Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 65

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 65. — Bonté et méchanceté. Absurdité de l’expression : bien absolu. La méchanceté : elle implique un développement excessif de la volonté, et par suite des souffrances excessives. L’une de ces souffrances est le remords, ou sentiment de l’identité entre le bourreau et la victime, et de la liaison fatale entre la volonté et la douleur. 
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§ 65.


Toutes les considérations qui précèdent touchant l’action humaine préparent la voie à celles qui seront les dernières. Notre tâche se trouve ainsi fort allégée, et nous pouvons, abordant la signification morale des actions, cette qualité que le vulgaire exprime par les mots bon et méchant, mots d’une clarté suffisante à ses yeux, nous pouvons introduire dans ce sujet une précision abstraite et philosophique ; nous pouvons le faire entrer comme un anneau dans la chaîne de notre pensée.

Mais d’abord ces idées de bon et méchant, que les écrivains en philosophie de nos jours traitent, — la chose est admirable ! — comme des idées simples, échappant par suite à toute analyse, je veux les ramener à leur sens propre. De cette façon, on ne tombera plus dans l’illusion de leur attribuer plus de contenu qu’elles n’en ont, et de croire que tout l’indispensable dans la présente question, elles le renfermaient déjà. Cela, je peux le faire, étant aussi peu disposé en morale à me retrancher derrière les mots de bon et méchant, que je l’ai été précédemment de me servir, à cet effet, des mots de beau et de vrai : j’aurais pu, en y ajoutant quelque terminaison en « té », — ce suffixe possède à cette heure une σεμνοτης (majesté) toute particulière, et on en peut tirer bon parti en nombre de cas, — moyennant quelques airs solennels, donner à penser aux gens qu’en lançant ces trois mots, je n’avais pas tout simplement exprimé la notation de trois idées fort vastes et fort abstraites, par conséquent fort pauvres de contenu, et en outre d’origines et d’importances fort diverses. En vérité, quel est, parmi les lecteurs familiers avec les écrits d’aujourd’hui, celui qui n’en est pas à se sentir la nausée devant ces trois mots ? Certes oui, en principe ils expriment d’excellentes choses ; mais c’est trop que de les voir mille et mille fois employés par des êtres qui, se sentant bien incapables de penser, imaginent qu’il suffit d’ouvrir une large bouche, de prendre une mine d’imbécile inspiré, et de prononcer ces trois mots, pour avoir fait preuve de haute sagesse.

L’explication du mot vrai, je l’ai déjà donnée dans mon essai sur le Principe de raison suffisante, chap. V, §§ 29 et suiv. Quant au contenu du mot beau, il a été analysé pour la première fois de la façon convenable dans toute l’étendue de notre troisième livre. Maintenant c’est le concept de bon que je vais ramener à sa signification : c’est ce qui peut se faire brièvement. Ce concept est relatif essentiellement ; il désigne l’accord d’un objet avec une tendance déterminée quelconque de la Volonté. Ainsi tout ce qui répond bien à la Volonté dans l’une quelconque de ses manifestations, tout ce qui lui fait atteindre son but, tombe sous la qualification de bon : les différences sont d’ailleurs secondaires. Voilà pourquoi nous disons : un bon manger, une bonne route, un bon temps, une bonne arme, un bon augure, etc. ; bref, nous appelons bon tout ce qui est tel que nous le voulons ; aussi telle chose peut être bonne pour l’un, qui est justement tout le contraire pour l’autre. Le genre bon se divise en deux espèces : il y a ce qui assure la satisfaction de notre volonté sur-le-champ, et il y a ce qui l’assure pour plus tard seulement ; en d’autres termes, l’agréable et l’utile.

