Le Mississippi, études et souvenirs/02

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Le Mississippi, études et souvenirs
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 22 (p. 608-646).
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LE MISSISSIPI
ÉTUDES ET SOUVENIRS

II.
LE DELTA ET LA NOUVELLE-ORLEANS.



I

Entre la partie maritime du Mississipi, qui commence avec la première branche de son delta, et la partie continentale du fleuve, objet d’une précédente étude, la zone intermédiaire qu’on observe dans tous les grands cours d’eau n’existe pour ainsi dire pas. À 500 kilomètres de la mer, immédiatement au-dessous de l’endroit où la Rivière-Rouge débouche dans le fleuve, la bifurcation du Mississipi et de l’Atchafalayah marque en quelque sorte le seuil d’une région nouvelle où le déploiement de l’activité humaine vient de plus en plus varier les grands spectacles de la nature.

La Rivière-Rouge prend son origine dans le plateau des Llîanos estacados. Pendant longtemps, on en a vainement cherché la source principale, et les contradictions des explorateurs prouvent que cette source ne doit pas être toujours cherchée dans la même partie du désert, et qu’elle se rapproche ou s’éloigne du pied des Montagnes-Rocheuses selon la plus ou moins grande abondance des pluies. Le plateau des Llanos couvre une superficie de plusieurs centaines de mille kilomètres carrés, et monte insensiblement des plaines du Texas jusqu’à la hauteur de 200 ou 300 mètres. Comme un grand nombre d’anciens bassins maritimes aujourd’hui transformés en déserts, il manque presque complètement d’eau. Les ruisseaux qui le traversent sont presque toujours taris : ils ont pu cependant peu à peu creuser dans le sol calcaire des cañons profonds, aux flancs perpendiculaires, que de loin rien ne fait soupçonner dans la solitude sans bornes. On peut arriver jusque sur le bord d’un précipice en se croyant toujours sur une surface aussi unie que celle d’un lac, lorsque tout à coup le sol s’entr’ouvre et se dérobe sous les pas. Souvent on ne peut traverser le maigre filet d’eau qu’on voit à ses pieds et atteindre le sommet du rocher qui se dresse à un jet de pierre au-delà du gouffre qu’après avoir hasardé sa vie pendant plusieurs heures d’une marche périlleuse sur le flanc des abîmes. Le grand chemin de fer du Texas à San-Diego de Californie passera tôt ou tard à travers cet aride plateau ; on craignait d’abord que le manque d’eau ne créât aux ingénieurs des obstacles insurmontables ; mais des recherches récentes ont prouvé qu’une vaste couche de sables aquifères s’étend sous la surface du désert à 200 mètres de profondeur moyenne.

La Rivière-Rouge ne présente rien de remarquable depuis sa source jusqu’au lac Caddo et à l’immense agglomération d’arbres sous laquelle ses eaux se perdent, comme se perdaient autrefois celles du Rhône sous une voûte de rochers. Rien ne peut donner une idée de cet entassement fabuleux de troncs enchevêtrés par les racines et par les branches. Étendus dans la fange du rivage, ou dressant leurs têtes fantastiques hors de l’eau noirâtre, ils ressemblent aux antiques plésiosaures qui jadis se traînaient dans le chaos vaseux. Il est facile de comprendre comment s’est formé cet énorme « embarras » ou raft de troncs d’arbres flottans. Supposons que dans une de ses crues le Mississipi ait refoulé les eaux de la Rivière-Rouge et changé le confluent en un vaste lac d’eau stagnante, il est évident que tous les arbres entraînés en dérive par les deux fleuves auront été rejetés par les courans dans cet estuaire tranquille et y auront formé un vaste radeau tournoyant. Après le passage de la crue, cette agglomération d’arbres flottans se sera en grande partie échouée sur la barre et sur les bancs de sable, et de nouveaux arbres charriés par la Rivière-Rouge auront augmenté sans cesse la longueur du radeau, tandis qu’en aval le courant du Mississipi ne dégageait les troncs que lentement et l’un après l’autre. C’est ainsi que l’obstruction, remontant sans cesse, s’est avancée comme une digue flottante jusqu’à près de 500 kilomètres du confluent de la Rivière-Rouge et du Mississipi. Depuis 1833, l’extrémité supérieure de « l’embarras » a remonté de 50 kilomètres vers la source de la Rivière-Rouge avec une vitesse moyenne de 2 kilomètres par an. L’eau refoulée ne trouve plus d’issue que par les bayous et les lagunes, et, s’élevant en amont de l’obstacle comme l’eau d’un ruisseau en amont d’une écluse, envahit graduellement les terres avoisinantes. La vaste surface occupée maintenant par le lac Caddo était encore une prairie vers la fin du siècle dernier, et les Indiens chassaient le buffle là où les bateaux à vapeur font entendre aujourd’hui leur lugubre ronflement. Le lac Bistineau s’est aussi formé de la même manière ; il offre une profondeur moyenne de 5 ou 6 mètres, et les troncs ébranchés des cyprès sont encore debout au milieu de l’eau, comme si la plaine n’était inondée que depuis hier. Rien de plus étrange et de plus triste à la fois que ces forêts aux troncs noirs et carbonisés par l’humidité du lac. Ce n’est pas le chaos primitif, mais c’est le chaos plus désolé encore qui succède à une création détruite. L’eau sans reflets se putréfie autour des troncs ; les îles noirâtres et vaseuses émergent vaguement hors de l’eau, semblables au dos de quelque animal gluant ; les crocodiles dorment à demi submergés dans la boue, et l’aigrette, immobile sur un pied, semble rêver philosophiquement sur le néant des choses.

En 1833, le gouvernement de la Louisiane fit commencer les travaux pour la destruction de « l’embarras » de la Rivière-Rouge. Ce radeau naturel avait alors 200 kilomètres de longueur environ, maintenant il n’en a plus que 25, et dans quelques années il aura cessé d’exister. Alors les lacs qu’il avait formés se dessécheront graduellement, et pour retrouver un mélange chaotique de rivières, lagunes, forêts vivantes et forêts mortes, semblable à celui de « l’embarras », le voyageur devra, sur les bords de l’Amazone, parcourir les furos mystérieux du Japurà et du Putumayo.

Les troncs entraînés en dérive par le courant du Mississipi lui-même sont de moins en moins nombreux chaque année, et par suite la physionomie du fleuve change de caractère. Encore de nos jours, pendant les crues annuelles, de gros troncs d’arbres descendent le fil du courant sur le sommet de la vague d’inondation, et de loin leur procession solennelle ressemble à une armée.de gigantesques cétacés ; mais, il y a dix ou vingt ans, les arbres arrêtés sur les pointes ou dans les anses du fleuve, formaient des masses enchevêtrées et tellement inextricables qu’on pouvait s’avancer sans crainte jusqu’à un demi-kilomètre du bord ; la même crue qui entraînait le lit de troncs entrelacés en apportait un nouveau. Quelques-uns de ces arbres avaient de formidables dimensions et mesuraient jusqu’à vingt pieds de diamètre. Aujourd’hui le courant du fleuve ne charrie plus de pareils géans ; les scieries échelonnées de distance en distance sur le bord arrêtent les grosses pièces à leur passage, et, pendant les crues, on voit les petites barques s’éparpiller à la poursuite du bois flottant, comme des insectes à la recherche d’une proie.

Sur les bancs de sable du Mississipi se trouvent encore beaucoup de ces dangereux troncs d’arbre appelés snags ou sawyers par les Américains et chicots par les créoles. Retenus d’abord par une racine ou par une branche, ces troncs d’arbres s’engagent peu à peu sous la masse des alluvions par l’une de leurs extrémités, tellement que les crues ne peuvent plus les emporter et que l’eau finit par les recouvrir en entier. Alors la force du courant aiguise leur extrémité libre et l’affile comme une pointe de poignard sur laquelle les bateaux mal dirigés courent grand risque de s’entr’ouvrir. Près du Caire, il existait encore, il y a quelques années, un terrible chicot sur lequel trois bateaux à vapeur sont venus se heurter dans une même saison ; à lui seul, ce tronc d’arbre mal placé a causé au commerce une perte de 500,000 francs. Pour extraire les chicots) on emploie d’énormes et puissantes machines montées sur deux bateaux à vapeur accouplés et doublés de fortes plaques de fer ; au moyen d’une chaîne et de pinces suspendues à l’avant, ces machines saisissent les troncs d’arbres, les redressent graduellement, les dégagent de la vase, et, par le moyen de rouleaux, les ramènent à l’arrière, d’où ils tombent dans le fleuve et flottent au gré du courant. Malheureusement le nombre des bateaux extracteurs est beaucoup trop restreint ; il était de quatre seulement en 1856.

Malgré la diminution remarquable du bois de dérive pendant les dernières années, l’étranger qui voit le Mississipi pour la première fois n’en est pas moins frappé d’une espèce de stupeur à la vue de l’immense quantité d’arbres dont il est entouré. Dans quelque direction que se porte le regard, de vastes forêts noirâtres bordent l’horizon, les troncs dégarnis de leurs branches descendent lentement le courant du fleuve, et la rive est parsemée d’arbres échoués, Le sol lui-même consiste en couches alternatives de sable, d’argile et de troncs qui, dans les temps antiques, ont été déposés par les inondations. Tout le delta de la Basse-Louisiane est une immense houillère en formation pour les âges futurs ; mais c’est dans la vaste région alternativement inondée par le Mississipi, la Rivière-Rouge et leurs affluens, qu’on observe dans toute sa gloire la puissance de la vie végétale. Les bras du fleuve, les ruisseaux, les marécages semblent s’y mélanger avec les forêts dans un désordre inextricable, et cependant, si un immense incendie pouvait mettre à nu toute cette partie de la Louisiane, on remarquerait une certaine régularité dans la configuration du sol et dans la direction des veines d’eau qui le parcourent dans tous les sens. Tout ce terrain d’alluvions a été si souvent manié et remanié par les eaux qu’il se compose entièrement d’anciens lits de rivières et d’anciens dépôts de vase alternant ensemble et affectant une direction plus ou moins parallèle ; on dirait d’énormes sillons creusés par quelque géant dans une campagne inondée et séparés l’un de l’autre par des fossés d’une largeur inégale.

Dans cette région marécageuse, la configuration des îles et des péninsules du fleuve change presque incessamment. On dirait que le sol lui-même participe de l’eau pour la mobilité. L’œil se perd dans le dédale des rivières, des canaux qui s’entrecroisent de chaque côté du Mississipi, et cependant la hauteur relative des arbres qui s’élèvent sur les rivages, indique d’une manière tangible, pour ainsi dire, quels ont été les changemens successifs opérés dans le cours des dernières années. En effet, les jeunes arbres semés par les inondations périodiques du Mississipi sont disposés par étages qui se dressent l’un au-dessus de l’autre comme des témoins de l’âge respectif de chaque lit d’alluvions. Toute nouvelle inondation, en apportant son île ou sa langue de sable, apporte aussi des semences qui germent et croissent avec l’uniformité la plus parfaite, de manière à produire des arbres dont les sommets forment une ligne presque aussi horizontale que le niveau du fleuve. Ces lignes tracées dans l’air par les cimes des arbres indiquent exactement quelle était la direction du courant lors de telle ou telle inondation, et dessinent de vraies cartes aériennes des lits successifs du Mississipi pendant les années précédentes. On voit parfois jusqu’à neuf couches d’alluvions vivantes d’arbres superposées avec la plus parfaite régularité, comme les gradins d’un gigantesque escalier de verdure où souvent le peuplier alterne avec le saule. L’eau, cet élément mobile dont on a fait le symbole du changement, la végétation, cette force capricieuse qui n’a jamais produit deux objets identiques, se sont coalisées pour former des massifs tellement géométriques, dans leurs contours, que de loin on les prendrait pour des murailles, des bastions ou autres ouvrages de l’homme. Quand les eaux sont basses et que les berges du fleuve, abruptes et calcinées par le soleil, prennent l’apparence de rochers et de falaises, alors chaque île, chaque promontoire que l’on voit se dessiner dans le lointain semble porter son château-fort, et le Mississipi prend un caractère héroïque, comme le Danube et le Rhin.

La Rivière-Rouge n’est, — qu’on nous permette cette expression, — qu’un affluent provisoire du Mississipi. Dans une période géologique assez rapprochée de nous, cette rivière se déversait dans le golfe du Mexique par une embouchure indépendante, et si le travail de l’homme n’y met obstacle, il est probable qu’avant peu elle s’isolera de nouveau. Déjà ce cours d’eau ne communique plus avec le Mississipi que par un large canal auquel on a donné le nom de Vieille-Rivière, et sans les travaux des ingénieurs louisianais, la navigation finirait par devenir impossible entre les deux fleuves.

Le nombre des bouches du delta mississipien change, on le devine, de siècle en siècle. Outre le Mississipi proprement dit, les branches du delta sont aujourd’hui l’Atchafalayah, le bayou Plaquemine et le bayou Lafourche ; les autres ont été supprimées par les atterrissemens du fleuve ou par le travail de l’homme. Il y avait jadis un autre large affluent, le bayou Iberville, qui se déversait dans la mer par les lacs Maurepas et Pontchartrain, et qui n’aurait pas manqué d’acquérir une grande importance commerciale, si on avait eu soin de l’entretenir ; mais de nos jours ce canal est presque oblitéré, et ne communique avec le lac Maurepas que pendant la période d’inondation. On dit que le général Jackson le fit obstruer quelque temps avant la bataille de la Nouvelle-Orléans, afin d’empêcher les Anglais de remonter par cette branche et de redescendre avec le courant du fleuve sur la capitale de la Louisiane ; cependant il paraît que les « embarras » d’arbres et les atterrissemens de vase avaient déjà commencé, il y a plus d’un siècle, à oblitérer l’entrée du bayou, et Jackson n’a eu tout au plus qu’à compléter le travail de la nature.

