Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 68

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 68. — De la négation du vouloir-vivre. Première manière d’y arriver : l’intuition de la vérité exposée dans ce livre. Celui qui en est pénétré souffre de toutes les souffrances éparses dans le monde, et se détache de la vie. La chasteté : comment elle pourrait procurer la délivrance du monde. L’ascétisme, ou anéantissement volontaire de la volonté. Exemples empruntés à diverses religions ; la sainteté est la même partout, en dépit de la diversité des dogmes par lesquels on l’explique. Sérénité du saint, comparée au plaisir esthétique. Dangers de rechute dans le vouloir-vivre : nécessité de la pénitence. Seconde manière d’arriver à la négation du vouloir-vivre : le désespoir amené par une suite de malheurs affreux ; une seule déception, mais immense. Puissance sanctifiante de la douleur. La béatitude dans la mort. 
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§ 68.


Nous venons de nous expliquer sur l’identité de la tendresse ou douceur pure avec la pitié, cette pitié qui, lorsqu’elle revient sur son propre sujet, a pour symptôme les larmes : après cette digression, reprenons le fil de notre analyse du sens moral de nos actes, et montrons comment, de la même source d’où jaillit toute bonté, toute tendresse ou douceur, toute vertu, toute générosité, sort aussi ce que j’appelle la négation du vouloir-vivre.

Nous avons vu plus haut que la haine et la méchanceté avaient pour première base l’égoïsme, et que celui-ci résulte de la sujétion où est l’intelligence à l’égard du principe d’individuation ; nous avons aussi constaté que la justice, puis, à un degré supérieur de développement, la douceur et la générosité, en ce qu’elles peuvent avoir de plus élevé, ont pour origine essentielle une intelligence qui voit à travers ce principe : seule cette vision, en supprimant toute différence entre mon individu et celui d’autrui, rend possible et explique l’intention parfaitement bonne, même quand elle va jusqu’à la tendresse désintéressée et jusqu’à l’abnégation la plus magnanime.

Maintenant, que cette vision qui perce le principe d’individuation, que cette connaissance directe de l’identité du vouloir en tous ses phénomènes, arrive à un degré de grande clarté : son influence sur la Volonté ira grandissante. Quand le voile de Maya, le principe d’individuation se soulève, devant les yeux d’un homme, au point que cet homme ne fait plus de distinction égoïste entre sa personne et celle d’autrui, quand il prend aux douleurs d’autrui autant de part que si elles étaient les siennes, et qu’ainsi il parvient à être non seulement très secourable, mais tout prêt à sacrifier sa personne s’il peut par là en sauver plusieurs autres : alors, bien évidemment cet homme, qui dans chaque être se reconnaît lui-même, ce qui fait le plus intime et le plus vrai de lui-même, considère aussi les infinies douleurs de tout ce qui vit comme étant ses propres douleurs, et ainsi fait sienne la misère du monde entier. Désormais nulle souffrance ne lui est étrangère. Toutes les douleurs des autres, ces souffrances qu’il voit et qu’il peut si rarement adoucir, celles dont il a connaissance indirectement, et celles même enfin qu’il sait possibles, pèsent sur son cœur, comme si elles étaient les siennes. Ce qu’il a devant lui, ce n’est plus cette alternance de biens et de maux qui est sa vie propre, et à quoi se bornent les regards des hommes encore esclaves de l’égoïsme ; comme il voit clair à travers le principe d’individuation, tout le touche également de près. Il aperçoit l’ensemble des choses, il en connaît l’essence, et il voit qu’elle consiste dans un perpétuel écoulement, dans un effort stérile, dans une contradiction intime, et une souffrance continue ; et c’est à quoi sont voués, il le voit, et la misérable humanité, et la misérable brute, et enfin un univers qui sans cesse s’évanouit. Et de plus, tout cela le touche d’aussi près que pour l’égoïste sa propre personne. Comment dès lors, connaissant ainsi le monde, pourrait-il, par des actes incessants de volonté, affirmer la vie, s’y lier de plus en plus étroitement, en appesantir le poids sur son être ? Sans doute, celui qui est encore captif dans le principe d’individuation et dans l’égoïsme, qui ne connaît que des choses individuelles et leurs rapports à sa propre personne, peut y trouver des motifs toujours nouveaux pour sa volonté ; mais la connaissance du tout, telle que nous venons de la décrire, la connaissance de l’essence des choses en soi est au contraire pour la Volonté un calmant. La Volonté alors se détache de la vie : les jouissances, elle y voit une affirmation de la vie, et elle en a horreur. L’homme arrive à l’état d’abnégation volontaire, de résignation, de calme véritable et d’arrêt absolu du vouloir. — Nous autres qui sommes encore environnés par le voile de Maya, cependant, parfois le sentiment violent de nos souffrances ou la vive représentation des maux d’autrui nous met devant l’esprit le néant et l’amertume de la vie ; et alors, nous voudrions abdiquer pleinement, pour toujours, brisant l’aiguillon des désirs, fermant tout accès aux douleurs, et épurant et sanctifiant notre être. Mais bientôt l’illusion des apparences nous enveloppe de nouveau, et de nouveau elles mettent en mouvement notre volonté : nous ne pouvons nous délivrer. L’espérance avec ses appâts, le présent avec ses flatteries, les jouissances avec leurs attraits, le bien-être qui parfois nous échoit personnellement en partage au milieu d’un monde souffrant, soumis au hasard et à l’erreur, toutes ces séductions nous ramènent en arrière et resserrent nos liens. Aussi Jésus dit-il : « Il est plus facile de faire passer un câble par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu. »

Si nous comparons la vie à un cercle qu’on parcourt, et dont une partie est faite de charbons ardents, tandis que certaines places sont froides, on peut dire que les places froides consolent le malheureux, dupe de l’illusion, quand il s’y trouve, et qu’il est encouragé ainsi à poursuivre sa course. Mais celui qui voit au delà du principe d’individuation, qui connaît l’essence des choses en soi et par suite embrasse l’ensemble, celui-là n’est plus accessible à cette consolation : il se voit lui-même à la fois dans toutes les places, et il se retire du cercle. — Sa volonté se replie : elle n’affirme plus son essence, représentée dans le miroir du phénomène ; elle la nie. Ce qui met en évidence cette transformation, c’est le passage que l’homme exécute alors, de la vertu à l’ascétisme. Il ne lui suffit plus d’aimer les autres à l’égal de sa personne, et de faire pour eux ce qu’il ferait pour lui-même : en lui naît un dégoût contre l’essence de la volonté de vivre, dont son phénomène est l’expression, contre cette essence qui est le fond et la substance d’un monde dont il voit la misère lugubre. Aussi la rejette-t-il, en tant qu’elle se manifeste en lui, et qu’elle s’exprime par son corps ; sa conduite dément ce phénomène du vouloir, et se met avec lui en contradiction ouverte. N’étant rien au fond, qu’un phénomène de la volonté, il cesse de vouloir quoi que ce soit, il se défend d’attacher sa Volonté à aucun appui, il s’efforce d’assurer sa parfaite indifférence envers toutes choses. — Son corps, sain et fort, exprime par ses organes de reproduction le désir sexuel ; mais lui, nie la Volonté, et donne à son corps un démenti : il refuse toute satisfaction sexuelle, à n’importe quelle condition. Une chasteté volontaire et parfaite est le premier pas dans la voie de l’ascétisme, ou de la négation du vouloir-vivre. La chasteté nie cette affirmation de la Volonté, qui va au delà de la vie de l’individu ; elle marque ainsi que la Volonté se supprime elle-même, en même temps que la vie de ce corps qui est sa manifestation. La nature le dit, et la nature est toujours véridique et naïve : si cette maxime devenait universelle, l’espèce humaine disparaîtrait. Or, après ce que j’ai dit, dans mon deuxième livre, de la dépendance de tous les phénomènes de la Volonté, je crois pouvoir admettre qu’au jour où disparaîtrait sa manifestation la plus haute, l’animalité, qui en est le reflet affaibli, s’évanouirait aussi : ainsi, avec la pleine lumière, passe aussi la pénombre. Aussi, la connaissance se trouvant entièrement supprimée, le reste du monde tomberait au néant : car sans sujet, pas d’objet. Je puis bien ici invoquer un passage du Véda : « De même que dans ce monde l’enfant affamé soupire après sa mère, de même tous les êtres attendent l’holocauste sacré. » (Asiatic Researches., vol. VIII ; Colebrooke, On the Vedas, dans l’extrait du Sama-Veda. On trouvera le même passage dans les Miscellaneous Essays de Colebrooke, vol. I, p. 88.) L’holocauste ici signifie la résignation en général ; le reste de la Nature doit attendre de l’homme sa délivrance ; c’est lui qui est le prêtre et à la fois la victime. On peut encore relever, comme un fait bien digne de remarque, que la même pensée a été exprimée par ce vaste et profond esprit, Angelus Silesius, dans une petite poésie intitulée : L’homme porte tout à Dieu :

