Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre II/§ 29

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).
§ 29. — Résumé. La volonté en soi n’a pas de but, parce qu’elle n’a pas de cause : le principe de causalité ne vaut que pour les phénomènes. 
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§ 29.


Je termine ici cette seconde grande division de mon travail ; j’espère avoir réussi, — autant du moins que cela est possible, lorsqu’on exprime pour la première fois une pensée neuve, qui par suite n’est point encore complètement débarrassée des caractères personnels à son premier auteur, — j’espère, dis-je, avoir réussi à prouver d’une manière certaine que ce monde, où nous vivons et existons, est à la fois et dans tout son être partout volonté, partout représentation ; que la représentation suppose déjà, comme telle, une forme, celle de l’objet et du sujet, et que par conséquent elle est relative ; qu’enfin, si nous nous demandons ce qui subsiste, abstraction faite de cette forme et de toutes celles qui lui sont subordonnées et qui sont exprimées par le principe de raison, ce résidu, considéré comme différent de tous points (toto genere) de la représentation, ne peut être autre que la volonté, c’est-à-dire la chose en soi proprement dite. Chacun a conscience qu’il est lui-même cette volonté, volonté constitutive de l’être intime du monde ; chacun aussi, a conscience qu’il est lui-même le sujet connaissant, dont le monde entier est la représentation ; ce monde n’a donc d’existence que par rapport à la conscience, qui est son support nécessaire. Ainsi, sous ce double rapport, chacun est lui-même le monde entier, le microcosme ; chacun trouve les deux faces du monde pleines et entières en lui. Et ce que chacun reconnaît comme sa propre essence épuise aussi l’essence du monde entier, du microcosme : ainsi, le monde est comme l’individu, partout volonté, partout représentation, et, en dehors de ces deux éléments, il ne reste aucun résidu. Nous voyons ainsi que la philosophie de Thalès qui étudie le macrocosme se confond avec celle de Socrate qui étudie le microcosme : leurs deux sujets, en effet, se trouvent réduits à l’identité. — Les théories exposées dans les deux premiers livres gagneront ainsi en précision comme en solidité dans les deux livres suivants ; en outre, bien des questions que nos considérations précédentes ont plus ou moins clairement soulevées y trouveront, j’espère, une réponse satisfaisante.

Il y a pourtant une de ces questions que nous devons encore examiner à part, car elle ne se pose que si l’on n’est pas bien entré dans l’esprit de notre précédente exposition ; d’ailleurs, elle peut servir à l’éclaircir. La voici : — Toute volonté est la volonté de quelque chose ; elle a un objet, un but de son effort : qu’est-ce donc que veut cette volonté qu’on nous donne comme l’essence du monde en soi, et à quoi tend-elle ? — Cette question, comme beaucoup d’autres, repose sur la confusion de l’être en soi et du phénomène : le phénomène est soumis au principe de raison, dont la loi de causalité est une forme ; il n’en est pas de même de l’être en soi. Il n’y a que les phénomènes, comme tels, et que les choses isolées dont on puisse toujours donner une raison : la volonté s’en passe, ainsi que l’idée où elle s’objective d’une manière adéquate. Prenez un mouvement isolé, ou plus généralement une modification physique : vous pouvez en chercher la cause, je veux dire un état qui ait rendu cette modification nécessaire ; vous ne le pouvez plus s’il s’agit de la force naturelle qui opérait dans ce phénomène et dans tous ceux qui lui ressemblent. C’est un vrai non-sens, résultant d’un défaut de réflexion, que de demander la cause de la pesanteur, de l’électricité, etc. Si l’on montrait que la pesanteur et l’électricité ne sont pas des forces naturelles irréductibles et simples, mais seulement des formes phénoménales d’une autre force connue et plus générale, on pourrait demander pourquoi cette force se traduit ici par la pesanteur, là par l’électricité. Cette analyse a été exposée plus haut en détail. L’acte isolé d’un individu conscient (qui n’est lui-même qu’un phénomène de la volonté, chose en soi) nécessite un motif, et n’aurait pas lieu sans cela. Mais de même que la cause matérielle détermine seulement le temps, le lieu et la matière où se manifestera telle ou telle force physique, de même le motif ne détermine dans l’acte volontaire d’un sujet conscient que le temps, le lieu et les circonstances, différentes pour chaque acte. Il ne détermine pas le fait même que cet être veut, soit en général, soit dans ce cas particulier. C’est là une manifestation de son caractère intelligible : celui-ci est la volonté même, la chose en soi ; il n’a pas de cause, étant hors du domaine où règne le principe de raison. Ainsi, l’homme a toujours un but et des motifs qui règlent ses actions : il peut toujours rendre compte de sa conduite dans chaque cas. Mais demandez-lui pourquoi il veut, ou pourquoi il veut être, d’une manière générale : il ne saura que répondre ; la question lui semblera même absurde. Il montrera par là qu’il a conscience de n’être que volonté, qu’il regarde ses volitions comme se comprenant d’elles-mêmes, et n’a besoin que pour ses actions particulières, et pour le moment où elles ont lieu, de la détermination spéciale des motifs.

