Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 30

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).


§ 30.


Après avoir, dans le premier livre, étudié le monde à titre de simple représentation, d’objet mis en regard d’un sujet, nous l’avons, dans le second livre, considéré sous un autre point de vue : nous avons découvert que ce point de vue est celui de la volonté ; or, la volonté se manifeste uniquement comme ce qui constitue le monde, abstraction faite de la représentation ; c’est alors que, conformément à cette notion, nous avons donné au monde considéré à titre de représentation le nom suivant, qui correspond à son ensemble comme à ses parties : l’objectité de la volonté, ce qui signifie : la volonté devenue objet, c’est-à-dire représentation. Rappelons-nous encore ceci : une telle objectivation de la volonté est susceptible de degrés nombreux, mais bien définis, qui sont la mesure de la netteté et de la perfection croissantes avec lesquelles l’essence de la volonté se traduit dans la représentation, autrement dit se pose comme objet. Dans ces degrés, nous avons déjà précédemment reconnu les Idées de Platon, en tant qu’ils sont précisément les espèces définies, les formes et les propriétés originelles et immuables de tous les corps naturels, tant inorganiques qu’organiques, ou encore les forces générales qui se manifestent conformément aux lois de la nature. Toutes ces Idées se manifestent dans une infinité d’individus, d’existences particulières, pour lesquelles elles sont ce qu’est le modèle pour la copie. Cette pluralité d’individus n’est intelligible qu’en vertu du temps et de l’espace ; leur naissance et leur disparition ne sont intelligibles que par la causalité ; or, dans toutes ces formes, nous ne reconnaissons autre chose que les différents points de vue du principe de raison, qui est le principe dernier de toute limitation et de toute individuation, la forme générale de la représentation, telle qu’elle tombe sous la conscience de l’individu en tant qu’individu. L’Idée, au contraire, ne se soumet pas à ce principe ; aussi est-elle étrangère à la pluralité comme au changement. Tandis que les individus, les innombrables individus, dans lesquels elle se manifeste, sont soumis irrévocablement au devenir et à la mort, elle demeure inaltérable, unique et identique : le principe de raison, pour elle, est sans valeur. Pourtant, dans la mesure où le sujet exerce sa faculté de connaître à titre d’individu, ce principe est pour lui la forme directrice de toute connaissance ; il s’ensuit que les Idées sont complètement étrangères à la sphère de connaissance du sujet considéré comme individu. Aussi la condition nécessaire pour que les Idées deviennent objet de connaissance est-elle la suppression de l’individualité dans le sujet connaissant. Ce sont les détails, développements et explications nécessaires sur ce point, qui vont nous occuper dans ce qui suit.