On comprend qu’après la déroute des Anglais personne ne se soit occupé de déblayer le sable et les troncs d’arbre que le général avait fait jeter à l’entrée du bayou, car alors le trafic était peu considérable ; mais depuis que le commerce dépense de si vastes capitaux pour augmenter le réseau de la navigation, on se demande comment il est possible de laisser cette bouche du Mississipi plus longtemps fermée. Il est probable que les capitalistes de la Nouvelle-Orléans se refusent à ouvrir une issue qui permettrait aux bateaux à vapeur du Haut-Mississipi d’aller directement à Mobile et à la Havane, et de cette manière ôterait à leur ville une grande partie de son commercé. Du reste, le projet qu’ils ne manqueront pas de mettre à exécution tôt ou tard est beaucoup plus avantageux. À quelques kilomètres au-dessous de la Nouvelle-Orléans, le fleuve se rapproche tellement d’un golfe de la mer appelé Lac-Borgne, qu’il semble presque vouloir s’y jeter ; un bayou navigable et facile à approfondir diminue encore de moitié la largeur de l’isthme qui sépare le Mississipi de la mer, de sorte qu’il suffirait de creuser une tranchée de 2 ou 3 kilomètres de longueur dans un sol extrêmement facile à travailler pour obtenir une large communication entre la Nouvelle-Orléans et le golfe du Mexique. Il est temps que la métropole du Mississipi ait aussi son canal de Newdiep, comme Amsterdam ; les canaux qui la font communiquer avec le lac Pontchartrain sont étroits, profonds de 2 mètres et demi seulement, et s’arrêtent dans les faubourgs, au lieu d’opérer leur jonction avec le fleuve lui-même. Cependant ils sont d’une haute importance pour le commerce : de quelle utilité ne serait donc pas un grand et vaste canal, creusé de manière à donner accès aux plus forts navires, et leur évitant le passage de la barre et 160 kilomètres de navigation sur le Mississipi !


II

Depuis le sommet du delta jusqu’à l’endroit où le bras principal se jette dans la mer par quatre ou cinq branches épanouies comme celles d’un éventail, les bords du Mississipi perdent leur aspect sauvage, et les champs cultivés font succéder leur panorama à celui des forêts silencieuses. Cependant l’ensemble du paysage conserve toujours un caractère grandiose dans sa monotonie même, car les champs, les habitations, les sucreries se présentent successivement au regard avec une si complète uniformité sur une longueur d’environ 500 kilomètres qu’ils semblent n’être plus qu’un simple décor pour le fleuve, et que celui-ci roule seul dans sa superbe majesté, semblable à une mer en mouvement.

Il suffit d’avoir vu en un point le Bas-Mississipi pour le connaître aussitôt dans toute la longueur de son cours. Le long de chaque rive se développe la levée ou digue en terre, assez mal entretenue, qui doit résister à l’énorme pression de la crue ; derrière la levée court le chemin latéral, tellement inférieur au niveau des inondations qu’on le dirait creusé dans le sol ; puis, encore au-delà, s’élèvent de distance en distance les maisons carrées et à colonnes des planteurs, les sucreries avec leurs grosses cheminées de briques, les cases à nègres semblables à des alvéoles d’insectes travailleurs. Tous ces petits villages, à demi cachés par des groupes de pacaniers et d’azédarachs, dont la base est complètement enfouie sous l’uniforme verdure des champs de canne, se ressemblent tellement que le voyageur emporté par un bateau à vapeur croirait avoir toujours le même paysage sous les yeux ; bien des propriétaires eux-mêmes, revenant d’un voyage, ne savent pas reconnaître leur habitation, tant l’uniformité des rives a rendu leur regard incertain. Tous les champs cultivés forment des carrés longs disposés parallèlement entre eux et perpendiculairement au Mississipi ; rarement ils s’étendent jusqu’à plus d’un kilomètre du bord : au-delà, le terrain est généralement trop bas pour qu’on puisse le cultiver avec succès, et de hauts cyprès couvrent le sol fangeux.

L’uniformité d’un paysage ne fait aucun tort à sa beauté, et le Mississipi en est un magnifique exemple. Il est délicieux de se promener le soir près des fraîches maisons du bord, parmi les fleurs des jardins, alors que la brise maritime vient purifier l’atmosphère énervante, et que les insectes odorans commencent à voler au hasard. À l’ouest, les nuages pourpres nagent dans une atmosphère violette ; à l’est, l’ombre de la terre, projetée sur le ciel, se dessine comme une arche noire ; de tous les points de l’horizon jaillissent de silencieux éclairs. Sur la rive opposée, les maisons à colonnades et les hauts pacaniers reflètent dans l’eau leurs tremblans contours. Les martinets, qui le matin s’étaient envolés vers la rive gauche, reviennent tous ensemble vers la rive droite, et semblent tomber du ciel comme les flocons de neige pendant nos jours d’hiver. Aucun bruit ne se fait entendre, si ce n’est le beuglement de quelque taureau lointain, le coassement des grenouilles, ou la voix du chasseur qui se prolonge en échos sur le fleuve. On éprouve un sentiment de paix et de bonheur, encore augmenté par la vue de ce courant qui entraîne, puissant et terrible, les eaux de tout un continent, sans même faire entendre le murmure d’un ruisseau. En deux battemens de pouls, un million de pieds cubes d’eau s’est écoulé, et cependant cette masse énorme ne produit pas le moindre frémissement dans l’atmosphère qui pèse sur elle avec un poids de dix millions de tonneaux par kilomètre carré. Il y a quelque chose d’effrayant dans ce silence de la force.

La grande industrie agricole du delta mississipien est la culture de la canne à sucre, et cette plante s’harmonise si bien avec le caractère du paysage qu’elle semble en être le complément indispensable. En été et en automne, les champs de cannes apparaissent comme de grandes masses carrées où les feuilles et les tiges sont tellement rapprochées et pressées qu’elles forment pour ainsi dire un énorme cube de végétation. Atteintes de bonne heure par les froids subits de l’atmosphère, les cannes de la Louisiane ne produisent pas de fleurs comme celles des Antilles, et ce manque de fleurs, joint à la multiplicité des feuilles droites et acérées, donne à la végétation une apparence répulsive et sombre. Des armées entières pourraient sans être vues circuler dans les chemins de service qui coupent les plantations à angles droits, car les cannes s’élèvent à une si grande hauteur qu’elles arrêtent la vue comme des murailles, et qu’un homme à cheval n’atteint pas jusqu’au niveau des hautes feuilles. Vers le mois de janvier, les nègres commencent à abattre les tiges, et dans l’espace de quelques jours cette immense plaine, découpée en épaisses masses vertes où les maisons disparaissent à demi, n’est plus qu’une étendue uniforme de terre noirâtre et recouverte des débris de longues feuilles jaunies. On attend qu’un beau soleil ait complètement séché ces feuilles, puis on les allume par tas, et l’incendie se propage à travers les champs ; le jour, ce sont de grandes fumées que le vent enroule en écharpe autour des forêts ; la nuit, c’est comme un embrasement universel, les flammes semblent jaillir de la terre, et le ciel se colore splendidement de tous les reflets de l’incendie.

Les planteurs laissent ordinairement peu d’arbres dans leurs champs de cannes, à l’exception de quelques bouquets isolés où les nègres peuvent se réfugier pour échapper à la pluie ou à une trop forte chaleur ; mais les grands arbres sont nombreux autour des maisons d’habitation, et parfois celles-ci sont entièrement cachées au regard par d’épais rideaux de feuillage. Là croissent l’azédarach avec ses grandes branches nues terminées par des ombelles de feuilles et ses grappes de fleurs lilas, le plaqueminier, le pacanier, avec leur port royal et leur vaste branchage étalé, le magnolia aux larges fleurs enivrantes et aux fruits semblables à des bouquets de corail, le chêne-vert au tronc dur et tordu. Dans beaucoup de plantations, les terres vierges susceptibles d’être cultivées n’ont pas encore été défrichées, et les champs n’ont pas atteint la limite des cyprières et des marécages. Ces terrains, relativement élevés, forment une zone charmante où les savanes, les bosquets et les massifs de cannes sauvages alternent dans un désordre pittoresque. En été, les savanes sont couvertes de graminées magnifiques où les troupeaux nagent pour ainsi dire comme dans un lac de verdure ; en hiver, les hautes herbes ont complètement disparu, et les bestiaux vaguent au hasard, cherchant à brouter le gazon trop court, ou bien se réunissent autour d’un arbre et allongent leur cou pour saisir quelques feuilles. Rien de triste comme le spectacle de ces animaux qui regardent vaguement de leur grand œil affamé ! Au-dessus d’eux s’élève l’arbre, haute pyramide de verdure dont ils ont uniformément rongé la base jusqu’à deux mètres au-dessus du sol, et dont ils ne peuvent plus atteindre les feuilles ; au-dessous d’eux, le gazon sec est brouté jusqu’au ras de terre ; tout autour sont épars les ossemens des ruminans qui ont déjà succombé. Quand la souffrance de la soif vient encore s’ajouter à celle de la faim, des troupeaux entiers se couchent en un seul jour pour ne plus se relever.

Les bois qui alternent avec les savanes dans les terrains élevés sont admirables de grâce et de beauté : ils ressemblent à ceux de l’Europe par leurs clairières et leurs avenues discrètes et tortueuses ; mais la magnificence du feuillage et le groupement pittoresque des arbres les rendent incomparablement plus beaux. Quand on se promène à cheval de clairière en clairière, en suivant les allées ombreuses, le spectacle varie sans cesse, et chaque nouvelle échappée offre au regard un nouveau paysage. Les chênes, les érables, les frênes, les magnolias, les copals, les saules, les peupliers de la Virginie, sont groupés en massifs distincts, comme pour obéir à de secrètes sympathies ; les lataniers étalent autour des troncs leurs larges feuilles en éventail, et les grosses lianes des socos ou raisins sauvages se balancent entre les arbres comme des câbles suspendus entre deux mâts. Ces lianes ne forment point, comme celles des forêts de l’Amérique du Sud, des réseaux de cordages inextricables ; mais elles sont fortes et peu nombreuses, si bien que les petits nègres s’en servent comme d’escarpolettes, et que les chevaux peuvent les franchir d’un bond. Partout on peut se promener sans crainte, si ce n’est dans les allées où les acacias trioschantos entre-croisent leurs branches garnies de triples épines, et dans les fourrés où les cannes sauvages forment une muraille à travers laquelle les serpens seuls peuvent se glisser.

Les bois sont particulièrement beaux pendant l’automne, quand les feuilles brillent de leurs splendides couleurs : dans cette saison, les arbres d’Europe prennent une teinte uniformément jaune ou rouge-brun ; mais les arbres d’Amérique se revêtent des couleurs les plus hardies et les plus magnifiques, violet, pourpre, orangé, jaune d’or, sans doute parce que la température du nouveau continent est plus extrême que celle de l’ancien, et par conséquent active ou retarde plus énergiquement l’élaboration des sucs colorans. Toute la forêt semble recouverte d’un magnifique manteau de fleurs éclatantes, et si quelque arbre encore vert s’élève au milieu du feuillage pourpre ou doré, des guirlandes de bignonias s’enroulent autour de lui, et du haut de ses branches laissent tomber leurs fleurs en nappes et en cascades.

Enfin, à 3 ou 4 kilomètres du bord du Mississipi, le sol devient tout à fait bas et spongieux, et le cypre domine à l’exclusion de tous les autres arbres. Le cypre est droit, élancé, renflé à la base comme une bulbe d’oignon ; il s’appuie sur des contre-forts durs et solides qui jaillissent du sommet de la racine comme pour mieux s’ancrer dans le sol vaseux. Au pied de l’arbre, dans les flaques d’eau qui en baignent la base renflée, de petits cônes de bois, semblables à d’énormes poignards dressés contrôle ciel, s’élèvent hors de l’eau bourbeuse : ce sont autant de racines aspiratrices qui sortent du tronc souterrain et vont absorber l’air ; sans elles, il n’y aurait point de communication entre les maîtresses racines et l’atmosphère, et l’arbre périrait. Le sommet du cypre s’épanouit en petites branches couvertes d’un feuillage vert pâle. À ces branches pendent les longues fibres de la mousse appelée du nom caractéristique de « barbe espagnole » (tillandsia usneoides), et souvent les cyprès portent un si grand nombre de ces longues chevelures grises, qu’ils prennent l’apparence ridicule de gigantesques porte-perruques. La « barbe espagnole » forme le trait distinctif le plus remarquable des forêts de la Louisiane, et contribue mieux que toute autre plante à leur donner un caractère original. Un jour, elle pourra devenir l’objet d’un grand commerce, et la Louisiane en expédiera sur tous les points de la terre ; mais aujourd’hui elle ne sert qu’à la consommation locale : dégagée par la pourriture de son parenchyme charnu, la fibre forme un excellent crin.

