Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre I/§ 14

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 434).
§ 14. — Vérité intuitive et vérité démontrée. La vérité intuitive est le fondement de l’autre. 
 66


§ 14.


Après ces diverses considérations, qui, je l’espère, feront mieux comprendre la différence et le rapport qu’il y a entre le mode de connaissance de la raison pure, la science et le concept d’une part, et la connaissance immédiate d’autre part, dans l’intuition purement sensorielle et mathématique, ainsi que l’aperception par l’entendement ; après la théorie épisodique du sentiment et du rire, à laquelle nous sommes arrivés presque inévitablement, par suite de ce merveilleux rapport qui existe entre tous nos modes de connaissance, je reviens à la science, et je vais en poursuivre l’examen, comme celui du troisième privilège que la raison a donné à l’homme, en outre du langage et de la conduite réfléchie. Les considérations générales sur la science, que nous allons aborder, concerneront, les unes la forme, les autres le fond même de ses jugements, et enfin sa substance.

Nous avons vu que, — la logique pure exceptée, — toutes les autres sciences n’ont pas leur principe dans la raison même, mais que, puisées ailleurs, sous la forme de connaissance intuitive, elles sont déposées en elle, où elles revêtent la forme toute différente de connaissances abstraites. Tout savoir, c’est-à-dire toute connaissance élevée à la conscience abstraite, est à la science proprement dite dans le rapport de la partie au tout. Tout le monde arrive, grâce à l’expérience et à force de regarder les phénomènes particuliers, à connaître bien des choses ; mais celui dont le but est de connaître in abstracto n’importe quel genre d’objets, celui-là seul vise à la science. À l’aide des concepts, il peut isoler ce genre d’objets ; aussi, au début de toute science, y a-t-il un concept qui détache une partie de l’ensemble des choses, et nous en promet une entière connaissance in abstracto : par exemple la notion des rapports de l’espace, ou de l’action réciproque des corps inorganiques, ou de la nature des plantes, des animaux, ou les changements successifs à la surface de la terre, ou les modifications de l’espèce humaine prise dans son ensemble, ou la formation d’une langue, etc. Si la science voulait acquérir la connaissance de son objet, en examinant séparément toutes les choses comprises dans le concept, jusqu’à ce qu’elle eût pris petit à petit connaissance du tout, il n’y aurait d’abord aucune mémoire humaine assez riche pour y suffire, et ensuite on ne serait jamais sûr d’avoir tout épuisé. C’est pourquoi elle met à profit cette propriété des sphères de concepts, que nous avons indiquée plus haut, — qui consiste à pouvoir se réduire les unes dans les autres, et s’étend avant tout aux sphères les plus élevées comprises dans le concept de son objet. Les rapports mutuels de ces sphères une fois déterminés, tous leurs éléments se trouvent déterminés du même coup, et cette détermination devient de plus en plus précise, à mesure qu’elle dégage des sphères de concepts de plus en plus restreintes. De cette façon seulement une science peut embrasser totalement son objet. La méthode qu’elle suit pour arriver à la connaissance, c’est-à-dire le passage du général au particulier, la distingue du savoir ordinaire ; aussi la forme systématique est-elle un élément indispensable et caractéristique de la science.

