Le Médecin de campagne/3

La bibliothèque libre.
Le Médecin de campagne
Œuvres complètes de H. de Balzac/13A. Houssiaux (p. 411-450).

CHAPITRE III.

LE NAPOLÉON DU PEUPLE.

— Arrivez donc, monsieur, dit Jacquotte. Il y a joliment long-temps que ces messieurs vous attendent. C’est toujours comme ça. Vous me faites manquer mon dîner quand il faut qu’il soit bon. Maintenant tout est pourri de cuire.

— Eh ! bien, nous voilà, répondit Benassis en souriant.

Les deux cavaliers descendirent de cheval, se dirigèrent vers le salon, où se trouvaient les personnes invitées par le médecin.

— Messieurs, dit-il en prenant Genestas par la main, j’ai l’honneur de vous présenter monsieur Bluteau, capitaine au régiment de cavalerie en garnison à Grenoble, un vieux soldat qui m’a promis de rester quelque temps parmi nous. Puis s’adressant à Genestas, il lui montra un grand homme sec, à cheveux gris, et vêtu de noir. — Monsieur, lui dit-il, est monsieur Dufau, le juge de paix, de qui je vous ai déjà parlé, et qui a si fortement contribué à la prospérité de la Commune. — Monsieur, reprit-il en le mettant en présence d’un jeune homme maigre, pâle, de moyenne taille, idéalement vêtu de noir, et qui portait des lunettes, monsieur est monsieur Tonnelet, le gendre de monsieur Gravier, et le premier notaire établi dans le bourg. Puis se tournant vers un gros homme, demi-paysan, demi-bourgeois, à figure grossière, bourgeonnée, mais pleine de bonhomie : — Monsieur, dit-il en continuant, est mon digne adjoint, monsieur Cambon, le marchand de bois à qui je dois la bienveillante confiance que m’accordent les habitants. Il est un des créateurs du chemin que vous avez admiré. — Je n’ai pas besoin, ajouta Benassis en montrant le curé, de vous dire quelle est la profession de monsieur. Vous voyez un homme que personne ne peut se défendre d’aimer.

La figure du prêtre absorba l’attention du militaire par l’expression d’une beauté morale dont les séductions étaient irrésistibles. Au premier aspect, le visage de monsieur Janvier pouvait paraître disgracieux, tant les lignes en étaient sévères et heurtées. Sa petite taille, sa maigreur, son attitude, annonçaient une grande faiblesse physique ; mais sa physionomie, toujours placide, attestait la profonde paix intérieure du chrétien et la force qu’engendre la chasteté de l’âme. Ses yeux où semblait se réfléter le ciel, trahissaient l’inépuisable foyer de charité qui consumait son cœur. Ses gestes, rares et naturels, étaient ceux d’un homme modeste, ses mouvements avaient la pudique simplicité de ceux des jeunes filles. Sa vue inspirait le respect et le désir vague d’entrer dans son intimité.

— Ah ! monsieur le maire, dit-il en s’inclinant comme pour échapper à l’éloge que faisait de lui Benassis.

Le son de sa voix remua les entrailles du commandant, qui fut jeté dans une rêverie presque religieuse par les deux mots insignifiants que prononça ce prêtre inconnu.

— Messieurs, dit Jacquotte en entrant jusqu’au milieu du salon, et y restant le poing sur la hanche, votre soupe est sur la table.

Sur l’invitation de Benassis, qui les interpella chacun à son tour pour éviter les politesses de préséance, les cinq convives du médecin passèrent dans la salle à manger et s’y attablèrent, après avoir entendu le Benedicite que le curé prononça sans emphase à demi-voix. La table était couverte d’une nappe de cette toile damassée inventée sous Henri IV par les frères Graindorge, habiles manufacturiers qui ont donné leur nom à ces épais tissus si connus des ménagères. Ce linge étincelait de blancheur et sentait le thym mis par Jacquotte dans ses lessives. La vaisselle était en faïence blanche bordée de bleu, parfaitement conservée. Les carafes avaient cette antique forme octogone que la province seule conserve de nos jours. Les manches des couteaux, tous en corne travaillée, représentaient des figures bizarres. En examinant ces objets d’un luxe ancien et néanmoins presque neufs, chacun les trouvait en harmonie avec la bonhomie et la franchise du maître de la maison. L’attention de Genestas s’arrêta pendant un moment sur le couvercle de la soupière que couronnaient des légumes en relief très-bien coloriés, à la manière de Bernard de Palissy, célèbre artiste du XVIe siècle. Cette réunion ne manquait pas d’originalité. Les têtes vigoureuses de Benassis et de Genestas contrastaient admirablement avec la tête apostolique de monsieur Janvier ; de même que les visages flétris du juge de paix et de l’adjoint faisaient ressortir la jeune figure du notaire. La société semblait être représentée par ces physionomies diverses sur lesquelles se peignaient également le contentement de soi, du présent, et la foi dans l’avenir. Seulement monsieur Tonnelet et monsieur Janvier, peu avancés dans la vie, aimaient à scruter les événements futurs qu’ils sentaient leur appartenir, tandis que les autres convives devaient ramener de préférence la conversation sur le passé ; mais tous envisageaient gravement les choses humaines, et leurs opinions réfléchissaient une double teinte mélancolique : l’une avait la pâleur des crépuscules du soir, c’était le souvenir presque effacé des joies qui ne devaient plus renaître ; l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir d’un beau jour.

— Vous devez avoir eu beaucoup de fatigue aujourd’hui, monsieur le curé, dit M. Cambon.

— Oui, monsieur, répondit monsieur Janvier ; l’enterrement du pauvre crétin et celui du père Pelletier se sont faits à des heures différentes.

— Nous allons maintenant pouvoir démolir les masures du vieux village, dit Benassis à son adjoint. Ce défrichis de maisons nous vaudra bien au moins un arpent de prairie ; et la Commune gagnera de plus les cent francs que nous coûtait l’entretien de Chautard le crétin.

— Nous devrions allouer pendant trois ans ces cent francs à la construction d’un pontceau sur le chemin d’en bas, à l’endroit du grand ruisseau, dit monsieur Cambon. Les gens du bourg et de la vallée ont pris l’habitude de traverser la pièce de Jean-François Pastoureau, et finiront par la gâter de manière à nuire beaucoup à ce pauvre bonhomme.

— Certes, dit le juge de paix, cet argent ne saurait avoir un meilleur emploi. À mon avis, l’abus des sentiers est une des grandes plaies de la campagne. Le dixième des procès portés devant les tribunaux de paix a pour cause d’injustes servitudes. L’on attente ainsi, presque impunément, au droit de propriété dans une foule de communes. Le respect des propriétés et le respect de la loi sont deux sentiments trop souvent méconnus en France, et qu’il est bien nécessaire d’y propager. Il semble déshonorant à beaucoup de gens de prêter assistance aux lois, et le : Va te faire pendre ailleurs ! phrase proverbiale qui semble dictée par un sentiment de générosité louable, n’est au fond qu’une formule hypocrite qui sert à gazer notre égoïsme. Avouons-le ?… nous manquons de patriotisme. Le véritable patriote est le citoyen assez pénétré de l’importance des lois pour les faire exécuter, même à ses risques et périls. Laisser aller en paix un malfaiteur, n’est-ce pas se rendre coupable de ses crimes futurs ?

— Tout se tient, dit Benassis. Si les maires entretenaient bien leurs chemins il n’y aurait pas tant de sentiers. Puis, si les conseillers municipaux étaient plus instruits, ils soutiendraient le propriétaire et le maire, quand ceux-ci s’opposent à l’établissement d’une injuste servitude ; tous feraient comprendre aux gens ignorants que le château, le champ, la chaumière, l’arbre, sont également sacrés, et que le Droit ne s’augmente ni ne s’affaiblit par les différentes valeurs des propriétés. Mais de telles améliorations ne sauraient s’obtenir promptement, elles tiennent principalement au moral des populations que nous ne pouvons complétement réformer sans l’efficace intervention des curés. Ceci ne s’adresse point à vous, monsieur Janvier.

— Je ne le prends pas non plus pour moi, répondit en riant le curé. Ne m’attaché-je pas à faire coïncider les dogmes de la religion catholique avec vos vues administratives ? Ainsi j’ai souvent tâché, dans mes instructions pastorales relatives au vol, d’inculquer aux habitants de la paroisse les mêmes idées que vous venez d’émettre sur le droit. En effet, Dieu ne pèse pas le vol d’après la valeur de l’objet volé, il juge le voleur. Tel a été le sens des paraboles que j’ai tenté d’approprier à l’intelligence de mes paroissiens.

— Vous avez réussi, monsieur le curé, dit Cambon. Je puis juger des changements que vous avez produits dans les esprits, en comparant l’état actuel de la Commune à son état passé. Il est certes peu de cantons où les ouvriers soient aussi scrupuleux que le sont les nôtres sur le temps voulu du travail. Les bestiaux sont bien gardés et ne causent de dommages que par hasard. Les bois sont respectés. Enfin vous avez très-bien fait entendre à nos paysans que le loisir des riches est la récompense d’une vie économe et laborieuse.

— Alors, dit Genestas, vous devez être assez content de vos fantassins, monsieur le curé ?

— Monsieur le capitaine, répondit le prêtre, il ne faut s’attendre à trouver des anges nulle part, ici-bas. Partout où il y a misère, il y a souffrance. La souffrance, la misère, sont des forces vives qui ont leurs abus comme le pouvoir a les siens. Quand des paysans ont fait deux lieues pour aller à leur ouvrage et reviennent bien fatigués le soir, s’ils voient des chasseurs passant à travers les champs et les prairies pour regagner plus tôt la table, croyez-vous qu’ils se feront un scrupule de les imiter ? Parmi ceux qui se fraient ainsi le sentier dont se plaignaient ces messieurs tout à l’heure, quel sera le délinquant ? celui qui travaille ou celui qui s’amuse ? Aujourd’hui les riches et les pauvres nous donnent autant de mal les uns que les autres. La foi, comme le pouvoir, doit toujours descendre des hauteurs ou célestes ou sociales ; et certes, de nos jours, les classes élevées ont moins de foi que n’en a le peuple, auquel Dieu promet un jour le ciel en récompense de ses maux patiemment supportés. Tout en me soumettant à la discipline ecclésiastique et à la pensée de mes supérieurs, je crois que, pendant longtemps, nous devrions être moins exigeants sur les questions du culte, et tâcher de ranimer le sentiment religieux au cœur des régions moyennes, là où l’on discute le christianisme au lieu d’en pratiquer les maximes. Le philosophisme du riche a été d’un bien fatal exemple pour le pauvre, et a causé de trop longs interrègnes dans le royaume de Dieu. Ce que nous gagnons aujourd’hui sur nos ouailles dépend entièrement de notre influence personnelle, n’est-ce pas un malheur que la foi d’une Commune soit due à la considération qu’y obtient un homme ? Lorsque le christianisme aura fécondé de nouveau l’ordre social, en imprégnant toutes les classes de ses doctrines conservatrices, son culte ne sera plus alors mis en question. Le culte d’une religion est sa forme, les sociétés ne subsistent que par la forme. À vous des drapeaux, à nous la croix…

— Monsieur le curé, je voudrais bien savoir, dit Genestas, en interrompant monsieur Janvier, pourquoi vous empêchez ces pauvres gens de s’amuser à danser le dimanche.

— Monsieur le capitaine, répondit le curé, nous ne haïssons pas la danse en elle-même ; nous la proscrivons comme une cause de l’immoralité qui trouble la paix et corrompt les mœurs de la campagne. Purifier l’esprit de la famille, maintenir la sainteté de ses liens, n’est-ce pas couper le mal dans sa racine ?

— Je sais, dit monsieur Tonnelet, que dans chaque canton il se commet toujours quelques désordres ; mais dans le nôtre ils deviennent rares. Si plusieurs de nos paysans ne se font pas grand scrupule de prendre au voisin un sillon de terre en labourant, ou d’aller couper des osiers chez autrui quand ils en ont besoin, c’est des peccadilles en les comparant aux péchés des gens de la ville. Aussi trouvé-je les paysans de cette vallée très-religieux.

— Oh ! religieux, dit en souriant le curé, le fanatisme n’est pas à craindre ici.

— Mais, monsieur le curé, reprit Cambon, si les gens du bourg allaient tous les matins à la messe, s’ils se confessaient à vous chaque semaine, il serait difficile que les champs fussent cultivés, et trois prêtres ne pourraient suffire à la besogne.

