Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 51

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 436).
§ 51. — La poésie : son objet propre est l’idée de l’homme. Sa supériorité à l’égard de l’histoire et même de l’autobiographie. Poésie subjective ou lyrique. Poésie objective : idylle, roman, épopée, drame. La tragédie est la forme suprême de la poésie : elle nous montre l’aspect terrible de la vie. La tragédie la plus parfaite est celle qui nous présente le malheur comme un élément naturel, familier, constant. 
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§ 51.


Si maintenant, dans cette étude que nous avons faite jusqu’ici sur l’art en général, nous passons des arts plastiques à la poésie, il n’est pas douteux que celle-ci ait encore pour but de manifester les Idées, les degrés d’objectivation de la volonté, et de les communiquer à l’auditeur avec la précision et la vie qu’elles ont eues dans la conception du poète. Les Idées sont, par essence, intuitives : si donc, dans la poésie, on n’exprime directement par des mots que des concepts abstraits, il n’en est pas moins évident que le but est de faire voir à l’auditeur, au moyen des signes représentatifs de ces concepts, les Idées de la vie. Et cela n’est possible que si cet auditeur prête au poète le concours de sa propre imagination. Mais pour diriger l’imagination vers ce but, il faut que les concepts abstraits, qui sont la matière première de la poésie comme de la prose la plus sèche, se groupent de telle sorte que leurs sphères se coupent et que, par suite, aucun d’eux ne reste dans sa généralité et son abstraction. C’est une image intuitive qui vient se substituer aux concepts dans l’imagination, image que le poète, au moyen des mots, adapte toujours de plus en plus à ce qu’il se propose d’exprimer. De même que le chimiste, en combinant des liquides entièrement clairs et transparents, obtient un précipité solide, de même le poète tire de la généralité abstraite et transparente des concepts, par la manière dont il les unit, le concret, l’individuel, la représentation intuitive. Car l’Idée ne peut être connue que par intuition : et la connaissance de l’Idée est le but de toute forme d’art. La maestria, en poésie comme en chimie, consiste à obtenir, chaque fois, précisément le précipité que l’on a en vue. C’est à quoi servent en poésie les nombreuses épithètes qui étreignent et resserrent de plus en plus, jusqu’à la rendre intuitive, la généralité de chaque concept. Homère accole presque toujours à un substantif un adjectif dont la notion coupe la sphère du premier concept, la diminue aussitôt d’une façon notable, et l’amène d’autant plus près de l’intuition : par exemple :

Εν δ’επες ’Ωκεανς λαμπρον φαος ηελιοιο,
Ελκον νυκτα μελαιναν επι ζειδωρον αρουραν.

(Occidit vero in Oceanum splendidum lumen solis, trahens noctem nigram super almam terram.)

Et encore :

Ein saufter Wind vom blauen Himmel weht,
Die Myrte still und hoch der Lorbeer steht.

(Un vent doux souffle du ciel bleu,
Le myrte se tait, et le laurier se dresse immobile.)

Comme, avec peu de notions, ces vers évoquent dans l’imagination tout l’enchantement du climat méridional !

Deux auxiliaires importants de la poésie sont le rythme et la rime. De leur merveilleuse puissance, je ne sais aucune explication à donner, sinon que notre faculté de représentation, essentiellement subordonnée au temps, acquiert par là une force particulière qui nous fait suivre intérieurement tout son qui revient à intervalles réguliers, et nous fait résonner avec lui. Par là, tout d’abord, le rythme et la rime sont un moyen d’enchaîner notre attention, car nous suivons ainsi le récit avec plus de plaisir ; de plus, ils établissent en nous une disposition aveugle, antérieure à tout jugement, et qui nous porte à acquiescer à la chose qu’on nous récite. Le récit y gagne une certaine puissance emphatique et persuasive, indépendante des principes de toute raison.

Par la généralité de la matière dont elle dispose pour exprimer les Idées, c’est-à-dire par la généralité des concepts, la poésie s’étend dans un domaine immense. Toute la nature, les Idées à tous les degrés peuvent être exprimées par elle ; et, selon les Idées qu’elle exprime, elle est tantôt descriptive, tantôt narrative, tantôt purement dramatique. Si, dans l’expression des degrés inférieurs de l’objectité de la volonté, les arts plastiques l’emportent sur la poésie, parce que la nature inconsciente et purement animale manifeste presque tout son être dans un seul instant qu’il s’agit de bien saisir ; au contraire l’homme, qui ne se manifeste pas seulement par l’attitude et l’expression de sa physionomie, mais par une suite d’actions et aussi de pensées et d’affections concomitantes, l’homme est l’objet principal de la poésie : et ici, aucun art n’est capable d’égaler la poésie ; car elle a ce qui manque aux arts plastiques, le développement progressif.