L’enchaînement des sphères de concepts les plus générales de chaque science, c’est-à-dire la connaissance de leurs premiers principes, est la condition nécessaire pour les étudier. On peut descendre aussi loin qu’on voudra dans les principes particuliers, on n’augmentera pas la profondeur, mais seulement l’extension de son savoir. Le nombre des premiers principes, auxquels tous les autres sont subordonnés, est très différent, suivant les sciences, si bien que dans quelques-unes ce sont les cas de subordination qui dominent, et dans les autres ce sont ceux de coordination ; à ce point de vue, les unes exigent une plus grande force de jugement, les autres, une plus grande mémoire. C’était un point déjà connu des scolastiques[1], qu’aucune science, — toute conclusion exigeant deux prémisses, — ne peut sortir d’un principe unique, lequel sera très vite épuisé ; il en faut plusieurs, deux au moins. Les sciences de classification, la zoologie, la botanique, et aussi la physique et la chimie, en tant que ces dernières ramènent toutes les actions inorganiques à un nombre restreint de forces élémentaires, ont la plus vaste subordination ; au contraire l’histoire n’en a proprement aucune, car le général, chez elle, consiste en considérations sur les périodes principales, — considérations dont on ne peut pas déduire les circonstances particulières ; elles ne sont subordonnées que dans le temps aux périodes principales : au point de vue de l’idée, elles sont simplement coordonnées avec elles. C’est pourquoi l’histoire, à proprement parler, est un savoir plutôt qu’une science. En mathématique, il y a bien, — quand on suit le procédé d’Euclide, — des axiomes, c’est-à-dire des principes premiers indémontrables, auxquels toutes les démonstrations sont subordonnées, de proche en proche ; mais ce procédé n’est pas essentiel à la géométrie, et en réalité chaque théorème amène une construction nouvelle dans l’espace, qui est indépendante des précédentes, et qui peut fort bien être admise indépendamment de celles-ci, par elle-même, dans la pure intuition de l’espace, où la construction la plus compliquée est en elle-même aussi immédiatement évidente que l’axiome : mais nous reparlerons de ce point plus loin. En attendant, chaque proposition mathématique reste une vérité générale, qui vaut pour un nombre infini de cas particuliers, et la méthode essentielle des mathématiques est cette marche graduelle des propositions les plus simples aux plus complexes, qui peuvent d’ailleurs se convertir les unes dans les autres ; et ainsi les mathématiques, considérées à tous les points de vue, sont une science.

La perfection d’une science, comme telle, c’est-à-dire quant à sa forme, consiste à ce que les principes soient aussi subordonnés et aussi peu coordonnés que possible. Par conséquent, le talent scientifique en général, c’est la faculté de subordonner les sphères de concepts suivant l’ordre de leurs différentes déterminations. De cette façon, — et c’est ce que Platon recommande si souvent, — la science ne se compose pas d’une généralité, au-dessous de laquelle on rencontre immédiatement une infinité de cas particuliers simplement juxtaposés ; c’est une connaissance progressive qui va du général au particulier, au moyen de concepts intermédiaires et de divisions fondées sur des déterminations de plus en plus restreintes. D’après Kant, elle satisfait ainsi également à la loi d’homogénéité et de spécification. Mais, par cela même que la perfection scientifique proprement dite résulte de là, il est clair que le but de la science n’est pas une plus grande certitude ; car la plus mince des connaissances particulières est aussi certaine. Son vrai but est de faciliter le savoir, en lui imposant une forme, et par là la possibilité pour le savoir d’être complet. De là l’opinion courante, mais erronée, que le caractère scientifique de la connaissance consiste dans une plus grande certitude ; de là aussi l’opinion, non moins fausse, qui en résulte, que les mathématiques seules et la logique sont des sciences proprement dites, parce que c’est en elles que réside la certitude inébranlable de toute connaissance, par suite de leur complète apriorité. Sans doute on ne peut leur refuser ce dernier privilège ; mais ce n’est pas en cela que consiste le caractère scientifique, lequel n’est pas la certitude, mais une forme systématique de la connaissance, qui est une marche graduelle du général au particulier. Cette marche de la connaissance, qui est propre aux sciences, et qui va du général au particulier, entraîne cette conséquence que la plupart de leurs propositions sont dérivées de principes précédemment admis, c’est-à-dire sont fondées sur des preuves. C’est de là qu’est sortie cette vieille erreur, qu’il n’y a de parfaitement vrai que ce qui est prouvé, et que toute vérité repose sur une preuve, quand, au contraire, toute preuve s’appuie sur une vérité indémontrée, qui est le fondement même de la preuve, ou des preuves de la preuve. Il y a donc le même rapport entre une vérité indémontrée et une autre qui s’appuie sur une preuve, qu’entre de l’eau de source et de l’eau amenée par un aqueduc. L’intuition, —— soit pure et a priori, comme en mathématiques, — soit a posteriori, comme dans les autres sciences, est la source de toute vérité et le fondement de toute science. Il faut en excepter seulement la logique, qui est fondée sur la connaissance non intuitive, quoique immédiate, qu’acquiert la raison de ses propres lois. Ce ne sont pas les jugements fondés sur des preuves, ni leurs preuves, mais les jugements sortis directement de l’intuition et, pour toute preuve, fondés sur elle, qui sont à la science ce que le soleil est au monde. C’est d’eux que découle toute lumière, et tout ce qu’ils ont éclairé est capable d’éclairer à son tour. Asseoir immédiatement sur l’intuition la vérité de ces jugements, tirer les assises mêmes de la science de la variété infinie des choses, voilà l’œuvre du jugement proprement dit (la faculté de jugement : Urtheilskraft) qui consiste dans le pouvoir de transporter dans la conscience abstraite ce qui a été une fois exactement connu, et qui est par conséquent l’intermédiaire entre l’entendement et la raison pure. C’est seulement lorsque la puissance de cette faculté est tout à fait remarquable et dépasse vraiment la mesure ordinaire, qu’elle peut faire progresser la science ; mais déduire des conséquences, prouver et conclure, cela est donné à tout individu dont la raison est saine. En revanche, abstraire et fixer, pour la réflexion, la connaissance intuitive en concepts déterminés, de façon à grouper sous un même concept les caractères communs d’une foule d’objets réels, et sous autant de concepts tout ce qu’ils ont d’éléments différents ; procéder, en un mot, de telle sorte que l’on connaisse et que l’on pense comme différent tout ce qui est différent, en dépit d’une convenance partielle, et comme identique tout ce qui est identique, en dépit d’une différence également partielle, le tout conformément au but et au point de vue qui dominent dans chaque opération : voilà l’œuvre du jugement. Le manque de cette faculté produit la niaiserie. Le niais méconnaît tantôt la différence partielle ou relative de ce qui est identique à un certain point de vue, ou tantôt l’identité de ce qui est relativement ou partiellement différent. On peut d’ailleurs, après cette théorie du jugement, employer la division de Kant en jugements réfléchissants et jugements subsumants, suivant que la faculté de juger va de l’objet de l’intuition au concept ou du concept à l’intuition : dans les deux cas, elle est toujours intermédiaire entre la connaissance de l’entendement et celle de la raison.