O homme, tout respire l’amour pour toi ; tout te désire avec ardeur ;
Tout s’élance vers toi, pour arriver à Dieu.


Un mystique plus grand encore est maître Eckhart, dont les écrits prodigieux viennent enfin (1857) d’être rendus accessibles, grâce à l’édition de Franz Pfeiffer. C’est lui qui dit, p. 459, tout à fait dans le même sens : « Je m’appuie ici sur le Christ, car il dit : Quand je serai élevé de la terre, j’élèverai toutes choses à ma suite (S. Jean, XII, 32). Ainsi l’homme bon doit élever toutes choses vers Dieu, vers leur source première. Les maîtres nous confirment cette vérité, que toutes les créatures sont faites en vue de l’homme. C’est ce qu’on voit en toutes, car chacune utilise l’autre : l’agneau se sert du gazon, le poisson de l’eau, le fauve de la forêt. Et ainsi toutes les créatures profitent à l’homme bon : l’homme bon les prend et l’une dans l’autre les porte vers Dieu. » Il veut dire : C’est pour délivrer, avec lui-même et en lui-même, tous les animaux, que l’homme s’en sert dans cette vie. — C’est ainsi qu’il convient, à mon sens, d’expliquer le passage difficile qu’on trouve dans la Bible, Ep. aux Rom., VIII, 21-24[1].

Dans le bouddhisme non plus, les expressions ne manquent pas pour cette vérité. Aussi, quand Bouddha, encore sous la forme de Bodhisatwa, fait seller son cheval pour la dernière fois, c’est-à-dire pour quitter le palais de son père et aller au désert, il lui parle ainsi en vers : « Depuis longtemps, tu es dans la vie et dans la mort ; mais tu vas cesser de porter et de tirer. Pour cette fois encore, ô Kantakana, emporte-moi d’ici, et quand j’aurai réalisé la loi (qui lui ordonne de devenir Bouddha), je ne t’oublierai pas. » (Foë-Kouë-Ki, trad. d’Abel Rémusat, p. 233.)

L’ascétisme se manifeste encore dans la pauvreté volontaire et intentionnelle ; elle n’est pas l’effet d’un accident : le pauvre volontaire se dépouille de ses biens pour adoucir les souffrances d’autrui ; la pauvreté est proprement son but, il veut s’en servir pour mortifier sa volonté, pour empêcher que jamais plus elle ne se redresse, excitée par un désir satisfait, ou par quelqu’une des douceurs de la vie : car cette volonté, il l’a prise en horreur depuis qu’il se connaît lui-même. Celui qui en est arrivé là ressent encore tous les désirs de la Volonté, en tant qu’il est un corps animé, et une manifestation du vouloir : mais il les foule aux pieds exprès, il se contraint à ne rien faire de ce qui lui plairait à faire, et à faire tout ce qui lui déplaît, n’y eût-il à en attendre que ce seul résultat, de contribuer à la mortification de la Volonté. Dès lors, comme lui-même il nie la Volonté qui se manifeste dans sa personne, il ne s’opposera pas à ce qu’autrui fasse de même, c’est-à-dire à ce qu’on lui fasse tort ; aussi toute souffrance qui lui vient du dehors, qu’elle soit le fait du hasard ou de la malice d’autrui, est la bienvenue pour lui ; et de même pour les outrages, les offenses, les dommages de toute sorte : il les accueille avec joie, y trouvant une occasion de se donner à lui-même la preuve que désormais il n’affirme plus sa volonté, qu’il prend volontiers le parti de quiconque est l’ennemi de cette manifestation de la volonté, sa personne. Il endure donc ces injures et ces souffrances-là avec une patience, une douceur inépuisables ; il rend pour le mal le bien, sans ostentation ; il ne laisse pas plus se rallumer en lui le feu de la colère que celui des désirs. — Non moins que la Volonté même, il mortifie ce qui la rend visible et objective, son corps : il le nourrit parcimonieusement, évitant un état de prospérité, de vigueur exubérante, d’où la volonté renaîtrait plus forte et plus excitée, cette volonté dont il est l’expression et le miroir. Il pratique le jeûne, la macération même et les disciplines, afin, par des privations et des souffrances continuelles, de briser de plus en plus, de tuer, cette volonté en qui il reconnaît et il hait le principe de son existence et de cette existence qui est la torture de l’univers. — Vienne enfin la mort, qui détruira cette manifestation d’une volonté, qu’il a depuis longtemps tuée dans son essence même, en la niant librement, jusqu’à la réduire à ce faible reste de vouloir qui animait son corps : la mort alors sera pour lui la bienvenue, il la recevra avec joie, comme une délivrance longtemps souhaitée. Chez lui, la mort ne met pas seulement, comme chez d’autres, un terme à la manifestation de la volonté : l’essence même de celle-ci est supprimée, car le dernier reste d’existence qui lui demeurât tenait à cette manifestation[2] ; et ce fragile et suprême lien, la mort le brise. Pour celui qui finit ainsi, l’univers finit du même coup.

Et ce que je traduis ici dans une langue trop faible, en termes généraux, n’est pourtant pas une fiction de philosophes, inventée d’aujourd’hui seulement : non ! cette doctrine fut la vie même, vie bien enviable de tant de saints, de tant de belles âmes qui se sont rencontrées parmi les chrétiens, et plus encore parmi les Hindous, les bouddhistes, les fidèles d’autres religions encore. Les dogmes dont leur raison avait reçu l’empreinte avaient beau être divers ; chez tous la conduite de la vie exprimait d’une seule et même manière une même pensée, cette pensée intime, immédiate, intuitive, de laquelle seule découlent toute vertu, toute sainteté. Nous retrouvons en effet ici cette distinction, si importante pour nous tout au cours de cette étude, d’une application si générale, d’une force si pénétrante, la distinction jusqu’ici trop négligée entre la connaissance abstraite et l’intuitive. Entre les deux, quand il s’agit notamment de connaître l’essence de l’univers, il y a comme un large abîme, que seule la philosophie peut nous faire franchir. Car pour ce qui est de la connaissance intuitive, in concreto, chaque homme trouve en soi-même par la conscience toutes les vérités philosophiques : mais de les traduire en savoir abstrait, de les soumettre à la réflexion, voilà l’affaire de la philosophie ; elle n’en doit pas, elle n’en peut pas avoir d’autre.