Le delta mississipien tout entier n’est qu’une immense cyprière ; vu de haut, il apparaîtrait.comme une mer d’arbres traversée par les lignes sinueuses du fleuve et de ses bras, et tachetée de lacs marécageux remplis de joncs et de nénuphars. La cyprière ne s’étend pas au-delà des limites du delta : à l’ouest s’étendent les vastes savanes des Attakapas ; à l’est, de l’autre côté du lac Pontchartrain, croissent les grandes forêts de pins, dont le pollen, emporté par le vent, couvre parfois tous les chemins de la Louisiane comme d’une poussière de soufre.

À chaque région géologique parfaitement délimitée correspondent une faune et une flore distinctes, et pour connaître les séries animale et végétale d’un pays, il doit suffire d’en connaître le relief et les formations. Sous ce rapport, le delta mississipien est un pays modèle, car la nature du sol s’y harmonise complètement avec les plantes qui le recouvrent et les animaux qui l’habitent. Géologiquement, c’est un golfe comblé où la terre et l’eau sont encore en lutte ; dans la série végétale, c’est une cyprière ; dans ses rapports avec la série animale, c’est un repaire de crocodiles, de tortues, de grenouilles et de serpens. Seuls les reptiles et les oiseaux pêcheurs sont aborigènes, et tous les autres animaux ne sont que des visiteurs, ou des colons venus des régions avoisinantes. On peut dire que la Basse-Louisiane traverse maintenant une ère géologique depuis longtemps passée pour le reste du continent, l’ère des reptiles.

La bête qui caractérise le mieux la série animale de la Louisiane, c’est le crocodile. Pendant les belles journées d’été, quand un soleil implacable frappe sur la surface tranquille des lacs, on voit des centaines de ces animaux étendus sur la surface de l’eau comme d’énormes troncs d’arbre rudement sculptés. D’autres dorment au milieu des joncs, à demi engloutis dans la vase, et dès qu’on s’approche d’eux, se précipitent brusquement vers l’eau, où ils tombent avec un lourd plongeon. Quand arrivent les premiers froids, le crocodile s’enfouit dans la boue, et sous cette tiède enveloppe dort son pesant sommeil d’hiver. Cet animal est, on le sait, d’une voracité sans égale ; la cervelle, toute rudimentaire chez lui, ne peut se développer sous les lourdes écailles de sa cuirasse ; tout queue pour nager, tout gueule pour absorber, il n’existe que pour atteindre et dévorer sa proie. En Louisiane heureusement, il trouve sur le bord fangeux des marécages assez de sarigues, de tortues et de rats musqués pour qu’il n’ait pas besoin de s’attaquer à l’homme ; cependant il arrive quelquefois des accidens, dont les victimes, fait singulier ! sont le plus souvent des nègres. Le même fait au reste a été remarqué dans les pays hantés par les jaguars, qui se jettent aussi de préférence sur les noirs, attirés soit par l’odeur particulière qui caractérise cette race, soit par la couleur de la peau. C’est dans les lagunes voisines du Mississipi qu’on rencontre surtout les crocodiles, qui se hasardent rarement dans le fleuve lui-même. Quand un créole rencontre un de ces animaux, il s’arme d’une longue bûche, comme on en trouve partout en Louisiane sur le bord des rivières, va droit au crocodile, enfonce la bûche dans sa gueule horriblement ouverte, et puis tue la bête à loisir.

Les grenouilles et les crapauds sont ici dans leur empire. Quand on se promène le soir près d’un bras de fleuve abandonné ou sur le bord d’un marécage, on risque d’être assourdi par un coassement que rien n’interrompt. Chaque herbe porte sa grenouille, chaque grenouille pousse sa note pleine ou criarde, glapissante ou sonore. D’abord l’oreille ne peut rien distinguer dans cette multitude effrayante de cris qui jaillissent de l’étang, mais elle s’aperçoit peu à peu que la mesure est parfaitement observée, et que les grenouilles font de la musique en amateurs. Des milliers de conversations harmoniques s’établissent entre les chanteurs amis, et des cascades de notes, alternativement douces et bruyantes, s’entrecroisent dans l’air en périodes sonores. Dominant le concert, s’élève la voix mugissante du ouararoug ou grenouille-taureau.

Les serpens ne sont pas moins nombreux que les autres reptiles ; ils se glissent partout, sous les grandes herbes, dans les creux des arbres, au fond des gerçures de la terre argileuse. Dans la cyprière, sur le bord des flaques, les serpens d’eau, gros comme des câbles noirs, s’enroulent dans la vase ; sous les troncs d’arbres abattus, dans la savane, les charmans serpens colliers se cachent lestement en arrondissant les losanges pourpres et verts de leurs anneaux ; dans les jardins, les couleuvres suspendues aux rosiers se promènent de tige en tige, et sur le fleuve même on voit leurs têtes aiguës et plates se dresser au-dessus de l’eau, et suivre les esquifs en laissant des rides allongées onduler derrière elles. Malgré le nombre immense des serpens, les accidens sont rares en Louisiane, car tous ces ophidiens sont inoffensifs, à l’exception du redoutable serpent à sonnettes, du bâtard sonnettes et du congo. Le serpent à sonnettes (crotalus horridus) atteint quelquefois une longueur de quatre mètres, et peut arriver à l’âge de vingt et vingt et un ans, puisqu’on a vu des serpens ayant ce nombre de sonnettes, vertèbres nues situées à l’extrémité de la queue. À cet âge, l’animal est lent dans ses mouvemens, et bien que sa tête soit grosse comme celle d’un chat, son venin est en réalité moins terrible que celui des petits serpens.

Parmi tous ces reptiles, depuis l’alligator jusqu’au serpent à sonnettes, il en est certainement de hideux et d’effrayans ; mais le fléau, la calamité, la malédiction de la Louisiane, ce qui change parfois la vie en un martyre de tous les instans, c’est un petit insecte, le maringouin. Rien ne le tue, ni les pluies, ni les sécheresses, ni la chaleur de l’été, ni le froid de l’hiver : le jour, on le voit partout volant par essaims ; la nuit, on entend sans relâche le bourdonnement importun de ses ailes ; il s’insinue à travers les fentes les plus étroites, il pénètre sous les voiles les plus épais, et se précipite sur sa victime en exécutant avec ses ailes une petite fanfare victorieuse. Sur les bords des eaux courantes, vivent comparativement peu de maringouins ; mais dans les plantations entourées de marécages le nombre en est tellement immense, qu’il est presque impossible de rester en place ; même pour lire, il faut avoir recours à une marche rapide, et pendant les repas un grand chasse-mouche balancé au-dessus de la table empêche les maringouins de s’attabler en même temps que les convives. Sur les rives du lac Pontchartrain, un étranger ne pourrait sans devenir fou passer plusieurs soirées en plein air : autour de lui, des nuages de maringouins germent incessamment dans les flaques d’eau croupissantes et grouillantes de vers ; à chaque pas, il voit une nouvelle masse noire s’élever avec un bourdonnement sinistre ; bientôt il est couvert d’insectes acharnés qui le transpercent de leurs mille dards et boivent son sang par mille blessures ; qu’il les chasse ou qu’il les écrase, d’autres plus avides viennent à la curée, et bientôt il ne lui reste plus qu’à courir en aveugle sur le bord du lac, furieux, désespéré, comme le cheval des savanes poursuivi par le taon. Dans ces tristes régions, les planteurs, pour éviter d’être harcelés sans cesse, tâchent autant que possible de passer leur vie sous une enveloppe de gaze ; quant aux nègres, ils se badigeonnent d’argile avant d’aller sarcler dans les champs de cannes ; pour tous, la vie est un martyre. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il y ait souvent une différence de 100,000 et 150,000 francs entre les prix d’achat de deux plantations, dont l’une est infestée de maringouins, et l’autre comparativement libre. Ce fléau ne laisse pas d’avoir son importance économique.

Les quadrupèdes de la Basse-Louisiane peuvent être considérés comme des immigrans venus des terres élevées, en suivant de loin le progrès des alluvions sur la vague marine. Les jaguars, les ours même, y sont très rares, si bien que lorsqu’un de ces animaux est tué à la chasse, la nouvelle en est publiée par les journaux d’un bout de l’Amérique à l’autre. Les chats-tigres, bêtes plus souples, qui se glissent facilement à travers les fourrés, et les chevreuils, qui peuvent bondir en un jour à travers quarante lieues de forêts, se sont maintenant acclimatés sur les renflemens un peu élevés de la cyprière ; mais les seuls quadrupèdes véritablement indigènes dans la Basse-Louisiane sont les sarigues et les écureuils, animaux grimpeurs par excellence.

Au-dessus de toute cette vie animale, bestiaux des savanes, écureuils des forêts, plane le carancrau (carancao, carrion-crow), oiseau qui tient à la fois du corbeau et du vautour. Il règne pour nettoyer la plaine, dévorer les morts, faire disparaître tous les débris d’animaux que l’âcreté humide du sol n’a pas déjà consumés. Tournoyant dans le ciel en vastes spirales, il saisit la terre de son regard et sonde les plus petites cavités, les clairières les plus étroites de la forêt, pour y découvrir la charogne abandonnée. Qu’un bœuf tombe dans la savane, aussitôt les carancraus accourent de tous les points de l’air, et commencent à se gorger de chair et de pus. Ivres de matières sanglantes, horribles de puanteur, ces oiseaux de mort ne peuvent s’arracher des cadavres qu’en chancelant, et vont traîner leur vol sur la cime d’un arbre ébranché d’où ils peuvent couver de l’œil les restes de leur festin.

Quel est cependant le rôle de l’homme dans cette grande région du Mississipi maritime ? Dans un pays aussi monotone de nature et d’aspect, les occupations des habitans ne peuvent offrir une bien grande variété. Quand, le planteur a visité son champ de cannes, activé le travail de ses nègres, surveillé l’embarquement de ses boucauts de sucre, que lui reste-t-il à faire, sinon à revenir sous le plaqueminier ou le pacanier de sa cour, à essuyer la sueur qui coule à larges gouttes de son front, et à se balancer dans un hamac ou sur une chaise berceuse, pour empêcher les essaims de moustiques de s’abattre sur lui ? Peu sensibles d’ordinaire à la beauté solennelle de leur pays, ne pouvant guère s’occuper d’art ou de sciences à cause de leur isolement, les planteurs n’ont d’autre ressource que la chasse, les visites de famille à famille, les repas somptueux. Chaque petit créole a son cheval et son fusil ; il parcourt les champs de cannes et les bois, à la recherche du gibier ; il effraie de ses cris les bestiaux des savanes, grimpe sur les arbres pour détacher des lianes les grappes pendantes des socos, chasse à coups de bâton les carancraus attardés sur les cadavres. Par suite de cette éducation dans la libre nature, les jeunes créoles se développent avec une admirable fougue de jeunesse et de beauté : ils sont presque tous forts, agiles et intrépides ; leurs muscles semblent avoir été trempés comme l’acier.

Les créoles qu’on appelle dans le pays les petits habitans, c’est-à-dire ceux qui n’ont qu’un enclos pour toute propriété, ont la réputation d’être très paresseux. N’ayant pas de terres à faire valoir, pas d’esclaves à surveiller, ils ne peuvent que rester à l’ombre de leur vérandah, occupés à voir défiler les charrettes et les cavaliers sur la grande route. Quant à leurs femmes, elles sont, comme toutes les dames créoles, d’une grande activité, mais d’une activité si tranquille et si peu bruyante, que les étrangers la confondent souvent avec la nonchalance. Les petits habitans pratiquent admirablement la grande vertu de l’hospitalité. Chez le riche propriétaire, cette vertu n’est qu’un devoir de position et de fortune ; mais chez le pauvre cultivateur elle est complète et sans réserve. Il retient l’étranger, va à la chasse pour lui rapporter du gibier, l’accompagne dans son voyage, et lui prête un cheval pour continuer sa route. Je revenais une fois d’un vaste lac, appelé le lac des Allemands, sur lequel je m’étais égaré, et où ma petite embarcation avait subi une sorte de tempête. Ce fut à dix heures du soir seulement que je pus diriger mon bateau, à travers les nelumbiums et les nénuphars, du côté de l’étroit canal qui mène au village des Allemands. À l’entrée du canal, j’échangeai ma barque contre un petit esquif de chasse attaché à un pieu, je m’armai d’une planchette, et, rameur très malhabile, je pacayai pendant plus de trois heures dans le canal, long de moins d’un kilomètre, mais tellement obstrué d’herbes et rempli de vase, que l’eau elle-même semblait avoir changé de nature. Il s’en dégageait une puanteur insupportable. De temps en temps ma planchette frappait un corps dur que mon imagination prenait, à tort ou à raison, pour un crocodile. À chaque mauvais coup de pacaye, mon esquif embarquait des herbes et de la vase, et je devais le nettoyer promptement sous peine de couler à fond. Sauter sur le rivage et continuer ma route à pied était impossible à cause des joncs et des fondrières. Enfin j’arrive au village, exténué de fatigue, trébuchant à chaque pas ; je frappe à la première cabane pour demander une monture, l’habitant se lève, et sans chercher à savoir mon nom court dans la savane et me ramène son cheval. « Veuillez, dit-il en me voyant partir, veuillez m’excuser de vous offrir une bête fatiguée, mais je l’avais déjà prêtée aujourd’hui, et il y a deux heures à peine qu’on vient de me la ramener. » Le bon cheval n’en fit pas moins résolument ses quinze kilomètres jusqu’à la plantation où je devais me rendre.