Il n’y a aucune vérité qui puisse sortir entièrement d’un syllogisme ; la nécessité de la fonder sur des syllogismes est toujours relative, et même subjective. Comme toutes les preuves sont des syllogismes, le premier soin pour une vérité nouvelle n’est pas de chercher une preuve, mais l’évidence immédiate, et ce n’est qu’à défaut de celle-ci qu’on procède provisoirement à la démonstration. Aucune science ne peut être absolument déductive, pas plus qu’on ne peut bâtir en l’air ; toutes ses preuves doivent nous ramener à une intuition, laquelle n’est plus démontrable. Car le monde tout entier de la réflexion repose sur le monde de l’intuition et y a ses racines. L’extrême évidence, l’évidence originelle est une intuition, comme son nom même l’indique : ou bien elle est empirique, ou bien elle repose sur l’intuition a priori des conditions de la possibilité de l’expérience. Dans les deux cas, elle n’apporte qu’une connaissance immanente et non transcendante. Tout concept n’existe et n’a de valeur qu’autant qu’il est en relation, aussi lointaine qu’on voudra, avec une représentation intuitive : ce qui est vrai des concepts est vrai des jugements qu’ils ont servi à former, et aussi de toutes les sciences. Aussi doit-il y avoir un moyen quelconque de connaître, sans démonstrations ni syllogismes, mais immédiatement, toute vérité trouvée par voie syllogistique et communiquée par démonstrations. Sans doute, cela sera difficile pour bien des propositions mathématiques très compliquées et auxquelles nous n’arrivons que par une série de conclusions, comme, par exemple, le calcul des cordes et des tangentes d’arc, que l’on déduit du théorème de Pythagore ; mais même une vérité de ce genre ne peut se fonder uniquement et essentiellement sur des principes abstraits, et les rapports de dimension dans l’espace sur lesquels elle repose doivent pouvoir être mis en évidence pour l’intuition pure a priori, de telle façon que leur énonciation abstraite se trouve immédiatement certifiée. Tout à l’heure, nous traiterons en détail des démonstrations mathématiques.