Ainsi, c’est peut-être pour la première fois ici même que, sous forme abstraite, sans aucun mythe auxiliaire, l’essence profonde de la sainteté, de l’abnégation, de la guerre à mort faite à l’égoïsme de l’ascétisme enfin, aura été traduite en ces termes : la négation de la Volonté de vivre, négation où la Volonté arrive quand une connaissance entière de toute son essence opère sur elle comme un sédatif de la volition. Au contraire, s’il s’agit de connaître d’une façon immédiate et de traduire par l’action cette vérité, c’est là ce qu’ont fait tous ces saints, tous ces ascètes, qui ; avec une même pensée au fond du cœur, s’exprimaient par des langages si divers, chacun se conformant aux dogmes qu’il avait d’abord reçus en sa raison : car c’est grâce à eux qu’un saint, selon qu’il est Hindou, Chrétien, Lamaïste, rend diversement compte de sa conduite ; mais qu’importe pour le fond des choses ? Qu’un saint soit attaché à la plus absurde des superstitions, ou qu’il soit au contraire un philosophe : cela ne fait rien à l’affaire. Ce qui le crée et le certifie saint, ce sont ses actes : ces actes, considérés au point de vue moral, ne découlent pas de ses idées abstraites, mais de la connaissance que l’intuition immédiate lui a donnée du monde et de son essence ; et c’est seulement pour tranquilliser sa raison, qu’il se les explique à l’aide d’un dogme quelconque. Il n’y a donc pas plus nécessité à ce que le saint soit philosophe, qu’il n’y en a à ce que le philosophe soit saint : de même, parce qu’on est bel homme on n’est pas nécessairement bon sculpteur, ni bel homme parce qu’on est bon sculpteur. Et, pour généraliser, c’est élever à l’égard du moraliste une prétention bien étrange, de vouloir qu’avant de recommander une vertu, il la possède lui-même. Traduire l’essence de l’univers en concepts abstraits, généraux et clairs, en donner une image réfléchie mais stable, toujours à notre disposition et résidant en notre raison, voilà ce que doit, voilà tout ce que doit la philosophie. Que le lecteur se reporte au passage, que je cite dans mon premier livre, de Bacon de Vérulam.

Certes ce n’est qu’une peinture bien abstraite, bien générale, et pourtant bien froide, celle que j’ai faite plus haut de la négation du vouloir-vivre, en d’autres termes de la conduite d’une belle âme, d’un saint qui se résigne et qui spontanément expie. Mais comme la connaissance d’où résulte la négation de la volonté est intuitive et non abstraite, de même ce n’est pas dans des concepts abstraits qu’elle trouve son expression parfaite ; c’est seulement dans l’action, dans notre conduite. Si donc l’on veut comprendre mieux ce qui, en termes philosophiques, se traduit par la négation de la volonté de vivre, c’est dans l’expérience et dans la réalité qu’il faut aller chercher des exemples. Non pas toutefois dans l’expérience quotidienne : « car, dit très bien Spinoza, tout ce qui est supérieur est aussi rare que difficile » (nam omnia præclara tam difficilia quam rara sunt). Donc, à moins d’un hasard favorable, qui nous rende témoins oculaires de ce que nous cherchons, nous devons nous contenter des biographies de personnages du genre dont il s’agit. La littérature hindoue, à en juger par le peu que nous en font déjà connaître les traductions, est très riche en biographies de saints, d’expiateurs, de samanéens, de saniasis, etc. Même le livre bien connu, et que je ne louerai pas cependant en tous points, la Mythologie des Hindous, par Mme de Polier, nous offre nombre d’exemples remarquables de ce genre (notamment au second volume, chapitre XIII). Les chrétiens aussi fournissent en abondance de quoi illustrer notre théorie. Lisez les biographies, trop souvent mal écrites d’ailleurs, de ces personnages qu’on appelle tantôt âmes saintes, tantôt piétistes, quiétistes, visionnaires pieux, etc. On a fait, à diverses époques, des recueils de ces biographies : ainsi les Vies des saintes âmes, de Tersteegen ; l’Histoire de ceux qui sont nés à la vie nouvelle, par Reiz, et, de nos jours, le recueil de Kanne, où il se trouve à travers de mauvaises choses beaucoup de bon, et particulièrement la Vie de la bienheureuse Sturmin. La vie de saint François d’Assise a de droit sa place dans cette série : saint François fut l’ascétisme personnifié, le prototype des moines mendiants. On a récemment réédité sa vie, écrite par un de ses contemporains et cadets, qui s’illustra aussi dans l’École, saint Bonaventure, sous ce titre : Vita S. Francisci a S. Bonaventura concinnata (Joest, 1847) ; déjà, peu avant, il avait été publié en France une biographie faite avec soin, complète, puisée aux meilleures sources : Histoire de saint François d’Assise, par Chavin de Mallan (1845).

