Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 66

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 66. — Toute morale abstraite est stérile. La vertu naît de l’intuition de l’identité de la volonté en moi et en autrui. À mesure que cette intuition devient plus claire, elle produit la justice, l’esprit de sacrifice, qu’accompagne la bonne conscience. 
 385


§ 66.


Une morale non fondée en raison, celle qui consiste à « faire la morale aux gens », ne peut avoir d’action, parce qu’elle ne donne pas de motifs. D’autre part, une morale qui en donne ne peut agir, qu’en se servant de l’égoïsme : or, ce qui sort d’une pareille source n’a aucune valeur morale. D’où il suit qu’on ne peut attendre de la morale, ni en général de la connaissance abstraite, la formation d’aucune vertu authentique ; elle ne peut naître que de l’intuition, qui reconnaît en un étranger le même être qui réside en nous.

En effet, la vertu résulte assurément de la connaissance ; seulement ce n’est pas de la connaissance abstraite, de celle qui se communique par des mots. Sans quoi, la vertu pourrait s’enseigner ; et ici par exemple, comme nous exprimons en forme abstraite l’essence de la vertu et la connaissance qui lui sert de base, tout lecteur qui nous comprend se trouverait par le fait même amélioré moralement. Il n’en est rien : au contraire, il est aussi impossible de faire un homme de bien avec de simples considérations morales ou par la pure prédication, qu’il l’a été aux auteurs de Poétiques, depuis Aristote, de faire un seul poète. Pour créer ce qui fait l’essence propre et intime de la vertu, le concept est impuissant, de même qu’il l’est dans l’art : s’il peut rendre quelques services, c’est en sous-ordre, comme instrument propre à déduire et à conserver les connaissances et résolutions formées sans son aide. « Velle non discitur. » En fait de vertu, de bonté des intentions, les dogmes abstraits sont sans influence : faux, ils ne la détruisent pas ; vrais, ils ne la secourent guère. Et après tout, il serait bien fâcheux que l’affaire essentielle de la vie humaine, la valeur morale, et désormais fixée pour l’éternité, de l’homme, pût tenir à des dogmes, à des articles de foi, à des doctrines philosophiques, que le hasard peut nous faire rencontrer ou ignorer. Si les dogmes ont un rôle à l’égard de la morale, c’est que l’homme de bien, après avoir tiré sa vertu d’une connaissance différente et dont nous parlerons bientôt, y trouve un schème, une formule pour rendre compte à sa raison de ses actions pures d’égoïsme, auxquelles elle ne comprendrait rien sans cela : l’explication n’est guère en somme qu’une fiction, mais la raison est accoutumée à s’en contenter.

À vrai dire, s’il s’agit des actes, des manifestations extérieures, les dogmes peuvent avoir une influence puissante, comme en ont une l’habitude et l’exemple : — ces derniers, parce que l’homme du commun ne se fie pas à son jugement, dont il sait la faiblesse ; mais seulement à son expérience et à celle d’autrui ; — mais ce n’est pas là ce qui change le fond de l’intention[1].

Une connaissance abstraite ne fait que donner des motifs ; or, les motifs, nous l’avons vu, peuvent bien changer la direction de la volonté : ils ne peuvent changer la volonté même. Or, une connaissance communicable ne peut agir sur la volonté qu’à titre de motif : donc, de quelque façon que les dogmes inclinent la volonté, ce sera toujours la même chose, que l’homme voudra d’une volonté proprement dite et générale : s’il reçoit des idées nouvelles, ce sera au sujet de la voie à suivre pour arriver à ce qu’il veut, et les motifs qu’on lui aura fait imaginer le conduiront parallèlement à ses motifs réels. Il est, par exemple, tout à fait indifférent, pour la valeur morale de l’homme, qu’il fasse des dons considérables aux pauvres, avec la ferme conviction d’en recevoir le décuple dans une vie future, ou bien qu’il dépense la même somme à améliorer un bien-fonds qui lui rendra plus tard, mais d’autant plus sûrement, de riches récoltes ; — si le bandit qui tue pour une récompense est un assassin, le vrai croyant qui livre aux flammes l’hérétique ne l’est pas moins ; et de même aussi, à ne considérer que l’état intérieur des âmes, le croisé qui va égorger des Turcs en Terre sainte : l’un et l’autre agissent au fond avec la pensée de gagner une place dans le paradis. Ainsi donc, ils ne songent qu’à eux-mêmes, à leur propre égoïsme, comme le bandit : s’il y a entre eux et lui une différence, elle tient à l’absurdité du moyen qu’ils prennent. — Nous l’avons dit déjà, pour atteindre du dehors la volonté, il faut employer des motifs ; or, les motifs changent la façon dont la volonté se manifeste, non la volonté même. « Velle non discitur. »