L’expression de l’Idée, qui est le degré le plus haut de l’objectité de la volonté, c’est-à-dire la peinture de l’homme dans la série continue de ses aspirations et de ses actions, tel est donc le but élevé de la poésie. Sans doute, l’expérience et l’histoire nous apprennent aussi à connaître l’homme : mais elles nous montrent les hommes plutôt que l’homme ; c’est-à-dire qu’elles nous fournissent des notions empiriques sur la façon dont les hommes se conduisent les uns envers les autres, notions d’où nous pouvons tirer des règles pour notre propre conduite, plutôt qu’elles ne nous ouvrent des vues profondes sur la nature intime de l’humanité. Cependant ce second genre d’études n’est nullement interdit à l’historien ; mais toutes les fois que l’histoire ou l’expérience individuelle nous font connaître la nature de l’humanité, c’est que déjà nous avons envisagé soit les faits d’expérience, soit les faits historiques, en artistes et en poètes, selon l’Idée, non selon le phénomène ; au point de vue absolu, non au point de vue relatif. L’expérience personnelle est une condition nécessaire pour comprendre la poésie, aussi bien que l’histoire, car elle est comme le dictionnaire de la langue qu’elles parlent l’une et l’autre ; Mais l’histoire est à la poésie ce que le portrait est au tableau d’histoire : la première nous donne la vérité particulière, la seconde la vérité générale ; la première a la vérité du phénomène, et le phénomène est une preuve à l’appui de cette vérité ; la seconde a la vérité de l’Idée, qui ne ressort d’aucun phénomène particulier, mais de tous en général. Le poète place, avec choix et intention, des caractères importants dans des situations importantes : l’historien prend, comme ils viennent, situations et caractères. Il doit traiter et choisir les circonstances et les personnes non d’après leur signification intime vraie, celle qui exprime l’Idée, mais d’après leur signification extérieure, apparente, relative, qui réside dans le résultat, et les conséquences. Il ne doit pas considérer les choses en elles-mêmes, d’après leur caractère et leur valeur essentiels, mais par rapport à leurs relations, à leur enchaînement, à leur influence sur l’avenir, et surtout sur l’époque dont il est contemporain. Aussi n’omettra-t-il jamais une action un peu moins significative, et même vulgaire, si elle est d’un roi : car elle a des suites et de l’influence. Au contraire, il n’a nul souci de prendre des actions très significatives en soi faites par des particuliers, fussent-ils des plus distingués, si elles n’ont aucune suite, aucune influence. Car l’objet de son étude repose sur le principe de raison et saisit le phénomène dont ce principe est la forme.

Le poète au contraire embrasse l’Idée, l’essence de l’humanité, en dehors de toute relation, en dehors du temps ; en un mot, il saisit l’adéquate objectité de la chose en soi, à son degré le plus haut. Sans doute, même en s’en tenant au point de vue que l’historien doit nécessairement adopter, il est incontestable que l’essence intime, l’importance des phénomènes, le noyau caché sous ces téguments ne peuvent disparaître tout à fait ; tout au moins peuvent-ils être trouvés et reconnus par celui qui les cherche ; néanmoins tout ce qui a une importance absolue et non relative, je veux dire le développement particulier de l’Idée, se rencontrera bien plus exactement et plus clairement dans la poésie que dans l’histoire ; c’est pourquoi, quelque paradoxal que cela paraisse, il faut attribuer beaucoup plus de vérité intrinsèque, réelle, intime à la première qu’à la seconde. L’historien, en effet, doit, pour les circonstances individuelles, suivre fidèlement la vie, et voir comment elles se déroulent dans le temps par des séries de causes et d’effets qui s’entre-croisent de mille manières ; mais il lui est impossible de posséder toutes les données, d’avoir tout vu, tout appris ; à chaque moment, lui échappe l’original de son tableau, ou bien un faux modèle s’y substitue, et cela si fréquemment, que je crois pouvoir dire que, dans l’histoire, il y a plus de faux que de vrai. Le poète au contraire a embrassé l’Idée de l’humanité au point de vue déterminé qu’il a actuellement sous les yeux ; c’est la nature de son propre moi qu’il objective en elle devant lui ; sa connaissance, comme je l’ai développé plus haut à l’occasion de la sculpture, est à moitié a priori ; son modèle se tient devant son esprit, ferme, clair, nettement en lumière, et ne lui échappe jamais ; aussi nous montre-t-il dans le miroir de son esprit l’Idée pure et claire, et sa peinture, jusque dans le détail, est-elle vraie comme la vie elle-même[1]. Les grands historiens de l’antiquité sont donc poètes, dans le détail, lorsque les données leur manquent, par exemple dans les discours des héros : alors leur manière de traiter les sujets se rapproche du genre épique ; mais cela donne de l’unité à leurs descriptions, et les fait rester fidèles à la vérité intime, là même où la vérité extérieure leur était inconnue ou avait été altérée. Et si, plus haut, nous comparions l’histoire à la peinture de portraits, en opposition avec la poésie, correspondant à la peinture d’histoire, nous voyons maintenant les anciens historiens obéir au principe de Winckelmann qui veut que le portrait idéalise l’individu ; les historiens, en effet, décrivent le particulier de façon à faire ressortir le côté de l’humanité qui s’y manifeste ; les modernes au contraire, un petit nombre excepté, nous présentent pour le moins « une boîte à ordures, une chambre de débarras, et tout au plus une action d’éclat ou un événement politique ». — Aussi, à quiconque veut connaître l’humanité dans son essence, dans son Idée, toujours identique sous ses manifestations et ses développements, les œuvres des grands et immortels poètes en donneront une image beaucoup plus fidèle et plus nette que ne le pourraient faire les historiens : car même les meilleurs parmi ces derniers sont, comme poètes, bien loin d’être les premiers, et de plus n’ont pas les mouvements libres. À ce point de vue, on peut éclairer le rapport entre l’historien et le poète par la comparaison suivante. L’historien pur et simple, qui travaille seulement sur des données certaines, ressemble à un homme qui, sans aucune connaissance des mathématiques, sur des figures trouvées par hasard, calcule leurs rapports par les dessins : le résultat, auquel il arrive empiriquement, est entaché de toutes les fautes de la figure dessinée ; le poète au contraire est comme le mathématicien qui construit ces rapports a priori, dans l’intuition pure, et qui les exprime, non tels qu’ils sont dans la figure dessinée, mais comme ils sont dans l’idée que ce dessin doit représenter. — C’est pourquoi Schiller dit :