Quant à la qualité contraire, s’il s’agit d’êtres sans intelligence, on se sert du mot mauvais (Schlecht), plus rarement du mot plus abstrait de nuisible (Uebel), ce qui veut dire toujours une chose ne répondant pas à la tendance actuelle de la Volonté. Sur ce point, on traite l’homme comme tous les êtres qui peuvent se trouver en rapport avec notre volonté : ceux qui sont favorables, utiles, acquis au projet qui nous agrée, on les nomme bons ; le sens du mot est le même ; même caractère relatif, comme on le voit par cette façon de parler : « Un tel est bon pour moi ; il ne l’est pas pour toi. » Ceux qui ont le caractère fait de façon qu’il leur suffit de voir un projet poursuivi par quelqu’un pour ne pouvoir s’y opposer, pour être portés à y aider, ceux qui sont, au sens le plus entier du mot, secourables, bienveillants, cordiaux, bienfaisants, grâce au rapport qui se trouve ainsi exister entre leur façon de faire et la volonté des autres, ceux-là on les appelle des hommes bons. Pour la qualité opposée, on a pris l’habitude en Allemagne, depuis quelque cent ans, et aussi en France, de lui donner un nom spécial quand il s’agit d’êtres doués de connaissance (animaux et hommes) : ce sont par exemple les mots de böse, méchant, tandis que dans presque toutes les autres langues, on ne fait pas la distinction, et l’on dit κακος, malus, cattivo, bad, aussi bien des hommes que des choses sans vie, du moment où ils sont contraires aux projets d’une volonté individuelle déterminée. Ainsi, dans les idées relatives au bon, on a commencé par le côté du passif ; on ne pouvait donc arriver qu’ensuite à l’agent, pour considérer la conduite de l’homme qu’on appelle bon, non plus dans son rapport à autrui, mais au-dedans de lui-même ; alors on a pu chercher des explications, par exemple, et pour le respect tout objectif que cette conduite provoque chez les autres, et pour le contentement de soi-même qu’elle lui cause visiblement, contentement bien particulier, car il a été acheté au prix de sacrifices d’un genre différent ; de même aussi pour le chagrin intime qui accompagne l’intention méchante, quelques avantages extérieurs qu’elle ait pu procurer à celui qui l’a entretenue. De la sont nés les systèmes de morale, les uns philosophiques, les autres fondés sur des dogmes de foi. Tous d’ailleurs cherchent à mettre un lien entre le bonheur et la vertu. Les premiers recourent au principe de contradiction ou au principe de causalité ; ils identifient la vertu avec le bonheur, ou ils font de celui-ci une conséquence de celle-là : sophisme égal dans les deux cas. Les autres se servent d’un autre monde que celui dont l’expérience peut connaître[1]. Au contraire, avec notre façon de voir, la vertu dans son essence intime serait une tendance visant un but directement opposé au bonheur, c’est-à-dire au bien-être et à la vie.

En conséquence, le bon, considéré dans son concept, est των προς τι. Tout bon est essentiellement relatif ; il n’existe en effet que par rapport à une Volonté qui a des désirs. L’expression bien absolu est donc contradictoire : il en est de même du souverain bien, du summum bonum, ce qui voudrait dire un contentement final de la Volonté, après lequel il n’y aurait plus place pour un vouloir nouveau ; un but dernier, qui une fois atteint donnerait à la Volonté une plénitude indestructible. Toutes choses qui, d’après les considérations précédemment exposées dans ce quatrième livre, ne peuvent être conçues. Il est aussi impossible à la Volonté de trouver une satisfaction qui l’arrête, qui l’empêche de vouloir encore et toujours, qu’il est impossible au Temps de commencer ou de finir à un contentement durable, qui apaise son désir complètement et pour jamais, c’est là ce qu’elle ne goûtera point. Elle est le tonneau des Danaïdes : pour elle pas de bien suprême, pas de bien absolu ; rien que des biens d’un instant. Veut-on toutefois, considérant qu’il y a là une façon de parler ancienne, que l’habitude nous l’a rendue trop familière et que nous ne pouvons plus la chasser tout à fait de notre langage ; veut-on donner à ce mot, à titre de vétéran, un poste honorifique ? alors employons-le dans un sens figuré et disons : la suppression spontanée et totale, la négation du vouloir, le néant véritable de toute volonté, bref cet état unique où tout désir s’arrête et se tait, où se trouve le seul contentement qui ne risque point de passer, cet état qui seul délivre de tout, et dont nous parlerons bientôt, pour conclure toutes ces études, — voilà ce que nous appelons le bien absolu, le summum bonum ; voilà où nous voyons le remède radical et unique à la maladie, tandis que tous les autres biens sont de purs palliatifs, de simples calmants. Dans ce sens, nous pourrions mieux encore nous servir du mot grec τελος (fin), ou du latin finis bonorum. — Mais en voilà’assez sur les mots bon et mauvais. Arrivons à notre sujet.