On parle souvent, et avec beaucoup de fracas, de certaines sciences qui reposeraient entièrement sur des conclusions rigoureusement tirées de prémisses absolument certaines, et qui pour ce motif seraient d’une solidité inébranlable. Mais on n’arrivera jamais, avec un enchaînement purement logique de syllogismes, — si certaines que soient les prémisses, — qu’à éclaircir et à exposer la matière qui repose déjà toute prête dans les prémisses ; on ne fera que traduire explicitement ce qui s’y trouvait déjà compris implicitement. Quand on parle de ces fameuses sciences, on a en vue les mathématiques, et particulièrement l’astronomie. La certitude de cette dernière provient de ce qu’elle a à sa racine une intuition a priori, et par conséquent infaillible de l’espace, et de ce que les rapports dans l’espace dérivent les uns des autres avec une nécessité (principe d’être) qui donne la certitude a priori et peuvent se déduire en toute sûreté. À ces déterminations mathématiques vient se joindre seulement une unique force physique, la gravité, agissant dans le rapport exact des masses et du carré de la distance, et enfin la loi d’inertie, certaine a priori, puisqu’elle découle du principe de causalité, ainsi que la donnée empirique du mouvement imprimé une fois pour toutes à chacune de ces masses.

Voilà tout l’appareil de l’astronomie, qui, par sa simplicité comme par sa sûreté, conduit à des résultats certains et, par la grandeur de l’importance de son sujet, offre le plus haut intérêt. Par exemple, connaissant la masse d’une planète et la distance qui la sépare de son satellite, je puis en conclure avec certitude le temps que met ce dernier à accomplir sa révolution, d’après la deuxième loi de Kepler ; le principe de cette loi est qu’à telle distance, telle vélocité est seule capable de maintenir le satellite attaché à sa planète, et de l’empêcher aussi de tomber sur elle. — Ainsi, ce n’est qu’à l’aide d’une pareille base géométrique, c’est-à-dire en vertu d’une intuition a priori, et encore à l’aide d’une loi physique, que l’on peut aller loin avec des raisonnements, parce qu’ici ils ne sont pour ainsi dire que des ponts pour passer d’une intuition à une autre ; mais il n’en est pas de même pour de pures et simples conclusions, déduites par une voie exclusivement logique. — Cependant l’origine propre des premières vérités fondamentales de l’astronomie est l’induction, c’est-à-dire cette opération par laquelle on rassemble dans un jugement exact et directement motivé les données comprises dans beaucoup d’intuitions : sur ce jugement on fonde alors des hypothèses, lesquelles, confirmées par l’expérience (ce qui est une induction presque parfaite), viennent prouver l’exactitude du premier jugement. Par exemple, le mouvement apparent des planètes est connu empiriquement : après plusieurs hypothèses fausses sur les relations de ce mouvement dans l’espace (orbite planétaire), on trouva enfin l’hypothèse vraie, puis les lois qui la dirigent (lois de Kepler), et plus tard on découvrit aussi la cause de ces lois (gravitation universelle) ; et c’est l’accord expérimentalement reconnu de tous les cas nouveaux qui se présentaient, avec ces hypothèses et avec toutes leurs conséquences, autrement dit l’induction, qui leur a assuré une certitude complète. La découverte de l’hypothèse était « affaire du jugement », qui a justement saisi et convenablement formulé le fait donné ; mais c’est l’induction, c’est-à-dire une intuition multiple, qui en a confirmé la vérité. L’hypothèse pourrait même être vérifiée directement, par une seule intuition empirique, si nous pouvions parcourir librement les espaces, et si nos yeux étaient des télescopes. Par conséquent, ici même, les raisonnements ne forment pas la source unique ni essentielle de la connaissance ; ils ne sont qu’un instrument.

