Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 56

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 56. — Dessein de la suite de ce livre. La souffrance est le fond de toute vie. 
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§ 56


Cette liberté, cette toute-puissance, dont le monde visible est la forme phénoménale, — car c’est sa seule existence, de l’exprimer, de la refléter, en se développant selon les lois à lui imposées par la connaissance, — il lui faut et il lui suffit d’atteindre, chez l’être qui en est l’expression la plus accomplie, à une connaissance tout à fait adéquate de sa propre essence, pour se produire d’une façon vraiment nouvelle : alors, ou bien, parvenue sur ces sommets de la réflexion et de la conscience, elle continue à vouloir ce que déjà, aveuglément et sans se connaître, elle voulait, et dans ce cas la connaissance qu’elle a, tant celle du tout que celle des parties, demeure pour elle un motif d’agir ; ou bien, au contraire, cette même connaissance lui devient un calmant : toute volonté se trouve par elle assoupie, évanouie. C’est là cette affirmation et cette négation de la volonté de vivre, qui, ne considérant pas les détails de la conduite de l’individu, mais bien celle de l’individu en général, ne vient point modifier, troubler le caractère dans son développement, ne s’exprime point en des actes particuliers ; au contraire, c’est par un redoublement d’activité dans la direction déjà suivie par l’individu, ou, tout au rebours, par la suppression de cette activité, qu’elle exprime la maxime désormais adoptée par la volonté, plus éclairée et libre par conséquent dans son choix. — Voilà ce qu’il s’agit d’expliquer, d’éclaircir dans le présent livre ; sans doute les études où nous venons d’être entraînés, sur la liberté, la nécessité et le caractère, nous ont préparé et facilité la tâche. Mais nous aurons fait plus encore dans ce même sens, en retardant encore cette question, pour considérer la vie elle-même, cette vie dont il s’agit de vouloir ou de ne pas vouloir ; car c’est là le grand problème : et nous rechercherons ce qu’il adviendra de la volonté elle-même, de ce principe intime de toute vie, si elle affirme vouloir vivre, jusqu’à quel point et de quelle façon alors elle sera satisfaite ; bref, nous verrons quel est, en général, et au fond des choses, sa vraie situation dans ce monde qui est bien à elle, et qui à tous égards lui appartient.

Je demande au lecteur, d’abord, de bien se remettre en mémoire les idées par où nous avons clos le second livre, le point où nous nous étions trouvés conduits en cherchant la fin, le but de la volonté ; en réponse à cette question, nous avions vu apparaître une théorie : comment la volonté, à tous les degrés de sa manifestation, du bas jusqu’en haut, manque totalement d’une fin dernière, désire toujours, le désir étant tout son être ; désir que ne termine aucun objet atteint, incapable d’une satisfaction dernière, et qui pour s’arrêter a besoin d’un obstacle, lancé qu’il est par lui-même dans l’infini. C’est ce que nous avons vérifié dans les phénomènes les plus simples de la nature : dans la pesanteur, effort interminable, et qui tend vers un point central, sans étendue, qu’il ne pourrait atteindre sans s’anéantir et la matière avec : et toutefois il y tend et y tendrait encore, quand l’univers serait tout entier concentré en une masse unique. De même encore pour les autres faits élémentaires : tout corps solide, soit par la fusion, soit par la décomposition, tend à l’état liquide, le seul où toutes ses forces chimiques soient en liberté : la congélation est comme un emprisonnement, où elles sont réduites par le froid. Le liquide, lui, tend à l’état gazeux, où il passe dès qu’il cesse d’être contraint par quelque pression. Pas de corps qui n’ait une affinité, c’est-à-dire une tendance, et, comme dirait Jacob Bœhm, un désir, une passion. L’électricité, jusqu’à l’infini, continue à se diviser en deux fluides, bien que la masse de la terre les absorbe au fur et a mesure[1]. De même le galvanisme, tant que vit la pile, n’est qu’un acte répété sans cesse et sans but, par lequel le fluide se divise contre lui-même, puis se réconcilie. C’est encore un effort tout pareil, incessant, jamais satisfait, qui fait toute l’existence de la plante, un effort continu, à travers des formes de plus en plus nobles, et aboutissant enfin à la graine, qui est un point de départ à son tour : et cela répété jusqu’à l’infini. Jamais de but vrai, jamais de satisfaction finale, nulle part un lieu de repos. Il faut encore nous rappeler une autre théorie du second livre : c’est que partout les diverses forces de la nature et les formes vivantes se disputent la matière, toutes tendant à l’envahir ; que chacune en possède tout juste ce qu’elle a arraché aux autres ; qu’ainsi s’entretient une éternelle guerre, où il s’agit de vie et de mort. De là des résistances qui de toutes parts font obstacle à cet effort, essence intime de toute chose, le réduisent à un désir mal satisfait, sans que pourtant il puisse abandonner ce qui fait tout son être, et le forcent ainsi à se torturer, jusqu’à ce que disparaisse le phénomène, laissant sa place et sa matière, bientôt accaparées par d’autres.

