Le Monde perdu/III

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Traduction par Louis Labat.
Pierre Lafitte - Je sais tout (Revue) (p. 15-21).


CHAPITRE III
« Un être impossible. »


L’événement ne justifia pas les craintes de mon ami — ou ses espérances. Quand j’arrivai, le mercredi, aux bureaux de la Nature, j’y trouvai une enveloppe portant le cachet de West Kensington, et sur laquelle mon nom était tracé d’une écriture imitant le fil de fer barbelé. Elle contenait les lignes suivantes :


« ENMORE PARK, W.
« Monsieur,

« J’ai bien reçu la lettre par laquelle vous m’offrez d’endosser mes vues. Mes vues n’ont besoin d’être endossées ni par vous ni par personne. Vous vous risquez à taxer de « spéculations » mes déclarations sur le darwinisme ; et je tiens à vous signaler la grave inconvenance d’un pareil mot en pareille matière. Le contexte, cependant, me prouve que vous avez péché plutôt par ignorance et manque de tact que par malice ; je passe donc condamnation là-dessus. Une phrase de mon travail me semble vous donner quelque tablature. J’aurais cru que seule une intelligence au-dessous de la moyenne ne dût pas tout de suite saisir ce point ; si vraiment il demande explication, je veux bien vous voir à l’heure dite, malgré l’extrême déplaisir que me causent toujours les visites et les visiteurs. Gardez-vous de croire, comme vous le faites, que je puisse modifier mon opinion ; je n’exprime jamais une opinion que de propos délibéré, après l’avoir mûrement réfléchie ; et me reprendre n’est pas dans mes habitudes. Veuillez, quand vous vous présenterez, montrer à mon domestique, Austin, l’enveloppe de cette lettre : car il doit prendre toutes sortes de précautions pour me défendre contre ces coquins importuns qui s’intitulent des journalistes.

« Fidèlement vôtre

« Georges-Édouard Challenger. »


Je donnai connaissance de cette lettre à Tarp Henry, venu de bonne heure pour connaître le résultat de ma démarche.

— On vient, me dit-il simplement, de trouver mieux que l’arnica pour le pansement des plaies.

Certaines gens ont un sens bien particulier du comique.

Il était près de dix heures et demie quand je reçus la lettre. À l’heure exacte du rendez-vous, un taxi-cab me déposait devant une maison dont le majestueux portique et les fenêtres aux lourds rideaux attestaient chez le redoutable professeur une belle situation de fortune. La porte me fut ouverte par un bizarre individu, basané, sec, sans âge, et qui portait, avec un veston de gros drap, des guêtres de cuir brun. Je sus plus tard que c’était le chauffeur qui faisait les intérim toutes les fois qu’un maître d’hôtel prenait la fuite. Il me toisa et :

— Vous êtes attendu ? demanda-t-il.

— J’ai un rendez-vous

— Votre lettre ?

Je montrai l’enveloppe.

— Bon !

Il semblait peu loquace. Je le suivais dans le corridor quand, d’une pièce où je reconnus la salle à manger, surgit brusquement devant moi une petite dame, aux traits mobiles et vifs, aux yeux noirs, et de type plus français que britannique.

— Un instant, monsieur, me dit-elle. Puis-je vous demander si vous avez déjà rencontré mon mari ?

— Je n’ai pas eu cet honneur, madame.

— Alors, je vous fais par avance mes excuses. C’est un être impossible, tout à fait impossible ; et je vous en préviens pour que vous en teniez compte.

— Merci, madame.

— Sitôt que vous le verrez s’emporter, ne restez pas dans la chambre, ne perdez pas de temps en paroles. D’autres que vous ont eu lieu de s’en repentir. Et il en résulte chaque fois un scandale qui rejaillit sur moi, sur tout le monde. Vous ne venez pas, au moins, pour cette affaire du Sud-Amérique ?

Impossible de mentir à une dame.

— Hélas ! mais c’est le plus inquiétant des sujets ! Il vous racontera des choses dont vous ne croirez pas une seule, et je le comprends du reste. N’allez pas pourtant y contredire, c’est ce qui l’enrage. Feignez d’y croire, et tout se passera bien. Rappelez-vous qu’il y croit lui-même. Cela, vous pouvez en être sûr. Il n’y eut jamais de plus honnête homme. Je ne vous retiens pas, il se méfierait. S’il devient dangereux, vraiment dangereux, sonnez, et maintenez-le jusqu’à ce que j’arrive. Même dans ses plus mauvais moments, je garde sur lui quelque empire.

Ayant dit ces paroles encourageantes, la dame me remit aux mains du taciturne Austin, qui attendait, pareil à la statue de la Discrétion. Austin me conduisit à l’extrémité du couloir, devant une porte où il frappa. Un beuglement de taureau lui répondit. Et je me trouvai en présence du professeur.