Quand un homme, en toute occasion, dès que nulle puissance ne le retient, a un penchant à commettre l’injustice, nous disons qu’il est méchant. Rappelons-nous notre explication du mot « injustice » ; ce que nous voulons dire, c’est qu’il ne se contente pas d’affirmer la Volonté de vivre, telle qu’elle se manifeste dans son corps ; mais il pousse cette affirmation jusqu’à nier la Volonté en tant qu’elle apparaît dans d’autres individus ; et la preuve, c’est qu’il tente d’asservir leurs forces à sa propre volonté, et de supprimer leur existence dès qu’ils font obstacle aux prétentions de cette volonté. La source dernière de cette humeur, c’est l’égoïsme porté à un degré extrême, et tel que nous l’avons analysé précédemment. De là ressortant deux vérités : d’abord celle-ci, que ce qui apparaît en un pareil homme, c’est une volonté de vivre extraordinairement violente et qui dépasse de beaucoup la simple affirmation de son propre corps ; et en second lieu, cette autre, que l’esprit de cet homme est soumis sans réserve au principe de causalité et comme prisonnier du principium individuationis ; d’où vient qu’il prend tout à fait au sérieux les distinctions absolues introduites par ce principe entre sa personne et tout le reste des êtres ; qu’il cherche son bien-être particulier, et cela seul, entièrement indifférent d’ailleurs à celui de tous les autres : ceux-ci, pour mieux dire, lui sont tout à fait étrangers ; il les voit séparés de lui comme par un large abîme, et même il ne voit en eux que de purs fantômes sans nulle réalité. — Ces deux traits sont les deux éléments essentiels du caractère méchant.

La Volonté, dans cet état d’exaspération, est nécessairement et par nature une source intarissable de souffrances. La première raison en est que toute volonté a pour essence même de naître d’un besoin, et par conséquent d’une souffrance. (Et voilà justement pourquoi, comme nous l’avons vu dans le troisième livre, un des éléments premiers de la jouissance que nous procure le beau, c’est ce silence momentané de la Volonté, qui s’établit à l’instant où nous nous abandonnons à la contemplation esthétique, où nous nous réduisons, dans cet acte de connaissance, au rôle de sujet pur et sans volonté, de simple terme corrélatif de l’Idée.) Une autre raison, c’est que, grâce à la causalité qui enchaîne les choses, le plus grand nombre des désirs sont destinés à ne point rencontrer leur satisfaction : la Volonté sera donc bien plus souvent contrariée que contentée ; et plus une Volonté sera violente et multipliera ses élans, plus seront violentes et multiples les souffrances qu’elle traînera à sa suite. Qu’est-ce, en effet, qu’une souffrance ? Simplement une volonté qui n’est pas contentée, et qui est contrariée : même la douleur physique, qui accompagne la désorganisation ou la destruction du corps, n’a pas d’autre principe ; ce qui la rend possible, c’est que le corps est la Volonté même à l’état d’objet.

C’est encore pour cette raison, c’est en vertu de cette liaison indissoluble qui amène à la suite d’une volonté forte et fréquente un cortège de douleurs fortes et fréquentes, que tout homme très méchant porte sur son visage les marques d’une souffrance intime : eût-il obtenu en partage tous les biens extérieurs, toujours il aura l’air malheureux, et cela sans autre répit que les instants où il sera possédé soit par la jouissance présente, soit par l’image de cette jouissance. Cette souffrance intérieure, qui fait partie inséparable de l’essence même des gens de cette sorte, est la source véritable de cette joie, qu’on aurait tort de rapporter au simple égoïsme, car elle est désintéressée, et qu’ils tirent de la douleur d’autrui, joie qui est le fonds propre de la méchanceté, et qui, à un degré supérieur, est la cruauté même. Ici, la douleur d’autrui n’est plus un simple moyen, destiné à conduire vers un but différent la volonté du sujet : elle est elle-même le but.