— Monsieur, reprit le curé, travailler, c’est prier. La pratique emporte la connaissance des principes religieux qui font vivre les sociétés.

— Et que faites-vous donc du patriotisme ? dit Genestas.

— Le patriotisme, répondit gravement le curé, n’inspire que des sentiments passagers, la religion les rend durables. Le patriotisme est un oubli momentané de l’intérêt personnel, tandis que le christianisme est un système complet d’opposition aux tendances dépravées de l’homme.

— Cependant, monsieur, pendant les guerres de la Révolution, le patriotisme…

— Oui, pendant la Révolution nous avons fait des merveilles, dit Benassis en interrompant Genestas ; mais vingt ans après, en 1814, notre patriotisme était déjà mort ; tandis que la France et l’Europe se sont jetées sur l’Asie douze fois en cent ans, poussées par une pensée religieuse.

— Peut-être, dit le juge de paix, est-il facile d’atermoyer les intérêts matériels qui engendrent les combats de peuple à peuple ; tandis que les guerres entreprises pour soutenir des dogmes, dont l’objet n’est jamais précis, sont nécessairement interminables.

— Hé ! bien, monsieur, vous ne servez pas le poisson, dit Jacquotte, qui aidée par Nicolle avait enlevé les assiettes.

Fidèle à ses habitudes, la cuisinière apportait chaque plat l’un après l’autre, coutume qui a l’inconvénient d’obliger les gourmands à manger considérablement, et de faire délaisser les meilleures choses par les gens sobres dont la faim s’est apaisée sur les premiers mets.

— Oh ! messieurs, dit le prêtre au juge de paix, comment pouvez-vous avancer que les guerres de religion n’avaient pas de but précis ? Autrefois la religion était un lien si puissant dans les sociétés, que les intérêts matériels ne pouvaient se séparer des questions religieuses. Aussi chaque soldat savait-il très-bien pourquoi il se battait…

— Si l’on s’est tant battu pour la religion, dit Genestas, il faut donc que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice. Une institution divine ne doit-elle pas frapper les hommes par son caractère de vérité ?

Tous les convives regardèrent le curé.

— Messieurs, dit monsieur Janvier, la religion se sent et ne se définit pas. Nous ne sommes juges ni des moyens ni de la fin du Tout-Puissant.

— Alors, selon vous, il faut croire à tous vos salamalek, dit Genestas avec la bonhomie d’un militaire qui n’avait jamais pensé à Dieu.

— Monsieur, répondit gravement le prêtre, la religion catholique finit mieux que toute autre les anxiétés humaines ; mais il n’en serait pas ainsi, je vous demanderais ce que vous risquez en croyant à ses vérités.

— Pas grand’chose, dit Genestas.

— Eh ! bien, que ne risquez-vous pas en n’y croyant point ? Mais, monsieur, parlons des intérêts terrestres qui vous touchent le plus. Voyez combien le doigt de Dieu s’est imprimé fortement dans les choses humaines en y touchant par la main de son vicaire. Les hommes ont beaucoup perdu à sortir des voies tracées par le christianisme. L’Église, de laquelle peu de personnes s’avisent de lire l’histoire, et que l’on juge d’après certaines opinions erronées, répandues à dessein dans le peuple, a offert le modèle parfait du gouvernement que les hommes cherchent à établir aujourd’hui. Le principe de l’Élection en a fait longtemps une grande puissance politique. Il n’y avait pas autrefois une seule institution religieuse qui ne fût basée sur la liberté, sur l’égalité. Toutes les voies coopéraient à l’œuvre. Le principal, l’abbé, l’évêque, le général d’ordre, le pape, étaient alors choisis consciencieusement d’après les besoins de l’Église, ils en exprimaient la pensée ; aussi l’obéissance la plus aveugle leur était-elle due. Je tairai les bienfaits sociaux de cette pensée qui a fait les nations modernes, inspiré tant de poëmes, de cathédrales, de statues, de tableaux et d’œuvres musicales, pour vous faire seulement observer que vos élections plébéiennes, le jury et les deux Chambres ont pris racine dans les conciles provinciaux et œcuméniques, dans l’épiscopat et le collége des cardinaux ; à cette différence près, que les idées philosophiques actuelles sur la civilisation me semblent pâlir devant la sublime et divine idée de la communion catholique, image d’une communion sociale universelle, accomplie par le Verbe et par le Fait réunis dans le dogme religieux. Il sera difficile aux nouveaux systèmes politiques, quelque parfaits qu’on les suppose, de recommencer les merveilles dues aux âges où l’Église soutenait l’intelligence humaine.

— Pourquoi ? dit Genestas.

— D’abord, parce que l’élection pour être un principe demande chez les électeurs une égalité absolue, ils doivent être des quantités égales, pour me servir d’une expression géométrique, ce que n’obtiendra jamais la politique moderne. Puis, les grandes choses sociales ne se font que par la puissance des sentiments qui seule peut réunir les hommes, et le philosophisme moderne a basé les lois sur l’intérêt personnel, qui tend à les isoler. Autrefois plus qu’aujourd’hui se rencontraient, parmi les nations, des hommes généreusement animés d’un esprit maternel pour les droits méconnus, pour les souffrances de la masse. Aussi le Prêtre, enfant de la classe moyenne, s’opposait-il à la force matérielle et défendait-il les peuples contre leurs ennemis. L’Église a eu des possessions territoriales, et ses intérêts temporels, qui paraissaient devoir la consolider, ont fini par affaiblir son action. En effet, le prêtre a-t-il des propriétés privilégiées, il semble oppresseur ; l’État le paie-t-il, il est un fonctionnaire, il doit son temps, son cœur, sa vie ; les citoyens lui font un devoir de ses vertus, et sa bienfaisance, tarie dans le principe du libre arbitre, se dessèche dans son cœur. Mais que le prêtre soit pauvre, qu’il soit volontairement prêtre, sans autre appui que Dieu, sans autre fortune que le cœur des fidèles, il redevient le missionnaire de l’Amérique, il s’institue apôtre, il est le prince du bien. Enfin, il ne règne que par le dénûment et il succombe par l’opulence.

Monsieur Janvier avait subjugué l’attention. Les convives se taisaient en méditant des paroles si nouvelles dans la bouche d’un simple curé.

— Monsieur Janvier, au milieu des vérités que vous avez exprimées, il se rencontre une grave erreur, dit Benassis. Je n’aime pas, vous le savez, à discuter les intérêts généraux mis en question par les écrivains et par le pouvoir modernes. À mon avis, un homme qui conçoit un système politique doit, s’il se sent la force de l’appliquer, se taire, s’emparer du pouvoir et agir ; mais s’il reste dans l’heureuse obscurité du simple citoyen, n’est-ce pas folie que de vouloir convertir les masses par des discussions individuelles ? Néanmoins je vais vous combattre, mon cher pasteur, parce qu’ici je m’adresse à des gens de bien, habitués à mettre leurs lumières en commun pour chercher en toute chose le vrai. Mes pensées pourront vous paraître étranges, mais elles sont le fruit des réflexions que m’ont inspirées les catastrophes de nos quarante dernières années. Le suffrage universel que réclament aujourd’hui les personnes appartenant à l’Opposition dite constitutionnelle fut un principe excellent dans l’Église, parce que, comme vous venez de le faire observer, cher pasteur, les individus y étaient tous instruits, disciplinés par le sentiment religieux, imbus du même système, sachant bien ce qu’ils voulaient et où ils allaient. Mais le triomphe des idées avec lesquelles le libéralisme moderne fait imprudemment la guerre au gouvernement prospère des Bourbons serait la perte de la France et des Libéraux eux-mêmes. Les chefs du Côté gauche le savent bien. Pour eux, cette lutte est une simple question de pouvoir. Si, à Dieu ne plaise, la bourgeoisie abattait, sous la bannière de l’opposition, les supériorités sociales contre lesquelles sa vanité regimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d’un combat soutenu par la bourgeoisie contre le peuple, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine il est vrai, mais dont les fortunes et les priviléges lui seraient d’autant plus odieux qu’il les sentirait de plus près. Dans ce combat, la société, je ne dis pas la nation, périrait de nouveau ; parce que le triomphe toujours momentané de la masse souffrante implique les plus grands désordres. Il suit de là qu’un gouvernement n’est jamais plus fortement organisé, conséquemment plus parfait, que lorsqu’il est établi pour la défense d’un PRIVILÉGE plus restreint. Ce que je nomme en ce moment privilége n’est pas un ces droits abusivement concédés jadis à certaines personnes au détriment de tous ; non, il exprime plus particulièrement le cercle social dans lequel se renferment les évolutions du pouvoir. Le pouvoir est en quelque sorte le cœur d’un état. Or, dans toutes ses créations, la nature a resserré le principe vital, pour lui donner plus de ressort : ainsi du corps politique. Je vais expliquer ma pensée par des exemples. Admettons en France cent pairs, ils ne causeront que cent froissements. Abolissez la pairie, tous les gens riches deviennent des privilégiés ; au lieu de cent, vous en aurez dix mille, et vous aurez élargi la plaie des inégalités sociales. En effet, pour le peuple, le droit de vivre sans travailler constitue seul un privilége. À ses yeux, qui consomme sans produire est un spoliateur. Il veut des travaux visibles et ne tient aucun compte des productions intellectuelles qui l’enrichissent le plus. Ainsi donc, en multipliant les froissements, vous étendez le combat sur tous les points du corps social au lieu de la contenir dans un cercle étroit. Quand l’attaque et la résistance sont générales, la ruine d’un pays est imminente. Il y aura toujours moins de riches que de pauvres ; donc à ceux-ci la victoire aussitôt que la lutte devient matérielle. L’histoire se charge d’appuyer mon principe. La république romaine a dû la conquête du monde à la constitution du privilége sénatorial. Le sénat maintenait fixe la pensée du pouvoir. Mais lorsque les chevaliers et les hommes nouveaux eurent étendu l’action du gouvernement en élargissant le patriciat, la chose publique a été perdue. Malgré Sylla, et après César, Tibère en a fait l’empire romain, système où le pouvoir, s’étant concentré dans la main d’un seul homme, a donné quelques siècles de plus à cette grande domination. L’empereur n’était plus à Rome, quand la Ville éternelle tomba sous les Barbares. Lorsque notre sol fut conquis, les Francs, qui se le partagèrent, inventèrent le privilége féodal pour se garantir leurs possessions particulières. Les cent ou les mille chefs qui possédèrent le pays établirent leurs institutions dans le but de défendre les droits acquis par la conquête. Aussi, la féodalité dura-t-elle tant que le privilége fut restreint. Mais quand les hommes de cette nation, véritable traduction du mot gentilshommes, au lieu d’être cinq cents furent cinquante mille, il y eut révolution. Trop étendue, l’action de leur pouvoir était sans ressort ni force, et se trouvait d’ailleurs sans défense contre les manumissions de l’argent et de la pensée qu’ils n’avaient pas prévues. Donc le triomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant pour objet d’augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés, le triomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l’effet inévitable de ce changement. Si cette perturbation arrive, elle aura pour moyen le droit de suffrage étendu sans mesure aux masses. Qui vote, discute. Les pouvoirs discutés n’existent pas. Imaginez-vous une société sans pouvoir ? Non. Eh ! bien, qui dit pouvoir dit force. La force doit reposer sur des choses jugées. Telles sont les raisons qui m’ont conduit à penser que le principe de l’Élection est un des plus funestes à l’existence des gouvernements modernes. Certes je crois avoir assez prouvé mon attachement à la classe pauvre et souffrante, je ne saurais être accusé de vouloir son malheur ; mais tout en l’admirant dans la voie laborieuse où elle chemine, sublime de patience et de résignation, je la déclare incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires me semblent les mineurs d’une nation, et doivent toujours rester en tutelle. Ainsi, selon moi, messieurs, le mot élection est près de causer autant de dommage qu’en ont fait les mots conscience et liberté, mal compris, mal définis, et jetés aux peuples comme des symboles de révolte et des ordres de destruction. La tutelle des masses me paraît donc une chose juste et nécessaire au soutien des sociétés.

— Ce système rompt si bien en visière à toutes nos idées d’aujourd’hui que nous avons un peu le droit de vous demander vos raisons, dit Genestas en interrompant le médecin.

— Volontiers, capitaine.

— Qu’est-ce que dit donc notre maître ? s’écria Jacquotte en rentrant dans sa cuisine. Ne voilà-t-il pas ce pauvre cher homme qui leur conseille d’écraser le peuple ! et ils l’écoutent.

