Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 41

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 436).
§ 41. — De la beauté : qu’il y a de la beauté partout, même dans les œuvres les plus imparfaites de l’art. 
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§ 41.


La marche de notre étude nous a nécessairement induits a intercaler ici l’analyse du sublime, alors que l’analyse du beau n’était achevée qu’à moitié, c’est-à-dire n’était faite qu’au point de vue subjectif. C’est en effet une simple modification de ce point de vue, qui distingue le sublime du beau. L’état de connaissance pure et exempte de volonté, que toute contemplation esthétique suppose et exige, peut-il, grâce à l’objet qui nous sollicite et nous attire, se produire spontanément, sans résistance, par le simple évanouissement de la volonté ? Cet état, au contraire, doit-il être conquis par un libre et conscient effort pour nous élever au-dessus de la volonté, au-dessus des rapports défavorables et hostiles qui relient l’objet contemplé à la volonté et qui, du moment qu’on s’en préoccupe, mettent fin à la contemplation esthétique ? — C’est sur cette question que se fonde la distinction entre le sublime et le beau. Dans l’objet ils ne se distinguent point l’un de l’autre : car, dans le premier cas comme dans le second, l’objet de la contemplation esthétique n’est point la chose particulière, mais l’Idée qui tend à se manifester en elle, c’est-à-dire l’objectité adéquate de la volonté à un degré déterminé : son corrélatif nécessaire, exempt comme elle du principe de raison, c’est le sujet connaissant pur ; de même que le corrélatif de la chose particulière est l’individu connaissant, soumis comme elle au principe de raison.

Dire qu’une chose est belle, c’est exprimer qu’elle est l’objet de notre contemplation esthétique ; ce qui implique, premièrement, que la vue de cette chose nous rend objectifs, c’est-à-dire qu’en la contemplant nous avons conscience de nous-mêmes non plus à titre d’individus, mais à titre de sujets connaissants purs, exempts de volonté ; secondement, que nous reconnaissons dans l’objet non plus une chose particulière, mais une Idée ; ce qui ne peut arriver qu’à la condition de ne point nous soumettre, dans la considération de l’objet, au principe de raison, de renoncer à suivre les rapports que l’objet peut avoir en dehors de lui et qui aboutissent toujours en dernière analyse à la volonté, à la condition enfin de nous arrêter à l’objet lui-même. Car, à titre de corrélatifs nécessaires, l’Idée et le sujet connaissant pur se présentent toujours ensemble à la conscience ; à partir de ce moment toute différence de temps disparaît, car l’Idée et le sujet connaissant pur sont complètement étrangers au principe de raison, considéré sous toutes ses formes ; ils résident en dehors des relations posées par ce principe ; on peut les comparer à l’arc-en-ciel et au soleil, qui ne participent pas non plus au mouvement perpétuel et à la succession des gouttes de pluie. Je suppose que je considère un arbre esthétiquement, c’est-à-dire avec des yeux d’artiste ; alors, du moment où ce n’est pas lui que je considère, mais son Idée que je dégage, il devient indifférent de savoir si l’arbre que je considère est bien celui qui est ici présent ou son ancêtre qui fleurissait, il y a mille ans ; je ne me demande point non plus si l’observateur est bien celui-ci même ou tout autre individu placé à un point quelconque du temps ou de l’espace ; en même temps que le principe de raison, la chose particulière et l’individu connaissant ont disparu ; il ne reste que l’Idée et le sujet connaissant pur, qui forment ensemble l’objectité adéquate de la volonté à ce degré. Et ce n’est pas seulement au temps, mais aussi à l’espace que l’Idée est soustraite ; car ce n’est pas l’image spatiale et fugitive, c’est son expression, c’est sa signification pure, c’est son être intime qui se manifeste à moi et qui me parle ; tel est ce qui constitue, à proprement parler, l’Idée, tel est ce qui peut toujours être identique, malgré toute la différence des rapports d’étendue que présente la forme.