À ces écrits monacaux si l’on veut opposer un pendant emprunté à l’Orient, on a le livre, d’une excellente lecture, de Spence Hardy : Eastern monachism, an account of the order of mendicants founded by Gotama budha, 1850 (la Vie monacale en Orient ; étude sur un ordre mendiant fondé par le bouddha Gotama). On retrouve là toujours la même chose, sous un costume différent ; et l’on juge ainsi combien il importe peu que la sainteté naisse d’une religion théiste, ou d’une religion athée. — Mais je recommanderai principalement, comme un exemple spécial et très complet, et en même temps comme une illustration toute pratique des idées que j’ai présentées, l’autobiographie de Madame Guyon : c’est une belle et grande âme, dont la pensée me remplit toujours de respect ; apprendre à la connaître, et rendre justice à ce qu’il y eut d’excellent dans sa façon de sentir, tout en se défiant des aberrations de son intelligence, voilà pour une nature d’élite une jouissance d’autant plus grande, que son livre ne sera jamais en crédit auprès des intelligences vulgaires, c’est-à-dire du plus grand nombre ; car, partout et toujours, chacun n’apprécie que ce qui lui ressemble dans une certaine mesure, et ce pour quoi il a, du moins, une faible disposition. Cela est vrai de l’intellectuel, comme du moral. En un sens, on pourrait considérer comme un exemple approprié la biographie française bien connue de Spinoza, si l’on s’en sert comme introduction au préambule magistral de son ouvrage, tout à fait insuffisant De emendatione intellectus ; ce préambule est ce que je connais de plus efficace pour apaiser le trouble des passions. Enfin le grand Gœthe, tout grec qu’il est, n’a pas cru indigne de lui de nous montrer, dans le clair miroir de la poésie, ce côté élevé de l’humanité, lui qui, dans les Confessions d’une belle âme, nous à retracé, en l’idéalisant, la vie de Mlle de Klettenberg, et nous en a donné l’histoire vraie, dans sa propre biographie. De même il nous a raconté deux fois la vie de saint Philippe de Néri. — L’histoire ne parlera jamais et ne peut en effet parler de l’homme dont la conduite est la meilleure et la plus riche illustration du point particulier qui fait l’objet de cette étude. Car la matière de l’histoire est tout autre ; elle est même tout le contraire. La négation du vouloir-vivre et le renoncement ne l’intéressent pas, elle ne s’attache qu’à sa poursuite et à sa manifestation dans un nombre infini d’individus, par où éclate son divorce avec elle-même, au plus haut degré de son objectivation, et se montre l’inanité de l’effort total, soit dans l’élévation d’un seul, qui est due à sa sagesse, soit dans la force des foules, qui est due à leur masse, soit dans la puissance du hasard personnifiant le destin. Mais pour nous qui ne suivons pas le développement des apparences dans le temps, pour nous autres philosophes, dont le rôle est de rechercher la signification morale des actes, et qui prenons pour commune mesure ce qui a le plus de sens et de poids à nos yeux, l’éternelle vulgarité et l’éternelle platitude ne nous empêcheront pas de reconnaître que le phénomène le plus grand, le plus important, le plus significatif, qui se soit jamais manifesté au monde, ce n’est pas le conquérant, c’est l’ascète. Ce que nous admirons en lui, c’est la vie silencieuse et cachée d’un homme, arrivé à une conception telle, qu’il renonce au vouloir-vivre, dont l’effort agit partout et remplit toutes choses, et dont la liberté ne se manifeste qu’en lui seul, par où sa conduite est justement l’opposé de la conduite habituelle. Aussi pour le philosophe, qui voit ainsi le monde, les biographies de saints et d’ascètes, si mal écrites qu’elles soient la plupart du temps, si mêlées de superstitions et de folies, sont bien plus instructives, bien plus importantes, — vu la signification de la matière, — que les histoires de Plutarque ou de Tite-Live.

Pour approfondir et compléter ce que, dans un exposé tout abstrait et tout général, nous avons appelé la négation du vouloir-vivre, il faut étudier les préceptes moraux donnés, absolument dans le même esprit, par des hommes pénétrés du même sentiment ; nous verrons ainsi combien ces vues sont anciennes, quelque nouvelle que puisse être leur expression purement philosophique. La plus voisine de nous, parmi toutes ces doctrines, c’est le christianisme, dont la morale est animée du même esprit, non seulement de l’esprit de charité, poussé à ses limites extrêmes, mais de l’esprit de renoncement ; ce second esprit se trouve déjà en germe, mais très apparent dans les écrits des apôtres ; cependant il n’a été développé complètement et exposé explicitement que plus tard. Nous voyons que les apôtres prescrivent d’aimer son prochain comme soi-même, de faire le bien, de chérir ceux qui nous haïssent, d’être charitable, patient, doux, de se résigner facilement aux offenses, d’être tempérant, pour dompter la concupiscence, de résister aux appétits charnels, et, s’il est possible, d’être absolument chaste. Nous trouvons déjà ici les premiers degrés de l’ascétisme, ou proprement la négation de la volonté, et nous désignons par ce mot ce que les Évangiles entendent par « renoncer à soi-même » et « porter sa croix » (Matth., XVI, 24, 25 ; Marc, VIII, 34, 35 ; Luc, IX, 23, 24 ; XIV, 26, 27, 33). Ces tendances se développèrent petit à petit, et donnèrent naissance aux ascètes, aux anachorètes, aux moines ; c’étaient là de pures et saintes institutions, mais qui ne pouvaient s’étendre qu’à un très petit nombre d’hommes ; un développement plus considérable ne devait amener qu’hypocrisie et abomination, car « abusus optimi pessimus ». Plus tard, quand le christianisme est organisé, nous voyons ce germe ascétique s’épanouir complètement, dans les écrits des saints et des mystiques. Tous prêchent non seulement la pureté de la vie, mais la résignation complète, la pauvreté volontaire, le vrai calme, l’indifférence absolue aux choses de la terre, l’abnégation de la volonté, l’enfantement en Dieu, l’oubli entier de soi-même et l’anéantissement dans la contemplation de Dieu. On trouve là-dessus un exposé très détaillé, dans Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure. Mais nulle part l’esprit du christianisme, dans son développement, n’a été plus parfaitement et plus fortement exprimé que dans les écrits des mystiques allemands, chez maître Eckhard et dans son livre si célèbre la Théologie allemande ; c’est cet ouvrage dont Luther disait, dans une préface qu’il y a ajoutée, qu’aucun, — excepté la Bible et Saint Augustin, — ne lui avait mieux appris ce que c’est que Dieu, le Christ, et l’Homme. Depuis 1851 seulement, nous en avons un texte pur, débarrassé de toute interpolation, grâce à l’éditeur Pfeiffer de Stuttgard. Les prescriptions et les enseignements qui y sont contenus sont l’exposé le plus complet, parti de la conviction la plus profonde, de ce que j’ai présenté comme la négation du vouloir-vivre. C’est là ce qu’il faut étudier attentivement, avant de trancher la question avec l’assurance des juifs ou des protestants. Dans le même esprit, quoique inférieur à l’ouvrage dont nous venons de parler, a été écrite l’Imitation de l’humble vie de Jésus par Tauler, sans compter sa Medulla animæ. Selon moi, les leçons de ces mystiques, si purement chrétiens, découlent du Nouveau Testament, comme le vin découle de la vigne ; ou plutôt, ce qui nous apparaît dans le Nouveau Testament, comme enveloppé de voiles et de nuages, se présente à nous, chez les mystiques, avec une clarté et une signification parfaites. En un mot, je considère le Nouveau Testament comme la première et les mystiques comme la seconde initiation, — σμικρα και μεγαλα μυστηρια.