— Je n’aurais jamais cru cela de monsieur Benassis, répondit Nicolle.

— Si je réclame des lois vigoureuses pour contenir la masse ignorante, reprit le médecin après une légère pause, je veux que le système social ait des réseaux faibles et complaisants, pour laisser surgir de la foule quiconque a le vouloir et se sent les facultés de s’élever vers les classes supérieures. Tout pouvoir tend à sa conservation. Pour vivre, aujourd’hui comme autrefois, les gouvernements doivent s’assimiler les hommes forts, en les prenant partout où ils se trouvent, afin de s’en faire des défenseurs, et enlever aux masses les gens d’énergie qui les soulèvent. En offrant à l’ambition publique des chemins à la fois ardus et faciles, ardus aux velléités incomplètes, faciles aux volontés réelles, un État prévient les révolutions que cause la gêne du mouvement ascendant des véritables supériorités vers leur niveau. Nos quarante années de tourmente ont dû prouver à un homme de sens que les supériorités sont une conséquence de l’ordre social. Elles sont de trois sortes et incontestables : supériorité de pensée, supériorité politique, supériorité de fortune. N’est-ce pas l’art, le pouvoir et l’argent, ou autrement : le principe, le moyen et le résultat ? Or, comme, en supposant table rase, les unités sociales parfaitement égales, les naissances en même proportion, et donnant à chaque famille une même part de terre, vous retrouveriez en peu de temps les irrégularités de fortune actuellement existantes, il résulte de cette vérité navrante que la supériorité de fortune, de pensée et de pouvoir est un fait à subir, un fait que la masse considérera toujours comme oppressif, en voyant des priviléges dans les droits le plus justement acquis. Le contrat social, parlant de cette base, sera donc un pacte perpétuel entre ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas. D’après ce principe, les lois seront faites par ceux auxquels elles profitent, car ils doivent avoir l’instinct de leur conservation, et prévoir leurs dangers. Ils sont plus intéressés à la tranquillité de la masse que ne l’est la masse elle-même. Il faut aux peuples un bonheur tout fait. En vous mettant à ce point de vue pour considérer la société, si vous l’embrassez dans son ensemble, vous allez bientôt reconnaître avec moi que le droit d’élection ne doit être exercé que par les hommes qui possèdent la fortune, le pouvoir ou l’intelligence, et vous reconnaîtrez également que leurs mandataires ne peuvent avoir que des fonctions extrêmement restreintes. Le législateur, messieurs, doit être supérieur à son siècle. Il constate la tendance des erreurs générales, et précise les points vers lesquels inclinent les idées d’une nation ; il travaille donc encore plus pour l’avenir que pour le présent, plus pour la génération qui grandit que pour celle qui s’écoule. Or, si vous appelez la masse à faire la loi, la masse peut-elle être supérieure à elle-même ? Non. Plus l’assemblée représentera fidèlement les opinions de la foule, moins elle aura l’entente du gouvernement, moins ses vues seront élevées, moins précise, plus vacillante sera sa législation. La loi emporte un assujettissement à des règles, toute règle est en opposition aux mœurs naturelles, aux intérêts de l’individu ; la masse portera-t-elle des lois contre elle-même ? Non. Souvent la tendance des lois doit être en raison inverse de la tendance des mœurs. Mouler les lois sur les mœurs générales, ne serait-ce pas donner, en Espagne, des primes d’encouragement à l’intolérance religieuse et à la fainéantise ; en Angleterre, à l’esprit mercantile ; en Italie, à l’amour des arts destinés à exprimer la société, mais qui ne peuvent pas être toute la société ; en Allemagne, aux classifications nobiliaires ; en France, à l’esprit de légèreté, à la vogue des idées, aux factions qui nous ont toujours dévorés. Qu’est-il arrivé depuis plus de quarante ans que les colléges électoraux mettent la main aux lois ! nous avons quarante mille lois. Un peuple qui a quarante mille lois n’a pas de loi. Cinq cents intelligences médiocres peuvent-elles avoir la force de s’élever à ces considérations ? Non. Les hommes sortis de cinq cents localités différentes ne comprendront jamais d’une même manière l’esprit de la loi et la loi doit être une. Mais, je vais plus loin. Tôt ou tard une assemblée tombe sous le sceptre d’un homme, et au lieu d’avoir des dynasties de rois, vous avez les changeantes et coûteuses dynasties des premiers ministres. Au bout de toute délibération se trouvent Mirabeau, Danton, Roberspierre ou Napoléon : des proconsuls ou un empereur. En effet il faut une quantité déterminée de force pour soulever un poids déterminé, cette force peut être distribuée sur un plus ou moins grand nombre de leviers ; mais, en définitif, la force doit être proportionnée au poids : ici, le poids est la masse ignorante et souffrante qui forme la première assise de toutes les sociétés. Le pouvoir, étant répressif de sa nature, a besoin d’une grande concentration pour opposer une résistance égale au mouvement populaire. C’est l’application du principe que je viens de développer en vous parlant de la restriction du privilége gouvernemental. Si vous admettez des gens à talent, ils se soumettent à cette loi naturelle et y soumettent le pays ; si vous assemblez des hommes médiocres, ils sont vaincus tôt ou tard par le génie supérieur : le député de talent sent la raison d’État, le député médiocre transige avec la force. En somme, une assemblée cède à une idée comme la Convention pendant la Terreur ; à une puissance, comme le corps législatif sous Napoléon ; à un système ou à l’argent, comme aujourd’hui. L’assemblée républicaine que rêvent quelques bons esprits est impossible ; ceux qui la veulent sont des dupes toutes faites, ou des tyrans futurs. Une assemblée délibérante qui discute les dangers d’une nation, quand il faut la faire agir, ne vous semble-t-elle donc pas ridicule ? Que le peuple ait des mandataires chargés d’accorder ou de récuser les impôts, voilà qui est juste, et qui a existé de tout temps, sous le plus cruel tyran comme sous le prince le plus débonnaire. L’argent est insaisissable, l’impôt a d’ailleurs des bornes naturelles au delà desquelles une nation se soulève pour le refuser, ou se couche pour mourir. Que ce corps électif et changeant comme les besoins, comme les idées qu’il représente, s’oppose à concéder l’obéissance de tous à une loi mauvaise, tout est bien. Mais supposer que cinq cents hommes, venus de tous les coins d’un empire, feront une bonne loi, n’est-ce pas une mauvaise plaisanterie que les peuples expient tôt ou tard ? Ils changent alors de tyrans, voilà tout. Le pouvoir, la loi, doivent donc être l’œuvre d’un seul, qui, par la force des choses, est obligé de soumettre incessamment ses actions à une approbation générale. Mais les modifications apportées à l’exercice du pouvoir, soit d’un seul, soit de plusieurs, soit de la multitude, ne peuvent se trouver que dans les institutions religieuses d’un peuple. La religion est le seul contre-poids vraiment efficace aux abus de la suprême puissance. Si le sentiment religieux périt chez une nation, elle devient séditieuse par principe, et le prince se fait tyran par nécessité. Les Chambres qu’on interpose entre les souverains et les sujets ne sont que des palliatifs à ces deux tendances. Les assemblées, selon ce que je viens de dire, deviennent complices ou de l’insurrection ou de la tyrannie. Néanmoins le gouvernement d’un seul, vers lequel je penche, n’est pas bon d’une bonté absolue, car les résultats de la politique dépendront éternellement des mœurs et des croyances. Si une nation est vieillie, si le philosophisme et l’esprit de discussion l’ont corrompue jusqu’à la moelle des os, cette nation marche au despotisme malgré les formes de la liberté ; de même que les peuples sages savent presque toujours trouver la liberté sous les formes du despotisme. De tout ceci résulte la nécessité d’une grande restriction dans les droits électoraux, la nécessité d’un pouvoir fort, la nécessité d’une religion puissante qui rende le riche ami du pauvre, et commande au pauvre une entière résignation. Enfin il existe une véritable urgence de réduire les assemblées à la question de l’impôt et à l’enregistrement des lois, en leur en enlevant la confection directe. Il existe dans plusieurs têtes d’autres idées, je le sais. Aujourd’hui, comme autrefois, il se rencontre des esprits ardents à chercher le mieux, et qui voudraient ordonner les sociétés plus sagement qu’elles ne le sont. Mais les innovations qui tendent à opérer de complets déménagements sociaux ont besoin d’une sanction universelle. Aux novateurs, la patience. Quand je mesure le temps qu’a nécessité l’établissement du christianisme, révolution morale qui devait être purement pacifique, je frémis en songeant aux malheurs d’une révolution dans les intérêts matériels, et je conclus au maintien des institutions existantes. À chacun sa pensée, a dit le christianisme ; à chacun son champ, a dit la loi moderne. La loi moderne s’est mise en harmonie avec le christianisme. À chacun sa pensée, est la consécration des droits de l’intelligence ; à chacun son champ, est la consécration de la propriété due aux efforts du travail. De là notre société. La nature a basé la vie humaine sur le sentiment de la conservation individuelle, la vie sociale s’est fondée sur l’intérêt personnel. Tels sont pour moi les vrais principes politiques. En écrasant ces deux sentiments égoïstes sous la pensée d’une vie future, la religion modifie la dureté des contacts sociaux. Ainsi Dieu tempère les souffrances que produit le frottement des intérêts, par le sentiment religieux qui fait une vertu de l’oubli de lui-même, comme il a modéré par des lois inconnues les frottements dans le mécanisme de ses mondes. Le christianisme dit au pauvre de souffrir le riche, au riche de soulager les misères du pauvre ; pour moi, ce peu de mots est l’essence de toutes les lois divines et humaines.

— Moi, qui ne suis pas un homme d’État, dit le notaire, je vois dans un souverain le liquidateur d’une société qui doit demeurer en état constant de liquidation, il transmet à son successeur un actif égal à celui qu’il a reçu.

— Je ne suis pas un homme d’État, répliqua vivement Benassis en interrompant le notaire. Il ne faut que du bon sens pour améliorer le sort d’une Commune, d’un Canton ou d’un Arrondissement ; le talent est déjà nécessaire à celui qui gouverne un Département ; mais ces quatre sphères administratives offrent des horizons bornés que les vues ordinaires peuvent facilement embrasser ; leurs intérêts se rattachent au grand mouvement de l’État par des liens visibles. Dans la région supérieure tout s’agrandit, le regard de l’homme d’État doit dominer le point de vue où il est placé. Là, où pour produire beaucoup de bien dans un Département, dans un Arrondissement, dans un Canton ou dans une Commune, il n’était besoin que de prévoir un résultat à dix ans d’échéance, il faut, dès qu’il s’agit d’une nation, en pressentir les destinées, les mesurer au cours d’un siècle. Le génie des Colbert, des Sully n’est rien s’il ne s’appuie sur la volonté qui fait les Napoléon et les Cromwell. Un grand ministre, messieurs, est une grande pensée écrite sur toutes les années du siècle dont la splendeur et les prospérités ont été préparées par lui. La constance est la vertu qui lui est le plus nécessaire. Mais aussi, en toute chose humaine, la constance n’est-elle pas la plus haute expression de la force ? Nous voyons depuis quelque temps trop d’hommes n’avoir que des idées ministérielles au lieu d’avoir des idées nationales, pour ne pas admirer le véritable homme d’État comme celui qui nous offre la plus immense poésie humaine. Toujours voir au delà du moment et devancer la destinée, être au-dessus du pouvoir et n’y rester que par le sentiment de l’utilité dont on est sans s’abuser sur ses forces, dépouiller ses passions et même toute ambition vulgaire pour demeurer maître de ses facultés, pour prévoir, vouloir et agir sans cesse ; se faire juste et absolu, maintenir l’ordre en grand, imposer silence à son cœur et n’écouter que son intelligence ; n’être ni défiant, ni confiant, ni douteur ni crédule, ni reconnaissant ni ingrat, ni en arrière avec un événement ni surpris par une pensée ; vivre enfin par le sentiment des masses, et toujours les dominer en étendant les ailes de son esprit, le volume de sa voix et la pénétration de son regard en voyant non pas les détails, mais les conséquences de toute chose n’est-ce pas être un peu plus qu’un homme ? Aussi les noms de ces grands et nobles pères des nations devraient-ils être à jamais populaires.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel les convives s’entre-regardèrent.

— Messieurs, vous n’avez rien dit de l’armée, s’écrie Genestas. L’organisation militaire me paraît le vrai type de toute bonne société civile, l’épée est la tutrice d’un peuple.