L’absence de tout but et de toute limite est, en effet, essentielle à la volonté en soi, qui est un effort sans fin. Nous avons déjà touché plus haut à la question, en parlant de la force centrifuge : le fait se manifeste aussi, sous sa forme la plus simple, au plus bas degré d’objectité de la volonté, dans la pesanteur ; on y voit nettement l’effort continuel, joint à l’impossibilité d’atteindre le but. Supposons que, comme elle y tend, toute la matière existante ne forme qu’une masse : à son intérieur, la pesanteur qui tendrait vers le centre, continuerait à lutter contre l’impénétrabilité, sous forme de rigidité ou d’élasticité. L’effort de la matière ne peut qu’être continu, il ne peut être jamais réalisé ni satisfait. C’est ce qu’il a de commun avec toutes les forces qui sont des manifestations de la volonté : le but qu’elle atteint n’est jamais que le point de départ d’une carrière nouvelle, et cela à l’infini. La plante, qui est une de ces manifestations, se développe, et forme, du bourgeon primitif, la tige, les feuilles, les fleurs, les fruits : mais le fruit est lui-même l’origine d’un nouveau bourgeon, d’un nouvel individu, qui recommence à parcourir la vieille carrière, et cela éternellement. Il en est de même du cours de la vie chez les animaux : la procréation en est le plus haut point ; cet acte accompli, la vie du premier individu s’éteint plus ou moins vite, pendant qu’un autre assure à la nature la conservation de l’espèce, et recommence le même phénomène. C’est encore une simple manifestation de cet effort et de ce mouvement perpétuels que le renouvellement continuel de la matière dans chaque organisme ; les physiologistes n’y voient plus aujourd’hui un renouvellement nécessaire de la matière consommée par le mouvement : l’usure possible de la machine ne saurait équivaloir à l’apport constant de la nourriture ; un éternel devenir, un écoulement sans fin, voilà ce qui caractérise les manifestations de la volonté. Il en est aussi de même des efforts et des désirs de l’homme : leur accomplissement, but suprême de la volonté, miroite devant nous ; mais, dès qu’ils sont atteints, ils ne sont plus les mêmes ; on les oublie, ils deviennent des vieilleries, et, qu’on se le cache ou non, on finit toujours par les mettre de côté, comme des illusions disparues. Trop heureux celui qui garde encore un désir et une aspiration : il pourra continuer ce passage éternel du désir à sa réalisation, et de cette réalisation à un nouveau désir ; quand ce passage est rapide, il est le bonheur ; il est la douleur s’il est lent. Mais au moins il n’est pas cette immobilité qui produit un ennui affreux, paralysant, un désir sourd sans objet déterminé, une langueur mortelle, — En résumé, la volonté sait toujours, quand la conscience l’éclaire, ce qu’elle veut à tel moment et à tel endroit ; ce qu’elle veut en général, elle ne le sait jamais. Tout acte particulier a un but ; la volonté même n’en a pas ; comme tous les phénomènes naturels isolés, son apparition à tel lieu, à tel moment, est déterminée par une cause qui en rend raison ; mais la force plus générale qui se manifeste dans ce phénomène n’a pas elle-même de cause, puisqu’il n’est qu’un degré des manifestations de la chose en soi, de la volonté qui échappe au principe de raison. La seule conscience générale d’elle-même qu’ait la volonté est la représentation totale, l’ensemble du monde qu’elle aperçoit : il est son objectité, sa manifestation et son miroir ; et ce qu’il exprime à ce point de vue sera l’objet de nos considérations ultérieures[1].

  1. Cf. liv. II chap. XXVIII.