bouquette comme une mère s’informerait de sa fillette mise en pension depuis peu dans une localité éloignée. À la longue, Manuel finit par comprendre l’intensité des regrets de sa mère, et cette intelligence lui met la tête en travail pour aviser au moyen de la satisfaire. En y réfléchissant un peu, Manuel reconnaît que pour la besogne qu’ils ont à faire, ses bœufs sont réellement beaucoup trop forts, et finissent par avaler beaucoup trop de foin. Les gens du pays bas attèlent bien des vaches ; pourquoi ne ferait-il pas de même ? La Bouquette à elle toute seule serait, parbleu ! dans le cas de faire le service du balayage. D’ailleurs, si elle n’est pas assez forte, il y a place à l’écurie pour loger aussi sa compagne. Quant à l’argent pour cette emplette, il n’y a pas à s’en tourmenter. La vente des bœufs y suffira de reste. Il y aura même là au moins cent cinquante francs à retirer de boni. Oui, mais la première chose à faire, c’est de vendre les bœufs. Manuel se sent bien un peu contrarié à l’idée de se séparer de Dsaillet ; sitôt pourtant qu’on y voit quelque avantage, il n’y a plus de regret qui tienne, et d’ailleurs Manuel, pour se consoler, pense au joli commerce de lait frais qu’avec ces deux vaches pourra réaliser la Jeanne-Antoine.

Une fois son idée tirée au clair, Manuel se décide à terminer l’affaire le plus tôt possible, afin de ne pas se laisser le temps de changer d’avis. Il a trouvé à Bleigny quelqu’un qui prendra ses bœufs pour un prix raisonnable. Manuel les lui livre un beau jour sans en souffler mot, afin de simplifier l’opération ; puis il monte du même coup à Villeneuve, où l’approche de l’hiver décide Xavier à lui vendre la Bouquette, accompagnée d’une autre vache, à un prix modique. Le soir, Manuel revient au Matachin avec ses deux vaches et cent francs d’économie au gousset. La Jeanne-Antoine, hors d’elle-même, s’enquiert alors pour la forme si ces pauvres bœufs seront au moins bien soignés ; puis elle s’abandonne, sans plus de scrupule, au bonheur de fêter les deux arrivantes.

Le bonheur de nos gens du Matachin n’a plus de bornes, surtout depuis qu’on a surpris la Fifine préparant en secret un petit trousseau. Tous les dimanches, Josillon donne le bras à la Jeanne-Antoine, Manuel à la Fifine ; on emporte le goûter, et l’on va jouir du printemps qui est revenu, tantôt dans les rochers de Gouailles, tantôt dans les bosquets de Tout-Vent, ou sous la treille de la vigne de Chauviré. Il n’est pas rare que les deux couples, en traversant alors la promenade Barbarine, y trouvent la poule et le coq devenu son époux par les soins de Josillon faisant déjà, eux aussi, leur promenade de digestion. Quant au pauvre Dsaillet, on a fini, comme toujours, par le vendre au boucher ; mais il avait mené une vie si rude, que sa dépouille n’a pas valu grand’chose.


MAX BUCHON.

  1. Berthold Auerbach, Jérémie Gotthelf, ont donné en Allemagne et en Suisse l’exemple d’une heureuse application du roman à la peinture des mœurs villageoises. C’est à cet ordre de tentatives que se rattache le récit qu’on va lire, et ainsi s’explique la place qu’y tiennent certains détails de langage et de vie locale qui sont ici un élément d’intérêt.
  2. Pioche à deux cornes.
  3. Grand sapin destiné au flottage.
  4. Diminutif de Jésus.
  5. Invités de la fête.
  6. Piquette que font nos vignerons en jetant de l’eau sur leurs marcs après qu’ils en ont tiré le vin.
  7. Mare d’eau.
  8. De malheur.
  9. Mélange d’eau-de-vie et de vin cuit.
  10. Grosse voiture.
  11. Entonnoir.
  12. Un carri contient soixante-quinze litres.
  13. On appelle rémanens les abattis de l’ébranchage dans les forêts sur lesquels certaines communes ont conservé en partie leurs anciens droits.
  14. Sablé de gros sable.
  15. Voir sa belle.
  16. Le Plan des Carmes est une prairie à la sortie du faubourg, que la ville de Salins amodie aux marchands de bois, et qui sert d’entrepôt aux sapins des montagnes jusqu’à ce que les voituriers du pays bas, c’est-à-dire de Chamblay et des villages voisins, viennent les chercher pour en faire des radeaux sur la Loue, qui les transmet au Doubs a Parcey près de Dôle ; le Doubs les reporte à la Saône, qui les descend à Lyon, d’où le Rhône les emporte d’une seule traite jusqu’à Beaucaire, Marseille et autres grands centres commerciaux du midi.
  17. Ruse. Meurette équivaut à matelote de poisson
  18. Rouliers de Grandvaux, dans les montagnes du Jura.
  19. Folâtrer à la manière des veaux.
  20. La partie de la grange qui lui sert de plafond.
  21. Se dit d’un tonneau qui coule.