Chez les descendans des Missouriens français établis en Louisiane, cette hospitalité est en quelque sorte plus touchante encore que chez les petits habitans créoles. Dans une de mes courses à l’aventure, je m’étais égaré au milieu des bois de pins qui environnent le lac Maurepas ; depuis quelques heures, j’avais épuisé mes petites provisions, et déjà la faim se faisait sentir. Enfin j’eus le bonheur de découvrir un sentier, et après quelques minutes de ’marche j’entrai dans une cabane de Missouriens. Le mari était absent, sa femme et sa fille se trouvaient seules à la maison. Celle-ci recule effarouchée comme une génisse sauvage et me regarde à travers ses grands cheveux épars, tandis que la femme puissante matrone, belle comme une de ses aïeules normandes, s’avance vers moi et me prie de m’asseoir. « D’où viens-tu ? » me demande-t-elle en me tutoyant, car le « vous » est inconnu dans ces régions solitaires de la Louisiane. À peine eus-je parlé de ma faim, que je fus installé de vive force ; la mère m’apporta du lait, des patates, des gâteaux récemment cuits sous la cendre. En même temps la jeune fille remplissait mon havresac de provisions pour le voyage. On attendit que mon appétit fût satisfait, puis on me demanda des nouvelles de la France, qui, dans les traditions de ces gens simples, leur apparaissait comme un autre paradis non moins regrettable que celui de l’Éden. Quand je voulus partir, la matrone elle-même boucla mon havresac et m’accompagna jusqu’au chemin de la rivière Tangipaho, à plusieurs kilomètres de distance.

Les créoles d’origine française tendent à disparaître de jour en jour, et dans une vingtaine d’années ils seront complètement absorbés par la race anglo-saxonne. Déjà, dans la Louisiane entière, ils ne forment plus que le quinzième de la population, et grand nombre d’entre eux n’ont plus de français que le nom : langue, habitudes, mœurs, relations, tout est devenu américain. Cette absorption graduelle tient à plusieurs causes, indépendamment de l’immigration constante d’Américains du Nord. L’une de ces causes est la prodigalité des créoles. Pour subvenir à leurs dépenses, ils obèrent leurs propriétés, empruntent à 10 et 15 pour 100 à des banquiers de New-York, et peu à peu se trouvent ruinés. Une mauvaise récolte, une épidémie sur leurs esclaves, un incendie, un ouragan, les font définitivement tomber dans la classe des petits habitans, ou bien les forcent à s’expatrier pour demander à l’industrie et au commerce une existence que leur refuse l’exploitation de la terre. Ainsi les grandes propriétés se constituent aux dépens des créoles français : on cite telle paroisse dont tous les habitans étaient, il y a quinze ans, d’origine française, et dont la population actuelle se compose uniquement de Yankees. Bien plus, comme frappés de démence, les créoles veulent s’annihiler de gaieté de cœur. Dans le mouvement know-nothing qui agita si violemment les États-Unis à la fin de la présidence tde. M. Pierce, presque tous les créoles se prononcèrent en faveur du nativisme, oubliant qu’eux aussi, par leur langue et leurs noms, étaient coupables de péché originel, qu’ils seraient toujours des étrangers aux yeux des Anglo-Saxons, et que toutes leurs victoires comme parti ne pourraient aboutir qu’à leur suppression comme race.

Les nègres créoles s’en vont comme les blancs créoles, et ne se trouvent maintenant en grand nombre que dans les plantations reculées. La plupart des nègres sont importés du Maryland, du Kentucky et surtout de la Virginie, ce grand haras des états à esclaves. Ces nègres, amenés du nord et connus sous le nom de nègres américains, sont moins naïfs, moins dévoués à leurs maîtres et beaucoup plus intelligens que les nègres créoles. Nous ne voulons pas toucher ici à la question si brûlante de l’esclavage ; nous constaterons seulement un fait certain, le progrès constant des nègres dans l’échelle sociale : même sous le rapport physique, ils tendent sans cesse à se rapprocher de leurs maîtres. Les nègres des États-Unis n’ont plus le même type que les nègres de l’Afrique ; leur peau est rarement d’un noir velouté, bien que presque tous leurs ancêtres aient été achetés sur les côtes de Guinée ; ils n’ont pas les pommettes aussi saillantes, les lèvres aussi épaisses, le nez aussi épaté, la laine aussi crépue, la physionomie aussi bestiale, l’angle facial aussi aigu que leurs frères de l’ancien monde. Dans l’espace de cent cinquante ans, ils ont, sous le rapport de l’apparence extérieure, franchi un bon quart de la distance qui les séparait des blancs. À l’étranger qui débarque pour la première fois en Louisiane, il semblerait même que le teint des blancs, aussi bien que celui des noirs, se rapproche de plus en plus de celui des peaux-rouges. Si d’autres influences ne contre-balançaient celle du climat, il se pourrait bien qu’après un certain laps de siècles les Américains eussent tous sans exception la couleur des aborigènes, leurs ancêtres fussent-ils venus de l’Irlande, de la France ou du Congo.

Le développement intellectuel et moral des nègres est bien plus remarquable encore que leur progrès physique : nombre d’entre eux sont déjà nés à la dignité d’hommes libres. On s’en aperçoit à leurs regards remplis d’une haine calme et réfléchie, qui tôt ou tard se déchaînera. Ils écoutent leurs maîtres sans mot dire, ils s’inclinent fièrement, travaillent avec conscience ; mais, dès qu’ils trouvent une occasion favorable, ils s’enfuient résolument dans les grands bois. Pour s’appartenir peut-être pendant quelques jours seulement, ils bravent la faim, la soif, la fatigue, la solitude, la mort, la prison, les coups de fouet pires que là mort. Sentant par instinct que l’intelligence les délivrera aussi bien et mieux que la force, ils recherchent l’instruction avec ardeur, et ceux d’entre eux qui, en violation de la loi, ont eu le bonheur d’apprendre à lire donnent des leçons aux autres en se servant des feuilles éparses qu’ils trouvent sur le sol. On cite même des nègres qui ont appris la lecture tout seuls en étudiant les noms des bateaux à vapeur qu’ils voyaient passer et repasser sur le Mississipi. Les planteurs n’ignorent point ces choses : aussi envisagent-ils l’avenir avec effroi. En effet, il n’est pas sur la terre de question plus grave que celle dont la solution, de plus en plus menaçante, se prépare aux États-Unis. La fraternité des hommes étant le but de toute société, on se demande avec terreur quelles convulsions devront subir les états à esclaves avant de marcher dans la voie du progrès. L’abîme de haine se creuse de plus en plus. Combien de Curtius devront s’y jeter avant qu’il se referme et que la réconciliation soit opérée !

Quant aux peaux-rouges, il est inutile de parler de réconciliation, car bientôt il n’y aura plus entre eux et les Anglo-Saxons d’autre paix que celle du tombeau. Dans un bois voisin de la plantation où je demeurais se trouvait un ancien campement d’Indiens Houmas, séparé des champs de cannes par une simple barrière. Les tiges brisées dès plantes semblaient avoir porté hier encore le poids des tentes ; tout autour, les cannes sauvages, pressées comme les roseaux des marécages, formaient un impénétrable fourré au-dessus duquel les peupliers, les hêtres et les érables balançaient leur feuillage et leurs longues chevelures de barbe espagnole. Un vaste silence planait sur ce camp, devenu solitaire. Où étaient donc les Indiens qui l’avaient habité ? Étaient-ils morts de faim dans les bois ? Avaient-ils été chercher dans les déserts de l’ouest la subsistance que leur refusait la plaine fertile du Mississipi ? Ou bien menaient-ils dans les forêts qui entourent la Nouvelle-Orléans la vie que mènent les zingari d’Europe ? Nul ne le savait : tout avait disparu d’eux jusqu’à leurs traces.

Un jour, dans la vaste forêt de pins qui s’étend à l’est du Lac-Borgne, on me montra le roi Denis, chef d’une douzaine de mendians à peau rouge. Sale, hideux, couvert de loques ayant une lointaine ressemblance avec les vêtemens de peau des Sioux, il était étendu au pied d’un arbre dans un état de complète ivresse. Il murmurait de temps en temps des mots sans suite, puis il s’interrompait pour tendre la main et demander à boire. Ce roi Denis avait peut-être pour aïeul l’indomptable « guerrier noir » Tuscaloosa, et les hommes déguenillés qui le suivaient descendaient de ces terribles Alibamons qui détruisirent l’armée de Hernando de Soto à la sanglante bataille de Mobile, et dont la renommée, perdue chez leurs fils, ne vit plus que dans l’histoire. Bientôt ces fils dégénérés disparaîtront à leur tour, et des Indiens il ne restera plus dans la forêt que les hauts tumuli en terre rouge sur lesquels de grands arbres croissent depuis des siècles.


III

Le delta mississipien commence sur la rive droite à une centaine de kilomètres plus en amont que sur la rive gauche. De ce côté, la chaîne de falaises escarpées ou bluffs qui longe le fleuve depuis l’embouchure de l’Ohio se continue sans interruption jusqu’au bayou Iberville, et force le Mississipi à descendre du nord au sud. En trois endroits, le courant vient frapper la base des bluffs, comme pour chercher une issue vers la gauche, et ce n’est qu’au-dessous de Bâton-Rouge, là où se termine la chaîne, qu’il coule vers le sud-est dans sa direction normale.

L’avant-dernière falaise, celle de Port-Hudson, est devenue justement célèbre par suite des savantes recherches de M. Lyell et d’autres géologues. Elle appartient à la formation éocène et contient les restes gigantesques d’animaux fossiles. Au-dessus s’étend une couche d’alluvions antiques semblable à celles qu’on appelle lœss sur les bords du Rhin et consistant en sables et cailloux roulés, contenant des coquilles d’eau de mer et d’eau douce mêlées avec les débris d’animaux anté-historiques. Immédiatement au-dessous des rochers s’étendent les stratifications du terrain crétacé dont on peut voir les premières assises pendant la saison des eaux basses. Le Mississipi ronge ces assises, désagrège le terrain crayeux, et roule dans son eau les morceaux de silex qu’il dépose plus loin sur le banc de sable situé en aval de la falaise. Ces cailloux roulés réjouissent l’œil, car plus bas, dans ce pays de Louisiane où le sol se compose entièrement d’argile et de sable fin, les galets sont inconnus.

La dernière falaise, celle de Bâton-Rouge, mérite à peine ce nom. Basse et arrondie au sommet, elle ne présente aucun de ces escarpemens de sable et de gravier où les pluies labourent d’énormes sillons, et qui de loin ressemblent à de vastes fortifications en ruine. C’est là que s’élève la soi-disant capitale de la Louisiane, pauvre et insignifiant village auquel le séjour des représentans de l’état donne seul un peu de vie temporaire. Les petites collines de Bâton-Rouge forment une barrière bien peu élevée, impuissante en apparence pour résister à un fleuve comme le Mississipi, et cependant ce léger renflement du sol a suffi pour empêcher tout un golfe de la mer d’être comblé par les alluvions. Sur la rive droite ou occidentale, les plaines marécageuses de la Louisiane se projettent dans le golfe du Mexique à 200 kilomètres vers le sud ; sur la rive gauche ou orientale, le contraire a lieu, et la mer avance dans l’intérieur du continent par un golfe d’abord, et puis par des lacs d’eau saumâtre qui sont évidemment des restes de l’antique Océan. Durant les âges géologiques, tandis que le Mississipi promenait ses eaux dans la plaine, et par chacune de ses oscillations à droite ou à gauche prolongeait le continent aux dépens du golfe, la partie de la mer abritée derrière les petites collines de la rive gauche ne diminuait que très lentement en superficie, et ne recevait d’alluvions que par les petites rivières qui s’y jettent et les crevasses latérales produites par le fleuve pendant la saison des crues. Dans l’état topographique actuel de la Louisiane, il faudrait un nombre incalculable de siècles pour que le Mississipi pût combler d’alluvions les lacs Borgne, Pontchartrain et Maurepas, et si jamais ils sont remplis, ce sera probablement grâce à l’intervention de l’homme. Maintenant il est encore impossible de songer à ce travail gigantesque, mais quand la Louisiane sera riche et peuplée, on saura faire travailler le Mississipi comme un puissant esclave ; on lui commandera de jeter des campagnes fertiles là où s’étendent maintenant les eaux stagnantes, d’approfondir des canaux là où les bancs de sable interceptent la navigation, d’assainir un pays dans l’atmosphère duquel nagent tant de miasmes. Peu d’années suffiraient pour transformer ce pays, car, en admettant que le lac Pontchartrain ait une superficie de 2,382 kilomètres carrés et 4 mètres de profondeur moyenne, les 6 mètres cubes de boue que le Mississipi charrie par seconde pourraient le combler entièrement dans l’espace de cinquante ans. Qu’on ouvre seulement un grand canal de dérivation, et en moins d’un siècle une vaste nappe d’eau, assez vaste pour qu’en se plaçant au centre on voie difficilement à l’horizon les hautes forêts du rivage, sera complètement supprimée et remplacée par des champs de coton et des villages florissans. Un bon système de canaux creusés et entretenus dans le bassin occupé par le lac serait bien plus utile et moins dangereux pour la navigation que le lac lui-même, avec ses courans perfides et ses bas-fonds changeans. Nulle part l’homme ne pourra obtenir de plus beaux résultats avec des moyens plus simples, et plus facilement adapter la terre à son état social.