Quand il s’agit d’une bonne action dont l’auteur s’est inspiré de certains dogmes, il faut toujours distinguer si ces dogmes en ont été le motif réel, ou s’ils ne seraient pas, comme nous le disions plus haut, l’explication illusoire dont on se sert pour contenter sa raison au sujet d’un acte sorti d’une tout autre source : on a fait l’action parce qu’on est bon ; on est incapable de l’expliquer correctement, parce qu’on n’est pas philosophe ; et pourtant on a besoin de s’en donner une explication. Seulement la distinction est difficile à faire : il faut pénétrer jusqu’au fond des intentions. C’est pourquoi nous ne pouvons presque jamais juger exactement, au point de vue moral, les actes d’autrui ; et les nôtres même, rarement. — Les actions et la manière de se conduire, soit d’un individu, soit d’un peuple, peuvent être grandement modifiées par leurs croyances, par l’exemple, par l’habitude. Mais au fond les actions, ces opera operata, sont de pures et vaines images, et une seule chose leur donne une signification morale : c’est l’intention qui les inspire. Or, une même intention peut parfaitement se trouver associée avec des phénomènes extérieurs très divers. Deux hommes peuvent, étant des méchants du même degré, mourir, l’un sur la roue, l’autre dans les bras des siens. Un même degré de méchanceté peut se manifester, chez tel peuple en traits grossiers, sous forme d’habitudes de mentir et de cannibalisme, et chez tel autre en traits plus déliés, en miniature[2], sous forme d’intrigues de cour, d’oppression du faible, de cabales artificieuses : le fond des choses n’en est pas moins le même. Imaginez qu’un état parfait, ou qu’une religion absolument établie dans les esprits et promettant après la mort des peines ou des récompenses, arrivât à empêcher toute espèce de crime : politiquement, ce serait un grand bien d’obtenu ; moralement, on n’aurait rien fait : ou plutôt on aurait empêché que la vie ne devînt aussi promptement l’image de la volonté.

Ainsi donc, la bonté sincère, la vertu désintéressée, la noblesse vraie, n’ont pas leur source dans la connaissance abstraite : elles l’ont pourtant dans la connaissance ; mais celle-là est immédiate, intuitive, le raisonnement n’a rien à faire avec elle, ni pour ni contre ; comme elle n’est pas abstraite, elle ne se transmet pas, il faut que chacun la trouve lui-même : par suite, ce n’est pas dans les paroles qu’elle obtient son expression adéquate, mais seulement dans les faits, dans les actes, dans la conduite d’une vie d’homme. Nous donc qui avons ici à établir une théorie de la vertu, et par conséquent à exprimer d’une façon abstraite et dans son essence la connaissance qui en fait le fond, nous ne saurions dans cette expression envelopper cette connaissance elle-même : nous n’en donnons que le concept, et pour cela nous partons constamment des actes, dans lesquels seuls elle se laisse voir ; c’est à eux que nous renvoyons comme à sa traduction adéquate ; cette traduction enfin, nous nous bornons à l’éclaircir, à l’interpréter, c’est-à-dire que nous exprimons en termes abstraits le fond réel des choses.

Maintenant, avant de parler de la bonté proprement dite, pour l’opposer à la méchanceté que nous avons déjà analysée, il est utile de considérer un degré intermédiaire, qui est la négation de la méchanceté : c’est à savoir la justice. Nous avons exposé déjà, et tout au long, ce que c’est que le droit et l’injuste : disons donc en peu de mots qu’on nomme juste quiconque reconnaît spontanément les limites tracées par la morale seule entre le droit et l’injuste et qui les respecte, même en l’absence de l’État, ou de toute autre puissance capable de les garder ; qui, par suite, pour revenir à notre doctrine, ne va jamais, dans l’affirmation de sa propre Volonté, jusqu’à la négation de la même Volonté chez un autre individu. Il n’ira donc jamais, pour accroître son propre bien-être, infliger des souffrances à autrui : en d’autres termes, il ne commettra aucune transgression, il respectera les droits et les biens de chacun. — On le voit, aux yeux de ce juste, le principe d’individuation n’est plus ce qu’il était pour le méchant, un voile impénétrable ; il ne se borne plus, comme ce dernier, à affirmer le phénomène de la volonté en lui, tout en le niant chez autrui ; les autres hommes ne sont plus pour lui des fantômes vains, et d’ailleurs absolument distincts de lui par leur essence ; non, il le déclare par sa conduite même : il reconnaît ce qui fait son être propre, la chose en soi qui est la Volonté de vivre, il la reconnaît dans le phénomène d’autrui, qui lui est donné à simple titre de représentation ; il se reconnaît donc chez l’autre, jusqu’à un certain point, assez en somme pour n’être pas injuste, pour ne pas lui porter tort. Dans la même mesure, son regard perce le principe d’individuation, le voile de Maya : il pose l’être extérieur sur le pied d’égalité avec le sien ; il ne lui fait pas tort.