Maintenant, nous allons retrouver bien plus développé, exprimé, avec une complexité et une force bien plus grandes qu’on ne pouvait s’y attendre dans le monde occidental, chez les chrétiens, ce que nous avons appelé la négation du vouloir-vivre, dans les antiques ouvrages de la langue sanscrite. Si cette importante conception morale de la vie a pu atteindre ici un si haut degré de développement, et s’exprimer d’une façon si complète, il faut en chercher la cause dans ce fait, qu’elle n’a pas été renfermée dans des limites qui lui sont absolument étrangères. C’est ce qui est arrivé pour le christianisme, enfermé dans le dogmatisme juif, auquel Jésus, consciemment, ou peut-être même s’en sans douter, a dû nécessairement se soumettre, par où le christianisme est composé de deux éléments essentiels très hétérogènes, dont je voudrais ne retenir que l’élément moral et l’appeler exclusivement chrétien, après en avoir séparé tout le dogmatisme judaïque. Si l’on a pu craindre souvent, et surtout à notre époque, que cette grande et salutaire religion ne vînt à tomber en discrédit, cela tient, selon moi, à ce qu’elle consiste en deux éléments hétérogènes à l’origine, et réunis ensuite par les circonstances ; leur séparation, résultant de leur antipathie naturelle et de la réaction de l’esprit du siècle de plus en plus éclairé, amènerait, à la vérité, l’effondrement qu’on redoute, mais l’élément moral en sortirait intact, parce qu’il est indestructible. — Dans la morale des Hindous, telle que nous la connaissons actuellement, si imparfaite que soit notre connaissance de leur littérature, nous voyons prescrire, sous les formes les plus variées, de la façon la plus saisissante, dans les Védas, les Pouranas, dans leurs poèmes, leurs mythes, leurs légendes sacrées, leurs sentences et leurs préceptes de conduite : l’amour du prochain avec le renoncement absolu de soi-même, l’amour universel embrassant non seulement l’humanité, mais tout ce qui vit ; la charité poussée jusqu’à l’abandon de ce qu’on gagne péniblement chaque jour ; une patience sans borne à supporter les outrages ; le paiement du mal, si dur que cela puisse être, par la bonté et l’amour ; la résignation volontaire et joyeuse aux injures, l’abstention de toute nourriture animale, la chasteté absolue, le renoncement aux voluptés, par celui qui s’efforce vers la sainteté parfaite ; se dépouiller de ses richesses, abandonner toute habitation, quitter les siens, vivre dans l’isolement le plus profond, abîmé en une contemplation silencieuse ; s’infliger une pénitence volontaire au milieu de lents et terribles supplices, en vue d’une mortification complète de la volonté, poussée finalement jusqu’à la mort par la faim, ou jusqu’à celle qu’on trouve en allant se jeter au-devant des crocodiles, en se précipitant de la roche sacrée du haut de l’Himalaya, ou en se faisant enterrer vivant, ou enfin en se plaçant sous les roues de l’immense chariot qui promène les statues des Dieux, parmi les chants, les cris de joie et les danses des bayadères. Et ces prescriptions, dont l’origine remonte à plus de quatre mille ans, sont encore observées aujourd’hui, si dégénéré que soit le peuple hindou[3]. Des préceptes observés si longtemps par un peuple qui compte des millions d’individus, imposant des sacrifices si lourds, ne peuvent pas être une fantaisie inventée à plaisir, mais ils doivent avoir leur racine dans le fond même de l’humanité. Ajoutons qu’on ne peut assez admirer l’accord qu’il y a entre la conduite d’un ascète chrétien ou d’un saint et celle d’un Hindou, lorsqu’on lit leur biographie. A travers les dogmes les plus différents, au milieu de mœurs et de circonstances également étrangères les unes aux autres, c’est la même tendance, la même vie intérieure de part et d’autre. Les règles de conduite sont également identiques : ainsi, toutes nous parlent de la pauvreté absolue, qu’il faut pratiquer, et qui consiste à se dépouiller de tout ce qui, pour nous, peut devenir une source de consolations ou de jouissances mondaines, car tout cela fournit un aliment à la volonté, dont on se propose précisément l’immolation complète. D’autre part, chez les Hindous, dans les prescriptions de Fô, nous voyons qu’il est recommandé au saniasi, — lequel doit vivre sans maison ni bien, — de ne pas se coucher souvent sous le même arbre, afin de n’en pas concevoir pour lui quelque prédilection ou penchant. Les mystiques chrétiens et les philosophes du Védanta se rencontrent encore sur ce point, qu’ils considèrent le sage, arrivé à la perfection, comme affranchi des œuvres extérieures et des pratiques de la religion. Un tel accord, en des temps et chez des peuples si différents, montre bien qu’il n’y a pas simplement ici, comme le soutient la platitude optimiste, de la folie ou une aberration du sentiment, mais que c’est la manifestation d’un des côtés essentiels de la nature humaine, — manifestation d’autant plus rare, qu’elle est plus sublime.

Maintenant, j’ai indiqué les sources qui permettent de connaître immédiatement et, pour ainsi dire, d’une manière vivante, les phénomènes où s’incarne la négation du vouloir-vivre. D’une certaine façon, c’est là le point capital de toute notre étude ; cependant je n’ai rien dit là-dessus que de très général, car il vaut mieux renvoyer aux faits tirés d’une expérience immédiate, que de grossir, sans raison, ce volume par une répétition affaiblie de ce que ces faits diront bien eux-mêmes.

J’ai seulement quelques mots à ajouter pour définir, en général, ce que j’entends par la négation du vouloir-vivre. De même que nous avons vu le méchant, par l’obstination de sa volonté, endurer une souffrance intérieure, continuellement cuisante, ou bien, lorsque tous les objets du vouloir sont épuisés, apaiser la soif furieuse de son égoïsme dans le spectacle des peines d’autrui ; de même l’homme qui est arrivé à la négation du vouloir-vivre, si misérable, si triste, si pleine de renoncements que paraisse sa condition, lorsqu’on l’envisage du dehors, de même cet homme est rempli d’une joie et d’une paix célestes. Ce n’est pas, chez lui, cette vie tumultueuse, ni ces transports de joie, qui supposent et qui entraînent toujours une vive souffrance, comme il arrive aux hommes de plaisir ; c’est une paix imperturbable, un calme profond, une sérénité intime, un état que nous ne pouvons nous empêcher de souhaiter, lorsque la réalité ou notre imagination nous le présente ; car nous le reconnaissons comme le seul juste, le seul qui nous élève véritablement ; et notre bon génie nous y convie, « sapere aude ». Nous voyons bien alors que la satisfaction que le monde peut donner à nos désirs ressemble à l’aumône donnée aujourd’hui au mendiant et qui le fait vivre assez pour être affamé demain. La résignation, au contraire, ressemble à un patrimoine héréditaire ; celui qui le possède est à l’abri des soucis pour toujours.

On se rappelle que, dans le troisième livre, nous avons fait consister, en grande partie, le plaisir esthétique, en ce que, — dans la contemplation pure, — nous nous dérobons pour un instant au vouloir, c’est-à-dire à tout désir, à tout souci ; nous nous dépouillons de nous-mêmes, nous ne sommes plus cet individu qui connaît uniquement pour vouloir, le sujet corrélatif à l’objet particulier et pour qui tous les objets deviennent des motifs de volitions, mais le sujet sans volonté et éternel de la connaissance pure, le corrélatif de l’Idée ; nous savons aussi que les instants où, délivrés de la tyrannie douloureuse du désir, nous nous élevons en quelque sorte au-dessus de la lourde atmosphère terrestre, sont les plus heureux que nous connaissions. Par là, nous pouvons nous imaginer combien doit être heureuse la vie de l’homme, dont la volonté n’est pas seulement apaisée pour un instant, comme dans la jouissance esthétique, mais complètement anéantie, sauf la dernière étincelle, indispensable pour soutenir le corps, et qui doit périr avec lui. L’homme qui, après maints combats violents contre sa propre nature, est arrivé à une telle victoire, n’est plus que le sujet pur de la connaissance, le miroir calme du monde. Rien ne peut plus le torturer, rien ne peut plus l’émouvoir ; car toutes ces mille chaînes de la Volonté qui nous attachent au monde, la convoitise, la crainte, la jalousie, la colère, toutes ces passions douloureuses qui nous bouleversent, n’ont aucune prise sur lui. Il a rompu tous ces liens. Le sourire aux lèvres, il contemple paisiblement la farce du monde, qui jadis a pu l’émouvoir ou l’affliger, mais qui, à cette heure, le laisse indifférent ; il voit tout cela, comme les pièces d’un échiquier, quand la partie est finie, ou comme il contemple, le matin, les travestissements épars, dont les formes l’ont intrigué et agité toute une nuit de carnaval. La vie et ses figures flottent autour de lui comme une apparence fugitive ; c’est, pour lui, le songe léger d’un homme à demi éveillé, qui voit au travers de la réalité, et qui ne se laisse pas prendre à l’illusion ; comme ce rêve encore, sa vie s’évanouit sans transition violente. Tout cela nous fera comprendre dans quel sens Mme Guyon répète si souvent à la fin de son autobiographie : « Tout m’est indifférent : je ne puis plus rien vouloir ; il m’est impossible de savoir si j’existe, ni si je n’existe pas. » — Qu’on me permette encore, pour faire voir que l’anéantissement du corps (qui n’est que le phénomène de la Volonté, par la suppression de qui il perd par conséquent toute signification), loin d’être cruel, est, au contraire, attendu avec bonheur, — qu’on me permette, dis-je, de citer ici des paroles de cette sainte pénitente, quoiqu’elles n’aient rien d’élégant : « Midi de la gloire, jour où il n’y a plus de nuit ; vie qui ne craint plus la mort dans la mort même : parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la première mort ne goûtera plus la seconde mort. » (Vie de madame Guyon, II, 13.)