À une trentaine de kilomètres en amont de la Nouvelle-Orléans, le fleuve forme un large coude connu sous le nom de Bonnet-Carré ; c’est là qu’en 1850 s’ouvrit vers le lac Pontchartrain la plus terrible crevasse dont se souviennent les planteurs de la Louisiane. Dès que le courant eut fait sa trouée à travers la digue, celle-ci s’écroula sur une longueur de plus d’un kilomètre, et un nouveau Mississipi se précipita au milieu des campagnes cultivées. La profondeur du lit de la crevasse était de 3 mètres au plus, mais le courant était d’une force extrême, et le débit d’eau dépassa 3,000 mètres cubes par seconde. De pauvres chalands furent entraînés dans ce vortex et emportés dans la cyprière, où ils furent mis en pièces contre les troncs d’arbres ; un bateau à vapeur pesamment chargé fut également absorbé par le courant, et on ne put le retirer qu’à l’aide de puissans remorqueurs. La nouvelle bouche du fleuve coula pendant plus d’un mois, et pour la fermer il fallut attendre la fin de la crue. Déjà l’eau du lac Pontchartrain était devenue douce, et de vastes presqu’îles d’alluvions projetées au milieu de la plaine liquide changeaient la topographie de la Basse-Louisiane. Au milieu des campagnes, des levées de sable fin indiquent encore les bords entre lesquels coula le fleuve du Bonnet-Carré.

Maintenant que la digue est réparée, on peut à peine comprendre comment un mince rempart de 7 à 10 mètres de base peut contenir pendant les crues l’énorme masse du Mississipi. Quand un bateau à vapeur aborde, on dirait qu’il doit suffire d’un simple effort de la machine pour que le navire fende la levée et s’abîme parmi les champs de Cannes, à 4 mètres au-dessous du niveau du fleuve. Dans cette partie du cours, les crevasses et les éboulis sont plus dangereux qu’ailleurs, parce que les terrains emportés ou noyés sont des campagnes cultivées, et que le voisinage de la capitale leur donne une valeur plus considérable. Presque chaque année, le Mississipi rompt ses digues sur quelque point et détruit les plantations de ses bords. En 1856, un ouragan retint les eaux du fleuve aux environs de Bayou-Sarah, emporta les levées, et ravagea plus de cinquante habitations ; en même temps il engloutissait les îles Dernière et Gros-Caillou, situées à l’embouchure du Mississipi, et les balayait avec leurs maisons, leurs cultures et leurs habitans. Quand l’inondation menace de rompre les levées, les planteurs sont en émoi sur les deux rives ; mais dès que la crevasse s’est déclarée, ils respirent enfin : l’un d’entre eux a été ruiné pour le salut de tous[1].

Bientôt après avoir dépassé le Bonnet-Carré, tout annonce qu’on approche d’une grande cité : les habitations deviennent plus belles, les maisons se groupent en villages, les bateaux à vapeur se rencontrent en véritables essaims, et par-dessus les grands arbres de la rive on commence à voir poindre les hautes tours de la Nouvelle-Orléans. Au-dessous de la charmante ville de Carrolton, le Mississipi fait un détour soudain, et tout d’un coup se déroulent à la vue cette triple ou quadruple rangée de navires, ces larges quais, ce vaste demi-cercle d’édifices auxquels la Nouvelle-Orléans doit son nom poétique de Crescent City (cité du croissant). Des navires et des embarcations de toute espèce animent le fleuve : les énormes vapeurs se croisent en grondant, les petits remorqueurs attelés aux lourds trois-mâts les font pirouetter gracieusement sur l’eau, les ponts-volans circulent d’un bord à l’autre. Au milieu de ces monstres puissans, les esquifs nagent comme de petits insectes, et, comme pour prouver que tout ce mouvement date d’hier, de grandes bandes de canards s’abattent sur la surface des eaux naguère encore silencieuses et désertes. Sur la rive gauche, les bateaux à vapeur rangés en ordre comme une façade de hautes, maisons à triple étage, les grandes jetées en bois encombrées de balles de coton, de boucauts de sucre, de barils de farine, le quai tout couvert de voitures et de charrettes bondissant sur le pavé, enfin ce croissant de maisons qui s’étend sur une longueur de 10 kilomètres et disparaît derrière une pointe de sable et de forêts, tout cet ensemble offre une magnificence qu’aucun autre port du monde ne saurait égaler. Londres même et Liverpool, ces deux ventricules commerciaux du monde, ne peuvent être comparés à la Nouvelle-Orléans sous ce rapport, puisque les navires y sont en grande partie enfermés dans les docks, véritables cours intérieures qui ne présentent aucune vue d’ensemble.

Bien que la Nouvelle-Orléans soit située à 180 kilomètres en amont de l’embouchure, la hauteur moyenne de la ville est de 3 mètres seulement, et dans les faubourgs les plus éloignés du fleuve, le sol bas et spongieux est presque déprimé jusqu’à la ligne du niveau de la mer. Avant 1727, quand la ville n’était pas encore protégée par une digue, elle était périodiquement inondée et présentait l’aspect d’un cloaque ; alors l’isthme qui sépare les eaux du fleuve de celles du lac était presque supprimé pendant les crues et se réduisait à une petite langue de terre qu’on appelait Terre haute des lépreux. Depuis les premiers travaux entrepris il y a cent trente ans par le gouverneur Périer, la Nouvelle-Orléans a cessé d’être une ville amphibie ; aujourd’hui elle est parfaitement protégée du côté du fleuve par une magnifique levée ayant jusqu’à 100 mètres de large. Cependant le sol est si bas que les moindres inégalités du terrain retiennent l’eau de pluie, et les grandes averses font de la Nouvelle-Orléans comme une autre Venise : aussi faut-il avoir recours à la force de la vapeur pour assécher la ville, et de puissantes machines absorbent continuellement l’eau stagnante pour la revomir dans un affluent du lac appelé le bayou Saint-John. Même par un temps sec, le sol est rendu humide par l’absorption capillaire, et pendant l’été prolongé de 1855 on remarqua comme un fait surprenant que des fossés d’un mètre de profondeur restaient dépourvus d’eau. Pour né pas déposer les cadavres dans la boue, les Louisianais sont obligés de se conformer à la coutume espagnole et d’élever dans leurs cimetières de longues rangées de cryptes à plusieurs étages, où les morts sont rangés en ordre comme des livres dans une bibliothèque ; même dans ces cryptes, l’air est tellement humide qu’il lui suffit parfois de vingt années pour ronger complètement les cadavres ou n’en laisser que des restes méconnaissables. Il est évident que sur un pareil sol les constructions doivent être très légères afin de ne pas s’enfoncer et disparaître ; aussi les maisons étaient autrefois construites en bois, et maintenant on donne très peu d’épaisseur aux murailles de briques. La nouvelle douane, grand édifice auquel on travaille depuis une douzaine d’années, a été fondée sur un magnifique système de pilotis de 25 mètres de longueur, et cependant un simple revêtement de granit a fait baisser l’une des façades de près d’un pied ; il a fallu changer les plans et donner à l’édifice une toiture en fer. Dans un avenir assez rapproché, il est certain que le fer aura remplacé le bois et la brique.

À part l’humidité du sol et l’atmosphère miasmatique, la Nouvelle-Orléans offre la plus belle position commerciale qu’il soit possible d’imaginer, et Bienville a montré une intelligence vraiment divinatrice quand il fonda la première baraque sur l’emplacement de la ville actuelle. Placée à une certaine distance de l’embouchure et cependant assez rapprochée du point où le fleuve se divise en plusieurs branches, elle domine à la fois le commerce de l’intérieur et celui de l’extérieur, et tous les produits, toutes les marchandises viennent forcément s’y échanger. En même temps elle est située sur la partie la plus étroite de l’isthme, entre le fleuve d’un côté, les lacs Pontchartrain et Borgne de l’autre, de sorte que son commerce peut rayonner vers la mer par trois voies. Quand la route des lacs sera utilisée comme elle devrait l’être, la Nouvelle-Orléans jouira de l’immense avantage d’être à la fois port de rivière et port de mer.

Le commerce de la capitale des états du sud est immense, et le transport des cotons, des farines, des viandes, y occupe un grand nombre de navires à voile et à vapeur. En 1856, la Nouvelle-Orléans a reçu de l’intérieur une masse considérable de produits, parmi lesquels figuraient 1,795,023 balles de coton ; sur le mouvement total, qui s’est élevé à 1,325 millions de francs, les importations de l’intérieur ont atteint la valeur de 764,557,230 francs. Presque tout le commerce de la Louisiane avec les états du nord et du centre se fait par l’entremise de la vapeur. Après la récolte des cotons, lorsque la première crue a dégagé les bateaux qui opéraient leur chargement sur les divers affluons du Mississipi, on voit parfois jusqu’à cinquante de ces léviathans descendre le fleuve en un seul jour, portant sur leur pont et sur leurs galeries trois, quatre ou cinq mille balles de coton. La vapeur seule domine le grand fleuve ; on voit rarement des goélettes de cabotage, et les arches de Noé, informes chalands construits en poutres grossièrement équarries, ne servent plus qu’au transport des charbons de Pittsburg.

La fièvre jaune, qui sévit périodiquement en Louisiane, et pour ainsi dire veille à la porte du grand bassin mississipien, est un grand obstacle à la prospérité de la Nouvelle-Orléans, et entraîne de singulières fluctuations dans le nombre des habitans, d’une saison à l’autre. Quelques mois après avoir eu deux cent mille âmes, souvent la cité n’en contient plus que cent mille, tant la terrible maladie répand d’épouvante. Rien de plus morne que la grande ville, lorsque les miasmes de mort pèsent sur elle. Pendant les fortes épidémies, le seul bruit qui trouble le silence de la rue est celui des voitures funèbres roulant avec rapidité vers le cimetière. Aussi presque tous les étrangers, capitalistes, industriels, travailleurs, ne s’établissent-ils en Louisiane que provisoirement, et poursuivent-ils la fortune avec fureur, dans l’espérance de pouvoir s’échapper un jour vers un climat plus sain. La Nouvelle-Orléans n’est pas une patrie, c’est un campement provisoire où les nouveaux arrivés remplacent incessamment les émigrans ou les morts. Dans ses édifices même, la cité a quelque chose de transitoire, et si tout d’un coup un point commercial mieux placé que la Nouvelle-Orléans pouvait se rencontrer, cette ville ne serait bientôt plus qu’un monceau de ruines.

Le yellow fever n’est pas le seul obstacle au développement industriel et commercial de la Nouvelle-Orléans : d’autres circonstances, dont la plus fâcheuse est une immoralité sans nom, agissent d’une manière défavorable sur l’avenir de cette grande cité. On ne saurait s’imaginer à quel point les actes de violence sont fréquens dans la métropole du sud. Pendant des mois entiers, chaque jour apporte son contingent d’assassinats, sans compter les duels et les « assauts et batteries ; » souvent les auteurs des crimes restent impunis et se promènent au grand jour, d’autant plus respectés qu’ils sont plus insolens. La plupart des meurtres sont systématiquement ignorés par la police, et cependant le nombre des emprisonnemens s’élève en moyenne de 25,000 à 30,000 par an, c’est-à-dire au sixième de la population. En défalquant de cet effroyable total les nègres condamnés pour être entrés au café ou pour s’être montrés dans la rue sans billet de passe, le nombre des condamnés est de 20,000 à 25,000, c’est-à-dire de 1 sur 8 habitans. Dans aucune ville du monde, si ce n’est peut-être à Mexico et dans la capitale de la Californie, ne déborde un pareil torrent d’iniquités. Et pour exciter tous les vices, pour enflammer toutes les cupidités, toutes les violences, plus de 2,500 bars (buvettes) offrent aux passans l’eau-de-vie et le rhum. Comment bâtir sur le mal une prospérité durable ?

Il faut chercher une autre cause de décadence pour la vaste cité dans le peu de zèle des Orléanais pour le progrès. Le beau Mississipi, large d’un kilomètre et profond de 30, 40 et 50 mètres, a semblé aux commerçans offrir des avantages si grands qu’ils n’ont point songé à ouvrir des chemins, à creuser des canaux, à rendre plus utiles les voies naturelles qui existaient déjà. Comme toujours, les privilèges offerts gratuitement par la nature sont devenus des causes d’inaction, et c’est à son noble fleuve que la Nouvelle-Orléans doit d’être en arrière de toutes les autres villes des États-Unis sous le rapport des canaux, des chemins de fer et autres voies de communication. Les seuls chemins vicinaux qui partent de la capitale de la Louisiane sont les chemins de halage, et les voies ferrées qu’on a construites dans ces derniers temps sont bien inférieures en trafic et en étendue aux autres chemins de fer des États-Unis. Deux canaux ont été creusés pour unir la ville au lac Pontchartrain, mais ils ne peuvent recevoir que des goélettes, et même jusqu’en 1855 l’un d’eux était resté complètement inutile, au commerce. Un autre canal, appelé canal de la Compagnie, parce qu’il appartient à une société d’actionnaires, est censé faire communiquer le bayou La fourche et le Mississipi ; il n’est en réalité qu’un long réservoir de plantes aquatiques.