Regardons au fond de la justice : nous y trouverons déjà le ferme propos de ne pas aller, dans l’affirmation de notre propre Volonté, jusqu’au point de nier les phénomènes qui manifestent hors de nous la Volonté, en nous les asservissant. Dès lors, nous rendrons à autrui l’équivalent de ce que nous en aurons reçu. À son degré le plus haut, la justice, la droiture d’âme, ne se sépare déjà pas de la bonté proprement dite, laquelle n’a pas un caractère purement négatif : elle va alors jusqu’au point de nous faire mettre en doute nos droits sur un bien qui nous vient par héritage ; jusqu’à nous inspirer de subvenir aux besoins de notre corps par nos propres forces, physiques ou intellectuelles ; de refuser, comme n’y ayant pas droit, les services d’autrui, le luxe sous toutes ses formes, et enfin de nous vouer à une pauvreté volontaire. Nous en avons un exemple dans Pascal : quand il se rangea à la vie ascétique, il refusa de se laisser servir, bien qu’il eût assez de gens à ses ordres ; malgré son état toujours maladif, il faisait son lit lui-même ; il allait quérir son repas à la cuisine, etc. (Vie de Pascal, par sa sœur)[3]. L’Inde nous fournit des exemples tout semblables à plus d’un Hindou, à ce qu’on rapporte, et des radjahs même, environnés de richesses, les consacrent exclusivement à l’entretien de leurs parents, de leur cour, de leurs serviteurs, et mettent le plus grand scrupule à appliquer la maxime : Ne mange rien, que tu ne l’aies semé et récolté de ta main. Mais il faut le dire : il y a là au fond un malentendu ; un individu riche et puissant peut, par cela même, rendre à l’ensemble de la société humaine des services assez grands pour balancer celui que lui rend la société en lui garantissant ses biens. La justice de nos Hindous est proprement plus que de la justice : c’est la vraie renonciation, la négation de la Volonté de vivre, l’ascétisme enfin : nous allons en parler. En revanche, celui qui vit sans rien faire, en utilisant les forces d’autrui, usant d’un héritage, et ne rendant service à personne, celui-là, tout en demeurant juste selon les lois positives, risque d’être considéré comme injuste au sens moral.

La justice spontanée naît, nous l’avons vu, d’une intelligence capable déjà de voir quelque peu à travers le principe d’individuation, tandis que l’homme injuste en reste absolument la dupe. Mais cette intelligence peut ne pas s’arrêter là, et s’élever à un degré supérieur, où elle donne naissance à la bienveillance et à la bienfaisance positives, bref à l’amour de nos semblables : et quelle que soit la force, l’énergie de la Volonté en un individu, elle n’est pas plus empêchée de s’élever à cet état. En effet, il suffit que l’intelligence lui fasse équilibre, qu’elle lui enseigne à résister au penchant qui va vers l’injustice ; et elle pourra ainsi produire quelque degré que ce soit de bonté, y compris la résignation. Il ne faut donc pas croire que l’homme bon soit par là même une manifestation moins énergique de la Volonté qu’un méchant ; seulement, chez lui la connaissance maîtrise l’aveugle élan de la Volonté. Sans doute, il est des individus qui n’ont d’un bon cœur que l’apparence et qui le doivent à la faiblesse avec laquelle la Volonté apparaît en eux ; mais bientôt on voit ce qu’ils sont au fond : des êtres impuissants à remporter sur eux-mêmes une victoire un peu difficile, le jour où il s’agit de mener à bien une action juste ou bonne.