Enfin, pour donner un troisième exemple, dans un autre genre, nous ferons observer que les prétendues vérités métaphysiques, de la nature de celles que Kant établit dans ses Éléments métaphysiques de la science de la nature, ne doivent pas non plus leur évidence à des preuves. Ce qui est certain a priori, nous le connaissons directement, et nous en avons la conscience nécessaire, comme étant la forme de toute connaissance. Par exemple, ce principe que la matière est permanente, c’est-à-dire qu’elle ne peut ni se créer, ni se détruire, nous le connaissons directement à titre de vérité négative : en effet, notre intuition pure du temps et de l’espace nous fait connaître la possibilité du mouvement ; l’entendement nous fait connaître, par la loi de causalité, la possibilité du changement de la forme et de la qualité : mais nous manquons absolument de formes pour nous représenter une création ou une destruction de la matière. Aussi la vérité citée ci-dessus a-t-elle été évidente toujours, partout et à chacun, et n’a jamais sérieusement été mise en doute ; ce qui ne pourrait être, si elle n’avait pas d’autre principe de connaissance que la démonstration si laborieuse et si chancelante de Kant. Mais, à part cela, je trouve encore cette démonstration fausse (j’expose cela plus au long dans le Supplément), et j’ai montré plus haut que la permanence de la matière dérive non de la participation du temps, mais de celle de l’espace, à la possibilité de l’expérience. La vérification réelle de ces vérités, dites métaphysiques sous ce rapport, c’est-à-dire de ces expressions abstraites des formes nécessaires et générales de la connaissance, ne peut pas se trouver à son tour dans des principes abstraits, mais dans la connaissance directe des formes de la représentation, — connaissance qui s’énonce a priori par des affirmations apodictiques et à l’abri de toute réfutation. Si, malgré tout, on tient à en faire la preuve, on devra nécessairement démontrer que la vérité en question est contenue en partie ou sous-entendue, dans une autre vérité non contestée : c’est ainsi que j’ai montré, par exemple, que toute intuition expérimentale contient déjà l’application de la loi de causalité, dont la connaissance est, par conséquent, la condition de toute expérience, et ne peut être donnée et conditionnée par cette dernière, ainsi que le prétendait Hume. — En général, les preuves sont destinées moins à ceux qui étudient qu’à ceux qui veulent disputer. Ces derniers nient obstinément toute proposition directement établie ; mais la vérité seule peut s’accorder constamment avec tous les faits ; on doit donc leur faire voir qu’ils accordent sous une forme et médiatement ce que, sous une autre forme, ils nient directement, c’est-à-dire qu’il faut leur montrer le rapport logiquement nécessaire qui existe entre ce qu’ils nient et ce qu’ils admettent.

En outre, il résulte de la forme scientifique, c’est-à-dire de la subordination du particulier au général, en suivant une marche ascendante, que la vérité de bien des propositions est seulement logique, j’entends fondée sur leur dépendance à l’égard d’autres propositions, en un mot sur le seul raisonnement, — qui leur sert en même temps de preuve. Mais on ne doit jamais oublier que tout cet appareil n’est qu’un moyen pour faciliter la connaissance, et non pour arriver à une plus grande certitude. Il est plus facile de reconnaître la nature d’un animal par l’espèce, — ou, en remontant plus haut, par le genre, la famille, l’ordre, la classe à laquelle il appartient, — que d’instituer chaque fois une nouvelle expérience pour l’animal en question. Toutefois la vérité de toute proposition déduite par voie syllogistique n’est jamais qu’une vérité conditionnelle et qui, en dernière analyse, ne repose pas sur une suite de raisonnements, mais sur une intuition. Si cette intuition était aussi facile qu’une déduction syllogistique, on devrait la préférer au raisonnement. Car toute déduction de concepts est sujette à bien des erreurs : les sphères, comme nous l’avons montré, rentrent les unes dans les autres par une infinité de moyens, et la détermination de leur contenu est souvent incertaine : on trouverait des exemples de ces erreurs dans les preuves de bien des sciences fausses et dans les sophismes de toute espèce. — Sans doute, le syllogisme, dans sa forme, est d’une certitude absolue ; mais il n’en est pas de même pour ce qui en constitue la matière, j’entends le concept ; car les sphères de concepts ou bien ne sont pas assez exactement déterminées, ou bien rentrent de tant de façons les unes dans les autres, qu’une sphère est contenue en partie dans beaucoup d’autres, et qu’on peut ainsi passer de cette sphère à mainte autre, et ainsi de suite, suivant le bon plaisir du raisonneur, — ainsi que nous l’avons déjà montré. En d’autres termes : le terminus minor de même que le medius peuvent toujours être subordonnés à différents concepts, parmi lesquels on choisit à volonté le terminus major et le medius ; et il en résulte que la conclusion est différente, suivant le concept choisi. — Il résulte de tout ceci que l’évidence immédiate est toujours préférable à la vérité démontrée, et qu’on ne doit se décider pour celle-ci que lorsqu’il faudrait aller chercher celle-là trop loin. On doit, au contraire, l’abandonner lorsque l’évidence est tout près de nous, ou seulement plus à notre portée que la démonstration. C’est pourquoi nous avons vu qu’en logique, où, pour chaque cas particulier, la connaissance immédiate est plus à notre portée, que la déduction scientifique, nous ne dirigeons jamais notre pensée que d’après la connaissance immédiate des lois de la raison, et que nous ne nous servons pas de la logique.

  1. Suarez, Disput. métaphys., disp. III, sect. iii, tit. 3.