Pourtant, il ne faudrait pas croire qu’après que la connaissance devenue « calmante » a produit la négation du vouloir-vivre, elle ne soit plus exposée à chanceler et qu’on puisse s’en remettre à elle, comme à un bien définitivement acquis. Il faut au contraire la reconquérir par de perpétuels combats. Car le corps étant la volonté même devenue objet ou phénomène dans le monde comme représentation, tant que le corps est vivant, tout le vouloir-vivre existe aussi virtuellement, et fait de continuels efforts pour entrer dans la réalité, et se rallumer avec toute son ardeur. Aussi ce repos et cette béatitude des saints ne nous apparaissent-ils que comme une sorte d’épanouissement de la volonté sans cesse combattue ; c’est une fleur de sainteté qui ne croît que sur un sol continuellement remué par la lutte ; car personne ne peut goûter sur terre le repos éternel. Quand nous lisons, dans les biographies de saints, l’histoire de leur vie intérieure, nous voyons qu’elle est pleine de luttes, de combats de l’âme contre elle-même, de défections de la grâce, c’est-à-dire de cette forme de connaissance qui rend inefficaces toute espèce de motifs, qui agit sur la volonté comme calmant général, qui procure la paix la plus profonde et qui donne accès à la liberté. C’est pourquoi ceux qui sont arrivés à la négation de la Volonté luttent énergiquement pour se maintenir dans cette voie ; ils doivent s’infliger des privations de toute sorte, se soumettre à une pénitence rigoureuse, rechercher enfin tout ce qui pourra les mortifier : tout cela pour comprimer la Volonté toujours rebelle. De là vient le souci douloureux qu’ils prennent pour se maintenir en cet état salutaire, une fois qu’ils ont appris à connaître tout le prix de la délivrance ; de là leurs scrupules de conscience à l’égard de la plus innocente jouissance, au moindre éveil de leur vanité, passion qui meurt la dernière de toutes, qui est la plus vivace, la plus active et la plus folle. — Par le mot d’ascétisme, que j’ai déjà si souvent employé, j’entends à proprement parler cet anéantissement réfléchi du vouloir qui s’obtient par le renoncement aux plaisirs et la recherche de la souffrance ; j’entends une pénitence volontaire, une sorte de punition qu’on s’inflige, pour arriver à la mortification de la volonté.

Si, maintenant, nous voyons pratiquer l’ascétisme, par ceux qui sont arrivés à la négation du vouloir, uniquement pour s’y maintenir, il en résulte que la souffrance en général, en tant qu’elle est produite par le sort, peut amener par un autre chemin à cette négation (δευτερος πλους) : oui, nous pouvons croire que la plupart des hommes n’arrivent à la délivrance que par cette voie, et que c’est la douleur directement ressentie et connue qui produit presque toujours la résignation complète ; cela arrive souvent aux approches de la mort. Au petit nombre seulement peut suffire cette connaissance, qui, pénétrant le principe d’individuation, a d’abord pour résultat la purification complète du sentiment, et l’amour du prochain en général, et qui fait participer l’individu aux souffrances de tous, comme aux siennes propres, pour amener ensuite la négation du vouloir. Celui qui s’en approche rencontre presque toujours un perpétuel obstacle, une perpétuelle excitation à satisfaire le vouloir, dans l’état de sa propre personne, dans les circonstances plus ou moins favorables, dans l’attrait de l’espérance, et dans les exigences constantes de la volonté, c’est-à-dire du plaisir : aussi a-t-on personnifié dans le Diable toutes ces sensations. Il faut donc presque toujours que de grandes souffrances aient brisé la volonté, pour que la négation du vouloir puisse se produire. Nous ne voyons un homme rentrer en lui-même, se reconnaître et reconnaître aussi le monde, se changer de fond en comble, s’élever au-dessus de lui-même et de toute espèce de douleurs, et, comme purifié et sanctifié par la souffrance, avec un calme, une béatitude et une hauteur d’esprit que rien ne peut troubler, renoncer à tout ce qu’il désirait naguère avec tant d’emportement et recevoir la mort avec joie, nous ne voyons un homme en arriver là, qu’après qu’il a parcouru tous les degrés d’une détresse croissante, et qu’ayant lutté énergiquement, il est près de s’abandonner au désespoir. Comme la fusion d’un métal s’annonce par un éclair, ainsi la flamme de la douleur produit en lui la fulguration d’une volonté qui s’évanouit, c’est-à-dire de la délivrance. Nous voyons même les plus grands scélérats s’élever jusque-là ; ils deviennent tout autres, ils se convertissent. Leurs crimes d’autrefois ne troublent plus leur conscience ; ils les expient volontiers par la mort, et voient finir avec joie la manifestation de ce vouloir, qui leur est maintenant en abomination. Gœthe, dans son chef-d’œuvre de Faust, nous a donné, avec l’histoire des malheurs de Marguerite, un tableau incomparable, comme il ne s’en trouve, à mon avis, dans aucune poésie, de cette négation du vouloir, amenée par l’excès de l’infortune et la désespérance du salut. C’est un symbole accompli de cette seconde voie, qui conduit à la négation du vouloir, non pas, comme la première, par la notion de la souffrance universelle, à laquelle on s’associe volontairement, mais par une immense douleur, qu’on éprouve soi-même. Sans doute de nombreux drames représentent des héros à la volonté puissante, qui arrivent à ce degré de résignation absolue, où d’ordinaire le vouloir-vivre et sa manifestation sont anéantis ; mais aucune pièce connue ne nous montre d’une façon plus claire et plus simple que le Faust l’essence même de cette conversion.