Il occupait une chaise tournante, devant une grande table couverte de livres, de cartes, de diagrammes. Au moment où j’entrais, il pivota sur son siège pour me faire face. Son aspect me coupa le souffle. J’étais préparé à quelque chose d’étrange, mais non point à une personnalité aussi formidable. Il vous impressionnait par sa taille, par sa prestance, par l’énormité de sa tête, la plus grande que j’eusse jamais vue sur un corps humain : son chapeau, si je m’étais avisé de l’essayer, me fût descendu aux épaules ! Il avait une de ces figures qui pour moi s’associent à l’idée d’un taureau assyrien : toute rouge, avec une barbe d’un noir presque bleu qui lui roulait en ondes sur la poitrine. Ses cheveux, très particuliers, projetaient sur son front massif un long bandeau lisse. Ses yeux gris bleu, très clairs sous de grosses touffes sombres, avaient une acuité impérieuse et scrutatrice. De vastes épaules, un torse renflé comme un tonneau, des mains de colosse plantées d’un poil dru, c’était ce qui m’apparaissait encore de lui par-dessus la table. Une voix mugissante concourait à l’effet que me produisit, de prime abord, le professeur Challenger.

— Eh bien, quoi ? demanda-t-il, m’examinant avec insolence.

J’avais à dissimuler ma surprise, ou l’entretien pouvait en rester là.

— Vous avez bien voulu me donner un rendez-vous, monsieur, dis-je humblement.

Et je lui tendais mon enveloppe. Il la prit, la posa devant lui, sur la table.

— Ah ! oui… vous êtes le jeune homme qui n’arrive pas à comprendre le bon anglais ; mais vous daignez, je crois, approuver mes conclusions générales ?

— Entièrement, monsieur, entièrement, déclarai-je.

— Certes ! voilà qui fortifie ma position, n’est-ce pas ? Vous m’apportez la double autorité de votre âge et de votre mine ? N’empêche que vous valez encore mieux que tous ces pourceaux de Vienne dont les grognements grégaires ne m’offensent pas plus que le glapissement isolé du porc anglais !

Il me regarda comme il eût fait un échantillon de la race.

— Leur conduite, dis-je, me paraît abominable.

— Je vous assure que je suis de taille à lutter tout seul et n’ai pas besoin de votre sympathie. Oui, seul, monsieur, au pied du mur : c’est là que je me sens à ma place. Mais abrégeons. Ce tête-à-tête ne saurait avoir pour vous beaucoup de charme, et il m’ennuie, moi, au delà de toute expression. Vous aviez, sauf erreur, quelques observations à me présenter sur une des propositions de ma thèse ?

Ses façons brutalement directes ne prêtaient guère à la dérobade. Pourtant, je devais éluder, guetter un biais propice. De loin, cela m’avait paru tout simple. Mes facultés d’Irlandais m’abandonneraient-elles quand j’en avais un besoin si urgent ? Challenger, avec ses yeux d’acier, me perçait d’outre en outre.

— Expliquez-vous ! mugit-il.

— Je ne suis qu’un chercheur très modeste, à peine au-dessus d’un amateur passionné. Mais vous me semblez avoir montré pour Weissmann une sévérité excessive. L’état des faits ne tendrait-il pas actuellement à… consolider sa doctrine ?

— L’état de quels faits ? dit Challenger, effrayant de calme.

— Oui, bien entendu, il n’en est pas un qui constitue, au sens du mot, une preuve. Je faisais simplement allusion à ce que j’appellerai la tendance scientifique générale, de la pensée moderne.

Il se pencha, comme très intéressé.

— Vous savez, je pense, fit-il, avec le geste de compter des points sur ses doigts, que l’angle crânien est un facteur constant ?

— Naturellement, dis-je.

— Et que la télégonie est une hypothèse encore controversée ?

— Sans aucun doute.

— Et que l’ovule est différent de l’œuf parthénogénétique ?

— Bien sûr ! m’écriai-je, fier de mon audace.

— Mais qu’est-ce que cela prouve ? demanda-t-il d’une voix douce, qui cherchait à me convaincre.

— En effet, qu’est-ce que cela prouve ? murmurai-je, qu’est-ce que cela prouve ?

Il roucoula.

— Voulez-vous que je vous le dise ?

— Je vous en prie.

— Cela prouve, hurla-t-il dans une soudaine explosion de rage, que vous êtes un fourbe éhonté, un de ces misérables dont l’ignorance n’a d’égale que l’impudence !

Il s’était dressé d’un bond, les yeux hors de la tête. Même à cette minute critique, j’eus le temps de remarquer, à ma grande surprise, que, debout, il m’arrivait juste aux épaules, et que, bâti très court, arrêté dans sa croissance d’hercule, il avait développé en largeur, en épaisseur, en volume cérébral, son effroyable vitalité.