Maintenant, voici un homme qui s’offre à nous : le cas est rare ; il possède de grands biens, mais il en use peu pour lui-même, et tout ce qui lui reste, il le donne aux malheureux ; il se prive ainsi de bien des plaisirs, et consulte fort peu ses convenances. Si nous essayons de nous, expliquer la conduite de cet homme, et si nous écartons les croyances auxquelles lui-même rapporte le principe de ses actes pour les rendre concevables à sa Raison, nous verrons que l’expression générale la plus simple, le caractère essentiel de toute sa conduite, c’est qu’il fait moins de différence que personne entre lui-même et autrui. Tandis qu’aux yeux de plusieurs, cette différence est telle, que le méchant fait sa joie de la souffrance d’autrui, et que l’homme injuste s’en fait un instrument fort acceptable pour se procurer du bien-être ; tandis que l’homme simplement juste s’en tient à ne pas en infliger aux autres ; tandis qu’enfin la foule des hommes connaît et voit tout auprès d’elle d’innombrables douleurs, souffertes par autrui, mais ne se décide pas à s’imposer les quelques privations qu’il faudrait pour les adoucir ; ce qui veut dire que, chez tous ceux-là, l’idée qui domine, c’est celle d’une profonde différence entre le moi et le reste ; au contraire, chez cet homme de grand cœur que nous imaginons, cette différence n’a plus tant d’importance ; le principe d’individuation, la forme phénoménale des choses, ne lui en impose plus si fort ; la souffrance qu’il voit endurer par un autre le touche presque d’aussi près que la sienne propre : aussi cherche-t-il à rétablir l’équilibre entre les deux, et, pour cela, il se refuse des plaisirs, il s’impose des privations, afin d’adoucir les maux d’autrui. Il sent bien que la différence entre lui et les autres, cet abîme aux yeux du méchant, n’est qu’une illusion passagère, de l’ordre du phénomène. Il connaît, d’une façon immédiate et sans raisonner, que la réalité, cachée derrière le phénomène qu’il est, est la même en lui qu’en autrui : car elle est cette Volonté de vivre, qui constitue l’essence de toute chose, et qui vit partout ; oui, partout, car elle rayonne également chez les animaux, et dans la nature entière : et c’est pourquoi il ne torturera jamais un animal[4].

Ce même homme n’est pas capable de laisser les autres souffrir misère, tandis qu’il serait dans l’abondance et jouirait du superflu : autant vaudrait pour lui endurer la faim aujourd’hui, dans la pensée d’avoir davantage à manger demain. En effet, pour celui qui fait de bonnes œuvres, les œuvres de douceur, le voile de Maya est déjà transparent, et l’illusion du principe d’individuation s’est dissipée. Il se reconnaît, lui, son moi, sa volonté, en chaque être : il se reconnaît donc en quiconque souffre. Il n’est plus sujet à cette perversion par laquelle la Volonté de vivre, se méconnaissant elle-même, goûte ici, en tel individu, des jouissances passagères et visibles, tandis que, par cela même, en tel autre, elle souffre et est misérable : en sorte qu’elle inflige et endure à la fois la douleur, et, sans le savoir, comme Thyeste, elle dévore sa propre chair ; pleurant ici sur une souffrance qu’elle n’a pas méritée, et là, se moquant sans vergogne de Némésis, et cela pour cette seule cause, qu’elle ne se reconnaît pas elle-même derrière un phénomène étranger, et qu’elle ne perçoit pas la loi éternelle de justice, prisonnière qu’elle est du principe d’individuation, et du mode de connaissance auquel préside l’axiome de raison suffisante. Être guéri de cette illusion et de l’erreur de Maya, ou bien agir avec douceur, c’est la même chose. Or, une telle façon d’agir ne va jamais sans la connaissance dont nous parlons.