Cet effort qui constitue le centre, l’essence de chaque chose, c’est au fond le même, nous l’avons depuis longtemps reconnu, qui en nous, manifesté avec la dernière clarté, à la lumière de la pleine conscience, prend le nom de volonté. Est-elle arrêtée par quelque obstacle dressé entre elle et son but du moment : voilà la souffrance. Si elle atteint ce but, c’est la satisfaction, le bien-être, le bonheur. Ces termes, nous pouvons les étendre aux êtres du monde sans intelligence : ces derniers sont plus faibles, mais, quant à l’essentiel, identiques à nous. Or, nous ne les pouvons concevoir que dans un état de perpétuelle douleur, sans bonheur durable. Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau. Nous voyons le désir partout arrêté, partout en lutte, donc toujours à l’état de souffrance : pas de terme dernier à l’effort ; donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance.

Mais ce que nous découvrons, dans la nature dépourvue d’intelligence, à force d’attention pénétrante et concentrée, nous saute aux yeux, dans le monde des êtres intelligents, dans le règne animal, où il est aisé de faire voir que la douleur ne s’interrompt pas. Toutefois ne nous attardons pas à ces degrés intermédiaires : arrivons à cette hauteur où tout s’éclaire à la lumière de l’intelligence la plus parfaite, à l’homme. Car, à mesure que la volonté revêt une forme phénoménale plus accomplie, à mesure aussi la souffrance devient plus évidente. Dans les plantes, pas de sensibilité encore : pas de douleur par suite ; chez les animaux les plus infimes, les infusoires et les radiés, à peine un faible commencement de souffrance ; même chez les insectes, la faculté de recevoir des impressions et d’en souffrir est fort limitée encore : il faut arriver aux vertébrés, avec leur système nerveux complet, pour la voir grandir, et du même pas que l’intelligence. Ainsi, selon que la connaissance s’éclaire, que la conscience s’élève, la misère aussi va croissant ; c’est dans l’homme qu’elle atteint son plus haut degré, et là encore elle s’élève d’autant plus que l’individu a la vue plus claire, qu’il est plus intelligent : c’est celui en qui réside le génie, qui souffre le plus. C’est en ce sens, en l’entendant du degré même de l’intelligence, non du pur savoir abstrait, que je comprends et que j’admets le mot du Koheleth : « Qui auget scientiam, auget et dolorem[2]. » — Ainsi, il y a un rapport précis entre le degré de la conscience et celui de la douleur, et c’est ce qu’a rendu, d’une façon visible, saisissante, très belle, dans un de ses dessins, Tischbein, le peintre philosophe, ou plutôt le philosophe peintre. Sa feuille est partagée en deux moitiés : en haut, des femmes, à qui leurs enfants ont été ravis, en groupes variés, avec des poses diverses, expriment en plusieurs manières la profonde douleur, l’accablement, le désespoir de la mère ; au-dessous, dans le même ordre et en groupes identiques, des brebis, à qui on a enlevé leurs agneaux : à chaque figure, à chaque pose humaine de la partie d’en haut répond au-dessous son analogue dans le monde animal ; ainsi l’on a sous les yeux le rapport de la douleur, dans la mesure où l’admet l’obscure conscience de la bête, avec cette cruelle torture dont seule peut rendre capable une claire connaissance, une conscience lumineuse.

Il s’agit de considérer de ce biais, dans l’existence humaine, la destinée qui appartient par essence à la volonté en elle-même. Chacun saura aisément retrouver chez la bête, quoique dans un degré inférieur, les mêmes traits ; et ainsi on se convaincra suffisamment par le spectacle de l’animalité souffrante, combien la souffrance est le fond de toute vie.

  1. Dans la théorie de Franklin, des deux électricités, positive et négative, on est obligé, notamment par les faits de condensation, d’admettre que l’électricité neutre, formée par la réunion des deux fluides, est en quantité infinie sur tout corps donné. Ce n’est pas l’une des complications qui ont le moins contribué à faire rejeter cette hypothèse : elle n’a plus d’utilité que dans l’enseignement. (Note du traducteur.)
  2. « Qui accroît sa science, accroît aussi sa douleur. » (Ecclésiaste.)