Was sich nie und nirgends hat begeben,
Das allein veraltet nie[2].

J’irai même, au point de vue de la connaissance intime de la nature humaine, jusqu’à attribuer aux biographies, et principalement aux autobiographies, une plus grande valeur qu’à l’histoire proprement dite, du moins telle qu’elle est ordinairement traitée. D’une part en effet, pour les premières, les données sont plus directement et plus complètement réunies que pour la seconde ; d’autre part, dans l’histoire proprement dite, ce ne sont pas tant les hommes qui agissent, que les peuples et les armées ; les quelques individus qui s’y présentent apparaissent dans un si grand éloignement, avec un entourage et une suite si considérables ; ils sont de plus couverts d’habits officiels si raides, de cuirasses si lourdes et si inflexibles, que véritablement, à travers tous ces obstacles, il est fort difficile de reconnaître les mouvements humains. Au contraire, une biographie fidèle nous montre dans une sphère étroite la façon d’agir de l’homme avec toutes ses nuances et toutes ses formes, sagesse, vertu, sainteté chez quelques-uns, bêtise, bassesse, malignité chez la plupart, et chez d’autres aussi scélératesse. Ajoutez qu’ici, au point de vue qui nous occupe, c’est-à-dire au point de vue de la signification intime du phénomène, il est absolument indifférent de savoir si les circonstances parmi lesquelles se déroule l’action sont petites ou grandes, s’il s’agit du lopin de terre d’un paysan, ou d’un royaume ; tout cela, sans importance en soi, n’en acquiert qu’autant que la volonté en est émue. Un motif n’a d’importance que par sa relation à la volonté ; au contraire, la relation qu’il soutient comme objet avec les autres objets n’est pas à considérer. De même qu’un cercle d’un pouce de circonférence et un cercle de 40 millions de milles de diamètre ont exactement les mêmes propriétés géométriques, de même les aventures et l’histoire d’un village et d’un empire sont essentiellement les mêmes : et nous pouvons, aussi facilement dans l’histoire de l’un que dans celle de l’autre, étudier et connaître l’humanité. Aussi se trompe-t-on si l’on pense que les autobiographies ne sont que duperie et dissimulation. Le mensonge (quoique partout possible) est peut-être plus difficile là qu’ailleurs ; la dissimulation est surtout facile dans la simple conversation, et ; quelque paradoxal que cela paraisse, elle est au fond déjà plus difficile dans une lettre. En écrivant une lettre, l’homme, seul avec lui-même, voit en lui, et non au dehors ; il ne peut placer devant lui ce qui est étranger et lointain, à savoir le degré d’impression produit sur celui à qui il écrit ; ce dernier au contraire, tranquille, dans une disposition d’esprit ignorée du premier, parcourt la lettre, la relit plusieurs fois et à différentes reprises, et arrive toujours à la fin à découvrir facilement la pensée secrète qu’elle renferme. On connaît très facilement par les livres d’un auteur quel homme il est, parce que les circonstances dont nous parlons ont ici une valeur plus forte encore et plus prolongée ; et feindre dans une autobiographie est si difficile que peut-être il ne s’en trouve aucune qui ne soit en somme plus vraie que toute autre histoire écrite. L’homme qui décrit sa vie la voit dans son ensemble et en gros ; le détail lui semble petit, le proche s’éloigne, le lointain se rapproche, les ménagements disparaissent ; il se met lui-même au confessionnal, et cela volontairement ; là l’esprit de mensonge ne le saisit plus si facilement : car il y a aussi dans chaque homme un penchant à dire le vrai, qu’il doit toujours refouler pour mentir ; or, dans le cas qui nous occupe, ce penchant a pris une force particulière. Le rapport entre une biographie et l’histoire des peuples se laisse facilement saisir par la comparaison suivante. L’histoire nous montre l’humanité, comme la nature nous montre un paysage du haut d’une montagne : nous voyons beaucoup de choses d’un seul regard, de vastes espaces, de grandes masses ; mais aucun objet n’est distinct ni reconnaissable dans ses particularités essentielles : la biographie au contraire nous fait voir l’homme comme nous voyons la nature, lorsque nous l’étudions en passant des arbres aux plantes, aux rochers, aux pièces d’eau. Mais comme la peinture de paysage, dans laquelle l’artiste nous fait voir la nature par ses yeux, nous facilite la connaissance de ses Idées et nous met dans cet état favorable de contemplation pure, indépendante de la volonté, de même, pour l’expression des Idées que nous pouvons chercher dans l’histoire et les biographies, la poésie est de beaucoup supérieure à ces deux sortes d’écrits ; car le génie poétique nous présente pour ainsi dire un miroir qui rend les images plus nettes ; dans ce miroir sont concentrés et mis en vive lumière l’essentiel et le significatif ; le contingent et l’hétérogène sont supprimés[3].