— Capitaine, répondit en riant le juge de paix, un vieil avocat a dit que les empires commençaient par l’épée et finissaient par l’écritoire, nous en sommes à l’écritoire.

— Maintenant, messieurs, que nous avons réglé le sort du monde, parlons d’autre chose. Allons, capitaine, un verre de vin de l’Ermitage, s’écria le médecin en riant.

— Deux plutôt qu’un, dit Genestas en tendant son verre, et je veux les boire à votre santé comme à celle d’un homme qui fait honneur à l’espèce.

— Et que nous chérissons tous, dit le curé d’une voix pleine de douceur.

— Monsieur Janvier, voulez-vous donc me faire commettre quelque péché d’orgueil ?

— Monsieur le curé a dit bien bas ce que le Canton dit tout haut, répliqua Cambon.

— Messieurs, je vous propose de reconduire monsieur Janvier vers le presbytère, en nous promenant au clair de lune.

— Marchons, dirent les convives qui se mirent en devoir d’accompagner le curé.

— Allons à ma grange, dit le médecin en prenant Genestas par le bras après avoir dit adieu au curé et à ses hôtes. Là, capitaine Bluteau, vous entendrez parler de Napoléon. J’ai quelques compères qui doivent faire jaser Goguelat, notre piéton, sur ce dieu du peuple. Nicolle, mon valet d’écurie, nous a dressé une échelle pour monter par une lucarne en haut du foin, à une place d’où nous verrons toute la scène. Croyez-moi, venez, une veillée a son prix. Ce n’est pas la première fois que je me serai mis dans le foin pour écouter un récit de soldat ou quelque conte de paysan. Mais cachons-nous bien, si ces pauvres gens voient un étranger, ils font des façons et ne sont plus eux-mêmes.

— Eh ! mon cher hôte, dit Genestas, n’ai-je pas souvent fait semblant de dormir pour entendre mes cavaliers au bivouac ? Tenez, je n’ai jamais ri aux spectacles de Paris d’aussi bon cœur qu’au récit de la déroute de Moscou, racontée en farce par un vieux maréchal-des-logis à des conscrits qui avaient peur de la guerre. Il disait que l’armée française faisait dans ses draps, qu’on buvait tout à la glace, que les morts s’arrêtaient en chemin, qu’on avait vu la Russie blanche, qu’on étrillait les chevaux à coups de dents, que ceux qui aimaient à patiner s’étaient bien régalés, que les amateurs de gelées de viande en avaient eu leur soûl, que les femmes étaient généralement froides, et que la seule chose qui avait été sensiblement désagréable était de n’avoir pas eu d’eau chaude pour se raser. Enfin il débitait des gaudrioles si comiques ; qu’un vieux fourrier qui avait eu le nez gelé, et qu’on appelait Nezrestant, en riait lui-même.

— Chut, dit Benassis, nous voici arrivés, je passe le premier, suivez-moi.

Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin, sans avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessus desquels ils se trouvèrent assis de manière à les bien voir. Groupées par masses autour de trois ou quatre chandelles, quelques femmes cousaient, d’autres filaient, plusieurs restaient oisives, le cou tendu, la tête et les yeux tournés vers un vieux paysan qui racontait une histoire. La plupart des hommes se tenaient debout ou couchés sur des bottes de foin. Ces groupes profondément silencieux étaient à peine éclairés par les reflets vacillants des chandelles entourées de globes de verre pleins d’eau qui concentraient la lumière en rayons, dans la clarté desquelles se tenaient les travailleuses. L’étendue de la grange, dont le haut restait sombre et noir, affaiblissait encore ces lueurs qui coloraient inégalement les têtes en produisant de pittoresques effets de clair-obscur. Ici brillait le front brun et les yeux clairs d’une petite paysanne curieuse ; là, des bandes lumineuses découpaient les rudes fronts de quelques vieux hommes, et dessinaient fantasquement leurs vêtements usés ou décolorés. Tous ces gens attentifs, et divers dans leurs poses, exprimaient sur leurs physionomies immobiles l’entier abandon qu’ils faisaient de leur intelligence au conteur. C’était un tableau curieux où éclatait la prodigieuse influence exercée sur tous les esprits par la poésie. En exigeant de son narrateur un merveilleux toujours simple ou de l’impossible presque croyable, le paysan ne se montre-t-il pas ami de la plus pure poésie ?

— Quoique cette maison eût une méchante mine, disait le paysan au moment où les deux nouveaux auditeurs se furent placés pour l’entendre, la pauvre femme bossue était si fatiguée d’avoir porté son chanvre au marché, qu’elle y entra, forcée aussi par la nuit qui était venue. Elle demanda seulement à y coucher ; car, pour toute nourriture, elle tira une croûte de son bissac et la mangea. Pour lors l’hôtesse, qui était donc la femme des brigands, ne sachant rien de ce qu’ils avaient convenu de faire pendant la nuit, accueillit la bossue et la mit en haut, sans lumière. Ma bossue se jette sur un mauvais grabat, dit ses prières, pense à son chanvre et va pour dormir. Mais, avant qu’elle ne fût endormie, elle entend du bruit, et voit entrer deux hommes portant une lanterne ; chacun d’eux tenait un couteau : la peur la prend, parce que, voyez-vous, dans ce temps-là les seigneurs aimaient tant les pâtés de chair humaine, qu’on en faisait pour eux. Mais comme la vieille avait le cuir parfaitement racorni, elle se rassura, en pensant qu’on la regarderait comme une mauvaise nourriture. Les deux hommes passent devant la bossue, vont à un lit qui était dans cette grande chambre, et où l’on avait mis le monsieur à la grosse valise, qui passait donc pour nécromancien. Le plus grand lève la lanterne en prenant les pieds du monsieur ; le petit, celui qui avait fait l’ivrogne, lui empoigne la tête et lui coupe le cou, net, d’une seule fois, croc ! Puis ils laissent là le corps et la tête, tout dans le sang, volent la valise et descendent. Voilà notre femme bien embarrassée. Elle pense d’abord à s’en aller sans qu’on s’en doute, ne sachant pas encore que la Providence l’avait amenée là pour rendre gloire à Dieu et faire punir le crime. Elle avait peur, et quand on a peur on ne s’inquiète de rien du tout. Mais l’hôtesse, qui avait demandé des nouvelles de la bossue aux deux brigands, les effraie, et ils remontent doucement dans le petit escalier de bois. La pauvre bossue se pelotonne de peur et les entend qui se disputent à voix basse. — Je te dis de la tuer. — Faut pas la tuer. — Tue-la ! — Non ! Ils entrent. Ma femme, qui n’était pas bête, ferme l’œil et fait comme si elle dormait. Elle se met à dormir, comme un enfant, la main sur son cœur, et prend une respiration de chérubin. Celui qui avait la lanterne, l’ouvre, boule la lumière dans l’œil de la vieille endormie, et ma femme de ne point sourciller, tant elle avait peur pour son cou. — Tu vois bien qu’elle dort comme un sabot, que dit le grand. — C’est si malin les vieilles, répond le petit. Je vais la tuer, nous serons plus tranquilles. D’ailleurs nous la salerons et la donnerons à manger à nos cochons. En entendant ce propos, ma vieille ne bouge pas. — Oh ! bien, elle dort, dit le petit crâne en voyant que la bossue n’avait pas bougé. Voilà comment la vieille se sauva. Et l’on peut bien dire qu’elle était courageuse. Certes, il y a bien ici des jeunes filles qui n’auraient pas eu la respiration d’un chérubin en entendant parler des cochons. Les deux brigands se mettent à enlever l’homme mort, le roulent dans ses draps et le jettent dans la petite cour, où la vieille entend les cochons accourir en grognant : hon, hon ! pour le manger. Pour lors, le lendemain, reprit le narrateur après avoir fait une pause, la femme s’en va, donnant deux sous pour son coucher. Elle prend son bissac, fait comme si de rien n’était, demande les nouvelles du pays, sort en paix et veut courir. Point ! La peur lui coupe les jambes, bien à son heur. Voici pourquoi. Elle avait à peine fait un demi-quart de lieue, qu’elle voit venir un des brigands qui la suivait par finesse pour s’assurer qu’elle n’eût rien vu. Elle te devine ça et s’assied sur une pierre. — Qu’avez-vous, ma bonne femme ? lui dit le petit, car c’était le petit, le plus malicieux des deux, qui la guettait. — Ah ! mon bon homme, qu’elle répond, mon bissac est si lourd, et je suis si fatiguée, que j’aurais bien besoin du bras d’un honnête homme (voyez-vous c’te finaude !) pour gagner mon pauvre logis. Pour lors le brigand lui offre de l’accompagner. Elle accepte. L’homme lui prend le bras pour savoir si elle a peur. Ha ! ben, c’te femme ne tremble point et marche tranquillement. Et donc les voilà tous deux causant agriculture et de la manière de faire venir le chanvre, tout bellement jusqu’au faubourg de la ville où demeurait la bossue et où le brigand la quitta, de peur de rencontrer quelqu’un de la justice. La femme arriva chez elle à l’heure de midi et attendit son homme en réfléchissant aux événements de son voyage et de la nuit. Le chanverrier rentra vers le soir. Il avait faim, faut lui faire à manger. Donc, tout en graissant sa poêle pour lui faire frire quelque chose, elle lui raconte comment elle a vendu son chanvre, en bavardant à la manière des femmes, mais elle ne dit rien des cochons, ni du monsieur tué, mangé, volé. Elle fait donc flamber sa poêle pour la nettoyer. Elle la retire, veut l’essuyer, la trouve pleine de sang. — Qu’est-ce que tu as mis là-dedans ? dit-elle à son homme. — Rien, qu’il répond. Elle croit avoir une lubie de femme et remet sa poêle au feu. Pouf ! une tête tombe par la cheminée. — Vois-tu ? C’est précisément la tête du mort, dit la vieille. Comme il me regarde ! Que me veut-il donc ? — Que tu le venges ! lui dit une voix. — Que tu es bête, dit le chanverrier ; te voilà bien avec tes berlues qui n’ont pas le sens commun. Il prend la tête, qui lui mord le doigt, et la jette dans sa cour. — Fais mon omelette, qui dit, et ne t’inquiète pas de ça. C’est un chat. — Un chat ! qu’elle dit, il était rond comme une boule. Elle remet sa poêle au feu. Pouf ! tombe une jambe. Même histoire. L’homme, pas plus étonné de voir le pied que d’avoir vu la tête, empoigne la jambe et la jette à sa porte. Finalement, l’autre jambe, les deux bras, le corps, tout le voyageur assassiné tombe un à un. Point d’omelette. Le vieux marchand de chanvre avait bien faim. — Par mon salut éternel, dit-il, si mon omelette se fait, nous verrons à satisfaire cet homme-là. — Tu conviens donc maintenant que c’est un homme ? dit la bossue. Pourquoi m’as-tu dit tout à l’heure que c’était pas une tête, grand asticoteur ? La femme casse les œufs, fricasse l’omelette et la sert sans plus grogner, parce qu’en voyant ce grabuge elle commençait à être inquiète. Son homme s’assied et se met à manger. La bossue, qui avait peur, dit qu’elle n’a pas faim. — Toc, toc ! fait un étranger en frappant à la porte. — Qui est là ? — L’homme mort d’hier. — Entrez, répond le chanverrier. Donc, le voyageur entre, se met sur l’escabelle et dit : — Souvenez-vous de Dieu, qui donne la paix pour l’éternité aux personnes qui confessent son nom ! Femme, tu m’as vu faire mourir, et tu gardes le silence. J’ai été mangé par les cochons ! Les cochons n’entrent pas dans le paradis. Donc moi, qui suis chrétien, j’irai dans l’enfer faute par une femme de parler. Ça ne s’est jamais vu. Faut me délivrer ! et autres propos. La femme, qu’avait toujours de plus en plus peur, nettoie sa poêle, met ses habits du dimanche, va dire à la justice le crime qui fut découvert, et les voleurs joliment roués sur la place du marché. Cette bonne œuvre faite, la femme et son homme ont toujours eu le plus beau chanvre que vous ayez jamais vu. Puis, ce qui leur fut plus agréable, ils eurent ce qu’ils désiraient depuis longtemps, à savoir un enfant mâle qui devint, par suite des temps, baron du roi. Voilà l’histoire véritable de la Bossue courageuse.

— Je n’aime point ces histoires-là, elles me font rêver, dit la Fosseuse. J’aime mieux les aventures de Napoléon.