Comme l’homme n’est que le phénomène de la Volonté, mais qu’elle est en lui éclairée à un degré supérieur par la connaissance, il ne cesse, pour mesurer la satisfaction réelle que la Volonté obtient en lui, de la comparer à la satisfaction possible, telle que la lui représente l’intelligence. De là l’envie : toute privation s’exagère par comparaison avec la jouissance d’autrui, et s’adoucit à la seule pensée que les autres sont privés comme nous. Les maux qui sont communs à tous les hommes et inséparables de leur existence nous troublent peu ; de même encore ceux qui frappent notre pays tout entier, ainsi les intempéries du climat. Le seul souvenir d’un malheur pire que le nôtre, allège notre chagrin ; la vue des douleurs d’autrui apaise notre douleur. D’autre part, supposons un homme en qui la volonté est animée d’une passion extraordinairement ardente : en vain, dans la fureur du désir, il ramasserait tout ce qui existe pour l’offrir à sa passion et la calmer : nécessairement il éprouvera bientôt que tout contentement est de pure apparence, que l’objet possédé ne tient jamais les promesses de l’objet désiré, car il ne nous donne pas l’assouvissement final de notre fureur, de notre volonté ; que le désir satisfait change seulement de figure et prend une forme nouvelle pour nous torturer encore ; qu’enfin, les formes possibles fussent-elles toutes épuisées, le besoin de vouloir, sans motif connu, subsisterait et se révélerait sous l’aspect d’un sentiment de vide, d’ennui affreux : torture atroce ! Dans un état de faible développement de la Volonté, tous ces effets ne se font que faiblement ressentir et ne produisent en nous que la dose commune d’humeur noire ; mais chez celui en qui la volonté se manifeste jusqu’au degré où elle est la méchanceté bien déterminée, il naît de là nécessairement une douleur extrême, un trouble inapaisable, une incurable souffrance : aussi, incapable de se soulager directement, il recherche le soulagement par une voie indirecte ; il se soulage à contempler le mal d’autrui, et à penser que ce mal est un effet de sa puissance à lui. Ainsi le mal des autres devient proprement son but ; c’est un spectacle qui le berce ; et voilà comment naît ce phénomène, si fréquent dans l’histoire, de la cruauté au sens exact du mot, de la soif du sang, telle qu’on la voit chez les Néron, les Domitien, les Deys barbaresques, chez un Robespierre, etc.

Il y a des rapports entre la méchanceté et l’esprit de vengeance, qui rend le mal pour le mal, non pas avec une préoccupation de l’avenir, — ce qui est la caractéristique du sentiment, — mais simplement en songeant à ce qui est arrivé, au passé, cela sans intérêt, en voyant dans le mal qu’il inflige non un moyen, mais un but, et en cherchant dans la souffrance de l’offenseur un apaisement de la nôtre. Si une chose distingue la colère de la méchanceté pure, et l’excuse en quelque mesure, c’est qu’elle a l’apparence d’un droit qu’on exerce ; voici un acte de colère, en effet : supposons qu’il eût été accompli légalement, selon une règle fixée d’avance et connue, au sein d’une société qui l’aurait sanctionnée, il s’appellerait punition, et serait l’exercice d’un droit.

Mais outre les douleurs que nous venons de décrire, qui naissent de la même racine que la méchanceté, à savoir d’une volonté particulièrement ardente, et qui par suite sont inséparables de cette dernière, il est une autre souffrance, tout à fait à part et distincte, et dont elle est également accompagnée : elle se fait sentir à l’occasion de chaque mauvaise action, soit qu’il s’agisse d’un acte de simple égoïsme ou de méchanceté pure ; on l’appelle, selon son plus ou moins de durée, reproche de conscience ou trouble de conscience. — Qu’on veuille bien se souvenir de ce qui a été exposé jusqu’ici dans le présent quatrième livre, et notamment de cette vérité qui a été analysée au début, que pour la Volonté de vivre la vie est chose certaine et assurée à jamais, comme sa propre image ou son miroir, et par conséquent lui apparaît comme la propre représentation de la justice éternelle ; et l’on verra aussitôt, qu’en vertu de ces considérations, le reproche de conscience ne peut avoir qu’une signification, celle que je vais dire ; que son sens intime, exprimé en termes abstraits, est celui qui va suivre : on y peut distinguer deux parties, mais elles concordent entièrement, et il convient de les réunir dans la pensée.