La représentation de l’Idée de l’humanité, représentation qui est le but du poète, est possible de deux façons : ou bien le poète est à lui-même son objet ; c’est ce qui a lieu dans la poésie lyrique, dans le chant proprement dit : l’écrivain nous décrit ses propres sentiments dont il a une vivante intuition ; aussi, quant à son objet, ce genre a, par essence, une certaine subjectivité ; — ou bien le poète est tout à fait étranger à l’objet de ses écrits ; c’est le cas de tous les autres genres poétiques, où l’écrivain se cache plus ou moins derrière son sujet, et finit par disparaître tout à fait. Dans la romance, le poète laisse encore percer, par le ton et l’allure générale de l’ensemble, ses propres sentiments : beaucoup plus objective que la chanson, elle garde cependant quelque chose de subjectif, qui diminue encore dans l’idylle, plus encore dans le roman, disparaît presque tout à fait dans le genre proprement épique, et finit par ne plus laisser de trace dans le drame, qui est le genre de poésie le plus objectif et à bien des égards le plus parfait et le plus difficile. Le genre lyrique est, pour la même raison, le plus facile ; et si l’art n’appartient qu’au rare et pur génie, cependant un homme même moyen en tout, s’il est, en fait, exalté par une forte impression, ou quelque soudaine inspiration de son esprit, pourra composer une belle ode ; car pour cela il ne lui faut qu’une vive intuition de ses sentiments propres dans un moment d’exaltation. Il suffit pour le prouver de tous ces chants lyriques d’individus restés d’ailleurs inconnus, spécialement des chansons populaires allemandes, dont nous avons un excellent recueil dans le Wunderhorn, et aussi de ces innombrables chansons d’amour et autres, en toutes les langues. En effet, saisir une impression du moment, et lui donner corps dans un chant, voilà en quoi consiste ce genre de poésie. Cependant, dans la poésie lyrique, s’il se rencontre un vrai poète, il exprime dans son œuvre la nature intime de l’humanité entière. Tout ce que des millions d’êtres passés, présents et à venir, ont ressenti ou ressentiront dans les mêmes situations qui reviennent sans cesse, il le ressent et l’exprime vivement. Ces situations, par leur retour éternel, durent autant que l’humanité elle-même et éveillent toujours les mêmes sentiments. Aussi les productions lyriques du vrai poète subsistent-elles, pendant des siècles, vivantes, vraies et jeunes. Le poète est donc le résumé de l’homme en général : tout ce qui a jamais fait battre le cœur d’un homme, tout ce que la nature humaine, dans une circonstance quelconque, fait jaillir hors d’elle, tout ce qui a jamais habité et couvé dans une poitrine humaine, telle est la matière qu’il travaille, comme il travaille tout le reste de la nature. Aussi le poète est-il également capable de chanter la volupté et les sujets mystiques, d’être Anacréon ou Ange Silésius, d’écrire des tragédies ou des comédies, d’esquisser un caractère élevé ou commun, selon son caprice ou sa vocation. C’est pourquoi personne ne peut lui prescrire d’être noble et élevé, moral, pieux, chrétien, ou ceci ou cela ; encore moins peut-on lui reprocher d’être ceci et non cela. Il est le miroir de l’humanité, et lui met devant les yeux tous les sentiments dont elle est remplie et animée.