— C’est vrai, dit le garde-champêtre. Voyons, monsieur Goguelat, racontez-nous l’Empereur.

— La veillée est trop avancée, dit le piéton, et je n’aime point à raccourcir les victoires.

— C’est égal, dites tout de même ! Nous les connaissons pour vous les avoir vu dire bien des fois ; mais ça fait toujours plaisir à entendre.

— Racontez-nous l’Empereur ! crièrent plusieurs personnes ensemble.

— Vous le voulez, répondit Goguelat. Eh ! bien, vous verrez que ça ne signifie rien quand c’est dit au pas de charge. J’aime mieux vous raconter toute une bataille. Voulez-vous Champ-Aubert, où il n’y avait plus de cartouches, et où l’on s’est astiqué tout de même à la baïonnette ?

— Non ! l’Empereur ! l’Empereur !

Le fantassin se leva de dessus sa botte de foin, promena sur l’assemblée ce regard noir, tout chargé de misère, d’événements et de souffrances qui distingue les vieux soldats. Il prit sa veste par les deux basques de devant, les releva comme s’il s’agissait de recharger le sac où jadis étaient ses hardes, ses souliers, toute sa fortune ; puis il s’appuya le corps sur la jambe gauche, avança la droite et céda de bonne grâce aux vœux de l’assemblée. Après avoir repoussé ses cheveux gris d’un seul côté de son front pour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettre à la hauteur de la gigantesque histoire qu’il allait dire.

— Voyez-vous, mes amis, Napoléon est né en Corse, qu’est une île française, chauffée par le soleil d’Italie, où tout bout comme dans une fournaise, et où l’on se tue les uns les autres, de père en fils, à propos de rien : une idée qu’ils ont. Pour vous commencer l’extraordinaire de la chose, sa mère, qui était la plus belle femme de son temps et une finaude, eut la réflexion de le vouer à Dieu, pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance et de sa vie, parce qu’elle avait rêvé que le monde était en feu le jour de son accouchement. C’était une prophétie ! Donc elle demande que Dieu le protége, à condition que Napoléon rétablira sa sainte religion, qu’était alors par terre. Voilà qu’est convenu, et ça s’est vu.

« Maintenant, suivez-moi bien, et dites-moi si ce que vous allez entendre est naturel.

« Il est sûr et certain qu’un homme qui avait eu l’imagination de faire un pacte secret pouvait seul être susceptible de passer à travers les lignes des autres, à travers les balles, les décharges de mitraille qui nous emportaient comme des mouches, et qui avaient du respect pour sa tête. J’ai eu la preuve de cela, moi particulièrement, à Eylau. Je le vois encore, monte sur une hauteur, prend sa lorgnette, regarde sa bataille et dit : Ça va bien ! Un de mes intrigants à panaches qui l’embêtaient considérablement et le suivaient partout, même pendant qu’il mangeait, qu’on nous a dit, veut faire le malin, et prend la place de l’empereur quand il s’en va. Oh ! raflé ! plus de panache. Vous entendez ben que Napoléon s’était engagé à garder son secret pour lui seul. Voilà pourquoi tous ceux qui l’accompagnaient, même ses amis particuliers, tombaient comme des noix : Duroc, Bessières, Lannes, tous hommes forts comme des barres d’acier et qu’il fondait à son usage. Enfin, à preuve qu’il était l’enfant de Dieu, fait pour être le père du soldat, c’est qu’on ne l’a jamais vu ni lieutenant ni capitaine ! Ah ! bien oui, en chef tout de suite. Il n’avait pas l’air d’avoir plus de vingt-trois ans, qu’il était vieux général, depuis la prise de Toulon, où il a commencé par faire voir aux autres qu’ils n’entendaient rien à manœuvrer les canons. Pour lors, nous tombe tout maigrelet général en chef à l’armée d’Italie, qui manquait de pain, de munitions, de souliers, d’habits, une pauvre armée nue comme un ver. — « Mes amis, qui dit, nous voilà ensemble. Or, mettez-vous dans la boule que d’ici à quinze jours vous serez vainqueurs, habillés à neuf, que vous aurez tous des capotes, de bonnes guêtres, de fameux souliers ; mais, mes enfants, faut marcher pour les aller prendre à Milan, où il y en a. » Et l’on a marché. Le Français, écrasé, plat comme une punaise, se redresse. Nous étions trente mille va-nu-pieds contre quatre-vingt mille fendants d’Allemands, tous beaux hommes, bien garnis, que je vois encore. Alors Napoléon, qui n’était encore que Bonaparte, nous souffle je ne sais quoi dans le ventre. Et l’on marche la nuit, et l’on marche le jour, l’on te les tape à Montenotte, on court les rosser à Rivoli, Lodi, Arcole, Millesimo, et on ne te les lâche pas. Le soldat prend goût à être vainqueur. Alors Napoléon vous enveloppe ces généraux allemands qui ne savaient où se fourrer pour être à leur aise, les pelote très-bien, leur chippe quelquefois des dix mille hommes d’un seul coup en vous les entourant de quinze cents Français qu’il faisait foisonner à sa manière. Enfin, leur prend leurs canons, vivres, argent, munitions, tout ce qu’ils avaient de bon à prendre, vous les jette à l’eau, les bat sur les montagnes, les mord dans l’air, les dévore sur terre, les fouaille partout. Voilà des troupes qui se remplument ; parce que, voyez-vous, l’empereur, qu’était aussi un homme d’esprit, se fait bien venir de l’habitant, auquel il dit qu’il est arrivé pour le délivrer. Pour lors, le péquin nous loge et nous chérit, les femmes aussi, qu’étaient des femmes très-judicieuses. Fin finale, en ventôse 96, qu’était dans ce temps-là le mois de mars d’aujourd’hui, nous étions acculés dans un coin du pays des marmottes ; mais après la campagne, nous voilà maîtres de l’Italie, comme Napoléon l’avait prédit. Et au mois de mars suivant, en une seule année et deux campagnes, il nous met en vue de Vienne : tout était brossé. Nous avions mangé trois armées successivement différentes, et dégommé quatre généraux autrichiens, dont un vieux qu’avait les cheveux bancs, et qui a été cuit comme un rat dans les paillassons, à Mantoue. Les rois demandaient grâce à genoux ! La paix était conquise. Un homme aurait-il pu faire cela ? Non. Dieu l’aidait, c’est sûr. Il se subdivisionnait comme les cinq pains de l’Évangile, commandait la bataille le jour, la préparait la nuit, que les sentinelles le voyaient toujours allant et venant, et ne dormait ni ne mangeait. Pour lors, reconnaissant ces prodiges, le soldat te l’adopte pour son père. Et en avant ! Les autres, à Paris, voyant cela, se disent ; « Voilà un pèlerin qui paraît prendre ses mots d’ordre dans le ciel, il est singulièrement capable de mettre la main sur la France ; faut le lâcher sur l’Asie ou sur l’Amérique, il s’en contentera peut-être ! » Ça était écrit pour lui comme pour Jésus-Christ. Le fait est qu’on lui donne ordre de faire faction en Égypte. Voilà sa ressemblance avec le fils de Dieu. Ce n’est pas tout. Il rassemble ses meilleurs lapins, ceux qu’il avait particulièrement endiablés, et leur dit comme ça : « Mes amis, pour le quart d’heure, on nous donne l’Égypte à chiquer. Mais nous l’avalerons en un temps et deux mouvements, comme nous avons fait de l’Italie. Les simples soldats seront des princes qui auront des terres à eux. En avant ! » En avant ! les enfants, disent les sergents. Et l’on arrive à Toulon, route d’Égypte. Pour lors, les Anglais avaient tous leurs vaisseaux en mer. Mais quand nous nous embarquons, Napoléon nous dit : « Ils ne nous verront pas, et il est bon que vous sachiez, dès à présent, que votre général possède une étoile dans le ciel qui nous guide et nous protége ! » Qui fut dit fut fait. En passant sur la mer, nous prenons Malte, comme une orange pour le désaltérer de sa soif de victoire, car c’était un homme qui ne pouvait pas être sans rien faire. Nous voilà en Égypte. Bon. Là, autre consigne. Les Égyptiens, voyez-vous, sont des hommes qui, depuis que le monde est monde, ont coutume d’avoir des géants pour souverains, des armées nombreuses comme des fourmis ; parce que c’est un pays de génies et de crocodiles, où l’on a bâti des pyramides grosses comme nos montagnes, sous lesquelles ils ont eu l’imagination de mettre leurs rois pour les conserver frais, chose qui leur plaît généralement. Pour lors, en débarquant, le petit caporal nous dit : « Mes enfants, les pays que vous allez conquérir tiennent à un tas de dieux qu’il faut respecter, parce que le Français doit être l’ami de tout le monde, et battre les gens sans les vexer. Mettez-vous dans la coloquinte de ne toucher à rien, d’abord ; parce que nous aurons tout après ! Et marchez ! » Voilà qui va bien. Mais tous ces gens-là, auxquels Napoléon était prédit, sous le nom de Kébir-Bonaberdis, un mot de leur patois qui veut dire : le sultan fait feu, en ont une peur comme du diable. Alors, le Grand-Turc, l’Asie, l’Afrique ont recours à la magie, et nous envoient un démon, nommé Mody, soupçonné d’être descendu du ciel sur un cheval blanc qui était, comme son maître, incombustible au boulet, et qui tous deux vivaient de l’air du temps. Il y en a qui l’ont vu ; mais moi je n’ai pas de raisons pour vous en faire certains. C’était les puissances de l’Arabie et les Mameluks, qui voulaient faire croire à leurs troupiers que le Mody était capable de les empêcher de mourir à la bataille, sous prétexte qu’il était un ange envoyé pour combattre Napoléon et lui reprendre le sceau de Salomon, un de leurs fourniments à eux, qu’ils prétendaient avoir été volé par notre général. Vous entendez bien qu’on leur a fait faire la grimace tout de même.

« Ha ! çà, dites-moi d’où ils avaient su le pacte de Napoléon ? Était-ce naturel ?

« Il passait pour certain dans leur esprit qu’il commandait aux génies et se transportait en un clin d’œil d’un lieu à un autre, comme un oiseau. Le fait est qu’il était partout. Enfin, qu’il venait leur enlever une reine, belle comme le jour, pour laquelle il avait offert tous ses trésors et des diamants gros comme des œufs de pigeons, marché que le Mameluk, de qui elle était la particulière, quoiqu’il en eût d’autres, avait refusé positivement. Dans ces termes-là, les affaires ne pouvaient donc s’arranger qu’avec beaucoup de combats. Et c’est ce dont on ne s’est pas fait faute, car il y a eu des coups pour tout le monde. Alors, nous nous sommes mis en ligne à Alexandrie, à Giseh et devant les Pyramides. Il a fallu marcher sous le soleil, dans le sable, où les gens sujets d’avoir la berlue voyaient des eaux desquelles on ne pouvait pas boire, et de l’ombre que ça faisait suer. Mais nous mangeons le Mameluk à l’ordinaire, et tout plie à la voix de Napoléon, qui s’empare de la haute et basse Égypte, l’Arabie, enfin jusqu’aux capitales des royaumes qui n’étaient plus, et où il y avait des milliers de statues, les cinq cents diables de la Nature, puis, chose particulière, une infinité de lézards, un tonnerre de pays où chacun pouvait prendre ses arpents de terre, pour peu que ça lui fût agréable. Pendant qu’il s’occupe de ses affaires dans l’intérieur, où il avait idée de faire des choses superbes, les Anglais lui brûlent sa flotte à la bataille d’Aboukir, car ils ne savaient quoi s’inventer pour nous contrarier. Mais Napoléon, qui avait l’estime de l’Orient et de l’Occident, que le pape l’appelait son fils, et le cousin de Mahomet son cher père, veut se venger de l’Angleterre, et lui prendre les Indes, pour se remplacer de sa flotte. Il allait nous conduire en Asie, par la mer Rouge, dans des pays où il n’y a que des diamants, de l’or, pour faire la paie aux soldats, et des palais pour étapes, lorsque le Mody s’arrange avec la peste, et nous l’envoie pour interrompre nos victoires. Halte ! Alors tout le monde défile à c’te parade, d’où l’on ne revient pas sur ses pieds. Le soldat mourant ne peut pas te prendre Saint-Jean-d’Acre, où l’on est entré trois fois avec un entêtement généreux et martial. Mais la peste était la plus forte ; il n’y avait pas à dire : Mon bel ami ! Tout le monde se trouvait très-malade. Napoléon seul était frais comme une rose, et toute l’armée l’a vu buvant la peste sans que ça lui fît rien du tout.