Nous voyons tous les jours, dans la vie réelle, des malheureux qui ont appris à connaître toute l’amertume de la souffrance, monter à l’échafaud, aller au-devant d’une mort ignominieuse, horrible, cruelle, avec une entière force d’âme, dès qu’ils ont perdu toute espérance : c’est, la plupart du temps, une conversion analogue. On ne peut pas croire qu’il y ait une bien grande différence entre leur caractère et celui des autres hommes, tel qu’il est fait par le destin ; mais ce dernier résulte en grande partie des circonstances : cela n’empêche pas qu’ils soient coupables, et même, jusqu’à un certain point, méchants. Et cependant nous voyons la plupart d’entre eux se convertir de cette façon, dès qu’ils ont perdu entièrement tout espoir. Ils montrent alors une réelle douceur et pureté de sentiment ; ils ont horreur de la moindre action qui serait mauvaise ou même peu charitable ; ils pardonnent à leurs ennemis, fût-ce à leurs calomniateurs, qui les ont fait condamner, et non seulement de bouche et par une crainte hypocrite du souverain Juge, mais avec un profond sérieux et sans aucun désir de vengeance. Que dis-je ? ils aiment leurs souffrances et leur mort, car ils sont entrés dans la négation du vouloir-vivre ; souvent même ils refusent le salut qu’on leur offre et ils meurent de leur plein gré, avec tranquillité et bonheur. C’est que le dernier secret de la vie s’est révélé à eux, dans l’excès même de la souffrance ; ils ont compris que la douleur et le mal, que la souffrance et la haine, que le crime et le criminel, qui se distinguent si profondément dans la connaissance soumise au principe de raison, ne sont qu’une seule et même chose au fond, la manifestation de cette unique Volonté de vivre, qui objective sa lutte avec elle-même, au moyen du principe d’individuation : ils ont appris à connaître les deux faces des choses, le mal et la méchanceté, et, les ayant reconnues identiques, ils renoncent à l’une et à l’autre, et se dérobent au vouloir-vivre. Comme je l’ai déjà dit, peu importent les mythes et les dogmes, sous la forme desquels ils rendent compte à leur raison de cette connaissance immédiate et intuitive et de leur conversion.

A coup sûr, Mathias Claudius avait été témoin d’une semblable métamorphose du sentiment, lorsqu’il écrivit dans le Messager de Wandsbeck (part. I, p. 115) ce remarquable article, qu’il intitula Conversion de…, et dont voici la conclusion : « La pensée de l’homme peut aller d’un point de la périphérie au point opposé, et revenir ensuite à son point de départ, si les circonstances lui en fournissent l’occasion. De semblables revirements ne sont pas précisément ce qu’il y a de plus élevé et de plus intéressant dans la nature humaine. Mais cette merveilleuse conversion catholique, cette métamorphose transcendantale, où le cercle de la pensée est irrévocablement brisé, où toutes les lois de la psychologie deviennent inutiles et vaines, où non seulement l’individu retourne son manteau, mais dépouille entièrement le vieil homme, où les écailles lui tombent des yeux, voilà une de ces choses tellement surprenantes, que quiconque a encore un peu de souffle dans les naseaux abandonnera son père et sa mère pour la voir et l’entendre de plus près. »

L’approche de la mort et le désespoir ne sont pas d’ailleurs absolument indispensables pour arriver à cette purification par la douleur. Un grand malheur ou une grande souffrance peut aussi amener en nous la notion très vive de la lutte du vouloir-vivre avec lui-même, et nous faire comprendre l’inutilité de l’effort. Aussi on a vu souvent des hommes dont l’existence tumultueuse avait été en proie au conflit des passions, des rois, des héros, des aventuriers, se convertir soudainement, et, tout entiers à la résignation et au repentir, se faire moines ou solitaires. C’est à cela que reviennent toutes les histoires de conversion, comme celle de Raimond Lulle, qui, après avoir longtemps poursuivi une belle, en obtint un jour un rendez-vous ; comme il touchait au comble de ses vœux, celle-ci défit son corsage et découvrit un horrible cancer qui lui rongeait le sein. Aussitôt, comme s’il eût aperçu l’enfer, il se convertit, quitta la cour du roi de Majorque et se retira dans la solitude pour y faire pénitence. L’histoire de la conversion de l’abbé de Rancé est toute semblable à celle-ci ; je l’ai racontée, à grands traits, dans mes Suppléments, au chapitre XLVIII. Si nous songeons que tous deux se sont convertis, pour être passés brusquement de ce qu’il y a de plus charmant au monde à ce qu’il y a de plus horrible, nous trouverons là l’explication de ce fait surprenant, que la nation la plus mondaine, la plus gaie, la plus sensuelle, la plus légère de l’Europe, la France, a produit l’ordre monacal le plus sévère de tous, celui des trappistes. Restauré par de Rancé, il s’est maintenu jusqu’à nos jours, dans toute la pureté et dans toute la rigueur de sa règle, en dépit des révolutions, des réformes de l’Église et de l’incrédulité croissante.

Cette notion de la vanité de l’existence peut cependant disparaître avec les circonstances qui l’ont produite, le vouloir-vivre peut s’affirmer de nouveau, et le caractère d’autrefois réapparaître. Ainsi le malheureux Benvenuto Cellini, qui se convertit deux fois de cette façon, d’abord en prison et ensuite au cours d’une cruelle maladie, retomba dans ses anciens errements, une fois que la souffrance eut disparu. En général, la négation du vouloir-vivre ne sort pas de la douleur avec la nécessité d’un effet sorti d’une cause, mais la Volonté reste libre. C’est là l’unique point où sa liberté se manifeste immédiatement. De là l’étonnement que Mathias Claudius exprime si fortement au sujet de « la conversion transcendantale ». A chaque souffrance on peut opposer une volonté supérieure en énergie et par conséquent indomptable. Platon raconte, par exemple, dans le Phédon, qu’on a vu des condamnés attendre le supplice dans des festins et dans la débauche, et affirmer ainsi jusque dans la mort leur volonté de vivre. Shakespeare nous montre dans la personne du cardinal de Beaufort la fin terrible d’un scélérat qui meurt en désespéré, car ni la souffrance ni la mort n’ont pu briser la malice profonde de son vouloir obstiné.

D’autant plus puissante est la volonté, d’autant plus éclatante est la manifestation de sa lutte avec elle-même, et par conséquent d’autant plus grande est la douleur. Un monde qui serait la manifestation d’un vouloir infiniment plus violent que le nôtre, entraînerait infiniment plus de souffrances. Ce serait l’enfer réalisé.

Toute douleur, en tant qu’elle est une mortification et un acheminement à la résignation, possède en puissance une vertu sanctifiante. C’est ce qui explique pourquoi un grand malheur, une profonde souffrance ne va jamais sans un certain respect. Nous respectons profondément celui qui souffre, lorsque, ne voyant dans sa vie qu’une longue chaîne de douleurs, ou déplorant un mal profond et incurable, il envisage non pas seulement la suite des circonstances qui ont fait de sa vie un tissu de misères, ou le malheur immense et unique qui vient de le frapper, — car jusque-là sa connaissance est encore soumise au principe de raison et s’attache au phénomène particulier ; il veut toujours la vie, mais dans des conditions différentes ; — il faut encore que son regard s’élève du particulier au général, qu’il considère sa propre douleur comme un exemple de la douleur universelle : alors il atteint à la perfection morale, et pour lui un cas unique représente des milliers de cas, la vie du monde ne lui apparaît plus que comme la douleur du monde, et il se résigne. Voilà pourquoi, dans le Torquato Tasso de Gœthe, le personnage de la princesse éveille le respect ; en racontant les malheurs de sa triste vie et ceux des siens, elle n’y voit que l’image de la souffrance de tous.