Le voile de Maya, en effet, a beau couvrir d’épaisses ténèbres les regards du méchant, il a beau être enfoncé dans l’erreur du principe d’individuation, et par suite considérer sa personne comme absolument différente de toutes les autres et comme séparée d’elles par un abîme ; cette notion, qui seule est conforme à son égoïsme et qui en est d’ailleurs le point d’appui, il a beau la défendre avec l’énergie ordinaire que dépense en pareil cas la Volonté, cette constante suborneuse de l’intelligence : — malgré tout, au fond de sa conscience, s’élève un secret pressentiment : un tel ordre des choses, il le devine, n’est qu’une apparence ; en elles-mêmes elles se comportent tout autrement ; en vain l’espace et le temps mettent une barrière entre lui et les autres individus, entre lui et les innombrables douleurs qu’ils souffrent, qu’ils souffrent par sa faute ; en vain ces douleurs lui sont par là représentées comme tout à fait étrangères à sa personne : au fond, abstraction faite de la représentation et de ses formes, c’est une seule et même volonté de vivre qui se montre en eux tous, et qui, se méconnaissant elle-même, tourne contre elle ses propres armes ; tandis que, dans l’un de ses phénomènes, elle cherche à accroître son bien-être, du même coup elle impose à l’autre une souffrance considérable ; lui le méchant, il est cette Volonté, il est elle tout entière : donc il n’est pas seulement le bourreau, il est aussi la victime ; seule l’illusion d’un rêve le sépare de cette victime, mais déjà ce rêve se dissipe : il voit la vérité, il voit qu’il lui faut payer le plaisir par la douleur ; toutes les souffrances, qu’il voyait jusque-là comme choses seulement possibles, fondent effectivement sur lui en tant qu’il est la Volonté de vivre, car c’est seulement au point de vue de l’individu, en regardant au travers du principe d’individuation, qu’on croit voir comme choses distinctes le possible et le réel, ce qui dans l’espace et le temps est loin ou près : au fond, il n’en va pas ainsi. Telle est la vérité qui se trouve exprimée en langage mythique, c’est-à-dire accommodée aux exigences du principe de raison suffisante, et ainsi traduite sous forme phénoménale, dans la doctrine de la migration des âmes ; si l’on en veut une expression pure de tout alliage, elle se trouve dans cette souffrance obscurément ressentie, et toutefois inguérissable, qu’on nomme le remords de conscience.

Mais cette même vérité ressort encore d’une seconde notion, également immédiate, et très étroitement liée à la précédente : c’est la notion de l’énergie avec laquelle, chez l’individu méchant, la Volonté de vivre s’affirme ; cet effort va bien au delà des bornes de l’individu qui le manifeste, jusqu’à la complète négation de la même volonté en tant qu’elle apparaît chez d’autres individus. Ainsi, au fond de l’horreur que le scélérat éprouve pour sa propre action, et sur laquelle il tâche de se faire illusion, ce qui se cache ce n’est pas seulement le pressentiment que nous avons dit, du néant et du caractère purement apparent du principe d’individuation comme de la distinction entre lui et autrui qui se fonde sur ce principe : il y a là en outre la reconnaissance de la violence dont est animée sa propre volonté, de la puissance avec laquelle il s’attache à la vie, il s’y enfonce, cette même vie dont il voit l’aspect effroyable dais la souffrance de ceux qu’il opprime, et qui pourtant lui tient au cœur à tel point, que, pour affirmer plus complètement sa propre volonté, il produit au jour les plus horribles des actes. Il se reconnaît pour la manifestation, à l’état concentré, de la Volonté de vivre ; il sent à quel point il est tombé sous l’empire de la vie, et par suite des innombrables souffrances qui sont essentielles à la vie : car elle a devant elle le temps et l’espace sans bornes, pour voir s’effacer la distinction entre le possible et le réel, et se transformer en douleurs éprouvées toutes les douleurs qui lui sont seulement connues. À ce point de vue, les millions d’années que doit prendre la série continue de nos renaissances ne sont qu’un concept, de même que le passé tout entier et l’avenir existent à titre de concept seulement : le temps effectif et rempli, le temps forme du phénomène de la volonté, c’est le présent, et lui seul ; pour l’individu, le temps est toujours nouveau : l’individu paraît toujours à lui-même nouvellement né. En effet, la vie semble inséparable de la volonté de vivre, et la seule forme de cette dernière c’est toujours le présent. La mort (qu’on me pardonne d’employer encore cette comparaison), la mort ressemble au coucher du soleil : le soleil semble englouti par la nuit, mais c’est là une pure apparence ; en réalité, il est lui-même la source de toute lumière, il brûle sans cesse, apportant à des mondes nouveaux des jours nouveaux : il en est toujours à son lever et toujours à son coucher. Ces accidents, le commencer et le finir, n’atteignent que l’individu ; ils l’atteignent par l’intermédiaire du temps, forme dont le phénomène se revêt pour la représentation. Hors du temps il n’y a que la volonté, la chose en soi de Kant, et l’Idée de Platon qui en est l’objectivation adéquate. Aussi le suicide n’est-il pas une délivrance : ce que tu veux, au fond de toi-même, voilà ce qu’il faut que tu sois ; ce que tu es, tu le veux. — Ainsi, en outre de la connaissance simplement ressentie de tout à l’heure, à savoir que les formes de la représentation avec la distinction qu’elles mettent entre les individus sont pure apparence et néant, ce qui vient encore aiguillonner notre conscience, c’est la connaissance intérieure de notre propre volonté et de son degré de force. La vie, dans son cours, modèle en nous le caractère empirique, sur l’original du caractère intelligible ; et le méchant frémit devant cette image ; peu importe d’ailleurs qu’elle soit tracée à grands traits de façon à faire frémir avec lui le monde entier, ou qu’elle soit assez réduite pour être vue de lui seul : car il est le seul qu’elle intéresse directement. Que nous ferait le passé ? il ne serait pour nous qu’un pur phénomène, et notre conscience ne s’en tourmenterait pas, si en nous le caractère ne se sentait indépendant du temps, inaccessible au changement qui viendrait du temps, à moins que lui-même ne vienne à se nier. Voilà pourquoi les choses du passé pèsent toujours et toujours sur la conscience. La prière : « Ne nous induis pas eu tentation, » veut dire : « Ne me laisse pas voir ce que je suis. » — Le méchant, par l’énergie qu’il met à affirmer la vie, et qui se manifeste à lui dans les souffrances qu’il inflige à autrui, mesure la distance où il est de l’abdication, de la négation de sa volonté, c’est-à-dire la distance où il est du seul moyen qui délivre de la vie et de ses douleurs. Il voit combien il y tient, et par quels liens solides : la souffrance d’autrui, simplement connue, n’a pu l’émouvoir : le voilà qui tombe en proie à la vie et à la souffrance, cette fois ressentie. Reste à savoir si ce sera assez pour briser l’élan de sa volonté, et pour en venir à bout.