« Ha ça, mes amis, croyez-vous que c’était naturel ?

« Les Mameluks, sachant que nous étions tous dans les ambulances, veulent nous barrer le chemin ; mais, avec Napoléon, c’te farce-là ne pouvait pas prendre. Donc, il dit à ses damnés, à ceux qui avaient le cuir plus dur que les autres : « Allez me nettoyer la route. » Junot, qu’était un sabreur au premier numéro, et son ami véritable, ne prend que mille hommes, et vous a décousu tout de même l’armée d’un pacha qui avait la prétention de se mettre en travers. Pour lors, nous revenons au Caire, notre quartier général. Autre histoire. Napoléon absent, la France s’était laissé détruire le tempérament par les gens de Paris qui gardaient la solde des troupes, leur masse de linge, leurs habits, les laissaient crever de faim, et voulaient qu’elles fissent la loi à l’univers, sans s’en inquiéter autrement. C’était des imbéciles qui s’amusaient à bavarder au lieu de mettre la main à la pâte. Et donc, nos armées étaient battues, les frontières de la France entamées : L’HOMME n’était plus là. Voyez-vous, je dis l’homme, parce qu’on l’a nommé comme ça, mais c’était une bêtise, puisqu’il avait une étoile et toutes ses particularités : c’était nous autres qui étions les hommes ! Il apprend l’histoire de France après sa fameuse bataille d’Aboukir, où, sans perdre plus de trois cents hommes, et, avec une seule division, il a vaincu la grande armée des Turcs forte de vingt-cinq mille hommes, et il en a bousculé dans la mer plus d’une grande moitié, rrah ! Ce fut son dernier coup de tonnerre en Égypte. Il se dit, voyant tout perdu là-bas : « Je suis le sauveur de la France, je le sais, faut que j’y aille. » Mais comprenez bien que l’armée n’a pas su son départ, sans quoi on l’aurait gardé de force, pour le faire empereur d’Orient. Aussi nous voilà tous tristes, quand nous sommes sans lui, parce qu’il était notre joie. Lui, laisse son commandement à Kléber, un grand mâtin qu’a descendu la garde, assassiné par un Égyptien qu’on a fait mourir en lui mettant une baïonnette dans le derrière, qui est la manière de guillotiner dans ce pays-là ; mais ça fait tant souffrir, qu’un soldat a eu pitié de ce criminel, il lui a tendu sa gourde ; et aussitôt que l’Égyptien a eu bu de l’eau, il a tortillé de l’œil avec un plaisir infini. Mais nous ne nous amusons pas à cette bagatelle. Napoléon met le pied sur une coquille de noix, un petit navire de rien du tout qui s’appelait La Fortune, et, en un clin d’œil, à la barbe de l’Angleterre qui le bloquait avec des vaisseaux de ligne, frégates et tout ce qui faisait voile, il débarque en France, car il a toujours eu le don de passer les mers en une enjambée. Était-ce naturel ! Bah ! aussitôt qu’il est à Fréjus, autant dire qu’il a les pieds dans Paris. Là, tout le monde l’adore ; mais lui, convoque le Gouvernement. « Qu’avez-vous fait de mes enfants les soldats ? qui dit aux avocats ; vous êtes un tas de galapiats qui vous fichez du monde, et faites vos choux gras de la France. Ça n’est pas juste, et je parle pour tout le monde qu’est pas content ! » Pour lors, ils veulent babiller et le tuer ; mais minute ! Il les enferme dans leur caserne à paroles, les fait sauter par les fenêtres, et vous les enrégimente à sa suite, où ils deviennent muets comme des poissons, souples comme des blagues à tabac. De ce coup passe consul ; et, comme ce n’était pas lui qui pouvait douter de l’Être Suprême, il remplit alors sa promesse envers le bon Dieu, qui lui tenait sérieusement parole ; lui rend ses églises, rétablit sa religion ; les cloches sonnent pour Dieu et pour lui. Voilà tout le monde content : primo, les prêtres qu’il empêche d’être tracassés ; segondo, le bourgeois qui fait son commerce, sans avoir à craindre le rapiamus de la loi qu’était devenue injuste ; tertio, les nobles qu’il défend d’être fait mourir, comme on en avait malheureusement contracté l’habitude. Mais il y avait des ennemis à balayer, et il ne s’endort pas sur la gamelle, parce que, voyez-vous, son œil vous traversait le monde comme une simple tête d’homme. Pour lors, paraît en Italie, comme s’il passait la tête par la fenêtre, et son regard suffit. Les Autrichiens sont avalés à Marengo comme des goujons par une baleine ! Haouf ! Ici, la victoire française a chanté sa gamme assez haut pour que le monde entier l’entende, et ça a suffi. « Nous n’en jouons plus, que disent les Allemands. — Assez comme ça ! » disent les autres. Total : l’Europe fait la cane, l’Angleterre met les pouces. Paix générale, où les rois et les peuples font mine de s’embrasser. C’est là que l’empereur a inventé la Légion-d’Honneur, une bien belle chose, allez ! « En France, qu’il a dit à Boulogne, devant l’armée entière, tout le monde a du courage ! Donc, la partie civile qui fera des actions d’éclat sera sœur du soldat, le soldat sera son frère, et ils seront unis sous le drapeau de l’honneur. » Nous autres, qui étions là-bas, nous revenons d’Égypte. Tout était changé ! Nous l’avions laissé général, en un rien de temps nous le retrouvons empereur. Ma foi, la France s’était donnée à lui, comme une belle fille à un lancier. Or, quand ça fut fait, à la satisfaction générale, on peut le dire, il y eut une sainte cérémonie comme il ne s’en était jamais vu sous la calotte des cieux. Le pape et les cardinaux, dans leurs habits d’or et rouges, passent les Alpes exprès pour le sacrer devant l’armée et le peuple, qui battent des mains. Il y a une chose que je serais injuste de ne pas vous dire. En Égypte, dans le désert, près de la Syrie, L’HOMME ROUGE lui apparut dans la montagne de Moïse, pour lui dire : « Ça va bien. » Puis, à Marengo, le soir de la victoire, pour la seconde fois, s’est dressé devant lui sur ses pieds, l’Homme Rouge, qui lui dit : « Tu verras le monde à tes genoux, et tu seras empereur des Français, roi d’Italie, maître de la Hollande, souverain de l’Espagne, du Portugal, provinces illyriennes, protecteur de l’Allemagne, sauveur de la Pologne, premier aigle de la Légion-d’Honneur, et tout. » Cet Homme Rouge, voyez-vous, c’était son idée, à lui ; une manière de piéton qui lui servait, à ce que disent plusieurs, pour communiquer avec son étoile. Moi, je n’ai jamais cru cela ; mais l’Homme Rouge est un fait véritable, et Napoléon en a parlé lui-même, et a dit qu’il lui venait dans les moments durs à passer, et restait au palais des Tuileries, dans les combles. Donc, au couronnement, Napoléon l’a vu le soir pour la troisième fois, et ils furent en délibération sur bien des choses. Lors, l’empereur va droit à Milan se faire couronner roi d’Italie. Là commence véritablement le triomphe du soldat. Pour lors, tout ce qui savait écrire passe officier. Voilà les pensions, les dotations de duchés qui pleuvent ; des trésors pour l’état-major qui ne coûtaient rien à la France ; et la Légion-d’Honneur fournie de rentes pour les simples soldats, sur lesquels je touche encore ma pension. Enfin, voilà des armées tenues comme il ne s’en était jamais vu. Mais l’empereur, qui savait qu’il devait être l’empereur de tout le monde, pense aux bourgeois, et leur fait bâtir, suivant leurs idées, des monuments de fées, là où il n’y avait pas plus que sur ma main ; une supposition, vous reveniez d’Espagne, pour passer à Berlin ; hé bien ! vous retrouviez des arches de triomphe avec de simples soldats mis dessus en belle sculpture, ni plus ni moins que des généraux. Napoléon, en deux ou trois ans, sans mettre d’impôts sur vous autres, remplit ses caves d’or, fait des ponts, des palais, des routes, des savants, des fêtes, des lois, des vaisseaux, des ports ; et dépense des millions de milliasses, et tant, et tant, qu’on m’a dit qu’il en aurait pu paver la France de pièces de cent sous, si ça avait été sa fantaisie. Alors, quand il se trouve à son aise sur son trône, et si bien le maître de tout, que l’Europe attendait sa permission pour faire ses besoins : comme il avait quatre frères et trois sœurs, il nous dit en manière de conversation, à l’ordre du jour : « Mes enfants, est-il juste que les parents de votre empereur tendent la main ? Non. Je veux qu’ils soient flambants, tout comme moi ! Pour lors, il est de toute nécessité de conquérir un royaume pour chacun d’eux, afin que le Français soit le maître de tout ; que les soldats de la garde fassent trembler le monde, et que la France crache où elle veut, et qu’on lui dise, comme sur ma monnaie, Dieu vous protége ! — Convenu ! répond l’armée, on t’ira pêcher des royaumes à la baïonnette. » Ha ! c’est qu’il n’y avait pas à reculer, voyez-vous ! et s’il avait eu dans sa boule de conquérir la lune, il aurait fallu s’arranger pour ça, faire ses sacs, et grimper ; heureusement qu’il n’en a pas eu la volonté. Les rois, qu’étaient habitués aux douceurs de leur trône, se font naturellement tirer l’oreille ; et alors, en avant, nous autres. Nous marchons, nous allons, et le tremblement recommence avec une solidité générale. En a-t-il fait user, dans ce temps-là, des hommes et des souliers ! Alors on se battait à coups de nous si cruellement, que d’autres que les Français s’en seraient fatigués. Mais vous n’ignorez pas que le Français est né philosophe, et, un peu plus tôt, un peu plus tard, sait qu’il faut mourir. Aussi nous mourions tous sans rien dire, parce qu’on avait le plaisir de voir l’empereur faire ça sur les géographies. (Là, le fantassin décrivit lestement un rond avec son pied sur l’aire de la grange.) Et il disait : « Ça, ce sera un royaume ! » et c’était un royaume. Quel bon temps ! Les colonels passaient généraux, le temps de les voir ; les généraux maréchaux, les maréchaux rois. Et il y en a encore un, qui est debout pour le dire à l’Europe, quoique ce soit un Gascon, traître à la France pour garder sa couronne, qui n’a pas rougi de honte, parce que, voyez-vous, les couronnes sont en or ! Enfin, les sapeurs qui savaient lire devenaient nobles tout de même. Moi qui vous parle, j’ai vu à Paris onze rois et un peuple de princes qui entouraient Napoléon, comme les rayons du soleil ! Vous entendez bien que chaque soldat, ayant la chance de chausser un trône, pourvu qu’il en eût le mérite, un caporal de la garde était comme une curiosité qu’on l’admirait passer, parce que chacun avait son contingent dans la victoire, parfaitement connu dans le bulletin. Et y en avait-il de ces batailles ! Austerlitz, où l’armée a manœuvré comme à la parade ; Eylau, où l’on a noyé les Russes dans un lac, comme si Napoléon avait soufflé dessus ; Wagram, où l’on s’est battu trois jours sans bouder. Enfin, y en avait autant que de saints au calendrier. Aussi alors fut-il prouvé que Napoléon possédait dans son fourreau la véritable épée de Dieu. Alors le soldat avait son estime, et il en faisait son enfant, s’inquiétait si vous aviez des souliers, du linge, des capotes, du pain, des cartouches ; quoiqu’il tînt sa majesté, puisque c’était son métier à lui de régner. Mais c’est égal ! un sergent et même un soldat pouvait lui dire : « Mon empereur, » comme vous me dites à moi quelquefois : « Mon bon ami. » Et il répondait aux raisons qu’on lui faisait, couchait dans la neige comme nous autres ; enfin, il avait presque l’air d’un homme naturel. Moi qui vous parle, je l’ai vu, les pieds dans la mitraille, pas plus gêné que vous êtes là, et mobile, regardant avec sa lorgnette, toujours à son affaire ; alors nous restions là, tranquilles comme Baptiste. Je ne sais pas comment il s’y prenait, mais quand il nous parlait, sa parole nous envoyait comme du feu dans l’estomac ; et, pour lui montrer qu’on était ses enfants, incapables de bouquer, on allait pas ordinaire devant des polissons de canons qui gueulaient et vomissaient des régiments de boulets, sans dire gare. Enfin, les mourants avaient la chose de se relever pour le saluer et lui crier : « Vive l’empereur ! » Était-ce naturel ! auriez-vous fait cela pour un simple homme ?