Nous ne nous représentons jamais un très noble caractère sans une certaine tristesse silencieuse. Elle ne vient pas d’une humeur rendue chagrine par les contrariétés journalières (il n’y aurait plus là aucune noblesse, mais plutôt un méchant caractère) ; elle procède de la conscience désintéressée de la vanité de tous les biens, et du néant de toutes les douleurs. Cependant cette conscience peut s’éveiller au contact de l’expérience personnelle, pourvu qu’elle soit très douloureuse ; ainsi Pétrarque a été amené pour le reste de ses jours à cette tristesse résignée, parce qu’un seul de ses désirs n’a pas été satisfait ; c’est cette tristesse qui nous émeut si profondément dans ses œuvres : la Daphné qu’il poursuivait a dû s’évanouir entre ses bras, pour lui laisser, au lieu d’elle, l’immortelle couronne. Lorsqu’un destin irrévocable refuse à l’homme la satisfaction de quelque grand désir, la volonté se brise, elle est incapable de vouloir autre chose, et le caractère devient doux, triste, noble, résigné. Lorsque enfin l’affliction n’a plus d’objet déterminé, quand elle s’étend à la vie tout entière, alors elle devient un retour sur soi-même, une retraite, une disparition lente du Vouloir, dont elle mine sourdement mais profondément la visibilité même, je veux dire le corps : l’homme se sent délivré de ses liens, il a comme un avant-goût voluptueux de cette mort, qui s’annonce ainsi qu’un affranchissement du corps et de la volonté. C’est pour cela qu’une joie secrète accompagne cette affliction : le plus mélancolique de tous les peuples n’entend pas autre chose, je crois, par l’expression « the joy of grief » (la jouissance du chagrin). Cependant c’est là qu’est l’écueil de la sensibilité, aussi bien dans la vie que dans le domaine de l’art ; car se plaindre et se lamenter éternellement, sans être assez fort pour se résigner, c’est perdre à la fois le paradis et la terre, pour ne garder qu’une sentimentalité larmoyante. Si l’on veut arriver à la délivrance et commander le respect, il faut que la douleur prenne la forme de la connaissance pure et amène la vraie résignation comme calmant du vouloir. À ce compte, nous ne pouvons voir une grande infortune sans avoir pour elle une considération voisine de celle que nous inspirent le courage et la vertu, et en même temps notre bonheur présent nous fait l’effet d’un reproche. Il nous est impossible de ne pas considérer chaque souffrance, aussi bien celle que nous éprouvons profondément que celle qui nous est étrangère, comme un acheminement à la vertu et à la sainteté ; au contraire les jouissances et les plaisirs mondains, comme capables de nous en détourner. Cela est si vrai, que, lorsque nous voyons un homme endurer quelque grande souffrance physique ou morale, ou même lorsque nous regardons quelqu’un qui peine, la sueur au front, sur un travail corporel exigeant de douloureux efforts, sans perdre un instant patience et sans proférer une plainte, il nous semble voir un malade, soumis à un traitement pénible, accepter volontairement, joyeusement, les douleurs de l’opération, convaincu que plus il souffre, mieux il détruit en lui les germes de la maladie, et que, par conséquent, sa guérison sera aussi complète que sa douleur présente est cruelle.

Suivant ce que nous venons de dire, la négation du vouloir-vivre, qui n’est pas autre chose que la résignation ou la sainteté absolue, résulte toujours de ce qui calme le vouloir, à savoir la notion du conflit de la volonté avec elle-même et de sa vanité radicale, — vanité qui s’exprime dans les souffrances de tous les hommes. La différence dans la négation du vouloir, que nous avons représentée par les deux chemins de la délivrance, consiste en ce que cette notion est produite ou bien par la connaissance pure de la douleur, librement appropriée, grâce à l’intuition du principium individuationis, ou bien immédiatement, par la souffrance directement subie. Sans la négation complète du vouloir, il n’y a pas de vrai salut, de délivrance effective de la vie et de la douleur. Avant d’arriver là, nous ne sommes tous que cette volonté même, dont le phénomène est une existence éphémère, un effort toujours inutile, toujours vain, un monde comme représentation rempli de misères, auquel nous appartenons tous au même titre irrévocablement. Car nous avons vu plus haut que la vie est assurée à la Volonté de vivre, et que sa véritable et unique forme est le présent, auquel elle ne peut être soustraite, de quelque façon que la naissance et la mort gouvernent les phénomènes. Le mythe hindou exprime bien cette pensée, lorsqu’il dit : « vous serez remis au monde. » La grande différence morale des caractères signifie que le méchant est infiniment éloigné d’arriver à cette connaissance, d’où découle la négation du vouloir-vivre, et par conséquent qu’il est exposé à toutes les douleurs qui existent virtuellement dans le monde, car le bonheur qu’il goûte actuellement est un phénomène, une illusion créée par Maya, au moyen du principe d’individuation ; c’est le rêve de bonheur du mendiant. Les maux qu’il inflige aux autres, par la méchanceté furieuse de son vouloir, sont la mesure de ceux qu’il aura à subir, sans arriver pour cela au renoncement et à la négation. Au contraire, le véritable et pur amour, et même la bonne volonté, procède déjà de l’intuition qui voit au delà du principe d’individuation, laquelle, arrivée à son plus haut degré, conduit à la sainteté absolue et à la délivrance ; elle se manifeste par cet état particulier que nous avons décrit et qui est la résignation, par la paix profonde qui l’accompagne, par la béatitude infinie au sein même de la mort[4].

  1. Voici ce passage : « Ce n’est pas volontairement que les créatures sont soumises à la vanité, c’est à cause de celui qui les y a assujetties, en leur laissant l’espérance qu’elles seront ainsi délivrées de cet esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Car nous savons que jusqu’à présent toutes les créatures ensemble soupirent et sont comme dans le travail de l’enfantement ; et non seulement elles, mais nous aussi, qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, c’est-à-dire la délivrance de notre corps ! »
  2. Cette pensée se trouve traduite en une belle comparaison, dans un écrit philosophique sanscrit des plus antiques, le Sankhya Karika : « Toutefois l’âme demeure un temps voilée par le corps ; ainsi le tour du potier, quand le vase est une fois terminé, continue à tourner de l’élan qu’il avait reçu auparavant. C’est quand l’âme éclairée par la vérité se sépare du corps et que pour elle la Nature s’arrête, c’est alors que s’accomplit la délivrance totale. » (Colebrooke, Sur la philosophie des Hindous, Essais et Mélanges, vol. 1, p. 259. Même texte dans le Sankhya Karika, par Horace Wilson, 5 67, p. 184.)
  3. Cf. par exemple : Oupnek’hat, studio Anquetil Duperron, II, 138, 144, 145, 146 ; — Mythologie des Hindous, par Mme Polier, II, 13, 14, 15, 16, 17 ; — Asiatisches Magazin de Klaproth, I : « Sur la religion de Fô ; » ibid. : « Boguat-Guita ou Dialogues entre Kreesbna et Argoon ; » dans le deuxième volume : « Moha i Mudgora ; » — puis Institutes of Hindu-law, or the Ordinances of Menu, from the sanskrit, by Wm Jones, traduit en allemand par Hüttner (1797), surtout chapitres VI et VII ; — enfin, plusieurs passages dans les Asiatic researches. (Dans les quarante dernières années, la littérature indienne s’est tellement multipliée en Europe, que si je voulais compléter aujourd’hui cette notice de la première édition, elle prendrait plusieurs pages.)
  4. Voir le chapitre XLVIII des Suppléments.