Jusqu’à ce jour, la Nouvelle-Orléans a simplement reçu le commerce immense que lui déversait le Mississipi ; mais elle n’a fait que peu de chose pour fixer ce commerce et se rendre indispensable à tout jamais aux expéditeurs du nord. Plus habiles, les populations du haut et du moyen Mississipi se sont mis à construire des chemins de fer et des canaux pour se mettre en communication directe avec les états de l’Atlantique, en évitant les méandres du Mississipi et l’énorme détour des Florides. Le commerce est toujours à la recherche de la ligne droite : c’est en vertu de ce fait que Saint-Paul, Chicago, Saint-Louis, toute la vallée de l’Ohio, une partie de celle du Missouri, ont fait prendre à leurs produits le chemin de Montréal, Boston, New-York ; même le Tennessee et l’Arkansas cherchent à s’affranchir de la suprématie de la Nouvelle-Orléans en s’ouvrant la grande voie ferrée de Memphis à Charlestown. Il est temps que la métropole du sud se réveille de sa torpeur, car en fait de commerce les momens perdus ne se retrouvent plus. Sous peine de décadence, il faut que les Orléanais assainissent leur ville par un drainage bien entendu et des plantations d’arbres ; il faut qu’ils fassent rayonner autour de leurs entrepôts un magnifique réseau de chemins de fer pour attirer chez eux voyageurs et marchandises ; il faut qu’ils améliorent leurs rivières, leurs canaux, et tout leur vaste système de navigation intérieure ; il faut enfin qu’ils fassent disparaître la barre et que des navires calant 10 mètres puissent entrer voiles déployées dans le lit du fleuve.

La Nouvelle-Orléans doit songer aussi à se créer des débouchés directs autres que New-York et l’Europe, car le grand circuit que ses navires sont obligés de faire autour des Florides lui crée une position très désavantageuse. Les échanges avec Cuba, le Mexique, l’Amérique centrale et la Colombie semblent être tout spécialement destinés à la Nouvelle-Orléans ; son port semble le point obligé où doivent nécessairement converger tous les navires de la mer des Caraïbes. Cependant la Nouvelle-Orléans fait peu d’affaires avec le Mexique et l’île de Cuba, et n’en fait point avec la Colombie et l’Amérique centrale ; elle n’ose faire concurrence à New-York, dont la position est pourtant infiniment moins favorable. L’énergie lui manque pour devenir le trait d’union commercial entre les deux Amériques ; qu’elle ose, et comparativement New-York ne sera qu’une ville secondaire. Dans un pays comme les États-Unis, où le commerce est si mobile et si facilement influencé par les circonstances extérieures, peu de chose suffira pour faire de la Nouvelle-Orléans un des trois ou quatre grands emporiums du monde, ou pour la faire tomber dans une décadence relative.


IV

Après le premier détour du fleuve, en aval de la Nouvelle-Orléans, la ville disparaît derrière un rideau de cyprès, et bien qu’on soit encore à 180 kilomètres de la mer, on pourrait s’y croire transporté, tant le Mississipi ressemblé à un vaste canal serpentant entre deux îles maritimes ; la brise âpre et salée se fait déjà sentir, les nuages se superposent en strates régulières comme en plein Océan, et les grands oiseaux de mer volent par bandes à l’encontre du vent. Bientôt les plantations deviennent plus petites et plus clair-semées, les rives cessent d’être mises en culture, l’horizon de cyprès se resserre des deux côtés, et les longues chevelures de mousse viennent tremper dans l’eau jaunâtre. Là commence cette remarquable péninsule d’alluvions qui sert de gaîne au fleuve et le projette au milieu du golfe. Cette gaîne a 4 ou 5 kilomètres de largeur moyenne seulement, et les cyprès du bord, au lieu de s’étendre en vastes forêts, ne forment qu’une bande étroite le long du Mississipi ; derrière cette bande se cachent les savanes marécageuses ou prairies tremblantes que l’eau boueuse du golfe découpe en bayous et en îlots.

Le sol de ces marais ou prairies tremblantes se compose presque tout entier de débris végétaux. Pendant la belle saison, quand les herbes ont été complètement desséchées par le soleil, les chasseurs y mettent le feu, et souvent l’incendie dévore le sol jusqu’à plusieurs pieds de profondeur sans laisser aucun résidu terreux. C’est un spectacle admirable qu’un feu de prairie, surtout quand par une nuit sombre on le contemple du haut d’un bateau à vapeur montant ou descendant le fleuve. Tout un côté de l’horizon semble en feu, car c’est la terre elle-même qui flambe ; la cyprière, qui déploie son épais rideau d’arbres entre le fleuve et la prairie, se détache en noir sur l’atmosphère embrasée ; le Mississipi lui-même semble rouler du métal, et des reflets plombés passent sur les vagues pesantes. Les arbres de la rive opposée à l’incendie agitent leurs bras comme de gigantesques fantômes éclairés des feux de l’enfer, et derrière ces arbres l’horizon resplendit de lueurs rouges comme la lave. De toutes parts, l’eau, le ciel et la terre semblent vomir des flammes, et l’on se croirait perdu sur une île de ténèbres au milieu d’un océan de feu.

Avec les siècles, les prairies tremblantes deviendront de magnifiques formations houillères, et déjà sur plusieurs points les mousses et les herbes qui y croissent sont changées en tourbe. Le sol se compose d’un immense entrelacement de trônes, de branches et de racines que l’eau boueuse a consolidés en faisant pénétrer ses alluvions dans leurs interstices. Les troncs d’arbres déposés en stratifications régulières sont parfaitement cimentés avec la vase, et quand M. Élie de Beaumont affirme qu’à son embouchure le Mississipi est porté sur un véritable radeau, ce savant emploie certainement une expression inexacte. Les arbres qui reparaissent parfois à la surface de l’eau après être restés longtemps engagés dans le sol ont été tout simplement déchaussés par la force du courant de la glaise qui les entoure, puis reportés plus loin dans une anse où une nouvelle boue vient les agglutiner. Cependant il existe des prairies tremblantes qui flottent en réalité à la surface des eaux ; mais ces prairies se trouvent à l’ouest, sur le bord de la mer où des lacs, à une distance assez considérable du fleuve. Ainsi, dans la région des Attakapas, située sur les bords du bayou Tèche, ancienne embouchure indépendante de la Rivière-Rouge, l’eau salée se prolonge au loin dans l’intérieur des terres sous une épaisse couche de végétation qui prend une consistance terreuse et supporte le poids de troupeaux entiers, qui tiennent paître sur la prairie mouvante. Là, rien n’indique l’existence de la mer, et cependant il suffit au pêcheur de creuser un trou à travers le tapis de racines pour prendre à la ligne les poissons qui pullulent dans ces eaux invisibles.

À mesure que l’on descend la péninsule étroite d’alluvions qui sert de lit au fleuve se rétrécit de plus en plus, et les deux rives deviennent de simples plages marines battues par la vague. Du haut d’un navire, on s’aperçoit facilement qu’on est sur un fleuve d’eau douce coulant en pleine mer, et bientôt la véritable côte, restant de plus en plus à l’arrière, finit par disparaître à l’horizon du nord. Les saules remplacent les cyprès sur les bords du fleuve, et leur feuillage, d’un vert pâle, se distingue à peine des eaux jaunâtres[2].

Sur une longueur d’environ 100 kilomètres à partir de la Nouvelle-Orléans, on descend ainsi entre deux étroites bandes de terre qui sont à la fois des rives fluviales et des plages marines. Enfin on arrive à l’endroit où le Mississipi s’étale en une espèce de lac et se divise en plusieurs branches. Suivant la pittoresque expression de M. Élie de Beaumont, ces branches sont ouvertes sur la mer en forme de patte d’oie ou plutôt en forme de patte d’oiseau grimpeur, car les doigts ne sont nullement palmés ; un Hindou pourrait aussi » les comparer à une fleur immense entr’ouvrant sur l’Océan sa corolle dentelée. Chacune des embouchures est séparée de l’autre par un golfe dont les plages sont encore plus étroites que celles du fleuve principal avant son épanouissement en branches distinctes. Dans quelques endroits, ces plages ont quelques mètres de largeur seulement, et pendant les tempêtes les vagues de la mer vont déferler jusque dans le fleuve par-dessus le cordon littoral. Là, le sol devient complètement spongieux ; il n’est plus assez ferme pour que les racines des saules puissent s’y implanter, et l’unique végétation est celle des grands roseaux (miegea macrosperma), dont les racines fibreuses donnent un peu de cohésion à la vase, et l’empêchent d’être délayée et dissoute à chaque nouvelle marée. Plus loin, les roseaux disparaissent à leur tour, et les rives de boue se forment, s’engloutissent, se reforment, errant pour ainsi dire entre le fleuve et la mer au gré des vents et des flots.

Il y a maintenant quatre passes principales, celles du sud-ouest, du sud-est, du nord-est, et la passe à l’Outre, qui est une ramification de la précédente. C’est tantôt l’une, tantôt l’autre de ces passes qui devient la véritable embouchure, et le fleuve les reprend et les délaisse tour à tour. En effet, on comprend que le Mississipi, après avoir allongé considérablement sa maîtresse-embouchure par les alluvions qu’il charrie, cherche une autre bouche plus courte et par conséquent plus inclinée pour y déverser la masse de ses eaux ; quand cette nouvelle bouche est également projetée trop avant dans la mer, le fleuve se rejette de nouveau à droite ou à gauche pour se frayer une troisième issue. Ainsi, lors des premières tentatives de colonisation en Louisiane, la passe du sud était la principale. Il y a cent quarante ans, du temps de l’ingénieur Pauger, elle avait encore dix pieds de profondeur, et maintenant c’est à peine si elle roule assez d’eau pour faire flotter une pirogue ; on peut dire qu’elle a cessé d’exister. À la passe du sud succéda en importance celle du nord-est, où les pilotes fondèrent le célèbre village de la Balize. La masse d’eau de cette passe diminue tous les ans ; en 1853, elle n’avait plus que 2 mètres 1/2 d’eau sur la barre, et les petits caboteurs seuls osaient s’y aventurer. Depuis 1843, la passe du sud-ouest est devenue la véritable bouche du fleuve, celle dont presque tous les gros navires tâchent de forcer l’entrée. En 1853, elle avait 5 mètres d’eau ; mais elle diminue constamment de profondeur, tandis que celle de la passe à l’Outre augmente dans la même proportion. Il est probable que cette dernière finira par devenir le vrai Mississipi ; elle a déjà quatre mètres d’eau sur la barre, et, pour éviter un grand détour, presque tous les bateaux à vapeur qui font le commerce entre Cuba, les Florides et la Nouvelle-Orléans en tentent le passage.

La passe du sud-est en amont de la barre sert d’avant-port à la Nouvelle-Orléans, et les navires à voiles y attendent les remorqueurs qui doivent leur faire remonter le fleuve. Sur la rive gauche, on a déposé aussi délicatement que possible les maisons en planches d’un petit village auquel on donne par habitude le nom de la Balize, comme à l’ancien village de la passe du nord-est. Ces maisons sont si légères et le sol qui les supporte est si mouvant, qu’on est obligé de les ancrer comme des navires, de peur qu’un ouragan ne les emporte, et cependant la force du vent les fait quelquefois chasser sur leurs ancres. Là, tout est vase ; la terre ressemble à la mer, tant elle est inondée ; la mer ressemble à la terre, tant elle est parsemée de boue ; au-dessus de ce chaos, l’esprit créateur n’a pas encore volé. Le fond du Mississipi lui-même est composé d’une vase presque liquide ; les navires qui ont un tirant d’eau de 6 mètres peuvent passer sur la barre, qui n’a pourtant que 5 mètres de profondeur ; on a vu des navires la traverser sans autre secours que celui de leurs voiles, bien que leur coque restât engagée de plus de 2 mètres dans la boue sur l’espace d’un kilomètre.

Le spectacle de la Balize est étrange : les remorqueurs s’élancent vers la mer, s’attachent aux navires échoués sur la vase, les traînent en grondant par-dessus la barre, puis, lâchant leur prise, vont en pleine mer en capturer une autre. Sur le fleuve, de grands bâtimens, groupés quatre par quatre et rattachés ensemble par de forts câbles, semblent remonter le courant sous la pression d’une force mystérieuse ; mais les souffles de vapeur et les sourds mugissemens qui s’échappent du milieu de ces navires annoncent le remorqueur imperceptible qui les entraîne, caché derrière les coques et les mâtures. L’œil, cherchant un point d’appui sur la vaste étendue des terres et des eaux boueuses, s’arrête forcément sur ces flottilles poussées par les petits remorqueurs aux vives allures. Tout devient gigantesque au-dessus de cet horizon bas et déprimé ; les navires paraissent énormes, et les mâts semblent se dresser jusqu’à une hauteur impossible.

En aval de la barre, les rives du Mississipi se réduisent à un cordon de vase rougeâtre, coupé de distance en distance par de larges coulées transversales ; plus loin, ce cordon même vient à manquer, et les bords du fleuve sont indiqués par des îlots de plus en plus rares qu’on dirait les crêtes de dunes sous-marines ; bientôt le sommet de ces îlots ressemble à une légère pellicule jaunâtre qui flotterait à la surface des eaux ; enfin toute trace de la rive disparaît, et l’eau vaseuse peut s’épandre librement sur la mer. Pendant une vingtaine de kilomètres après avoir franchi la barre, cette nappe d’eau qui fut le Mississipi conserve encore sa couleur jaunâtre ; mais elle perd en profondeur ce qu’elle gagne en surface, et, déposant peu à peu les matières terreuses qu’elle contient en suspension, finit par se mélanger entièrement avec les eaux de la mer : c’est là qu’est sa véritable embouchure. Cependant cette nappe d’eau ne s’étend librement que vers l’est, car du côté du sud et de l’ouest elle est limitée par le courant du golfe qui vient frapper contre elle et la rejette à gauche vers les rivages de la Floride et de l’Alabama. La ligne de démarcation qui sépare le courant fluvial du courant maritime est droite, inflexible et comme tirée au cordeau d’un horizon jusqu’à l’autre horizon ; vue du Mississipi, la ligne bleue de la mer contraste tellement avec l’eau jaune déversée par le fleuve que l’on croirait voir une terre lointaine, et quand on est sur la haute mer, l’étendue jaune que l’on voit au nord semble un brouillard épais reposant sur les flots.