« Pour lors, tout son monde établi, l’impératrice Joséphine, qu’était une bonne femme tout de même, ayant la chose tournée à ne pas lui donner d’enfants, il fut obligé de la quitter quoiqu’il l’aimât considérablement. Mais il lui fallait des petits, rapport au gouvernement. Apprenant cette difficulté, tous les souverains de l’Europe se sont battus à qui lui donnerait une femme. Et il a épousé, qu’on nous a dit, une Autrichienne, qu’était la fille des Césars, un homme ancien dont on parle partout, et pas seulement dans nos pays, où vous entendez dire qu’il a tout fait, mais en Europe. Et c’est si vrai que, moi qui vous parle en ce moment, je suis allé sur le Danube où j’ai vu les morceaux d’un pont bâti par cet homme, qui paraît qu’a été, à Rome, parent de Napoléon d’où s’est autorisé l’empereur d’en prendre l’héritage pour son fils. Donc, après son mariage, qui fut une fête pour le monde entier, et où il a fait grâce au peuple de dix ans d’impositions, qu’on a payés tout de même, parce que les gabelous n’en ont pas tenu compte, sa femme a eu un petit qu’était roi de Rome ; une chose qui ne s’était pas encore vue sur terre, car jamais un enfant n’était né roi, son père vivant. Ce jour-là, un ballon est parti de Paris pour le dire à Rome, et ce ballon a fait le chemin en un jour. Ha ! çà, y a-t-il maintenant quelqu’un de vous autres qui me soutiendra que tout ça était naturel ? Non, c’était écrit là-haut ! Et la gale à qui ne dira pas qu’il a été envoyé par Dieu même pour faire triompher la France. Mais voilà l’empereur de Russie, qu’était son ami, qui se fâche de ce qu’il n’a pas épousé une Russe et qui soutient les Anglais, nos ennemis, auxquels on avait toujours empêché Napoléon d’aller dire deux mots dans leur boutique. Fallait donc en finir avec ces canards-là. Napoléon se fâche et nous dit : — « Soldats ! vous avez été maîtres dans toutes les capitales de l’Europe ; reste Moscou, qui s’est allié à l’Angleterre. Or, pour pouvoir conquérir Londres et les Indes qu’est à eux, je trouve définitif d’aller à Moscou. » Pour lors, assemble la plus grande des armées qui jamais ait traîné ses guêtres sur le globe, et si curieusement bien alignée, qu’en un jour il a passé en revue un million d’hommes. — Hourra ! disent les Russes. Et voilà la Russie tout entière, des animaux de cosaques qui s’envolent. C’était pays contre pays, un boulevari général, dont il fallait se garer. Et comme avait dit l’Homme Rouge à Napoléon : C’est l’Asie contre l’Europe ! — Suffit, qu’il dit, je vais me précautionner. Et voilà, fectivement tous les rois qui viennent lécher la main de Napoléon ! L’Autriche, la Prusse, la Bavière, la Saxe, la Pologne, l’Italie, tout est avec nous, nous flatte, et c’était beau ! Les aigles n’ont jamais tant roucoulé qu’à ces parades-là, qu’elles étaient au-dessus de tous les drapeaux de l’Europe. Les Polonais ne se tenaient pas de joie, parce que l’empereur avait idée de les relever ; de là, que la Pologne et la France ont toujours été frères. Enfin « À nous la Russie ! » crie l’armée. Nous entrons bien fournis ; nous marchons, marchons : point de Russes. Enfin nous trouvons nos mâtins campés à la Moskowa. C’est là que j’ai eu la croix, et j’ai congé de dire que ce fut une sacrée bataille ! L’empereur était inquiet, il avait vu l’Homme Rouge, qui lui dit : Mon enfant, tu vas plus vite que le pas, les hommes te manqueront, les amis te trahiront. Pour lors, proposa la paix. Mais avant de la signer : « Frottons les Russes ? » qui nous dit. « Tope ! » s’écria l’armée. « En avant ! » disent les sergents. Mes souliers étaient usés, mes habits décousus, à force d’avoir trimé dans ces chemins là qui ne sont pas commodes du tout ! Mais c’est égal ! « Puisque c’est la fin du tremblement, que je me dis, je veux m’en donner tout mon soûl ! » Nous étions devant le grand ravin ; c’était les premières places ! Le signal se donne, sept cents pièces d’artillerie commencent une conversation à vous faire sortir le sang par les oreilles. Là, faut rendre justice à ses ennemis, mes Russes se faisaient tuer comme des Français, sans reculer, et nous n’avancions pas. « En avant, nous dit-on, voilà l’empereur ! » C’était vrai, passe au galop en nous faisant signe qu’il s’importait beaucoup de prendre la redoute. Il nous anime, nous courons, j’arrive le premier au ravin. Ah ! mon Dieu, les lieutenants tombaient, les colonels, les soldats ! C’est égal ! Ça faisait des souliers à ceux qui n’en avaient pas et des épaulettes pour les intrigants qui savaient lire. Victoire ! c’est le cri de toute la ligne. Par exemple, ce qui ne s’était jamais vu, il y avait vingt-cinq mille Français par terre. Excusez du peu ! C’était un vrai champ de blé coupé : au lieu d’épis, mettez des hommes ! Nous étions dégrisés, nous autres. L’Homme arrive, on fait le cercle autour de lui. Pour lors, il nous câline, car il était aimable quand il le voulait, à nous faire contenter de vache enragée par une faim de deux loups. Alors mon câlin distribue soi-même les croix, salue les morts ; puis nous dit : À Moscou ! — Va pour Moscou ! dit l’armée. Nous prenons Moscou. Voilà-t-il pas que les Russes brûlent leur ville ? Ç’a été un feu de paille de deux lieues, qui a flambé pendant deux jours. Les édifices tombaient comme des ardoises ! Il y avait des pluies de fer et de plomb fondus qui étaient naturellement horribles ; et l’on peut vous le dire, à vous, ce fut l’éclair de nos malheurs. L’empereur dit : Assez comme ça, tous mes soldats y resteraient ! Nous nous amusons à nous rafraîchir un petit moment et à se refaire le cadavre parce qu’on était réellement fatigué beaucoup. Nous emportons une croix d’or qu’était sur le Kremlin, et chaque soldat avait une petite fortune. Mais, en revenant, l’hiver s’avance d’un mois, chose que les savants qui sont des bêtes n’ont pas expliqué suffisamment, et le froid nous pince. Plus d’armée, entendez-vous ? plus de généraux, plus de sergents même. Pour lors, ce fut le règne de la misère et de la faim, règne où nous étions réellement tous égaux ! On ne pensait qu’à revoir la France, l’on ne se baissait pas pour ramasser son fusil ni son argent ; et chacun allait devant lui, arme à volonté, sans se soucier de la gloire. Enfin le temps était si mauvais que l’empereur n’a plus vu son étoile. Il y avait quelque chose entre le ciel et lui. Pauvre homme, qu’il était malade de voir ses aigles à contrefil de la victoire ! Et ça lui en a donné une sévère, allez ! Arrive la Bérézina. Ici, mes amis, l’on peut vous affirmer par ce qu’il y a de plus sacré, sur l’honneur, que, depuis qu’il y a des hommes, jamais au grand jamais, ne s’était vu pareille fricassée d’armée, de voitures, d’artillerie, dans de pareille neige, sous un ciel pareillement ingrat. Le canon des fusils brûlait la main, si vous y touchiez, tant il était froid. C’est là que l’armée a été sauvée par les pontonniers, qui se sont trouvés solides au poste, et où s’est parfaitement comporté Gondrin, le seul vivant des gens assez entêtés pour se mettre à l’eau afin de bâtir les ponts sur lesquels l’armée a passé, et se sauver des Russes qui avaient encore du respect pour la grande armée, rapport aux victoires. Et, dit-il en montrant Gondrin qui le regardait avec l’attention particulière aux sourds, Gondrin est un troupier fini, un troupier d’honneur même, qui mérite vos plus grands égards. J’ai vu, reprit-il, l’empereur debout près du pont, immobile, n’ayant point froid. Était-ce encore naturel ? Il regardait la perte de ses trésors, de ses amis, de ses vieux Égyptiens. Bah ! tout y passait, les femmes, les fourgons, l’artillerie, tout était consommé, mangé, ruiné. Les plus courageux gardaient les aigles ; parce que les aigles, voyez-vous, c’était la France, c’était tout vous autres, c’était l’honneur du civil et du militaire qui devait rester pur et ne pas baisser la tête à cause du froid. On ne se réchauffait guère que près de l’empereur, puisque quand il était en danger, nous accourions, gelés, nous qui ne nous arrêtions pas pour tendre la main à des amis. On dit aussi qu’il pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il n’y avait que lui et des Français pour se tirer de là ; et l’on s’en est tiré, mais avec des pertes et de grandes pertes que je dis ! Les alliés avaient mangé nos vivres. Tout commençait à le trahir comme lui avait dit l’Homme Rouge. Les bavards de Paris, qui se taisaient depuis l’établissement de la Garde impériale, le croient mort et trament une conspiration où l’on met dedans le préfet de police pour renverser l’empereur. Il apprend ces choses-là, ça vous le taquine, et il nous dit quand il est parti : « Adieu, mes enfants, gardez les postes, je vais revenir. » Bah ! ses généraux battent la breloque, car sans lui ce n’était plus ça. Les maréchaux se disent des sottises, font des bêtises, et c’était naturel ; Napoléon, qui était un bon homme, les avait nourris d’or, ils devenaient gras à lard qu’ils ne voulaient plus marcher. De là sont venus les malheurs, parce que plusieurs sont restés en garnison sans frotter le dos des ennemis derrière lesquels ils étaient, tandis qu’on nous poussait vers la France. Mais l’empereur nous revient avec des conscrits et de fameux conscrits, auxquels il changea le moral parfaitement et en fit des chiens finis à mordre quiconque, avec des bourgeois en garde d’honneur, une belle troupe qui a fondu comme du beurre sur un gril. Malgré notre tenue sévère, voilà que tout est contre nous ; mais l’armée fait encore des prodiges de valeur. Pour lors se donnent des batailles de montagnes, peuples contre peuples, à Dresde, Lutzen, Bautzen… Souvenez-vous de ça, vous autres, parce que c’est là que le Français a été si particulièrement héroïque, que dans ce temps-là, un bon grenadier ne durait pas plus de six mois. Nous triomphons toujours ; mais sur les derrières, ne voilà-t-il pas les Anglais qui font révolter les peuples en leur disant des bêtises. Enfin on se fait jour à travers ces meutes de nations. Partout où l’empereur paraît, nous débouchons, parce que, sur terre comme sur mer, là où il disait : « Je veux passer ! » nous passions. Fin finale, nous sommes en France, et il y a plus d’un pauvre fantassin à qui, malgré la dureté du temps, l’air du pays a remis l’âme dans un état satisfaisant. Moi, je puis dire, en mon particulier, que ça m’a rafraîchi la vie. Mais à cette heure il s’agit de défendre la France, la patrie, la belle France enfin, contre toute l’Europe qui nous en voulait d’avoir voulu faire la loi aux Russes, en les poussant dans leurs limites pour qu’ils ne nous mangeassent pas, comme c’est l’habitude du Nord, qui est friand du Midi, chose que j’ai entendu dire à plusieurs généraux. Alors l’empereur voit son propre beau-père, ses amis qu’il avait assis rois, et les canailles auxquelles il avait rendu leurs trônes, tous contre lui. Enfin, même des Français et des alliés qui se tournaient, par ordre supérieur, contre nous, dans nos rangs, comme à la bataille de Leipsick. N’est-ce pas des horreurs dont seraient peu capables de simples soldats ? Ça manquait à sa parole trois fois par jour, et ça se disait des princes ! Alors l’invasion se fait. Partout où notre empereur montre sa face de lion, l’ennemi recule, et il a fait dans ce temps-là plus de prodiges en défendant la France, qu’il n’en avait fait pour conquérir l’Italie, l’Orient, l’Espagne, l’Europe et la Russie. Pour lors, il veut enterrer tous les étrangers, pour leur apprendre à respecter la France, et les laisse venir sous Paris, pour les avaler d’un coup, et s’élever au dernier degré du génie par une bataille encore plus grande que toutes les autres, une mère bataille enfin ! Mais les Parisiens ont peur pour leur peau de deux liards et pour leurs boutiques de deux sous, ouvrent leurs portes ; voilà les Ragusades qui commencent et les bonheurs qui finissent, l’impératrice qu’on embête, et le drapeau blanc qui se met aux fenêtres. Enfin les généraux, qu’il avait faits ses meilleurs amis, l’abandonnent pour les Bourbons, de qui on n’avait jamais entendu parler. Alors il nous dit adieu à Fontainebleau. — « Soldats !… » Je l’entends encore, nous pleurions tous comme de vrais enfants ; les aigles, les drapeaux étaient inclinés comme pour un enterrement, car on peut vous le dire, c’étaient les funérailles de l’empire, et ses armées pimpantes n’étaient plus que des squelettes. Donc il nous dit de dessus le perron de son château : « Mes enfants, nous sommes vaincus par la trahison, mais nous nous reverrons dans le ciel, la patrie des braves. Défendez mon petit que je vous confie : vive Napoléon II ! » Il avait idée de mourir ; et pour ne pas laisser voir Napoléon vaincu, prend du poison de quoi tuer un régiment, parce que, comme Jésus-Christ avant sa passion, il se croyait abandonné de Dieu et de son talisman ; mais le poison ne lui fait rien du tout. Autre chose ! se reconnaît immortel. Sûr de son affaire et d’être toujours empereur, il va dans une île pendant quelque temps étudier le tempérament de ceux-ci, qui ne manquent pas à faire des bêtises sans fin. Pendant qu’il faisait sa faction, les Chinois et les animaux de la côte d’Afrique, barbaresques et autres qui ne sont pas commodes du tout, le tenaient si bien pour autre chose qu’un homme, qu’ils respectaient son pavillon en disant qu’y toucher, c’était se frotter à Dieu. Il régnait sur le monde entier, tandis que ceux-ci l’avaient mis à la porte de sa France. Alors s’embarque sur la même coquille de noix d’Égypte, passe à la barbe des vaisseaux anglais, met le pied sur la France, la France le reconnaît, le sacré coucou s’envole de clocher en clocher, toute la France crie : Vive l’empereur ! Et par ici l’enthousiasme pour cette merveille des siècles a été solide, le Dauphiné s’est très bien conduit ; et j’ai été particulièrement satisfait de savoir qu’on y pleurait de joie en revoyant sa redingote grise. Le 1er mars Napoléon débarque avec deux cents hommes pour conquérir le royaume de France et de Navarre, qui le 20 mars était redevenu l’empire français. L’Homme se trouvait ce jour-là dans Paris, ayant tout balayé, il avait repris sa chère France, et ramassé ses troupiers en ne leur disant que deux mots : « Me voilà ! » C’est le plus grand miracle qu’a fait Dieu ! Avant lui, jamais un homme avait-il pris d’empire rien qu’en montrant son chapeau ? L’on croyait la France abattue ? Du tout. À la vue de l’aigle, une armée nationale se refait, et nous marchons tous à Waterloo. Pour lors, là, la garde meurt d’un seul coup. Napoléon au désespoir se jette trois fois au-devant des canons ennemis à la tête du reste, sans trouver la mort ! Nous avons vu ça, nous autres ! Voilà la bataille perdue. Le soir, l’empereur appelle ses vieux soldats, brûle dans un champ plein de notre sang ses drapeaux et ses aigles ; ces pauvres aigles, toujours victorieuses, qui criaient dans les batailles : — En avant ! et qui avaient volé sur toute l’Europe, furent sauvées de l’infamie d’être à l’ennemi. Les trésors de l’Angleterre ne pourraient pas seulement lui donner la queue d’un aigle. Plus d’aigles ! Le reste est suffisamment connu. L’Homme Rouge passe aux Bourbons comme un gredin qu’il est. La France est écrasée, le soldat n’est plus rien, on le prive de son dû, on te le renvoie chez lui pour prendre à sa place des nobles qui ne pouvaient plus marcher, que ça faisait pitié. L’on s’empare de Napoléon par trahison, les Anglais le clouent dans une île déserte de la grande mer, sur un rocher élevé de dix mille pieds au-dessus du monde. Fin finale, est obligé de rester là, jusqu’à ce que l’Homme Rouge lui rende son pouvoir pour le bonheur de la France. Ceux-ci disent qu’il est mort ! Ah ! bien oui, mort ! on voit bien qu’ils ne le connaissent pas. Ils répètent c’te bourde-là pour attraper le peuple et le faire tenir tranquille dans leur baraque de gouvernement. Écoutez. La vérité du tout est que ses amis l’ont laissé seul dans le désert, pour satisfaire à une prophétie faite sur lui, car j’ai oublié de vous apprendre que son nom de Napoléon veut dire le lion du désert. Et voilà ce qui est vrai comme l’Évangile. Toutes les autres choses que vous entendrez dire sur l’empereur sont des bêtises qui n’ont pas forme humaine. Parce que, voyez-vous, ce n’est pas à l’enfant d’une femme que Dieu aurait donné le droit de tracer son nom en rouge comme il a écrit le sien sur la terre, qui s’en souviendra toujours ! Vive Napoléon, le père du peuple et du soldat ! »