Puisque, d’une part, toute chose donnée peut être considérée d’une manière purement objective, en dehors de toute relation ; puisque, d’autre part, la volonté se manifeste dans chaque chose à un degré quelconque de son objectité ; puisque, par suite, chaque chose est l’expression d’une Idée, il s’ensuit que toute chose est belle. — L’objet le plus insignifiant peut être contemplé d’une manière purement objective, indépendamment de la volonté, et prend par là même le caractère de la beauté ; c’est ce que prouvent les tableaux d’intérieur des Hollandais, que nous avons déjà cités au même point de vue (§ 38). Mais les choses sont plus ou moins belles, selon qu’elles facilitent et provoquent plus ou moins la contemplation purement objective ; elles peuvent même la déterminer, en quelque sorte, d’une façon nécessaire, auquel cas nous qualifions la chose de très belle. Ce dernier caractère se présente dans deux circonstances : tantôt l’objet particulier, grâce à l’arrangement très clair, parfaitement précis, c’est-à-dire très significatif de ses parties, exprime avec pureté l’Idée du genre ; il réunit en lui toute la série des propriétés possibles de l’espèce, et par suite il en manifeste l’Idée d’une façon parfaite ; il facilite enfin dans une large mesure à l’observateur le passage de la chose particulière à l’Idée, passage qui aboutit pour lui à l’état de contemplation pure ; tantôt cette beauté supérieure d’un objet provient de ce que l’Idée qui nous parle par lui, correspond à un haut degré d’objectité de la volonté, auquel cas l’Idée devient singulièrement importante et instructive. Voilà pourquoi la beauté humaine dépasse toute autre beauté, voilà aussi pourquoi la représentation de l’essence de l’homme est le but le plus élevé de l’art. La forme humaine et son expression constituent l’objet principal de l’art plastique ; de même les actes de l’homme constituent l’objet principal de la poésie. — Chaque chose a pourtant sa beauté propre ; je ne parle pas seulement des organismes qui se présentent sous la forme de l’unité individuelle, mais aussi des êtres inorganiques privés de forme, et même de tout objet artificiel. Tout cela, en effet, exprime des Idées, bien que ce soient les idées qui correspondent aux plus bas degrés d’objectivité de la volonté ; ce sont là, en quelque sorte, les notes les plus profondes et les plus sourdes du concert de la nature. Pesanteur, résistance, fluidité, lumière, etc., telles sont les Idées qui s’expriment dans les rochers, dans les édifices, dans les eaux. Toute la vertu d’un beau jardin, d’un bel édifice se borne à faciliter le développement clair, complexe et complet des Idées, à donner aux Idées l’occasion de se manifester avec pureté ; c’est précisément par là qu’elles nous sollicitent et qu’elles nous conduisent à la contemplation esthétique. Au contraire, les édifices et les régions sans intérêt, enfants déshérités de la nature ou avortons de l’art, n’atteignent guère à ce but, si tant est qu’ils y atteignent ; mais malgré tout, les Idées universelles et fondamentales qui régissent la nature ne peuvent jamais leur faire complètement défaut. Ils disent encore quelque chose au spectateur qui les interroge ; il n’est pas jusqu’aux édifices mal compris qui ne puissent être l’objet de la contemplation esthétique : les Idées des propriétés les plus générales de leur matière y sont encore reconnaissables, bien que la forme artistique qu’ils ont reçue, loin de faciliter la contemplation esthétique, soit plutôt un obstacle et une difficulté. Ainsi les produits artificiels eux-mêmes servent à l’expression de l’Idée : toutefois ce n’est point l’Idée de produit artificiel qui s’exprime par eux ; c’est l’Idée de la matière à laquelle on a donné cette forme artificielle. La langue des scolastiques exprime très aisément et en deux mots cette distinction : dans un produit artificiel c’est l’Idée de la forma substantialis, non celle de la forma accidentalis, qui est exprimée ; car cette dernière conduit non point à une Idée, mais simplement à une notion humaine dont elle découle. Il va de soi que par le mot de « produit artificiel » nous n’entendons nullement une œuvre de l’art plastique. D’ailleurs les scolastiques ont, en somme, désigné par forma substantialis, ce que j’appelle degré d’objectivation de la volonté dans une chose. Nous reviendrons prochainement, en étudiant l’architecture, sur l’expression de l’Idée des matériaux. — Fidèles à notre point de vue, nous ne pouvons nous accorder avec Platon lorsqu’il affirme (De Rep., X, p. 284-283, et Parmen., p. 79, éd. Bip.) qu’une table et qu’une chaise expriment les Idées de table et de chaise ; nous disons au contraire que table et que chaise expriment les Idées qui s’expriment déjà dans leur matière brute, considérée en tant que matière. D’après Aristote (Métaph., XI, ch. iii), Platon n’avait pourtant admis d’Idées que pour les êtres naturels. Nous trouvons encore (chap. v) que, d’après les Platoniciens, il n’y avait pas d’Idée de maison ni de bague. Toujours est-il que, d’après le témoignage d’Alkinoos (Introductio in Platonicam philosophiam, cap. ix), les disciples les plus proches de Platon avaient déjà nié qu’il y a des idées pour les produits artificiels. Voici ce que dit Alkinoos : Οριζονται δε την ιδεαν, παραδειγμα των κατα φυσιν αιωνιον. Ουτε γαρ τοις πλειστοις των απο Πλατωνος αρεσκει, των τεχνικων ειναι ιδεας, οιον ασπιδος η λυρας, ουτε μην των παρα φυσιν, οιον πυρετου και χολερας, ουτε των κατα μερος, οιον Σωκρατους και Πλατωνος, αλλ' ουτε των ευτελων τινος, οιον ρυπου και καρφους, ουτε των προς τι, οιον μειζονος και υπερεκοντος ειναι γαρ τας ιδεας νοησεις Θεου αιωνιους τε και αυτοτελεις. — (Definiunt autem Ideam exemplar æternum eorum, quæ secundum naturam existunt. Nam plurimis ex iis, qui Pîatonem secuti sunt, minime placuit, arte factotum Ideas esse, ut clypei atque lyræ ; neque rursus eorum, quæ præter naturam, ut febris et choleræ ; neque particularium seu Socratis et Platonis ; neque etiam rerum vilium, veluti sordium et festucæ ; neque relationis, ut majoris et excedentis ; esse namque Ideas intellectiones Dei æternas, ac seipsis perfectas.) — À cette occasion, je puis encore indiquer un autre point sur lequel notre théorie des Idées s’écarte beaucoup de celle de Platon. Il enseigne (De Rep., X, p. 288) que l’objet que les beaux-arts s’efforcent de reproduire, c’est-à-dire le modèle de la peinture et de la poésie, ce n’est point l’Idée, mais la chose particulière. Toute l’analyse que nous avons faite jusqu’ici établit justement le contraire ; et cette opinion de Platon doit d’autant moins nous troubler, qu’elle est la cause d’une des plus grandes et des plus signalées erreurs de ce grand homme, je veux dire la sentence de dédain et de bannissement qu’il a prononcée contre l’art et particulièrement contre la poésie ; le faux jugement qu’il porte à cet égard se rattache directement au passage que nous avons mentionné.