Malgré le peu de consistance de la vase, les navires courent souvent un grand danger en traversant la barre, car dès qu’ils ont touché, le vent, la marée, le courant, peuvent les entraîner de plus en plus vers la terre. En même temps le mouvement de la quille soulève et livre au courant les particules les plus ténues de la vase, tandis que le gros sable reste et finit par se cimenter autour de la carène. Souvent il est impossible de renflouer les navires échoués ; il ne reste plus qu’à les dégager de leurs cargaisons et à dépecer leurs membrures. Le capital qui se perd chaque année dans les vases du Mississipi est très considérable.

Il y a longtemps qu’on parle d’améliorer l’embouchure du fleuve ; mais les travaux entrepris jusqu’à ce jour sont insignifians. Les états atlantiques ont toujours eu la prépondérance dans le congrès et se sont refusés à voter un budget favorable à leurs frères du Mississipi ; New-York a tenu rigueur à la Nouvelle-Orléans. D’ailleurs il n’est peut-être pas bien regrettable que les millions n’aient pas encore été votés, car les ingénieurs sont loin de s’entendre sur les travaux à faire, et les subventions du congrès n’auraient peut-être servi qu’à enrichir des spéculateurs de mauvaise foi. Pour améliorer l’embouchure du Mississipi, on s’est borné à envoyer quelques bateaux dragueurs sur la barre : c’est entreprendre la tâche de Sisyphe. On a calculé que pour enlever la vase déposée journellement par le Mississipi, il faudrait entretenir une flotte de sept cent cinquante dragueurs de la force de 500 chevaux chacun, et quand même ces 325,000 chevaux-vapeur seraient constamment à l’œuvre, il n’y aurait encore rien de fait ; seulement la vase déplacée irait à un ou deux kilomètres plus loin former une autre barre semblable à la première.

Quelques ingénieurs font une proposition qui séduit au premier abord par sa grande simplicité, mais qui n’aboutirait probablement pas au résultat attendu. Il suffirait, disent-ils, d’entretenir à la Balize quatre ou cinq bateaux à vapeur dont la seule mission serait de traverser et de retraverser la barre dans tous les sens, afin de tenir l’eau dans une constante agitation, soulever les vases déposées sur le fond et prévenir la précipitation de nouvelles boues. On a remarqué en effet qu’après le passage de plusieurs navires la barre devient momentanément plus profonde, parce que la vase soulevée autour de la quille a été entraînée dans le courant. Quand un navire reste à l’ancre au milieu des boues du fleuve, le mouvement qu’il imprime à la masse semi-liquide du fond suffit pour dissoudre peu à peu cette masse et creuser une espèce de fossé dans la barre ; c’est ainsi qu’une flûte laissée en 1724 à la Balize par la compagnie française des Indes affouilla insensiblement le fleuve jusqu’à une profondeur de 8 mètres. Il est facile de reproduire cette expérience sur une petite échelle en posant une pierre ou tout autre objet sur le sable humide de la plage ; aussitôt la vague viendra fouiller le sable et creuser un petit sillon autour de cet objet. Il est donc certain que le passage continuel des bateaux agitateurs approfondirait l’embouchure ; mais n’en résulterait-il pas aussi que le sable grossier finirait par occuper seul le fond de la barre au point d’empêcher complètement le passage des navires qui la toucheraient de leurs quilles ? La barre serait plus profonde, mais aussi plus dangereuse. Du temps du gouverneur Bienville, la compagnie des Indes fit traîner de grandes herses de fer sur le fond mouvant du fleuve ; mais les particules plus dures de la vase finirent par former un corps solide, et si le travail n’avait pas été interrompu, la barre aurait pris la consistance du roc, et les gros navires auraient été exposés à s’y briser comme sur un écueil.

Que faudrait-il faire en définitive, demande M. Ellet, pour supprimer la barre du Mississipi ? Supprimer les alluvions, empêcher que la masse de boue arrive jusqu’à l’embouchure actuelle, c’est là ce que proposerait l’ingénieur. M. Ellet offre de rejeter, au moyen d’un canal, le fleuve tout entier dans le Lac-Borgne, et alors il ne doute pas que la force de la vague marine, se précipitant dans l’ancien lit, n’ait bientôt balayé la barre et recreusé le fleuve pour s’en faire un golfe. L’avenir montrera s’il a raison. « Les difficultés de ce plan sont grandes ; mais les millions, dit-il, ne sauraient être mieux employés qu’à donner au grand Mississipi une embouchure digne de lui. » Dernièrement deux ingénieurs de New-York se sont engagés à donner à la passe à l’Outre ainsi qu’à la passe du sud-ouest une largeur de 100 mètres et une profondeur moyenne de vingt pieds. On les verra peut-être à l’œuvre.

Le progrès des bouches du Mississipi vers la haute mer est extrêmement variable. Vers le commencement du siècle dernier, la passe du sud-est avança de deux lieues dans l’espace de vingt ans, et le village de la Balize, qui se trouvait d’abord placé sur une île à une demi-lieue en avant de la barre, finit par être situé à une lieue et demie en amont. M. Élie de Beaumont affirme que, depuis le commencement du siècle, l’embouchure du Mississipi se projette chaque année de 350 mètres plus avant dans la mer ; mais s’il parle de la passe du sud-est, qui, jusqu’en 1826, a été la principale embouchure, les faits sont loin de confirmer sa donnée, car la comparaison de la carte de Pauger, faite en 1723, et de la carte de la commission hydrographique américaine, faite en 1852, établit que pendant cet espace de temps la barre s’est avancée de 6 milles seulement, c’est-à-dire d’environ 75 mètres par an, quatre ou cinq fois moins que la vitesse de progression admise par M. Élie de Beaumont. Encore cette vitesse ne saurait-elle être considérée comme le taux moyen du progrès du delta, car le fleuve choisit alternativement l’une ou l’autre des passes pour en faire l’embouchure principale, et l’une après l’autre les passes délaissées restent stationnaires. En réalité, le progrès du delta mississipien tout entier ne doit pas être évalué à plus de 20 mètres par an ou 2 kilomètres par siècle.

Les calculs établis sur la marche du delta ne peuvent avoir de valeur absolue, puisqu’ils reposent tous sur une hypothèse inexacte, celle de la régularité parfaite des divers phénomènes pendant une longue suite de siècles. Quelques expériences, faites avec le plus grand soin dans le courant d’une cinquantaine d’années, ne nous autorisent point à conclure sur l’économie du fleuve pendant les milliers de siècles écoulés : pour cela, il faudrait aussi que le volume des eaux, la vitesse du courant, la quantité des alluvions, fuissent toujours restés les mêmes. Bien loin de là, les fleuves ont, comme tout ce qui vit, comme les arbres et les animaux, leur période d’accroissement et leur période de décadence. Il en est qui naissent : ainsi la Tornéa s’allonge graduellement à mesure que la Finlande et la Scandinavie émergent de l’Océan ; plus tard, elle recevra dans son lit les diverses rivières qui se déversent maintenant dans le golfe de Bothnie, et finira par se réunir à la Neva, à l’embouchure du golfe de Finlande. Il est aussi des fleuves, qui se meurent, les Deria de Tartarie, le Jourdain, le Desaguadero. Il en est d’autres qui ont cessé d’exister, tels que les fleuves sans eau de l’Égypte et du Sahara. Le soulèvement des montagnes, l’émergence ou la dépression des continens, leur lente précession autour du globe, semblable à la précession des équinoxes, la direction des vents, et leur capacité d’absorption pour l’humidité, créent ou détruisent les fleuves à la longue. Ainsi le Mississipi, tout en allongeant son cours par suite de l’émergence de son continent et du dépôt de ses alluvions, diminue nécessairement d’importance dans l’économie terrestre à mesure que les pics des Montagnes-Rocheuses se haussent pour arrêter aii passage les vapeurs de l’Océan-Pacifique. Il nous est donc impossible aujourd’hui de savoir d’une manière exacte l’ancienneté du delta. Cependant les calculs établis sur l’âge minimum des alluvions fluviales sont relativement très utiles : ils nous font assister aux conquêtes graduelles de la terre sur l’Océan ; ils pourront nous guider plus tard à de plus vastes calculs sur l’âge de toutes les couches sédimentaires ; mais surtout ils agrandissent notre horizon. Bien au-delà des siècles bibliques, ils nous montrent ces mêmes flots jaunâtres saturés de la même argile, tamisant leurs îlots et rejetant leurs troncs d’arbres sur le bord du même golfe ; ils nous font assister à la vie du globe alors que, suivant la tradition juive, la terre était encore informe et vide. Pour computer l’âge minimum du delta et de la plaine qui s’étend depuis l’embouchure de l’Ohio jusqu’à la mer, le géologue Lyell a pris la seule méthode convenable : il a évalué la masse probable des dépôts, d’alluvions pour savoir combien il avait fallu de siècles au Mississipi pour déposer cette énorme quantité de boue et d’argile. Malheureusement les données qu’il a pu recueillir lors de son voyage étaient loin d’être complètes. Il suppose que le Mississipi charrie seulement 3 mètres cubes de boue par seconde, tandis qu’il en roule au moins 6 mètres, en admettant que le fleuve tienne en suspension la 3000e partie seulement de son volume en matières terreuses. Peut-être aussi M. Lyell donne-t-il à la plaine qui s’étend de l’embouchure de l’Ohio jusqu’à celle de la Rivière-Rouge une profondeur trop considérable, et, partant de ces évaluations erronées, il trouve que le remplissage du delta a dû employer pour le moins 100,500 années.

L’ingénieur Ellet, qui mieux que personne au monde a étudié le Mississipi, tombe dans l’excès contraire : il trouve que la masse des alluvions aurait pu être déposée dans le court espace de temps de 22,222 ans ; mais cette évaluation trop faible provient de ce qu’il donne aux détritus du delta inférieur une épaisseur moyenne de 45 mètres seulement. Au contraire, tous les sondages attestent que la couche d’alluvions est pour le moins épaisse de 200 mètres ; à cette profondeur, les ingénieurs du puits artésien de la Nouvelle-Orléans n’ont trouvé que de l’argile bleue alternant avec des couches de sable, des troncs d’arbres, des lits de gnathodon cuneatus, coquillages semblables à ceux que l’on trouve en si grande quantité dans les eaux du Lac-Borgne, et rien n’annonçait que la sonde fût sur le point d’atteindre encore le fond solide. De même une ligne tirée de la pointe méridionale de la Floride à l’embouchure du Mississipi, ligne où déjà les atterrissemens sont très considérables, indique une profondeur moyenne de 200 mètres. Ainsi nous pouvons admettre que l’épaisseur totale de la couche d’alluvions du delta inférieur atteint et dépasse probablement 200 mètres : en admettant cette épaisseur pour notre évaluation, nous trouverons que le dépôt des détritus alluvial a nécessité une période de plus de 55,000 ans[3]. De même, en calculant l’ancienneté du corps d’Indien trouvé dans le sol à une très grande profondeur au-dessous de l’usine à gaz de la Nouvelle-Orléans, on a prouvé que les forêts superposées l’une au-dessus de l’autre dans le sol ont dû se succéder pendant 57,600 ans au moins depuis la mort du sauvage. Cette coïncidence tout imprévue ne laisse pas d’être remarquable.

Nous voilà bien loin de l’âge de cinq ou six mille ans que la théorie célèbre de M. Élie de Beaumont attribue aux deltas, et cependant le Mississipi est tellement actif que pour élever à son embouchure une île d’un kilomètre de côté et d’une profondeur moyenne de 200 mètres, il lui suffirait d’un an et de quelques jours. Si le delta n’avance en moyenne que d’une vingtaine de mètres, c’est évidemment parce que la grande masse de ses alluvions va se perdre dans le fond du golfe du Mexique. Combien d’îlots de vase les vagues n’ont-elles pas démolis pour en répandre les débris sur les côtes depuis la Balize jusqu’au cap Sable, et comment pourrait-on savoir maintenant la masse de ces alluvions emportées par le courant des Florides ? Un jour, quand on connaîtra parfaitement la superficie, la profondeur du delta, le débit moyen des eaux et des matières solides qui les saturent, les calculs actuels seront modifiés sans aucun doute. Les belles cartes de M. Franklin Bâche contribueront à nous faire obtenir ce résultat.