Examinons maintenant de plus près la nature du chant proprement dit, et pour cela prenons comme exemples des modèles parfaits et presque purs, et non pas de ceux qui empiètent déjà en quelque façon sur un autre genre, comme la romance, l’élégie, l’hymne, l’épigramme, etc. ; voici ce que nous allons trouver comme caractère propre du chant, dans son acception la plus étroite : c’est le sujet de la volonté, c’est-à-dire son propre vouloir qui remplit la conscience de l’auteur, souvent comme un vouloir libre et paisible (joie), mais plus souvent encore comme un vouloir entravé (tristesse), toujours comme affection, souffrance, état passionnel. Pourtant, à côté de cet état, et simultanément avec lui, les regards qu’il jette sur la nature environnante donnent au poète la conscience de lui-même comme sujet d’une connaissance pure indépendante de la volonté : le calme inébranlable d’âme qu’il éprouve alors contraste encore davantage avec le trouble de sa volonté toujours maladive et toujours avide. Le sentiment de ce contraste et de ces réactions est proprement ce qu’exprime l’ensemble du chant, et ce qui constitue surtout l’inspiration lyrique. Dans cet état, la pure connaissance vient à nous, pour nous délivrer de la volonté et de son trouble : nous nous abandonnons à elle, mais pour un instant seulement ; toujours la volonté vient de nouveau nous arracher à la contemplation calme, pour nous faire ressouvenir de nos intérêts personnels. Mais aussi toujours la beauté prochaine de ce qui nous entoure vient à son tour nous séduire et nous enlever à la volonté pour nous livrer à la connaissance pure et affranchie de tout vouloir. Voilà pourquoi règnent dans le chant et l’inspiration lyrique la volonté d’abord (les vues intéressées et personnelles) et ensuite la pure contemplation de la nature environnante ; ces deux éléments se mélangent admirablement. On cherche et on imagine des rapports entre les deux ; la disposition subjective, l’affection de la volonté, communique sa couleur à la nature contemplée, et réciproquement. Le véritable chant est l’expression de ces sentiments ainsi mélangés et partagés. Pour concevoir par des exemples ce dédoublement abstrait d’un état qui est loin de l’être, on peut prendre une des immortelles poésies de Gœthe ; comme étant surtout propres à ce but, j’en recommanderai seulement quelques-unes : La Plainte du berger, — Bienvenue et Séparation, — A la lune, — Sur la mer, — Impressions d’automne. Les chansons proprement dites contenues dans le Wunderhorn sont aussi d’excellents exemples, surtout celle qui commence par ces mots : « O Brème, il faut donc te quitter ! » Comme parodie comique et réussie du caractère lyrique, je mentionnerai une remarquable chanson de Voss : il y dépeint l’état d’esprit d’un couvreur ivre tombant du haut d’une tour et qui, dans sa chute, remarque que l’horloge de la tour marque onze heures et demie ; ce qui est véritablement une connaissance étrangère à sa situation et par conséquent indépendante de sa volonté. — Quiconque partagera avec moi l’avis que je viens d’émettre sur l’inspiration lyrique m’accordera aussi qu’elle est proprement la conception intuitive et poétique d’une proposition que j’ai émise dans ma dissertation sur le Principe de raison, et que j’ai reprise déjà dans le présent écrit, à savoir que l’identité du sujet de la connaissance et du sujet de la volonté peut être nommée le miracle κατ’ εξοχην (par excellence) ; la puissance poétique du chant repose en dernière analyse sur la vérité de cette proposition. — Dans le cours de la vie, ces deux sujets ou, pour parler à la manière populaire, la tête et le cœur, se séparent de plus en plus : l’homme distingue de plus en plus sa sensibilité subjective de sa connaissance objective. Chez l’enfant tout cela est encore confondu : il sait à peine se distinguer du monde extérieur qui l’entoure et dans lequel il est, pour ainsi dire, englouti. Chez le jeune homme, chaque perception agit avant tout sur la sensibilité, sur la disposition intime, et mieux, se confond avec elles ; Byron nous le dit eu très beaux vers :

I live not in myself, but I become
Portion of that around me ; and to me
High mountains are a feeling[4].