Nous venons d’analyser la signification et l’essence intime de la méchanceté, et ce que nous y avons trouvé, c’est ce qui, à l’état de sentiment et non encore de connaissance claire et abstraite, fait le fond du remords de conscience. Cette analyse gagnerait encore en clarté et serait plus complète, si nous étudiions de la même façon la bonté, comme qualité de la volonté humaine, puis la résignation entière et la sainteté, qui découlent de la bonté à son degré suprême. Car les contraires s’éclairent toujours mutuellement, et le jour se révèle en même temps que la nuit, comme l’a dit excellemment Spinoza.

  1. Remarquons ici en passant que, si les dogmes positifs ont quelque solidité, quelque point d’appui, qui leur permet de soulever encore les âmes, c’est dans leur partie morale qu’ils le trouvent. Celle-ci n’agit pas par elle-même, mais parce qu’elle parait indissolublement liée avec le dogme, avec le mythe, — il y en a toujours un dans toutes les croyances positives, — et que sans ce dogme elle semble ne plus s’expliquer. D’où ce résultat : bien que l’on ne puisse rendre compte de la valeur morale d’une action au moyen du principe de contradiction, tandis que tout mythe est construit d’après ce principe, cela n’empêche pas les croyants de tenir pour inséparables le caractère moral des actes et le mythe, de n’y voir qu’une seule et même chose, et de considérer toute attaque dirigée contre le mythe comme dirigée contre le droit et la vertu. C’est au point que, chez les peuples monothéistes, l’athéisme, le fait d’être « sans Dieu », est devenu le synonyme d’incapacité totale à l’égard de la moralité. Les prêtres voient de fort bon œil ces confusions d’idées ; c’est grâce à elles seules qu’a pu naître ce monstre, le fanatisme, qu’il a pu régner non pas seulement sur des individus d’une perversion et d’une méchanceté extraordinaires, mais sur des peuples entiers, et enfin, — mais ce fait, pour l’honneur de l’humanité, n’a eu lieu qu’une fois dans son histoire, — s’incarner, en notre Occident, dans cette Inquisition, qui à Madrid seul (et le reste de l’Espagne était tout semé d’abattoirs semblables), en trois ans, fit périr sur le bûcher, pour cause de religion, avec des tortures affreuses, 300.000 êtres humains. C’est là un chiffre à remettre devant les yeux aux zélateurs, dès qu’un d’eux ose se déclarer.