Il ne nous reste plus à parler que du système employé pour lutter contre les envahissemens de ce puissant fleuve, et dont nulle part mieux que dans la partie maritime de son cours on ne peut apprécier les inconvéniens. Ce système consiste en des levées d’une longueur de plusieurs centaines de kilomètres construites sur ses bords. Or, loin d’empêcher les inondations, ces levées ne servent qu’à les rendre plus imminentes. Autrefois les débordemens du fleuve étaient périodiques : l’eau de crue s’épanchait par-dessus les rives, amortissait la force du courant dans les racines entrelacées et les herbes des marécages, déposait toute la vase qu’elle tenait en suspension, et peu à peu descendait vers la mer par les bayous du delta, limpide et clarifiée. À mesure que le delta s’allongeait et que le fond du lit s’élevait, les alluvions se répartissaient à droite et à gauche sur les campagnes, exhaussaient le niveau du sol et formaient des levées naturelles bien plus solides et durables que les levées artificielles de nos jours. Le mal portait son remède avec lui, et si le fond haussait, les rives haussaient en proportion. Aujourd’hui les digues latérales empêchent l’eau des crues de se déverser dans les campagnes : toutes les alluvions restent forcément dans le courant, et ne peuvent plus se déposer qu’à l’embouchure même. Aussi le progrès du delta vers la mer s’opère-t-il plus rapidement qu’autrefois ; le lit s’élève en proportion pour régulariser la pente du Mississipi, les inondations augmentent de hauteur, et, sous peine de voir de terribles crevasses ravager le pays, il faut sans relâche donner également plus de hauteur aux levées, qui s’étendent déjà sur une longueur de plus de 800 kilomètres à droite et à gauche du fleuve. Ainsi on endigue les bords, afin de prévenir les inondations, et les digues elles-mêmes sont des causes d’inondation ; plus elles sont élevées, plus il est nécessaire de les élever encore : il est impossible de sortir de ce cercle vicieux. À la longue, il faudrait construire des levées semblables à celles de l’Hoang-Ho ou du Pô près de Ferrare, et les construire jusqu’à 25 mètres et plus encore au-dessus du niveau de la plaine. Les anciennes levées, dont on trouve les restes dans la campagne à une certaine distance du bord, étaient beaucoup plus basses que les nouvelles ; en quelques endroits, la différence de hauteur s’élève à 2 mètres. Cette différence ne saurait provenir d’un tassement du sol, car les retranchemens et les remblais peuvent se conserver pendant des milliers d’années sans que l’élévation en diminue d’une manière appréciable. Les anciennes levées du Mississipi ont encore une forme aussi régulière et des côtés aussi égaux qu’à l’époque même de la construction.

Une autre cause, provenant aussi du travail de l’homme, menace le sort des levées dans la Basse-Louisiane : cette cause est l’assèchement graduel des immenses marécages qui s’étendent à droite et à gauche du Mississipi dans la partie moyenne de son cours. On a vu que le fleuve déverse dans ces marécages environ 40 pour 100 de la masse totale de ses eaux, et n’en reçoit le résidu que deux ou trois mois après le passage de l’inondation, alors que le niveau des marécages est à son tour plus élevé que celui du fleuve. Si toute cette masse d’eau, équivalente à près de la moitié d’un autre Mississipi, ne pouvait pas s’épancher par-dessus la rive dans les marais, le lit du fleuve dans la Basse-Louisiane serait incapable de la contenir, et tout serait ravagé : campagnes, villes, populations seraient emportées et vomies dans la mer du Mexique. Eh bien ! cette terrible catastrophe se prépare, mais elle se prépare graduellement, de manière à donner à l’homme le pouvoir de l’éviter. En effet, l’agriculture se développe chaque jour sur les bords du Mississipi moyen : beaucoup de marais sont asséchés, d’autres sont défendus contre les inondations par des levées nouvelles ; l’eau qu’ils absorbaient pendant la crue reste maintenant dans le fleuve et descend vers la Nouvelle-Orléans avec une vitesse de 8 kilomètres et même parfois de Il kilomètres à l’heure. C’est un déluge qui s’abat.

On suppute en général que la tranche d’eau de pluie tombant annuellement dans le bassin du Mississipi est de 1 mètre ; mais la rareté des pluies dans le grand désert de l’ouest nous fait supposer que cette estimation est trop élevée : le chiffre de 80 centimètres nous semble plus rapproché de la vérité. De cette quantité d’eau tombant dans son bassin, le Mississipi reçoit environ 10 centimètres, c’est-à-dire la huitième partie ; le reste se perd dans les marécages et les forêts, ou bien s’évapore de nouveau après être tombé. Mais supposons que, par suite de l’assèchement des marécages, seulement 1 centimètre d’eau de plus soit entraîné dans le Mississipi pendant la période de l’inondation : ce ne serait que la quatre-vingtième partie de l’eau totale qui tombe dans le bassin, et cependant, répartie sur les soixante jours de la crue, cette augmentation fournirait au Mississipi de 10,000 à 11,000 mètres cubes de plus par seconde, assez pour engloutir toute la Basse-Louisiane.

Pour résister à l’énorme masse d’eau recueillie dans le vaste bassin qui s’étend des Rocheuses aux Alleghanys, les levées semblent bien faibles : à peine assez hautes pour que l’inondation probable n’en dépasse pas la crête, elles ont les côtés inclinés sous un angle de quarante-cinq degrés, et quand elles sont tant soit peu minées dans la partie inférieure, elles s’écroulent d’elles-mêmes. Imposantes par la hauteur à laquelle elles s’élèvent dans les endroits dangereux, et qui les fait ressembler alors à de véritables fortifications, elles sont en d’autres endroits si mal construites que des colonies de rats musqués en font justice, et les percent dans tous les sens de leurs galeries souterraines. Il n’est pas un canal au monde dont les berges ne soient plus larges et plus solides que les digues qui doivent contenir le puissant Mississipi. Maintenant les propriétaires riverains sont chargés de l’entretien des levées, et le gouvernement les aide quand il s’agit d’une réparation urgente. Ce soin, si important pour la sécurité publique, devrait être confié à d’autres mains que celles de propriétaires souvent obérés ; il est probable qu’une compagnie à laquelle on concéderait une double ligne de chemin de fer sur les bords du fleuve serait dans son propre intérêt meilleure gardienne de l’intérêt général.

Là cependant n’est pas la véritable solution du problème des envahissemens du Mississipi. Sur tous les points du monde, en France comme en Chine, en Italie comme aux États-Unis, il est à croire que les inondations seront tôt ou tard réprimées de la même manière par l’établissement d’un système de réservoirs jouant dans l’économie des fleuves le même rôle que le volant dans la mécanique. Les dernières inondations de la France ont ouvert tous les yeux sur cet important sujet, et l’idée énoncée par M. Rozet de saisir à la gorge tous les torrens au sortir de leurs cirques de montagnes et d’en régulariser le débit par des digues criblantes a trouvé tous les esprits préparés à l’admettre. Nous avons vu que, depuis quinze ans, M. Ellet propose une opération analogue pour régulariser le cours de l’Ohio et de tous ses affluens. Pour diminuer la violence des inondations du Mississipi, il suffirait aussi de creuser un autre lit au fleuve à quelques kilomètres au-dessous de la Nouvelle-Orléans et de le diriger en droite ligne vers le Lac-Borgne : aussitôt le niveau des crues, qui maintenant est de 4 mètres plus élevé que celui de la mer, baisserait de toute sa hauteur ; le fleuve, pour régulariser sa pente, recreuserait lui-même son lit en amont de l’embouchure, et les levées de la Basse-Louisiane cesseraient d’être continuellement en danger.

On devrait faire également ce qu’on a fait en Hollande et ailleurs sur une moindre échelle : former à droite et à gauche du fleuve de vastes bassins de colmatage où les eaux de crue viendraient déposer leurs alluvions. Chaque nouvelle inondation déposerait une nouvelle couche de terre fertile, et c’est ainsi que peu à peu se formerait une digue indestructible déposée par le Mississipi lui-même. Tout progrès industriel et agricole consiste à utiliser au profit de l’homme les forces dangereuses de la terre, à dompter la nature indisciplinée, à faire servir pour son bonheur tout ce qui semblait créé pour asservir l’humanité. Ces forêts profondes où l’on respire la mort avec l’humide parfum des plantes doivent être assainies, ces marécages d’où s’exhale une fiévreuse atmosphère doivent être comblés, ce fleuve menaçant dont le planteur regarde avec inquiétude le courant rapide doit être muselé. Il faut que bientôt le doigt de l’homme puisse guider le Mississipi et le faire serpenter à sa guise à travers le continent comme un précieux auxiliaire, et non plus comme un ennemi.


Telle est en résumé l’histoire de ce magnifique cours d’eau que les poètes ont si bien nommé le père des fleuves, ce Mississipi qui, depuis les sources du Missouri jusqu’à la mer, a 7,000 kilomètres de longueur, reçoit les eaux d’un bassin de plus de 2 millions de kilomètres carrés et déverse dans le golfe un volume de liquide variant de 15,000 à 30,000 tonneaux par seconde. C’est là ce fleuve que l’un des premiers gouverneurs de la Louisiane disait n’être pas même capable de faire flotter une pirogue d’Indiens ; maintenant 750 bateaux à vapeur, portant des marchandises pour une valeur de 3 milliards de francs, naviguent sur les 13,000 kilomètres de développement total qu’il offre avec ses branches et ses affluens. Et cependant le commerce du Mississipi est dans l’enfance. Quelques-unes des provinces riveraines, telles que l’Iowa, l’Illinois et le Missouri, compteront bientôt parmi les points industriels et agricoles les plus importans du monde, et c’est là que se trouvera le centre politique autour duquel graviteront les destinées sociales de tout le continent nord-américain. Déjà le centre de population de la république fédérale se trouve sur les bords de l’Ohio et se rapproche continuellement de l’ouest. En même temps le commerce, l’industrie, la richesse, se déroulent, comme la population, le long des rives de l’Ohio, vers ce point de croisement où l’Ohio, le Missouri et le Haut-Mississipi viennent se rencontrer, et vers lequel les grands lacs du Canada, véritable Méditerranée de l’Amérique du Nord, projettent comme un golfe les eaux du Michigan. Aujourd’hui la population de la plaine du Mississipi est de quatorze millions d’habitans ; en 1900, elle sera de cinquante millions. Peut-on fixer des limites aux progrès fabuleux de l’Amérique du Nord alors qu’on y voit pousser les hommes, comme si un nouveau Deucalion y semait les os de sa mère, par mille et par millions, alors que la solitude d’hier devient la cité d’aujourd’hui, et que le silence morne du désert fait soudain place au mugissement de la vapeur et au roulement des chars ? Il me semble voir dans le Mississipi comme un grand chêne dont chaque branche portera son peuple toujours en mouvement ; j’entends bruire dans ses rameaux comme un tumulte de nations futures.

Les cours d’eau n’ont plus aujourd’hui leur antique importance, car ils ne sont plus les seules voies de communication entre les peuples. Aucun fleuve ne sera désormais ce qu’était le Nil pour les Égyptiens, à la fois le père et le dieu, celui qui faisait naître les peuples, les récoltes et la civilisation dans sa vase échauffée par les rayons du soleil. Aucun autre Gange aux ondes sacrées ne coulera désormais sur la terre, car l’homme n’est plus l’esclave de la nature. Il peut se créer des chemins artificiels plus courts et plus rapides que les chemins naturels, et la seconde nature, plus vivante, qu’il se crée par le travail de ses mains, le dispense d’adorer la première nature, qu’il vient d’asservir. Le Mississipi néanmoins sera plus important comme esclave qu’il ne l’aurait jamais été comme dieu. Il apporte sans cesse au sud les produits, les navires, les eaux, les alluvions et le climat du nord ; il sert d’artère centrale à tout cet organisme de montagnes, de vallées et de plaines où vont se parsemer les villes par milliers et les hommes par millions ; comme le sang, il peut aussi recevoir le nom de chair liquide. Il vivifie l’Amérique du Nord par son mouvement, la sculpte par ses érosions, la complète par son delta toujours envahissant. Un jour, il sera le grand travailleur dont l’homme se servira pour tailler une nature à sa guise ; il rongera, les collines, remplira les lacs et jettera des péninsules dans la mer pour obéir à nos ordres. Son éternelle et puissante vie deviendra le complément de la nôtre.


ÉLISÉE RECLUS.

  1. Souvent la Nouvelle-Orléans a couru de grands dangers ; mais on a entrepris de la mettre à l’abri par une digue élevée à travers l’isthme qui sépare le fleuve du lac de Pontchartrain, et retenant les eaux d’inondation en cas de crevasse. Aujourd’hui ce travail est probablement achevé.
  2. C’est dans cette partie du cours qu’une nouvelle embouchure de 400 mètres de largeur et de 22 mètres de profondeur moyenne s’est ouverte tout à coup. Pour éviter l’énorme détour des passes et arriver plus vite à la baie de Barataria, quelques pêcheurs d’huîtres avaient creusé un petit canal à travers la vase ; mais pendant une nuit d’orage le fleuve emporta les écluses, et se forma une nouvelle embouchure connue maintenant sous le nom de jump (saut)
  3. La superficie du bas delta est de 35,225 kilomètres carrés. Pour le former, il a donc fallu 7,045,000,000,000 mètres cubes d’alluvions. La plaine de l’Ohio à la Rivière-Rouge s’étend sur une superficie d’environ 70,000 kilomètres carrés. La profondeur des dépôts peut y être évaluée en moyenne à 50 mètres. Pour remplir cette plaine, il a donc fallu 3,500,000,000,000 mètres cubes, ce qui pour la plaine et le delta nous donne un total de 10,545,000,000,000 mètres cubes d’alluvions. Or le fleuve roule en moyenne 18,038 mètres cubes d’eau par seconde, et si les matières terreuses forment, comme le veulent MM. Riddell, Tyler, Ellet et d’autres, la 3,000e partie des eaux du fleuve, le dépôt de boue qui se forme à l’embouchure doit être de 6 mètres cubes par seconde, ou de 191,666,000 mètres cubes par an. À ce taux il a fallu au moins 55,017 années pour que le Mississipi, ce rude travailleur, pût remplir son vaste delta, égal à la cinquième partie de la France en étendue, et jeter dans le golfe du Mexique les bases d’un delta futur.