C’est par là que le jeune homme se trouve si fortement attaché aux apparences phénoménales, et ne peut dépasser la poésie lyrique : la poésie dramatique est le propre de l’âge mûr. Quant au vieillard, il pourra tout au plus produire des poèmes épiques, comme Homère ou Ossian ; dans la vieillesse, on aime toujours à raconter.

Les autres genres de poésie, étant plus objectifs (il s’agit du roman, de l’épopée et du drame), ont deux conditions à remplir pour atteindre leur objet, c’est-à-dire pour exprimer l’Idée de l’humanité : c’est, d’une part, de concevoir d’une manière précise et complète les caractères significatifs ; de l’autre, d’inventer des situations significatives, propres à mettre en lumière ces caractères. Il lui arrive la même chose qu’au chimiste : celui-ci n’a pas seulement à représenter d’une manière nette et véritable les corps simples et leurs principaux composés : il faut encore qu’il en rende les propriétés sensibles, en mettant ces corps en contact avec les réactifs convenables ; ainsi le poète doit non seulement nous présenter des caractères, significatifs avec une exactitude et une vérité qui représentent la nature, mais encore, s’il veut nous les faire entièrement comprendre, il doit les mettre dans des situations où ils puissent atteindre leur plein développement et se montrer sous leur forme la plus parfaite et la plus arrêtée ; c’est là ce qu’on appelle les situations significatives ou critiques. Dans la vie et dans l’histoire, régies par le hasard, ces situations rares ne se produisent pas fréquemment, et d’ailleurs leur isolement fait qu’elles se confondent et s’effacent au milieu de la masse des événements courants. Aussi le roman, l’épopée le drame doivent-ils se distinguer de la réalité, non moins par l’importance des situations que par l’agencement et la création des caractères ; remarquons toutefois que les situations et les caractères ne peuvent nous toucher que s’ils sont eux-mêmes d’une vérité absolue ; le manque d’unité dans les caractères, les contradictions, le désaccord avec la nature, l’impossibilité ou, ce qui ne vaut guère mieux, l’invraisemblance des situations, même dans le détail, sont aussi choquants en poésie qu’un dessin mal exécuté, une perspective irrégulière ou une lumière mal distribuée, en peinture. Nous demandons à l’art, dans l’un et l’autre cas, d’être le miroir fidèle de la vie, de l’humanité et de la réalité : il ne doit que leur donner plus de clarté par la peinture des caractères et plus de relief par la disposition des situations. L’art, sous toutes ses formes, a donc toujours pour but d’exprimer l’Idée ; ce qui distingue les différents arts, c’est le degré d’objectivation de la volonté, représenté par l’Idée dans chacun d’eux ; de là dépend aussi la matière propre à chaque art ; aussi les arts, même les plus différents, peuvent-ils s’expliquer par leur rapprochement. Ainsi, par exemple, pour saisir adéquatement l’Idée de l’eau, il ne suffit pas de la voir immobile dans un étang ou même coulant dans le lit d’une rivière ; il faut encore l’examiner dans des conditions particulières, en présence de forces contraires qui permettent d’observer toutes ses propriétés. Aussi l’admirons-nous quand elle court, gronde, écume et rejaillit, quand elle se brise dans sa chute, ou s’élance en un jet puissant, grâce à une artificieuse contrainte : c’est dans ces différentes conditions qu’elle montre son caractère sous ses différents aspects, tout en restant parfaitement une et identique à elle-même ; il n’est pas moins dans sa nature de jaillir en l’air que d’être immobile et de refléter le ciel ; elle est indifférente à ces états et s’y prête suivant les circonstances. Or, ce que l’ingénieur fait pour les liquides et l’architecte pour les solides, le poète, dans le drame ou l’épopée, le fait pour l’Idée de l’humanité. Tous les arts ont pour but commun de développer et d’éclaircir l’Idée qui constitue l’œuvre d’art, la volonté à chaque degré de son objectivation. La vie humaine, telle que la réalité nous la présente le plus souvent, ressemble à l’eau telle que nous la voyons d’ordinaire dans l’étang ou dans le fleuve ; mais dans le roman, l’épopée, la tragédie, le poète choisit ses caractères et les place dans des situations telles que leurs traits distinctifs s’y développent mieux, que les profondeurs de l’âme humaine s’éclairent et puissent être observées dans des actions singulières et significatives. C’est ainsi que la poésie objective l’Idée de l’humanité, qui, chose remarquable, se peint le plus nettement dans les caractères les plus individuels.