— Vive le général Eblé ! cria le pontonnier.

— Comment avez-vous fait pour ne pas mourir dans le ravin de la Moscowa ? dit une paysanne.

— Est-ce que je sais ? Nous y sommes entrés un régiment, nous n’y étions debout que cent fantassins, parce qu’il n’y avait que des fantassins capables de le prendre ! l’infanterie, voyez-vous, c’est tout dans une armée…

— Et la cavalerie, donc ! s’écria Genestas en se laissant couler du haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fit jeter un cri d’effroi aux plus courageux. Hé ! mon ancien, tu oublies les lanciers rouges de Poniatowski, les cuirassiers, les dragons, tout le tremblement ! Quand Napoléon, impatient de ne pas voir avancer sa bataille vers la conclusion de la victoire, disait à Murat : « Sire, coupe-moi ça en deux ! » Nous partions d’abord au trot, puis au galop ; une, deux ! l’armée ennemie était fendue comme une pomme avec un couteau. Une charge de cavalerie, mon vieux, mais c’est une colonne de boulets de canon !

— Et les pontonniers ? cria le sourd.

— Ha ! ça, mes enfants ! reprit Genestas tout honteux de sa sortie en se voyant au milieu d’un cercle silencieux et stupéfait, il n’y a pas d’agents provocateurs ici ! Tenez, voilà pour boire au petit caporal.

— Vive l’empereur ! crièrent d’une seule voix les gens de la veillée.

— Chut ! enfants, dit l’officier en s’efforçant de cacher sa profonde douleur. Chut ! il est mort en disant : « Gloire, France et bataille. » Mes enfants, il a dû mourir, lui, mais sa mémoire ?… jamais.

Goguelat fit un signe d’incrédulité, puis il dit tout bas à ses voisins : — L’officier est encore au service, et c’est leur consigne de dire au peuple que l’empereur est mort. Faut pas lui en vouloir, parce que, voyez-vous, un soldat ne connaît que sa consigne.

En sortant de la grange, Genestas entendit la Fosseuse qui disait : — Cet officier-là, voyez-vous, est un ami de l’empereur et de monsieur Benassis. Tous les gens de la veillée se précipitèrent à la porte pour revoir le commandant ; et, à la lueur de la lune, ils l’aperçurent prenant le bras du médecin.

— J’ai fait des bêtises, dit Genestas. Rentrons vite ! Ces aigles, ces canons, ces campagnes !… je ne savais plus où j’étais.

— Eh ! bien, que dites-vous de mon Goguelat ? lui demanda Benassis.

— Monsieur, avec des récits pareils, la France aura toujours dans le ventre les quatorze armées de la République, et pourra parfaitement soutenir la conversation à coups de canon avec l’Europe. Voilà mon avis.

En peu de temps ils atteignirent le logis de Benassis, et se trouvèrent bientôt tous deux pensifs de chaque côté de la cheminée du salon où le foyer mourant jetait encore quelques étincelles. Malgré les témoignages de confiance qu’il avait reçus du médecin, Genestas hésitait encore à lui faire une dernière question qui pouvait sembler indiscrète ; mais après lui avoir jeté quelques regards scrutateurs, il fut encouragé par un de ces sourires pleins d’aménité qui animent les lèvres des hommes vraiment forts, et par lequel Benassis paraissait déjà répondre favorablement. Il lui dit alors : — Monsieur, votre vie diffère tant de celle des gens ordinaires, que vous ne serez pas étonné de m’entendre vous demander les causes de votre retraite. Si ma curiosité vous semble inconvenante, vous avouerez qu’elle est bien naturelle. Écoutez ! j’ai eu des camarades que je n’ai jamais tutoyés, pas même après avoir fait plusieurs campagnes avec eux ; mais j’en ai eu d’autres auxquels je disais : Va chercher notre argent chez le payeur ! trois jours après nous être grisés ensemble, comme cela peut arriver quelquefois aux plus honnêtes gens dans les goguettes obligées. Hé ! bien, vous êtes un de ces hommes de qui je me fais l’ami sans attendre leur permission, ni même sans bien savoir pourquoi.

— Capitaine Bluteau…

Depuis quelque temps, toutes les fois que le médecin prononçait le faux nom que son hôte avait pris, celui-ci ne pouvait réprimer une légère grimace. Benassis surprit en ce moment cette expression de répugnance, et regarda fixement le militaire pour tâcher d’en découvrir la cause ; mais comme il lui eût été bien difficile de deviner la véritable, il attribua ce mouvement à quelques douleurs corporelles, et dit en continuant : — Capitaine, je vais parler de moi. Déjà plusieurs fois depuis hier je me suis fait une sorte de violence en vous expliquant les améliorations que j’ai pu obtenir ici ; mais il s’agissait de la Commune et de ses habitants, aux intérêts desquels les miens se sont nécessairement mêlés. Maintenant, vous dire mon histoire, ce serait ne vous entretenir que de moi-même, et ma vie est peu intéressante.

— Fût-elle plus simple que celle de votre Fosseuse, répondit Genestas, je voudrais encore la connaître, pour savoir les vicissitude qui ont pu jeter dans ce canton un homme de votre trempe.

— Capitaine, depuis douze ans je me suis tu. Maintenant que j’attends, au bord de ma fosse, le coup qui doit m’y précipiter, j’aurai la bonne foi de vous avouer que ce silence commençait à me peser. Depuis douze ans je souffre sans avoir reçu les consolations que l’amitié prodigue aux cœurs endoloris. Mes pauvres malades, mes paysans m’offrent bien l’exemple d’une parfaite résignation ; mais je les comprends, et ils s’en aperçoivent ; tandis que nul ici ne peut recueillir mes larmes secrètes, ni me donner cette poignée de main d’honnête homme, la plus belle des récompenses, qui ne manque à personne, pas même à Gondrin.

Par un mouvement subit, Genestas tendit la main à Benassis, que ce geste émut fortement.

— Peut-être la Fosseuse m’eût-elle angéliquement entendu, reprit-il d’une voix altérée ; mais elle m’aurait aimé peut-être, et c’eût été un malheur. Tenez, capitaine, un vieux soldat indulgent comme vous l’êtes, ou un jeune homme plein d’illusions, pouvait seul écouter ma confession, car elle ne saurait être comprise que par un homme auquel la vie est bien connue, ou par un enfant à qui elle est tout à fait étrangère. Faute de prêtre, les anciens capitaines mourant sur le champ de bataille se confessaient à la croix de leur épée, ils en faisaient une fidèle confidente entre eux et Dieu. Or, vous, une des meilleures lames de Napoléon, vous, dur et fort comme l’acier, peut-être m’entendrez-vous bien ? Pour s’intéresser à mon récit, il faut entrer dans certaines délicatesses de sentiment et partager des croyances naturelles aux cœurs simples, mais qui paraîtraient ridicules à beaucoup de philosophes habitués à se servir, pour leurs intérêts privés, des maximes réservées au gouvernement des États. Je vais vous parler de bonne foi, comme un homme qui ne veut justifier ni le bien ni le mal de sa vie, mais qui ne vous en cachera rien, parce qu’il est aujourd’hui loin du monde, indifférent au jugement des hommes, et plein d’espérance en Dieu.

Benassis s’arrêta, puis il se leva en disant : — Avant d’entamer mon récit, je vais commander le thé. Depuis douze ans, Jacquotte n’a jamais manqué à venir me demander si j’en prenais, elle nous interromprait certainement. En voulez-vous, capitaine ?

— Non, je vous remercie.

Benassis rentra promptement.