Nous avons parlé du remords, de sa source et de son importance : le contraire du remords, c’est la bonne conscience, la satisfaction que nous ressentons toujours après une action désintéressée. Elle naît de ce qu’une action de ce genre, ayant pour origine la reconnaissance de notre propre être sous l’apparence d’un autre, est en même temps une confirmation de cette vérité, que notre vrai moi ne réside pas dans notre seule personne, dans le phénomène que nous sommes, mais bien en tout ce qui vit. Par là le cœur se sent élargi, tandis que l’égoïsme le resserrait. Avec l’égoïsme, en effet, tout notre intérêt se concentre sur un seul phénomène, sur notre individu ; dès lors l’intelligence nous présente l’image des périls innombrables qui sans cesse menacent ce phénomène : et l’inquiétude, l’anxiété devient la dominante de notre humeur. Au contraire, de savoir que notre être en soi, c’est tout ce qui vit, et non simplement notre propre personne, cela répand notre intérêt sur tous les êtres vivants, et notre cœur s’en trouve agrandi. En amoindrissant l’intérêt que nous inspire notre propre moi, nous attaquons donc, nous tuons dans sa racine le souci anxieux qu’il nous causait ; de là cette sérénité calme, insouciante, que porte avec elle une âme vertueuse, une conscience bonne ; de là la clarté croissante dont resplendit cette sérénité, à chaque bonne action, qui vient fortifier en nous le principe de notre nouvel état d’âme. L’égoïste se sent environné de phénomènes étrangers et ennemis, et toute son espérance est bornée à son propre bien-être. L’homme bon vit dans un monde de phénomènes amis : le bien de chacun est son propre bien. Sans doute la connaissance qu’il a du sort de l’homme en général empêche que sa sérénité n’aille jusqu’au contentement ; mais toutefois, comme il reconnaît constamment son être en tout ce qui vit, il en résulte une sorte d’égalité et même une sérénité d’âme. Car un intérêt qui s’étend à une quantité innombrable de phénomènes ne peut se tourner en anxiété, comme celui qui se concentre sur un seul. Les accidents qui arrivent à la totalité des individus se compensent entre eux : quand il s’agit d’un particulier, de chaque accident dépend ou son bonheur ou son malheur.

D’autres que moi peuvent proposer des principes de morale, et les donner pour des recettes à produire la vertu, comme des lois qu’il est nécessaire de suivre : pour moi, je l’ai déjà dit, je n’ai rien de pareil, je ne puis prescrire à la Volonté éternellement libre aucun devoir, aucune loi. Mais en revanche, ce qui, au point de vue de ma doctrine, joue un rôle à peu près analogue, c’est cette vérité toute théorique, dont tout mon écrit n’est que le développement, à savoir que la volonté, la réalité en soi cachée sous chaque phénomène, considérée en elle-même, est indépendante des formes phénoménales, et par là de la multiplicité : et cette vérité, je ne vois pas d’expression meilleure a en donner, au point de vue pratique, que la formule du Véda dont j’ai déjà parlé : Tat twam asi ! ( « Tu es ceci ! » ) Celui qui peut se la redire à lui-même, avec une connaissance claire de ce qu’il dit et une ferme conviction, en face de chaque être avec lequel il a rapport, celui-là est sûr de posséder toute vertu, toute noblesse d’âme : il est sur la voie droite qui va à la délivrance.

Il me reste, pour terminer cet exposé, à montrer comment la douceur d’âme, cet amour qui a pour origine et pour substance une intuition capable d’aller au delà du principe d’individuation, nous conduit à la délivrance, c’est-à-dire à l’abdication de toute volonté de vivre ; il me reste aussi à faire voir comment il y a une autre route, moins douce, plus fréquentée pourtant, qui conduit l’homme au même résultat. Mais auparavant, je dois exposer et expliquer ici une proposition paradoxale, non par goût du paradoxe, mais parce qu’elle est vraie, et que sans elle on ne connaîtrait pas toute ma pensée. La voici : « Toute douceur (αγαπη, caritas) est pitié. »

  1. Ce sont là, comme dirait l’Église, de purs « opera operata », qui ne servent de rien, à moins que la grâce ne vienne nous donner la foi, qui nous conduit à une renaissance spirituelle. Nous reviendrons sur ce point.
  2. En français dans le texte.
  3. Edition Havet, p. lxxii.
  4. Le droit qu’a l’homme de disposer de la vie et des forces des animaux repose uniquement sur ce que, là où la clarté de la conscience va croissant, la douleur va grandissant à mesure ; aussi la souffrance que l’animal endure en mourant ou en travaillant n’est jamais aussi grande que le serait celle de l’homme à être privé de la chair ou du travail des animaux. Par suite, l’homme peut pousser l’affirmation de son existence jusqu’à nier celle de la bête, et la Volonté de vivre souffre moins, en somme, par là que dans le cas contraire. Ainsi se trouve déterminée en même temps la limite de l’usage que l’homme peut faire, sans injustice, de la force des animaux ; il est vrai que cette limite, souvent on la franchit, principalement à l’égard des bêtes de somme et des chiens de chasse. En revanche, les sociétés protectrices des animaux s’appliquent fort bien à la faire observer. Le droit de l’homme ne s’étend pas non plus, à mon sens, jusqu’à celui de faire des vivisections, principalement sur les animaux supérieurs ; tandis que l’insecte souffre moins de mourir, que l’homme de se laisser piquer. — Voilà ce que ne voit pas le Hindou.