On considère justement la tragédie comme le plus élevé des genres poétiques, tant pour la difficulté de l’exécution que pour la grandeur de l’impression qu’elle produit. Il faut remarquer avec soin, si l’on veut comprendre l’ensemble des considérations présentées dans cet ouvrage, que cette forme supérieure du génie poétique a pour objet de nous montrer le côté terrible de la vie, les douleurs sans nom, les angoisses de l’humanité, le triomphe des méchants, le pouvoir d’un hasard qui semble nous railler, la défaite infaillible du juste et de l’innocent : nous trouvons là un symbole significatif de la nature du monde et de l’existence. Ce que nous voyons là, c’est la volonté luttant avec elle-même, dans toute l’épouvante d’un pareil conflit. A ce degré suprême de son objectité, le conflit se produit de la manière la plus complète. La tragédie nous le montre en nous peignant les souffrances humaines, soit qu’elles proviennent du hasard ou de l’erreur qui gouvernent le monde sous la forme d’une nécessité inévitable, et avec une perfidie qui pourrait presque être prise pour une persécution voulue, — soit qu’elles aient leur source dans la nature même de l’homme, dans le croisement des efforts et des volitions des individus, dans la perversité et la sottise de la majorité d’entre eux. La volonté qui vit et se manifeste chez tous les hommes est une, mais ses manifestations se combattent et s’entre-déchirent. Elle apparaît plus ou moins énergique, selon les individus, plus ou moins accompagnée de raison, plus ou moins tempérée par la lumière de la connaissance. Enfin, dans les êtres exceptionnels, la connaissance, purifiée et élevée par la souffrance même, arrive à ce degré où le monde extérieur, le voile de Maya, ne peut plus l’abuser, où elle voit clair à travers la forme phénoménale ou principe d’individuation. Alors l’égoïsme, conséquence de ce principe, s’évanouit avec lui ; les « motifs », autrefois si puissants, perdent leur pouvoir, et à leur place, la connaissance parfaite du monde, agissant comme calmant de la volonté, amène la résignation, le renoncement et même l’abdication de la volonté de vivre. C’est ainsi que, dans la tragédie, nous voyons les natures les plus nobles renoncer, après de longs combats et de longues souffrances, aux buts poursuivis si ardemment jusque-là, sacrifier à jamais les jouissances de la vie, ou même se débarrasser volontairement et avec joie du fardeau de l’existence. Ainsi fait le Prince constant de Caldéron, ainsi la Marguerite de Faust, ainsi Hamlet ; Horatio, lui aussi, voudrait suivre son exemple, mais Hamlet lui enjoint de vivre, de supporter encore pendant quelque temps les douleurs de ce monde inhospitalier, afin de raconter le sort de son ami et de justifier sa mémoire. Ainsi font encore la Pucelle d’Orléans et la Fiancée de Messine. Tous ces personnages meurent purifiés par la souffrance, c’est-à-dire quand la volonté de vivre est déjà morte en eux. Dans le Mahomet de Voltaire, les dernières paroles que Palmyre expirante adresse à Mahomet le disent expressément :

Tu dois régner ; le monde est fait pour les tyrans.


Demander au contraire à la tragédie qu’elle pratique ce qu’on nomme la justice poétique, c’est méconnaître entièrement l’essence de la tragédie, et même l’essence de ce bas monde. Le docteur Samuel Johnson, dans sa critique de quelques drames de Shakespeare, n’a pas craint d’exprimer une exigence aussi absurde. Il reproche au poète d’avoir absolument méprisé la justice. Cela est vrai, car quel est le crime des Ophélia, des Desdémone, des Cordelia ? Mais il n’y a que les esprits imbus d’un plat optimisme de protestant et de rationaliste ou de vrai juif, pour réclamer cette justice dans le drame, et ne pouvoir y trouver plaisir sans elle ! Quelle est donc la véritable signification de la tragédie ? C’est que le héros n’expie pas ses péchés individuels, mais le péché originel, c’est-à-dire le crime de l’existence elle-même. Calderon le dit avec franchise :

Pues el delito mayor
Del hombre es haber nacido.

(Car le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né.)