— Ce que je vous débitais là, monsieur, cria-t-il, penché en avant, le cou tendu, les mains à plat sur la table, c’était du charabia, simplement, du pur charabia scientifique ! Ainsi, vous qui avez de la cervelle gros comme une noisette, vous pensiez lutter de finesse avec moi ? Vous prétendez à l’omnipotence, grimaud que vous êtes ? Sans doute nous devons tous plier l’échine devant vous dans l’espoir d’un mot favorable ? À celui-ci vous ferez la courte échelle ? À cet autre vous donnerez les étrivières ? Savez-vous qu’il y eut un temps où l’on vous coupait les oreilles ? Parbleu, vermine, je vous connais bien ! Vous avez perdu le sentiment de votre indignité ; mais je me charge de vous le rendre. Je vous dégonflerai, ballon gonflé de vent ! Non, monsieur, on ne se joue pas de George-Édouard Challenger ! Ce n’est pas à lui qu’on en remontre ! Je vous avais averti : du moment que vous teniez à venir, c’était à vos risques et périls. Vous jouiez un jeu dangereux, vous avez perdu. Tant pis pour vous, mon cher monsieur Malone. Payez, maintenant !

— Pardon, monsieur, dis-je, reculant vers la porte et l’ouvrant, injuriez-moi tant qu’il vous plaira, je vous y autorise. Mais tout a des limites, et vous ne me toucherez pas.

— Croyez-vous ?

Il s’avançait à pas comptés, d’un air de menace ; mais alors il s’arrêta, et fourrant ses grosses pattes dans les poches de son petit veston :

— J’ai déjà eu l’occasion de jeter dehors quelques journalistes. Vous serez le quatorzième ou le quinzième. Trois livres quinze shillings d’amende, c’est le tarif ordinaire. Un peu cher, mais indispensable. Et pourquoi, monsieur, ne suivriez-vous pas vos confrères ? Vous l’avez, il me semble, bien mérité !

Il reprit lentement sa marche hostile, en faisant des pointes comme un maître de danse.

J’aurais pu courir vers la porte du hall, mais c’eût été lâche. D’ailleurs, une colère bien naturelle commençait à m’échauffer. J’avais pu me mettre dans mon tort envers cet homme : son attitude me remettait dans mon droit.

— Veuillez tenir vos mains à distance, monsieur, je ne supporterai pas la moindre atteinte.

— Vraiment ?

Sa moustache noire se souleva, un ricanement fit luire la blancheur d’une de ses canines.

— Vous ne supporteriez pas, dites-vous, la moindre atteinte ?

— Professeur, m’écriai-je, soyez raisonnable ! Je pèse cinquante stones, dur comme fer, et je joue trois quarts centre, chaque dimanche, pour la London Irish. Je ne suis pas homme…

Il se rua sur moi. Heureusement, j’avais ouvert la porte, sans quoi nous aurions passé au travers ! Le choc nous envoya dans le corridor, où, décrivant un tour complet sur nous-mêmes, nous accrochâmes en passant une chaise qui bondit avec nous vers la rue. La barbe de Challenger m’emplissait la bouche ; nous étions comme enchevêtrés l’un dans l’autre ; et l’infernale chaise faisait voltiger ses jambes autour de nous. Austin, qui veillait, avait eu soin d’ouvrir à deux battants la porte du hall. Un soubresaut nous fit dégringoler le perron à la renverse. J’ai vu des acrobates dans des music-halls exécuter un tour analogue, et j’ai idée qu’il faut quelque pratique pour le réussir sans se faire mal. La chaise alla se briser en morceaux sur le pavé, cependant que Challenger et moi roulions de conserve dans le ruisseau. Il se releva, brandissant les poings, soufflant comme un asthmatique.

— Eh bien, fit-il, à bout d’haleine, vous avez votre compte ?

Mais, à mon tour, j’avais repris mon aplomb :

— Espèce de bravache ! m’écriai-je.

Nous allions, séance tenante, vider l’affaire, car il bouillait du désir de se battre, sans l’opportune intervention d’un policeman, qui mit fin à cette ridicule scène en se plantant devant nous, armé de son calepin.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous n’avez pas honte ?

Première parole sensée que j’eusse entendue dans Enmore Park !

— Eh bien, m’expliquerez-vous ?… insista-t-il, se tournant vers moi.

— J’ai été, dis-je, attaqué par cet homme.

— Attaqué ?

Le professeur, haletant, se tenait coi.

— Ce n’est pas la première fois que pareille chose lui arrive !

Sévère, le policeman hocha la tête, et s’adressant à Challenger :

— Vous avez eu déjà le mois dernier une histoire semblable. Et vous venez de pocher l’œil à ce jeune homme.

Puis, revenant à moi :

— Faut-il que je l’arrête ?

Je me radoucis.

— Non, répondis-je, non certes !

— Alors, quoi ? fit le policeman.

— J’ai moi-même des torts à son égard. Je suis entré chez lui par surprise. Il m’avait loyalement prévenu.

Le policeman referma son calepin.

— N’y revenez pas ! dit-il à Challenger.

Et comme, autour de nous, un garçon boucher, une bonne, quelques badauds, commençaient de former le cercle :

— Circulez ! circulez ! ajouta-t-il.

Puis, lourdement, il se mit à descendre la rue, entraînant la petite troupe.

Le professeur me regarda ; au fond de ses yeux, quelque chose, vaguement, semblait rire.

— Entrez, je n’en ai pas fini avec vous, dit-il.

Nonobstant ce que l’invitation avait de sinistre, je le suivis dans la maison. Et, toujours raide comme une statue, Austin, derrière nous, referma la porte.