Voici ce que j’ai encore à faire observer touchant la manière de traiter la tragédie. Le sujet principal est essentiellement le spectacle d’une grande infortune. Les moyens différents par lesquels le poète nous présente ce spectacle se réduisent à trois, malgré leur grand nombre. Il peut imaginer, comme cause des malheurs d’autrui, un caractère d’une perversité monstrueuse, Richard III par exemple, Iago dans Othello, Shylock dans le Marchand de Venise, Franz Moor, la Phèdre d’Euripide, Créon dans Antigone, et maint autre. Le malheur peut venir encore d’un destin aveugle, c’est-à-dire du hasard et de l’erreur : le type du genre, c’est l’Œdipe-roi de Sophocle, ou les Trachiennes, et en général la plupart des tragédies antiques ; parmi les tragédies modernes, Roméo et Juliette, le Tancrède de Voltaire et la Fiancée de Messine peuvent nous servir d’exemples. La catastrophe peut enfin être simplement amenée par la situation réciproque des personnages, par leurs relations : dans ce dernier cas, il n’est besoin ni d’une erreur funeste, ni d’une coïncidence extraordinaire, ni d’un caractère parvenu aux limites dé la perversité humaine : des caractères tels qu’on en trouve tous les jours, au milieu de circonstances ordinaires, sont, à l’égard les uns des autres, dans des situations qui les induisent fatalement à se préparer consciemment les uns aux autres le sort le plus funeste, sans que la faute en puisse être positivement attribuée aux uns ni aux autres. Ce procédé dramatique me paraît infiniment meilleur que les deux précédents ; car il nous présente le comble de l’infortune non comme une exception amenée par des circonstances anormales ou par des caractères monstrueux, mais comme une suite aisée, naturelle et presque nécessaire de la conduite et des caractères humains, si bien que de pareilles catastrophes prennent, grâce à leur facilité, une apparence redoutable pour nous-mêmes. Les deux autres procédés nous montrent également la condition lamentable des uns et la méchanceté monstrueuse des autres ; mais les puissances menaçantes ne nous apparaissent que de loin et nous avons tout espoir de nous soustraire à elles sans être forcés de recourir au renoncement : au contraire ce troisième procédé tragique nous fait voir les forces ennemies de tout bonheur et de toute existence dans des conditions telles qu’elles peuvent à tout instant et très aisément atteindre jusqu’à nous-mêmes ; nous voyons les plus grandes catastrophes amenées par des complications où notre propre sort peut être naturellement mêlé, et par des actions que nous-mêmes serions peut-être capables de commettre, si bien que nous ne pourrions accuser personne d’injustice envers nous : alors nous nous sentons tout frémissants et nous nous croyons déjà au milieu des supplices de l’enfer. Mais ce genre de tragédie est en même temps le plus difficile ; en effet, il faut ici produire l’effet le plus considérable avec les moyens et les mobiles les plus petits, par la seule vertu de l’arrangement et de la composition : voilà pourquoi dans mainte tragédie, et des meilleures, la difficulté se trouve éludée. Il y a pourtant une pièce qui est un modèle achevé de ce genre, bien qu’à d’autres points de vue elle soit bien inférieure à la plupart de celles de son grand auteur : c’est Clavijo, de Gœthe. Hamlet, dans une certaine mesure, appartient à ce genre, si l’on ne considère que les rapports du héros avec Laërte et avec Ophélie ; Wallenstein aussi a ce mérite ; Faust est tout à fait du même genre, si l’on ne considère comme action principale que son intrigue avec Marguerite et avec son frère ; il en est de même du Cid de Corneille, sauf le dénouement tragique qui lui manque, alors que nous le trouvons dans la situation analogue de Max et de Thécla (Wallenstein)[5]

  1. On comprend que je parle toujours exclusivement du vrai poète, si rare et si grand, et que je me soucie fort peu de cette foule insipide des poètes médiocres, forgeurs de rimes et chanteurs de contes, qui surtout aujourd’hui sont si nombreux en Allemagne, et auxquels on devrait de tous côtés crier dans les oreilles :


    .   .   .   .   . Mediocribus esse poetis
    Non homines, non Di, non concessere columnæ.

    Il vaut même la peine de prendre en sérieuse considération à quel point ces poètes mé- diocres ont perdu leur temps et celui des autres, combien de papier ils ont gaspillé, combien funeste est leur influence. D’une part, en effet, le public cherche toujours avidement ce qui est nouveau ; d’autre part, il a naturellement plus de penchant vers l’absurde et le plat, comme vers quelque chose de plus conforme à sa nature : aussi les œuvres des poètes médiocres le détournent des purs chefs-d’œuvre ; ils travaillent à l’encontre de la bienfaisante influence du génie ; ils corrompent de plus en plus le goût, et ainsi arrêtent les progrès du siècle. C’est pourquoi la critique et la satire devraient, sans ménagements et sans pitié, les flageller, jusqu’à ce que, pour leur propre amélioration, ils soient amenés à lire du bon, dans leurs loisirs, plutôt qu’à écrire du mauvais. Car, si la maladresse d’un ignorant a pu mettre en fureur le paisible dieu des Muses, au point de lui faire déchirer Marsyas, je ne vois pas sur quoi la poésie médiocre pourra fonder sa prétention à être tolérée.

  2. « Ce qui n’est jamais et nulle part arrivé, cela seul ne vieillit pas. ».
  3. Voir ici le chapitre XXXVIII des Suppléments. (Note de Schopenhauer.)
  4. « Ce n’est pas en moi-même que je vis : je deviens une partie de ce qui m’entoure, et pour moi les hautes montagnes sont un état d’âme. »
  5. À ce passage se rapporte le chapitre XXXVII des Suppléments.